Jvel espacecfe lQe en éclairant la trançaise, sans e discipline. >n de donner libre «Champs linguistiques» crée un ne réflexion sur tous les aspects du iang recherche contemporaine en linguistique a priori théorique et en ne négligeant aucur Pour les linguistes professionnels : une occasi champ à leurs recherches. Pour les amoureux de la langue : une manière d'élargir le champ de leurs connaissances. Pour les étudiants : un outil de travail et de réflexion. Grâce à de nouveaux concepts, et en particulier à celui de « grammaticalisation », d'immenses progrès ont été faits depuis vingt ans dans la connaissance de la manière dont les langues évoluent. La « grammaticalisation » est un processus par lequel des mots du lexique se irunsforment en unités grammaticales, renouvelant ainsi la grammaire des langues. Très féco l'approche de ce phénomène a permis de décrire et d'expliquer un très grand nombre de chai céments dans les langues les plus diverses, et de réinterpréter des analyses plus anciennes. Le concept de « grammaticalisation » permet d'articuler histoire interne et histoire externe, de repenser la relation entre synchronie et diachronie, entre langue et parole, et de redéfinir les rapports entre lexique et grammaire. Accordant une place capitale aux phénomènes pragmatiques et cognitifs, les études faites dans ce cadre ont su révéler dans révolution des langues des processus (cognitifs : à supprimer) réguliers qui permettent de mieux comprendre la faculté de langage, et de repenser l'origine des langues. Cet ouvrage offre une présentation d'ensemble du cadre théorique de la « grammaticalisation », il situe ce phénomène au sein d'une typologie des changements linguistiques, et en approton 1 divers aspects à travers l'étude de cas concrets. Cette synthèse s'adresse aux étudiants en lettres et en linguistique qui suivent des cours sur le changement linguistique et la linguistique historique (Doctorat, Master-2, Master-1, Licence). Christiane MARCHELLO-NIZIA Docteur en sciences du langage, Christiane Marchello-Nizia est professeur à rt.JN.a. - ^ttr^S et Sciences Humaines de Lyon et directrice de l'ILF (Institut de linguistique française), b e publié de nombreux ouvrages dont, entre autres, La langue française aux XIV et A v siec (Nathan, 1997), Littératures de l'Europe médiévale (Magnard, 1985, en collaboraaoïrayec Michèle Gally), Histoire de la langue française (Nathan-Université, 1989, en collaboration^ Jacqueline Picoche), L'évolution du français : ordre des mots, démonstratifs, accent toniq (Armand Colin, 1995). 1GRÇHLI [ISSN 1374-089X1 ISBN 2-8011-1374-3 '78281 l"Ml* A ! 1" 1 \ \ Christiane MARCHELLO-NIZIA Grammaticalisation et changement linguistique w: !AI 9 Institut Français de Bucares; 0040832066 WmmlÈF UC UlIClll 3745 0040832066 Champs linguistiques H£f^ Collection dirigée par Marc Wilmet (Université Libre de Bruxelles) - # . . n/'lTTr'T x »tt r~w w et Ludo Melis (Katholieke Universiteit Leuven) JlFÏStlîilie JV1 AJvC^MJLLL/O-JN1Z/IA Grammaticalisation et changement linguistique /&• Centre de % f f Documentation 3 U Linguistique et », S% Pédagogique g/ Champs linguistiques de boeck » ^O. 0 SOMMAIRE Pour toute information sur notre fonds et les nouveautés dans votre domaine de spécialisation, consultez notre site web : www.deboeck.com De Boeck & Larcier s.a., 2006 De Boeck Université - Duculot Rue des Minimes 39, B-1000 Bruxelles lre édition Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit. Imprimé en Belgique Dépôt légal : Bibliothèque nationale, Paris : mai 2006 Bibliothèque royale de Belgique : 2006/0035/006 ISSN 1374-089X ISBN 2-8011-1374-3 Introduction Chapitre 1 La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique Chapitre 2 Éléments d'une typologie des changements linguistiques : causes, processus, résultats et principes Chapitre 3 Les grammaticalisations dans l'évolution du français Chapitre 4 Grammaticalisations et changements liés : la grammaticalisation de BEAUCOUP et le remplacement de MOULT par TRÈS et BEAUCOUP en français Chapitre 5 La subjectivation à l'origine du processus de grammaticalisation : une étape limitée Chapitre 6 Contextes et étapes d'une grammaticalisation : les articles génériques en français Chapitre 7 'Macro-grammaticalisations' : comment évoluent les systèmes grammaticaux Chapitre 8 Comment modéliser les étapes du changement linguistique ? Quel type de contexte est-il favorable au changement ? Bibliographie Index Table des matières 13 61 107 137 181 199 231 253 265 283 295 INTRODUCTION L'étude de l'évolution des langues et du langage connait depuis deux décennies un renouveau impressionnant. Ce n'est pas le fait du hasard : de nouvelles problématiques sont apparues, de nouveau concepts se sont développés, tel celui de 'réanalyse', et, surtout, un nouveau type d'approche s'est développé, dite de la 'grammaticalisation', qui s'est révélé extrêmement fécond. On a pu ainsi décrire et expliquer un très grand nombre de phénomènes dans les langues les plus diverses, et réinterpréter des analyses anciennes faites dans des cadres théoriques différents : ce processus de changement permet de rendre compte en effet d'une forte proportion de faits de changement dans les langues, comme on le verra. Si ce type d'approche a connu un tel développement, c'est qu'il présente des avantages capitaux : la grammaticalisation permet en effet d'articuler histoire interne et histoire externe, qui étaient traditionnellement séparées pour la description de l'évolution de la langue ; mais aussi de repenser la relation entre synchronie et diachronie, et de préciser la relation entre lexique et grammaire ; et enfin et surtout, il permet de mettre en lumière dans le changement linguistique des processus cognitifs réguliers, tant dans ses causes que dans ses mécanismes et dans ses effets. Bon nombre de ses concepts sont en effet empruntés aux grammaires fonctionnelles et cognitives. Depuis une vingtaine d'années, un grand nombre d'ouvrages ou de numéros de revue sont parus, en anglais, en allemand, en français, etc., sous la bannière théorique de la 'grammaticalisation'. Il faut y ajouter plus d'une centaine d'articles, en diverses langues, traitant de points particuliers dans une multitude de langues. Tout cela a redonné un lustre inégalé à la linguistique historique, après des années d'une survie discrète dans l'ombre des grands paradigmes synchronicistes. Les acquis, tant descriptifs que théoriques, sont considérables. Le moment est venu qu'un ouvrage fasse, en français, le point sur ce modèle. 7 Grammaticalisation et changement linguistique Le but de cet ouvrage est quadruple. Il s'agira d'abord de proposer une présentation d'ensemble de l'approche théorique du changement linguistique que l'on nomme 'grammaticalisation', d'en éclairer les principaux aspects, et d'en faire, déjà, un bref historique. Car cette approche, bien que récente, a déjà connu une évolution : la perspective structurale dominante à ses débuts, en particulier chez C. Lehmann (1982/1985/ 1995), dans le premier ouvrage à visée théorique qui ait développé le concept, s'est récemment déplacée vers les processus cognitifs à l'œuvre dans les différentes phases du changement. Nous soulignerons aussi les points encore en discussion, et chemin faisant, à travers l'analyse de phénomènes précis, nous tenterons de préciser certains aspects encore mal définis, ou apporterons notre éclairage sur des points de théorie encore débattus. En second lieu, nous avons voulu faire un large 'état des lieux sur la question du changement linguistique et de ses différentes formes, et esquisser une typologie des changements linguistiques. Cela nous a permis de situer au sein de cet ensemble les processus de grammaticalisation, et de mieux en évaluer le rôle dans l'évolution des langues. Tous les linguistes depuis Meillet s'accordent pour affirmer l'importance de ces phénomènes. Mais quelle est l'ampleur de ce type de changement, quelle est sa place par rapport, par exemple, à l'analogie, à l'emprunt, à la réanalyse ? En approfondissant ainsi la notion de changement linguistique, nous voulons mettre en évidence le modèle de grammaire nécessaire pour que soit intégré le type de changement que désigne et définit la grammaticalisation. Enfin, en éclairant les phénomènes d'évolution des langues, nous souhaitons également contribuer à une réflexion, elle aussi en plein renouveau, sur la nature du langage et sur ses origines. Car l'étude du changement linguistique est l'une des voies - et sans aucun doute une voie privilégiée - par lesquelles nous pouvons comprendre certaines spécificités du fonctionnement des langues au plan cogni-tif. En effet, toutes les langues changent, sans exception. Et même si Meillet écrivait : « On n'a jamais réussi à observer un changement grammatical en voie de réalisation depuis le moment où il apparaît jusqu'au moment où la nouvelle forme est de règle. » ( 1918/1982 :73), on a depuis acquis grâce aux grands corpus la possibilité de suivre de façon parfois extrêmement fine la progression d'un changement, comme on tentera de le montrer dans les chapitres 4 à 7, et d'en donner une analyse plus approfondie. Une meilleure compréhension des faits de changement permet, on le verra, de découvrir ou de mieux connaître certains des processus cognitifs à l'œuvre dans le langage, mais aussi peut-être de formuler de nouvelles hypothèses sur les notions fondamentales qui se retrouvent de façon récurrente à travers la multitude des faits de changement, et sur la façon dont les langues, sur leur lancée, continuent d'évoluer. Introduction Le premier chapitre est une présentation théorique, analytique et critique, de l'approche de la 'grammaticalisation', de ses acquis et de ses questionnements. C'est un état des lieux problématisé qui offre une synthèse de la question et propose de situer cette approche dans la problématique des sciences cognitives. Le chapitre 2 est exploratoire : nous y présentons une tentative de typologie des modes de changement linguistique. Les succès éclatants obtenus grâce à l'approche de la 'grammaticalisation' depuis une vingtaine d'années ont parfois conduit à confondre grammaticalisation et changement linguistique, et même à identifier le second à la première. Or la grammaticalisation n'est qu'un des types de changement possibles. Il est donc utile de mettre en évidence les spécificités de chacun des mécanismes qui gouvernent l'évolution des langues du monde, et de les situer les uns par rapport aux autres. On possède désormais une vaste collection de cas de grammaticalisation dans un très grand nombre de langues. Ces analyses ont largement prouvé que ce processus de changement est représenté dans toutes les langues et dans tous les domaines de la grammaire, sans doute à toutes les époques. Mais pour en évaluer précisément l'importance, il nous a paru utile d'offrir une vision synthétique de ce que la grammaire d'une langue donnée doit aux processus de grammaticalisation pour sa constitution et son évolution. Cette tentative, nous l'avons menée sur le français. Le chapitre 3 de notre ouvrage propose une vue d'ensemble de ce que le français doit aux processus de grammaticalisation, que le résultat en ait été l'apparition d'une variation qui perdure, ou le remplacement d'une forme par une autre. Le but de cet ouvrage est aussi d'éclairer certains points actuellement en discussion dans le cadre théorique de la grammaticalisation, à travers l'analyse de cas empiriques précis. Les chapitres 4 à 6 tenteront de répondre à trois questions : les grammaticalisations, et plus généralement les changements linguistiques, sont-ils des phénomènes isolés, ou bien certains d'entre eux doivent-ils être traités comme des processus liés ? Quel est le rôle de la 'subjectivation', facteur déclencheur d'une grammaticalisation, dans la suite du processus ? L'évolution du sens des morphèmes est-elle un indice de leur degré (plus ou moins avancé) de grammaticalisation ? Dans le chapitre 4, nous étudions un cas de 'changements liés'. Chaque changement linguistique est-il un phénomène indépendant devant être analysé en soi et pour soi ? En particulier, peut-on se contenter d'analyser les faits de grammaticalisation en les extrayant de leur contexte grammatical ? Ou ne vaut-il pas mieux, pour en comprendre la signification et la portée, les étudier en les reliant aux autres faits de changements contemporains dans le même système ? C'est cette dernière position que nous défendons, en nous appuyant sur l'exemple du développement de beaucoup, qui est un cas de grammaticalisation exemplaire. Nous montrons qu'on peut mieux le décrire, et mieux le compren- 8 9 Grammaticalisation et changement linguistique Introduction dre, en le mettant en rapport avec deux autres changements qui lui sont liés : la disparition de moult qu'il remplace pour partie, et le développement de très. Le chapitre 5 traite d'une des causes ou motivations qui semble être très fréquemment au point de départ d'un processus de grammaticalisation : la subjectivation. Nous examinons ce facteur d'ordre pragmatique et sémantique qui joue un rôle capital dans l'évolution et la constitution des langues, à travers plusieurs phénomènes, et en particulier à travers l'analyse de la concurrence entre moult et beaucoup vers 1400, dans la phase de variation où coexistaient l'ancien et le nouvel adverbes. Le chapitre 6 traite d'une autre étape importante dans le phénomène que nous étudions : l'achèvement d'un processus de grammaticalisation. Quand peut-on dire qu'un processus de grammaticalisation est parvenu à son terme ? C'est ce que nous verrons à travers l'analyse du développement en français de l'article défini à valeur 'générique', que l'on considère comme la borne du développement possible de ce morphème. Le chapitre 7 reprend l'hypothèse que certains changements sont dus à des mutations dans le système même de la langue. Ces modifications, qui se situent au plan de la structure abstraite de la grammaire, consistent à y introduire des distinctions qui ne s'y trouvaient pas, ou à en hiérarchiser les catégories de façon différente. C'est pourquoi nous proposerons d'y voir des macro-grammaticalisations, dès lors qu'il s'agit bien de coder dans la forme même de la grammaire des distinctions nouvelles. Ces mutations profondes du système sont révélées par l'existence de changements qui offrent deux spécificités : ils sont contemporains, et ils aboutissent à des résultats identiques au niveau de la structure grammaticale. On tentera d'expliquer dans cette perspective le bouleversement considérable qu' a connu le système des démonstratifs en français. On montrera que plusieurs phénomènes de changement, contemporains de celui-ci, révèlent une structure analogue qui permet de faire l'hypothèse d'une cause commune. On proposera de nommer 'faisceaux de changements' l'ensemble de ces transformations imputables à une mutation ou à une réorganisation du système. En conclusion, on reformulera notre proposition d'une typologie des faits de grammaticalisation, selon une échelle graduée, intervenant de façon spécifique et agissant à des niveaux différents de la grammaire. Ce mode d'approche permet explicitement de situer le système de la langue au sein des systèmes complexes multistrataux, c'est-à-dire des systèmes dont les unités ou concepts rendant compte de chaque niveau ne sont pas réductibles à la somme des unités du niveau inférieur. Enfin, le chapitre 8 revient sur deux points qui font l'objet actuellement d'une réflexion en plein essor : celui des étapes du changement, et celui de la nature des contextes qui peuvent favoriser le changement. On proposera une esquisse pour un modèle du changement en quatre phases, et on montrera que certains 10 contextes - et pas seulement ceux qui offrent une ambiguité - sont soit réfractai-res, soit favorables à l'apparition d'une innovation. Je tiens à remercier ici, pour leur lecture attentive, leurs discussions stimulantes, leurs commentaires éclairants et enrichissants, pour leur amitié aussi et leurs encouragements, Gabriel Bergounioux, Claire Blanche-Benveniste, Anne Carlier, Andrew Chesterman, Bernard Colombat, Bernard Combettes, Joe Cremona (+), Walter de Mulder, Fernande Dupuis, Benjamin Fagard, Catherine Fuchs, Colette Grinevald, Céline Guillot, Benoît Habert, Serge Heiden, Esa Itkonen, Jacques Jayez, Bernard Laks, Alexei Lavrentev, Gilbert Lazard, Pierre Le Goffic, Jan Linschouw, Lorenza Mondada, Mélanie Morinière, Josane Oliveira, Michèle Perret, Alain Peyraube, Stéphane Robert, Magali Rouquier, Lene Schoesler, Raffaele Simone, Sophie Prévost, Anna Sôrés, Marc Wilmet, les collègues et doctorants du Séminaire du GDR « Diachronie du français et évolution des langues » avec qui plusieurs de ces points ont été débattus, ainsi que les étudiants du cours de DEA et de Master-2 de Paris-7 et Paris-3, avec lesquels, d'année en année, j'ai élaboré cette synthèse. Merci aussi à mes relecteurs anonymes des éditions De Boeck. Si tous m'ont apporté beaucoup, il va de soi que les erreurs ou mésinterprétations restent de mon fait. 11 Chapitre 1 LA GRAMMATICALISATION : UN TYPE DE CHANGEMENT, ET UN MODÈLE THÉORIQUE 1 La tâche de la linguistique historique Toutes les langues changent, on ne connaît pas d'exception. De cette constatation empirique, on induit qu'il s'agit d'un caractère universel des langues du monde. Puisque le changement linguistique est reconnu comme une constante des langues naturelles, au même titre que la variation, l'une des tâches de la linguistique est d'étudier ce phénomène, d'en identifier les constantes, les types, les causes, les résultats. Et c'est spécifiquement la tâche de la linguistique historique de rechercher et décrire ces régularités dans le changement, avec pour but la formulation d'hypothèses théoriques et explicatives. On n'en est pas encore à pouvoir dire si tous les changements sont réguliers. Mais en deux siècles, on est parvenu à montrer qu'à travers la multitude et la diversité des mutations qui se produisent dans les langues du monde, il existe des constantes, des 'règles'. La somme des informations et des connaissances accumulées en deux siècles dans ce domaine nous permet de mieux comprendre le fonctionnement des systèmes grammaticaux, et même, au-delà des règles 'régionales' propres à tel ou tel domaine, de dégager de grands mouvements d'évolution1 des langues. 1. Le terme d"évolution' a conservé en anglais une signification biologique, darwinienne, très forte ; le mot a été employé avec cette valeur dans des discours raciaux qui, comme le souligne 13 Grammaticalisation et changement linguistique La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique Pendant longtemps, l'évolution des langues, de même que leur diversité, avaient pu apparaître, à une approche naïve ou rigidement structuraliste, comme des 'défauts', des entraves à l'intercompréhension. Mais désormais, le changement linguistique a cessé d'être seulement perçu comme une entrave à la communication, il apparaît même comme une condition parfois pour une optimisation de la communication. Et l'importance des acquis nous permet même d'y voir un accès privilégié à la connaissance des processus cognitifs à l'œuvre dans la faculté de langage. C'est dans ce cadre général que la perspective dite de la 'grammaticalisation' a apporté les réussites les plus considérables au cours des deux dernières décennies. 2 La « grammaticalisation » : un nouveau paradigme 2.1 Le renouveau des analyses du changement linguistique C'est essentiellement l'approche dite de la " grammaticalisation" qui a permis à la linguistique historique, il y a une vingtaine d'années, de se constituer à nouveau en champ propre. Après les éclatants succès du comparatisme historique au XIXe siècle, qui ont légitimé la linguistique comme champ scientifique propre, le changement avait été considéré dans les huit premières décennies du XXe siècle comme une modalité particulière et annexe de la diversité constitutive des langues, et la linguistique diachronique végétait discrètement à 1 ' ombre des grands paradigmes synchronicistes qui ont dominé - et avec quels succès - toute cette période. Grâce au développement du concept de 'grammaticalisation et à sa théorisation, en une vingtaine d'années la situation a changé. L'essentiel des recherches effectuées dans ce cadre concerne d'une part le processus d'apparition de nouvelles formes ou constructions dans les langues du monde, et d'autre part les régularités repérables dans ce processus (changement par étapes, affaiblissement du sens lexical, développement des valeurs grammaticales, opérations de réorganisation du système, etc.). Ces phénomènes touchent au cœur du renouvellement de la grammaire des langues, des catégories à travers lesquelles les humains pensent et des formes dans lesquelles ils s'expriment. L'un des aspects novateurs de cette approche du changement, c'est son double ancrage théorique : 1) elle se situe dans le paradigme 'fonctionnaliste' de la A McMahon,enontfaitun 'dirty word' (1994 : 314 ; voir également Janda & Joseph 2003 • 81). lel n est pas le cas en français. Nous utiliserons donc ce terme avec un sens technique en distinguant le 'changement linguistique', que perçoit tout locuteur d'une langue de 1 évolution linguistique', qui désigne le processus sous-tendant le changement, non accessible au locuteur, et dont la description est la tâche du linguiste 14 linguistique, dans la mesure où elle pose que c 'est dans V usage même de la langue que s'initie le changement, chaque locuteur en étant partie prenante ; 2) son but est de nature cognitive, car il s'agit à terme de mettre en évidence des comportements symboliques récurrents dont on fait l'hypothèse qu'ils sont la trace d'opérations cognitives. 2.2 la 'gramma ticalisa tion ' : un seul terme, deux significations Le mot 'grammaticalisation' recouvre deux sens. À l'origine, lorsqu'il a été créé au début du XXe siècle, il a servi à désigner un type de changement linguistique : comment le lexique concourt au développement de la grammaire, comment une unité lexicale se transforme en unité fonctionnelle, comment par exemple en français le mot question a donné naissance à une nouvelle préposition : ' Question chômage, c'est catastrophique'. Puis, dans les années 1980, il a servi également à désigner l'approche théorique qui s'est donné pour tâche de décrire et théoriser ce type de changement. On nomme 'grammaticalisation' un type de changement linguistique très répandu dans toutes les langues du monde. On a coutume, dès l'origine, de le décrire par son résultat : c ' est le processus par lequel des lexèmes deviennent des morphèmes. Ces nouvelles unités grammaticales servent soit à coder des relations qui n'étaient pas codées grammaticalement auparavant, soit qui l'étaient mais différemment (E. Traugott & E. Konig 1991 : 189). Ainsi, le développement du groupe aller + infinitif 'pour indiquer le futur proche, à côté du futur normal en -rai, relève du deuxième cas. En revanche, d'autres phénomènes tels que l'apparition de l'article défini dans une langue qui ne le possédait pas, ou l'introduction d'un morphème tel que genre (qui peut construire un nom, un adjectif, ou même une proposition en français actuel2) sont des exemples de codage de relations qui n'étaient pas exprimées grammaticalement jusqu'alors. Mais on a aussi coutume depuis une vingtaine d'années d'utiliser le même terme pour désigner la description théorique de ce phénomène d'enrichissement de la grammaire des langues. Dans ce sens, l'approche dite de la 'grammaticalisation' analyse les processus d'apparition des formes grammaticales dans les langues, et les régularités repérables dans ces processus. Ainsi, selon les cas, le mot 'grammaticalisation' désigne soit un phénomène de changement, soit l'étude théorique de ce changement, avec son outillage conceptuel et ses procédures d'analyse. 2. F. Gadet (2003 : 86) : 'il nous a montré comme quoi le volley c'était un sport genre marrant pas complexé genre ou t'es canon en volley et tu viens ou t'es nul et tu vires'. 15 Grammaticalisation et changement linguistique L'une des caractéristiques fondamentales, et novatrices, de l'approche dite de la grammaticalisation, c 'est qu'elle opère un décentrement de la réflexion traditionnelle, en focalisant son attention sur l'activité du locuteur en tant que telle, sur les processus cognitifs que l'usage du langage active chez lui et dont certains aboutissent à un changement : déplacements métaphoriques ou métonymiques, inscription du locuteur dans son énoncé, manifestation de son intention d'agir sur son interlocuteur (pragmatique), capacité d'invention et de réorganisation constante du système grammatical, réinterprétation (réanalyse) des constructions, etc. L'homme en tant que locuteur est au centre de cette procédure d'analyse, le but est de décoder au mieux les phases de son activité tout au long de cette transformation à long terme qu'est une grammaticalisation. L'emploi du terme de grammaticalisation pour désigner une certaine sorte de modification de la langue ne date pas d'hier, pas plus que l'identification du phénomène qu'il désigne. Ce type de changement avait déjà été identifié et succinctement décrit il y a plus de deux siècles, et le terme lui-même a été créé il y a près d'un siècle, en 1912, par le linguiste Antoine Meillet, alors professeur au Collège de France. La définition que nous allons donner de ce terme sera donc double, puisqu'il désigne non seulement une approche théorique, mais aussi le phénomène analysé par cette approche. Un phénomène de 'grammaticalisation est un processus de changement dynamique, et unidirectionnel, par lequel des mots lexicaux ou des constructions syntaxiques changent de statut et acquièrent un statut de forme grammaticale. L'approche dite de la 'grammaticalisation' est l'étude de ce phénomène à travers un modèle théorique, un cadre d'analyse, et une série de notions qui permettent de définir et d'interpréter, et donc de repérer et peut-être de prévoir, les différentes phases du changement en question. Cette approche, malgré ses réussites indéniables, soulève encore bien des questionnements, tant à propos du processus qu'elle décrit et de la place de ce processus au sein de l'ensemble des types de changement linguistique, qu'à propos des notions et concepts qu'elle met en œuvre. 2,3 Plan du chapitre Ce sont tous les aspects tant du processus que de la théorie que nous aborderons tour à tour dans ce premier chapitre, après être revenu sur les origines de cette approche et les premières descriptions du phénomène. Nous étudierons successivement les présupposés théoriques de la démarche qui en est dérivée (section 3), les étapes du processus (section 4), les facteurs repérés jusqu'ici qui mettent en marche le phénomène (section 5), les caractères spécifiques de ce processus 16 Lagrammaticalis^^ cognitif (section 6), la manière dont se produit le changement dans ses divers aspects - sémantique (section 7) ou formels (section 8), la place qu'y occupe la phase de réanalyse (section 9), la nécessité de redéfinir le processus de grammaticalisation comme composite et complexe (section 10), les régularités qui ont conduit à la formulation d'une 'échelle de grammaticalité', de 'chaînes (ou 'canaux') des changements sémantiques', et de 'principes' définitoires (section 11), une liste les lexèmes et des catégories qui dans les langues se révèlent les plus perméables aux phénomènes de grammaticalisation (section 12), et pour terminer une réflexion sur l'importance mais aussi sur les limites de cette approche (section 13), et une proposition de typologie des grammaticalisations (section 14) que les chapitres 4 à 8 serviront à illustrer et à argumenter. 2.4 Origines de cette approche Ce phénomène de changement a été reconnu dès le XVIIIe siècle par Condillac, dans Y Essai sur V origine des connaissances humaines (1746)3 : il y analysait l'origine des désinences verbales comme le résultat de la coalescence d'un radical et d'un adverbe jusque là autonome : « La coutume de lier ces idées à de pareils signes ayant facilité les moyens de les attacher à des sons, on inventa pour cet effet des mots qu'on ne plaça dans le discours qu'après les verbes... Les sons qui rendoient la signification du verbe déterminée, lui étant toujours ajoutés, ne firent bientôt avec lui qu'un seul mot, qui se terminoit différemment selon ses différentes acceptions... C ' est de la sorte que les hommes parvinrent insensiblement à imaginer les conjugaisons » (éd. Galilée, 1973, p. 234). Par la suite, au début du XIXe siècle, plusieurs linguistes signalent ce mode de formation de morphèmes : J. H. Tooke ( 1800), F. Bopp ( 1816), W. von Humboldt (1825), von der Gabelentz (1891)4. C'est Antoine Meillet qui le premier, dans un article consacré à l'évolution des formes grammaticales, a décrit le processus dans une perspective d'ensemble et l'a nommé 'grammaticalisation' (1912 :133). Il définissait ainsi le phénomène : « le passage d'un mot autonome au rôle d'élément grammatical » (1912 : 133)5, et considérait ce type de changement comme l'un des deux seuls moyens, avec l'analogie, d'enrichir la grammaire d'une langue. L'article fondateur de Meillet commence ainsi : 3. Ce sont peut-être d'anciens grammairiens chinois qui, il y a sept siècles, auraient les premiers repéré ce processus : voir A. Peyraube (2002 : 50, note 5). 4. Pour un historique détaillé de la notion, voir C. Lehmann (1995 : 1-11). 5. Cet article, intitulé 'L'évolution des formes grammaticales', parut en 1912 dans la revue Scientia (Rivista di scienza), et a été repris in Linguistique historique et linguistique générale, 1982/1921 : 130-149). 17 Grammaticalisation et changement linguistique « Les procédés par lesquels se constituent les formes grammaticales sont au nombre de deux [...]. L'un de ces procédés est l'analogie ; il consiste à faire une forme sur le modèle d'une autre [...]. L'autre procédé consiste dans le passage d'un mot autonome au rôle d'élément grammatical. » (A. Meillet 1912/1982 : 130-131) Meillet conclut le long paragraphe initial consacré à la comparaison des deux seuls moyens, selon lui, d'introduire du nouveau dans la grammaire, par cette phrase qui introduit le nouveau terme : « Tandis que l'analogie peut renouveler le détail des formes, mais laisse le plus souvent intact le plan d'ensemble d'un système existant, la 'grammaticalisation' de certains mots crée des formes neuves, introduit des catégories qui n'avaient pas d'expression linguistique, transforme l'ensemble du système. Ce type résulte d'ailleurs, comme les innovations analogiques, de l'usage qui est fait de la langue, il en est une conséquence naturelle. » (ibidem : 133) Par la suite, Edward Sapir, l'africaniste Cari Meinhof, Calvert Watkins, Jerzy Kuryiowicz (1965), entre autres, ont reconnu que dans toutes les langues du monde des lexèmes pouvaient se transformer en morphèmes, que des prépositions avaient pour origine des noms ou des verbes, que les auxiliaires verbaux venaient de verbes pleins, etc. Le terme de 'grammaticalisation' a été utilisé bien des fois par la suite, mais sans l'apparat théorique et la précision qu'il a acquis depuis un quart de siècle. Ainsi par exemple C. de Boer (1926) l'emploie dans une étude sur l'interrogation en français, ou J. Herman (1963) dans son analyse de la formation des conjonctions de subordination romanes, et on le trouve défini dans le Dictionnaire de linguistique de J. Dubois & al. (1973). Il a connu ainsi une carrière discrète en français avant d'être introduit en anglais par Kuryiowicz en 19656, qui a élargi les limites du phénomène en y incluant les cas où un morphème peut se grammaticaliser davantage : « Grammaticalization consists in the increase of the range of a mopheme advancing/rom a lexical to a grammatical orfrom a less grammatical to a more grammatical status, e.g. from a derivative formant to an inflectional one ». A partir des années 1980, ce terme, à nouveau repris et problématisé, est utilisé pour désigner l'étude d'un type particulier de changement dont on commence à mesurer l'importance, tant par des linguistes allemands (Christian Lehmann 1982, Hans Jakob Seiler, Bernd Heine & al. dès 1984, Ekkehard Kônig, etc.), italiens (Paolo Ramat, Anna Giacalone-Ramat, Raffaele Simone, etc.), qu'anglo-saxons (Talmy Givôn, Elizabeth Cl. Traugott, etc., et plus récemment Joseph & Janda 'The évolution of grammatical catégories'. Nous soulignons. Lagrammaticalisation : un typedechanger^^ 2003, et Hopper & Traugott 20032). Au cours de la même période, d'autres linguistes (Joan Bybee, Paul Hopper) ont introduit le mot 'grammaticization' pour désigner les mêmes phénomènes (Bybee, Perkins & Pagliuca 1994 : 4, note 2). Au cours de cette double décennie, une évolution s'est produite, d'une conception structurale du phénomène (Lehmann 1982/1985/1995) à une approche prioritairement fonctionnelle, sémantique (Traugott 1987 etc.) et cognitive (Heine 1993, Wischer & Diewald 2002 entre autres), en particulier par le repérage de régularités dans l'usage pragmatique du discours et dans les diverses situations de communication. À côté de l'analyse de faits d'innovation mis au jour grâce à cette problématique, on a pu ré-identifier comme des grammaticalisations un nombre important de phénomènes déjà décrits. En français, le cas de la négation pas (ne... pas) ou du futur synthétique chanterai étaient déjà évoqués par Meillet ; mais bien d'autres ont fait l'objet de monographies (voir chapitre 3), tels les adverbes toujours ou beaucoup, le futur analytique aller chanter, les auxiliaires verbaux ou les articles, entre autres. Pour l'anglais, le cas de do ou des verbes modaux sont devenus des exemples emblématiques. Grâce à cette somme d'études, plus récemment, B. Heine & T. Kuteva ont pu composer un ' Dictionnaire des grammaticalisations ' (2002) repérant des tendances générales dans une cinquantaine de langues du monde. On sait désormais que les auxiliaires viennent presque toujours de verbes 'pleins' grammaticalisés ; les futurs analytiques, de verbes de mouvement ou de volonté ; les prépositions, de noms ou de verbes ; l'article défini, d'un déictique, et l'article indéfini, du numéral de l'unité, etc. Ces régularités sont telles qu'il est tentant de voir dans le processus de grammaticalisation, au-delà d'un modèle proprement fonctionnel du changement dans les langues, l'une des constantes de l'activité communicative et cognitive de l'homme. 3 Présupposés théoriques et enjeux cognitifs d'une telle démarche 3.1 La mutabilité des signes Ce type de description du changement linguistique suppose une certaine conception de la langue. Il nécessite que l'on admette les six traits suivants comme inhérents à la langue : 1. La langue comporte deux sortes de mots : lexicaux (les lexèmes), et grammaticaux. Les morphèmes ne sont pas seulement à voir comme des unités grammaticales se combinant à d'autres, mais également et peut-être d'abord 18 19 Grammaticalisation et changement linguistique La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique comme des unités porteuses d'un certain type d'information ; c'est pour mettre en évidence cette valeur que J. Bybee et W. Pagliuca ont donné aux unités étudiées dans ce cadre le nom de 'grams' (Bybee, Perkins & Pagliuca 1994 : 2 note 1, et Bybee & Dahl 1989 : 51). 2. Dès lors qu'il est possible pour un mot de passer du lexique à la grammaire, et spécialement des catégories majeures (nom, verbe) à des catégories secondaires (adverbes, prépositions) dont certaines ont même perdu leur autonomie et sont devenues des composants de mot (affixes), il faut poser que la frontière entre les différentes sortes d'unités n'est pas absolue. Il s'agit d'un continuum, sur lequel on peut situer des étapes dans le passage d'une catégorie à l'autre, et définir une 'échelle' allant du plus lexical au plus grammatical. 3. On peut donc poser qu'il existe une instabilité et une variabilité constitutives des catégories et des unités linguistiques, que l'on peut subsumer sous la notion de 'mutabilité du signe', telle qu'identifiée par Saussure7. En l'occurrence, il s'agit de la capacité des signes à cesser d'être discrets pour se 'paradigmatiser' ou pour se combiner en de nouvelles unités (affixes). 4. Les points précédents, qui supposent un continuum sur lequel les unités peuvent se déplacer, et aboutissent à définir les unités grammaticales (morphèmes ou constructions) comme non absolument discrètes, vont à rencontre d'une conception structuraliste ou néo-structuraliste de la grammaire. Ils s'intègrent en revanche tout à fait dans une conception fonctionnaliste de la grammaire. Plus largement, un tel développement de la diachronie ne pourra prendre pleinement sa place que dans un modèle dynamique du système de la langue8. 5. La grammaticalisation accorde une spécificité au facteur 'temps'. Le temps n'y est plus conçu comme une somme d'éléments discrets correspondant à des synchronies distinctes et successives, mais il est lui aussi perçu comme une continuité, au long de laquelle plusieurs opérations de changement peuvent se dérouler en parallèle. 6. Le changement n'est plus à considérer comme mécanique et aléatoire, mais comme le résultat d'une activité humaine consciente au moins pour partie, comme l'ont parfaitement souligné tous ceux qui ont étudié ce phénomène, de Meillet à Hagège (1993 : The Language Builder) en passant par Keller (1990). Cours le linguistique générale, p. 108 de l'édition T. de Mauro (Payot 1975) Cf. B. Victorri & C. Fuchs (1996 : chap. 3, et spécialement pp. 63-67).' 20 3.2 Les oppositions structuralistes revisitées : tout changement est une variante synchronique qui a réussi Le processus de grammaticalisation a conduit à réexaminer les dichotomies saussuriennes, et plus largement structurales, sur lesquelles s'est bâtie une partie de la linguistique du XXe siècle. Mais loin de les nier, ce processus permet de préciser leurs relations et d'établir des ponts entre elles. La dichotomie entre synchronie et diachronie continue d'avoir une fonction heuristique, mais dans une perspective différente (entre autres, Bybee, Perkins & Pagliuca 1994 : 24). Toute variation synchronique est en même temps à interpréter comme une phase possible d'une évolution diachronique, comme le premier moment d'un changement. Quant à l'opposition entre langue et parole, qui concernant le changement aboutissait à une aporie puisqu'on ne pouvait expliquer le passage de la seconde à la première, le scénario de la 'main invisible' (R. Keller, voir ci-dessous en 5.4) les articule de façon simple. La relation entre usage et grammaire, entre langue et parole, est éclairée en particulier par la réflexion menée depuis une quinzaine d'années par H. Andersen sur la nécessité de distinguer entre innovation et changement ('innovation' et 'change' : Andersen 1989 et 2001 en particulier), c'est-à-dire entre l'apparition chez un locuteur d'une forme innovante, et son entrée dans la grammaire, après l'extension progressive de sa fréquence dans des contextes d'emploi de plus en plus larges et divers - ce qu'il nomme actualisation ('actualization'), et qui est selon lui la seule manière de percevoir la progression d'un changement en cours9. Croft insiste lui aussi sur la distinction entre ce qu'il nomme 'innovation' et 'propagation of a language change' (2000 : 37). 3.3 La fonction communicative des langues, construite sur des opérations mentales récurrentes ? Le modèle dit de la 'grammaticalisation se situe dans une perspective fonctionnelle et pragmatique, fondée sur l'idée que la langue a d'abord une fonction communicative et expressive, et qu'elle suit les règles du fonctionnement cognitif. On postule que la description, l'analyse et l'explication des changements linguistiques permettront de repérer des régularités révélant des constantes du fonctionnement de l'esprit humain. Et on postule complémentairement qu'il est impossible de rendre compte des phénomènes linguistiques, et spécialement du changement, sans que l'usage de la langue soit pris en compte de façon centrale. Ainsi qu'on le voit, cette approche place au centre de l'analyse le locuteur et son activité communicationnelle, la sémantique et la pragmatique y occupant une 9. H. Andersen (2001 :10) '.. .actualization - the only observable aspect of change - 21 Grammaticalisation et changement linguistique La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique position centrale, et non plus seulement la syntaxe comme dans l'approche générativiste. Le but va donc être de découvrir des régularités, non seulement au niveau des phénomènes de langue, mais aussi, et à travers eux, dans les opérations mentales récurrentes qui gouvernent l'activité langagière des locuteurs. 4 Étapes du processus de grammaticalisation Un modèle tel que celui de la grammaticalisation pose qu'un phénomène se déroule de façon progressive, et donc que dans le passage du stade initial où la nouvelle unité n'existait pas, au stade final où elle s'est intégrée pleinement au système grammatical, il existe toujours un stade intermédiaire (ou des stades) où les deux systèmes coexistent. C'est seulement lorsque cet état de variation disparaît, et que la forme ou l'usage antérieur ou bien est devenu a-grammatical, ou bien n'est plus senti comme ayant aucune parenté avec le nouveau morphème, que l'on peut dire que le processus de grammaticalisation est achevé. Dans bien des cas d'ailleurs l'ancienne unité ou construction ne disparaît pas, mais coexiste avec la nouvelle sur une longue durée et sans qu'on puisse prévoir à coup sûr sa disparition : c'est le cas par exemple en français des deux négations, ne... pas et pas seul, ou encore des diverses constructions de l'interrogation. Cet état intermédiaire, qui n'est pas propre au processus de grammaticalisation, mais à tout processus de changement et même à toute analyse de type socio-linguistique des systèmes synchroniques, a été bien des fois affirmé, et a même conduit J. T. Faarlund (1990 :48)10 à formuler le 'principe de coexistence synchronique' . Il s'agit de définir une synchronie complexe, et même hétérogène : c 'est en effet à cette étape qu'une grammaticalisation débutante devient perceptible. Comment perçoit-on en effet qu'un phénomène de grammaticalisation est en cours ? Par le changement dans les emplois du lexème concerné, c'est-à-dire par la modification du type de constructions dans lesquelles il peut entrer, et qui dans la plupart des cas s ' élargit par rapport à son statut antérieur11. C ' est donc d ' abord and place 10. Jan Terje Faarlund (1990 : 48-49), dans un chapitre intitulé : 'Synchronie variation diachronie change'), écrit : 'A change from one form F to another form G cannot take p unless F and G can coexist as alternatives in a language. A diachronie change, then, can be seen as the resuit of two spécifie historical processes : the appearance of anew form as an alternative to an already existing form, and the disappearance of one of two coexisting, alternative forms at a later stage." On pourrait voir là le versant diachronique de la perspective variationniste en synchronie. 11. Il s'agit cependant parfois, rarement, d'une restriction de ses emplois (voir Melis & Desmet 1998). 22 par la modification des contextes dans lesquels le mot se rencontre que le changement apparaît : nous reviendrons sur ce point dans le chapitre 8. Le scénario en quatre phases proposé par B. Heine récemment (2002 : 86-92), et qui se distingue du schéma qu'il développait antérieurement en trois étapes (Heine 1993 : 49), identifie clairement de quelle façon ce processus de changement se marque ' en surface '. Son point de départ est 1 ' idée que ce que 1 ' on nomme 'changement de sens' d'un mot est en fait une modification des constructions dans lesquelles il apparaît. Heine déplace ainsi la description du phénomène du plan de la sémantique au plan de la syntaxe. Il distingue quatre stades : • Le stade I, stade initial {initial stage), où dans tous ses emplois le mot a son sens originel {source meaning) ; • Le stade II est nommé 'contexte de transition' {bridging context) ; à cette étape apparaît un contexte donnant lieu à la construction d'une inférence qui conduit à une nouvelle signification, cette nouvelle signification apparaissant au premier plan {target meaning foregrounded) ; un tel changement est en effet toujours induit par un contexte spécifique permettant cette inférence (voir par ex. au chapitre 4) ; • Le stade III est l'étape de 'contexte de passage' {switch context) : apparaît un type de contexte incompatible avec la signification originelle du terme, c'est-à-dire impossible au stade I ; dès lors, le sens initial est relégué à l'arrière-plan (mais toujours accessible) et le nouveau sens permet au mot d'apparaître dans des contextes tout à fait nouveaux, et pas seulement dans les contextes ambigus qui avaient permis son apparition ; • Le stade IV enfin est celui de la ' conventionalisation des nouveaux contextes qui marquent la primauté du sens nouveau qui seul subsiste. Comme le souligne Heine, les divers stades de cette évolution peuvent coexister à une même période. Nous avons par exemple en français la forme ai qui peut être : soit le présent du verbe plein avoir ('posséder' : J'ai une robe, et aussi J'ai une robe blanche, ou J'ai une robe déchirée où chacun des verbes, avoir et déchirer, a un agent différent), soit 1 ' auxiliaire du passé des verbes transitifs (/' ai déchiré une robe, où l'agent des deux formes est le même), ou des verbes non transitifs {J'aiparlé : auxiliarisation totale), soit la terminaison du futur synthétique {Je parler-aï). Nous savons en effet qu'en latin tardif et en roman le verbe habeo ('j'ai') a été auxiliarisé par deux fois, tout d'abord pour exprimer le futur {cantare hâbeo > cantar-âyyo > chanter-aï), et un peu plus plus tard (VP-IXe siècle) pour exprimer le passé {cantâtum hâbeo). L'analyse proposée par Heine a l'avantage de poser explicitement la question du plan auquel ce phénomène doit s'analyser - à savoir la grammaire. Mais elle ne distingue pas explicitement entre 'réception' et 'production', ce qui est un point important sur lequel nous reviendrons. 23 Grammaticalisation et changement linguistique Par ailleurs, Heine distingue clairement entre III et IV, entre la phase de 'production-interprétation' à un stade interpersonnel en quelque sorte (III), pragmatique, et la phase d'achèvement de la grammaticalisation, d'adoption du nouveau morphème ou de la nouvelle construction par la grammaire (IV), où le sens originel n'est plus accessible. Or cela, les analyses antérieures ne le faisaient pas. Cependant, comme on le verra au chapitre 8 où sera reprise la question de la modélisation du changement linguistique, la notion de 'contexte' utilisée par Heine demande à être précisée et affinée. Comme le montrent les deux cas qu'il analyse dans la suite de son article, cette notion peut recouvrir des réalités linguistiques de nature différente : il faudra donc préciser de quelle nature sont les traits des contextes induisant le changement. On indiquera par ailleurs que les phases du changement peuvent au plan sémantique être affinées dans l'approche cognitive proposée par M. E. Winters (1992) et fondée sur la sémantique du prototype : le déplacement sémantique s'expliquerait par la mise en saillance d'un trait sémantique secondaire jusque là. Ce type d'explication s'articule tout à fait au scénario développé par Heine. En effet, comme nous le verrons au chapitre 8, le changement sémantique qui accompagne le début de toute grammaticalisation s'interprète facilement dans le cadre de la théorie du prototype, qui propose un modèle dynamique en réseau de sens dont Geeraerts (1997) et De Mulder (2001) ont montré la pertinence en sémantique diachronique. 5.1 Facteurs à l'origine de l'entrée dans la grammaire de nouveaux mots : pragmatique, facteurs sociaux, ou bien nécessité de la structure du système lui-même ? Le changement sémantique à l'origine des grammaticalisations : propension naturelle des formes ? désir d'expressivité ? ou pression sociale ? La grammaticalisation est un processus complexe (voir plus bas section 12.2) qui touche tous les niveaux de l'analyse linguistique, mais il semble qu'au départ il s'agisse presque toujours d'un phénomène pragmatico-sémantique. Toutes les études soulignent le rôle capital que joue le déplacement du sens dans ce type de changement, mais sans s'accorder toujours sur l'importance à accorder à ce facteur. Selon Bybee & Pagliuca (1985 : 59), c'est 'le changement sémantique qui provoque le développement de sens grammaticaux nouveaux'. Mais qu'est-ce 24 La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique qui provoque ce changement sémantique ? Selon les mêmes, les formes grammaticales portent en elles la capacité à migrer vers des signifiés de plus en plus larges et à accroitre leur périmètre d ' action et de constructions ; et parallèlement il existe chez le locuteur une 'propension naturelle' à élargir les emplois des termes en en faisant un usage métaphorique (Bybee & Pagliuca 1985 :75)12 - on a donc affaire pour eux à l'exercice d'une faculté naturelle. Pour d'autres au contraire, le déplacement sémantique est le résultat d'un usage social du langage ; c'est simplement un moyen soit pour forger un énoncé qui attire l'attention (Keller, Haspelmath), soit pour agir sur l'interlocuteur. Meillet voyait dans le désir d'expressivité du locuteur le facteur déclenchant du phénomène. Pour lui (et ses successeurs reprendront son expression à l'envi), c'est le besoin d'une « expression intense » qui pousse le locuteur à ce déplacement sémantique et met en route le phénomène. À l'origine est « le besoin de parler avec force, le désir d'être expressif. » (1912 : 139). Ainsi qu'il l'écrivait : « Toujours le besoin d'expression fait créer des groupes qui, par l'usage, perdent leur valeur expressive et servent alors de formes grammaticales, dénuées de force » ('L'évolution des formes grammaticales', 1912 : 146). E. Traugott a de diverses manières montré la pertinence de cette motivation. Mais le développement de la pragmatique a infléchi la problématique posée par Meillet, la déplaçant du locuteur vers la relation entre le locuteur et l'allocutaire. C'est sur l'effet produit, et sur la volonté de le produire, qu'on insiste désormais. H. Lùdtke(1980)etR. Keller (1990-1994) ont désigné comme hyper-maxime des interactions langagières la formule suivante : 'Parlez de façon à être remarqué' (Talk in such a way that you are noticed : 1994 : 101), le moteur qui pousse le locuteur à choisir une formule différente de celle que propose la grammaire commune, afin d'impressionner son interlocuteur, de frapper son attention ou de l'influencer (voir section 7.3). 5.2 Lfinférence suggérée Mais une fois reconnue cette motivation première, par quelle opération sémantique et cognitive ce déplacement d'un terme vers de nouveaux contextes est-il rendu possible ? Tout mot ne 'migre' pas vers n'importe quel contexte, autrement dit n'acquiert pas n'importe quelle autre signification. Qu'est-ce qui rend possible ce déplacement aussi bien pour le locuteur qui le produit pour la première 12. « Rather than subscribe to the idea that grammatical évolution is driven by communicative necessity, we suggest that human language users have a natural propensity for making metaphorical extensions that lead to the increased use of certain items." (J. Bybee & W. Pagliuca 1985 : 75). 25 Grammaticalisation et changement linguistique La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique fois, que pour l'allocutaire qui, le recevant pour la première fois, parvient à le décoder aussitôt ? C'est ce que l'on définit comme une 'inférence suggérée' (invited inférence : Traugott, suivant Geis&Zwicky 197113 ; voir section 7.3). Ce serait la voie par laquelle s'exprimerait le sens pragmatique des marqueurs en cours de grammaticalisation (Traugott 1980), et Traugott a été l'une des premières à montrer l'importance capitale de ce qu'elle nomme (après Langacker mais en un sens un peu différent, voir ci-dessous) subjectification lors de cette phase initiale du processus. 5.3 La 'subjectivation' : Traugott (\ 980 et passim), Langacker, Culioli Le terme de subjectification, ou 'subjectivation', revient régulièrement dans les études sur la grammaticalisation, pour désigner un des aspects sémantiques importants et récurrents de ce phénomène. Mais le mot 'subjectivation' peut désigner trois notions assez différentes, et d'un degré de précision inégal : 1. En tant que notion sémantico-pragmatique, ce terme désigne le fait que le locuteur rende son discours plus expressif pour agir sur l'allocutaire. Il renvoie au processus de communication. C'est en ce sens qu'on peut comprendre le 'désir d'expressivité' évoqué déjà par Meillet (1912) comme étant à la source des grammaticalisations14. E. Traugott (1980 : 51, 1982) se sert de ce terme dans ses premiers travaux pour désigner la 'composante expressive' du modèle trinaire proposé par Halliday & Hasan (1976), qui distinguaient entre composantes textuelle, propositionnelle et expressive : cela lui permettait en particulier de décrire certains changements comme le passage du propositionnel au textuel puis à l'expressif. 'Subjectivation' désigne donc un certain usage du langage centré sur le locuteur ; par la suite 13. Michael L. Geis&Arnold M. Zwicky( 1971 :562) :" Many speakers would take someone who says (4) to have committed himself to the truth of (6) as well as (5) : (4) If y ou mow the lawn, Fil give youfive dollars (5) MDG (6) ~M D ~G Let us say that (4) promises (5) and invites the inférence of, or suggests, (6)." L'inférence suggérée serait donc un cas particulier d'implicature. 14. « La constitution des formes grammaticales par dégradation progressive de mots jadis autonomes est rendue possible par les procédés qu'on vient de décrire sommairement, et qui consistent, on le voit, en un affaiblissement de la prononciation, de la signification concrète des mots et de la valeur expressive des mots et des groupes de mots. Mais en ce qui concerne le début, c'est le besoin de parler avec force, le désir d'être expressif » (Meillet 1912 : 139 ; souligné par nous) 26 le terme se 'pragmatisera', prenant en compte également le rapport à l'interlocuteur. Dès lors, en tant que notion appartenant à la pragmatique linguistique, qui conçoit la langue comme une action (et spécialement une action sur autrui), il désigne le fait pour le locuteur d'exprimer ou de laisser transparaître ses intentions à l'égard de l'allocutaire ; ce terme décrit un certain usage du langage mais dirigé vers l'allocutaire. 2. En tant que notion centrale dans la faculté de langage et dans la formation même des langues, il désigne la part de la grammaire qui inclut la prise en compte du locuteur. Le terme de subjectification a été employé par Langacker (1987). Mais une génération plus tôt, Benveniste (1946) et Jakobson (1957) avaient déjà mis en évidence dans les langues l'existence de termes spécifiques, dont l'interprétation était nécessairement liée à la prise en compte de ce Benveniste nommait T'énonciation' et rangeait sous la problématique générale de 'L'homme dans la langue' (1966 : 223-285), et que le second de son côté avait nommés shifters (traduit par le terme d"embrayeurs' par N. Ruwet) : les morphèmes du je-ici-maintenant. Une décennie plus tard, le terme dénonciation avait pris un sens bien plus vaste : de façon plus radicale, A. Culioli (197315) désigne par ce terme le fondement de tout énoncé : l'opération de 'repérage' par rapport à la situation de renonciation incluant l'énonciateur. Trois décennies plus tard, le terme de subjectification désigne chez Langacker (1987 : 128-132 et 1991 : 215-225, 1990, 1991 : 315-342, 1999), de façon plus ciblée, les morphèmes (démonstratifs déictiques, verbes déictiques, etc.) et constructions qui font nécessairement référence au locuteur, dont l'interprétation est liée au locuteur ; plus récemment, il consacre un chapitre à l'importance de ce concept qu'il définit comme Te passage d'une conception relativement objective d'une entité à une conception plus subjective', dans le processus de grammaticalisation (1999 : chapitre 10 : 'Subjectification and grammaticization'). 3. Plus récemment, se plaçant dans une problématique nettement sémantique et diachronique, E. Traugott (1995 : 31-35) a repris cette notion en changeant de perspective. Elle considère que le phénomène de grammaticalisation naît en particulier de cette propriété des langues, qu'elle perçoit comme une tendance très générale, de pouvoir à travers des énoncés exprimer l'attitude et les volontés du locuteur par une opération de 'subjectivation' (subjectification) appliquée à des termes qui en soi ne portaient pas de charge subjective. Ainsi par exemple le verbe anglais to go, verbe de mouvement 15. Antoine Culioli (1973/1999), t.II, 49-50, 97, 105 ('repère constitutif), 129 (opérateur de repérages énonciatifs), et passim. « Enoncer, c'est construire un espace, orienter, déterminer, établir un réseau de valeurs référentielles, bref un système de repérage. Tout énoncé est repéré par rapport à une situation d'énonciation, qui est définie par rapport à un sujet énonciateur, à un temps d'énonciation... » (t.II p. 49) 27 Grammaticalisation et changement linguistique La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique exprimant la destination, va pouvoir exprimer l'intention du locuteur, et devenir l'auxiliaire marqueur du futur (/ am going to...). On peut proposer une analyse comparable pour le futur périphrastique français, dont le marqueur aller a connu le même développement sémantique (Fleischman 1982). Une évolution comparable se perçoit dans verbes modaux de nombreuses langues, qui, exprimant d'abord l'obligation, en viennent à prendre un sens épistémique et à exprimer la croyance ou la conviction du locuteur. Traugott met en évidence (1989, 1995, 2002) le fait que des phénomènes de grammaticalisation, qui peuvent parfaitement s ' analyser comme des changements syntaxiques résultant d'une réanalyse (ainsi l'analyse qu'elle-même avait faite en 1965 des auxiliaires modaux anglais, ou celle de Lightfoot en 1979, reprises in Hopper & Traugott 20032: 50-57), sont également, sinon d'abord, plus justement à analyser comme le résultat d'un processus sémantique qui va de l'objectif au subjectif. Dans cette perspective, des tendances ont pu être mises au jour par E. Traugott (Traugott 1989 :32-34, Traugott & Kônig 1991 : 208-209, Traugott 1995 :31, et plus largement Traugott & Dasher 2002) pour les cas de grammaticalisation impliquant à leur origine un tel processus de 'renforcement' expressif (strengthening of informativeness) : • Tendance sémantico-pragmatique I : les significations fondées sur une situation décrite de l'extérieur évoluent vers des signifiés fondés sur une évaluation interne : ainsi par exemple, to go ou aller dans le passage de l'expression d'un mouvement réel à l'idée d'un mouvement abstrait ('fictive motion selon Talmy), ou bien les changements par lesquels les noms de partie du corps désignent l'espace, puis le temps, etc. ; • Tendance sémantico-pragmatique II : des signifiés fondés sur une situation externe ou interne évoluent vers des signifiés textuels : par exemple, les déictiques peuvent être employés comme 'déictiques renvoyant au discours' (Himmelmann 1996) ; Tendance sémantico-pragmatique III : les signifiés tendent à devenir de plus en plus l'expression de l'attitude subjective du locuteur à l'égard de la situation.16 16. 'Semantic-pragmatic Tendency I: Meanings based in the external described situation > meanings based in the internai (evaluative/perceptual/cognitive) situation [...] ; Semantic-pragmatic Tendency II : Meanings based in the described external or internai situation > meanings based in the textual situation (ex. : la préposition after de l'ancien anglais 'après' devient en moyen anglais un subordonnant articulant le texte) [...] ; Semantic-pragmatic Tendency III : Meanings tend to become increasingly situated in the speaker's subjective belief-state/attitude towards the situation." (Traugott & Konig 1991 : 208-9). 28 Ainsi, la langue oscille, dans une tension constante, entre stabilité d'un système assurant la meilleure compréhension, donc remplissant au mieux sa fonction communicative, et changements générés par le désir des locuteurs d'exprimer leur attitude, leur point de vue, leur appréciation, en particulier à travers les processus sémantiques que l'on vient d'évoquer. 5.4 De la parole (Saussure) à la grammaire : les 'maximes communicationnelles' et la 'main invisible' (R. Keller) Selon Saussure, tout changement diachronique naît d'abord dans la parole, résultant d'une initiative individuelle d'un locuteur singulier : « Tout ce qui est diachronique dans la langue ne l'est que par la parole.. .Un fait d'évolution est toujours précédé d'un fait, ou plutôt d'une multitude de faits similaires dans la sphère de la parole. » (Cours de Linguistique générale, éd. T. De Mauro, 1975 : 138)17. Mais comment l'initiative personnelle d'un locuteur, une innovation singulière et personnelle peuvent-elles entrer un jour dans la grammaire ? R. Keller a proposé18 il y a une dizaine d'années une analyse très éclairante du processus. Reprenant le modèle dit 'de la main invisible' proposé jadis par l'économiste A. Smith19, il explique comment il peut se faire qu'une langue change, sans que pourtant aucun de ses locuteurs ait jamais eu l'intention de la faire changer. Ce modèle, alliant la notion saussurienne de 'parole' comme réalisation individuelle et unique, une conception pragmatique et donc collective et sociale de l'usage de la langue, et un schème explicatif venu de l'économie, s'oppose aux conceptions fondées sur un 'individualisme méthodologique' (Keller 1994 : 108) qui dominent généralement les explications du changement. Le processus dit 'de la main invisible' permet d'expliquer la divergence entre le résultat individuel d'un acte humain et son résultat collectif final, dès lors que de 17. Et aussi in Écrits de linguistique générale (2002 : 150) : « Les faits linguistiques peuvent-ils passer pour être le résultat de notre volonté ? ...La science du langage, actuelle, y répond affirmativement. » 18. Rudi Keller (1990 Sprachwandel, 1994 On Language Change : The invisible Hand in Language). Sa définition du changement comme 'phénomène du troisième type' reprend la distinction proposée par H. Liidtke (1980,1989) entre phénomènes naturels non planifiés par l'homme, phénomènes artificiels planifiés par l'homme, et 'phénomènes du troisième type' résultant d'une action humaine, mais non d'une intention humaine. 19. Adam Smith (1776 : An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations). La théorie développée par A. Smith s'appuie sur le 'paradoxe de Mandeville', que ce dernier a développé en 1732 dans son ouvrage The Fable ofthe Bees, orPrivate Vices, Public Benefits. Il y montre comment la somme d'actions individuelles poursuivant un but individuel mais allant chacune dans une même direction produit un résultat global qui n'a rien à voir avec le but poursuivi par chacun des individus. Ainsi, la somme de conduites individuelles répréhen-sibles peut aboutir à un résultat global tout à fait bénéfique pour le groupe. 29 Grammaticalisation et changement linguistique La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique nombreux humains adoptent la même conduite. Le changement n'est pas à voir comme la réalisation d'un projet humain, il est le résultat d'actions humaines cumulées dont aucune n'avait pour but le résultat finalement accompli (1994 : 37-38). Le changement linguistique est le résultat indirect des interactions langagières des hommes. Keller adopte une conception fonctionnelle du langage. La fonction du langage, selon lui, n'est pas la communication, mais un but du locuteur qui est proprement extra-linguistique : 'the human being has the goal to be socially successful, and influencing others by means of language is an essentiel élément in the explanation of social success* (1994 : 86). Ce but du locuteur a été formulé dans l'une des 'maximes dynamiques' proposées par Keller (1994 : 97-107, et spécialement 101 : 'Parlez de façon à être remarqué'), et que M. Haspelmath (1999 : 1055) a proposé de nommer Ta maxime d'extravagance' : pour être remarqué et donc efficace socialement, il faut se distinguer, rompre avec la routine grammaticale, être 'extravagant' au sens propre du terme. L'explication de Keller, qui met au premier plan la relation individu-groupe, a l'avantage de rendre compte du passage d'un acte individuel ou d'une série d'actes individuels, à un changement au plan collectif, grâce à la distinction entre « intention » (individuelle) et « cause » (collective). Il est à noter cependant que Keller ne réduit pas son explication au seul cas de la grammaticalisation : elle vaut pour tout type de changement linguistique. En revanche, son analyse ne se fonde que sur un aspect de la compétence linguistique : celle du locuteur, l'activité de production - contrairement à la réanalyse (voir section 11) qui, elle, met l'accent sur le processus de reconnaissance et d'interprétation. Telle est l'explication d'un processus sans fin : nouveau, un type d'expression frappe et séduit ; il se routinise, se grammaticalise, et dès lors se trouve affaibli ; une nouvelle trouvaille doit naître. Meillet (1912) avait déjà repéré ce moteur du changement qu'est la dialectique entre « affaiblissement du sens et de la forme » et besoin d'une « expression intense », entre « économie » et « expressivité ». 6 Caractères spécifiques des grammaticalisations 6.1 Progression, unidirectionalité, obligation Dès lors qu'une réalisation individuelle, qu'une forme ou une construction produite par un locuteur donné à un moment donné se généralise par imitation et cesse d'être un exploit langagier pour se routiniser, commence le processus de changement linguistique par lequel cette nouveauté va passer dans la langue du groupe. Et si la forme nouvelle est une unité fonctionnelle, 'morphème' ou 30 construction syntaxique, il s'agira dans bien des cas d'un processus de grammaticalisation (mais pas toujours : voir chapitre 2). Trois traits fondamentaux définissent le processus de 'grammaticalisation' : il est progressif et unidirectionnel, et aboutit à la création d'une unité dont l'emploi peut être obligatoire lorsqu'il s'agit d'exprimer la notion pour laquelle il avait été à l'origine optionnellement choisi. Il y a désormais consensus sur les deux premiers traits. À la suite de C. Lehmann (1995 : 6 et 12), nous pensons que le troisième trait est important, car il permet de situer à quelle étape est parvenue la grammaticalisation de la nouvelle unité : quand cette nouvelle forme est devenue la seule façon d'exprimer la notion grammaticale dont elle est désormais porteuse, c'est que sa grammaticalisation est parvenue à son terme. 6.2 Catastrophe ou progression ? La grammaticalisation est un processus de changement progressif, dont l'une des phases suppose la coexistence à la même époque, et éventuellement chez le même locuteur, de deux grammaires concurrentes. Cette hypothèse conduit à concevoir la grammaire comme un système complexe et dynamique, qui admet la coexistence de variantes20 entre lesquelles le locuteur choisirait, et qui prévoit que de ces variantes en concurrence l'une seulement subsistera dans bien des cas (voir le 'principe' 4 de Hopper, section 12.3. ci-dessous), mais parfois les deux continuent de coexister. Une telle conception du changement s ' oppose radicalement à celle qu ' a développée la théorie générative des Principes et paramètres. Dans la version radicale qu'en avait donnée D. Lightfoot (1979), un changement linguistique ne pouvait être que "catastrophique" : il suppose en effet une 'réanalyse', donc un changement dans la grammaire ; or seuls les enfants peuvent changer la grammaire, c'est-à-dire analyser différemment des énoncés qu'ils entendent ('réanalyse') ; les adultes, eux, ne peuvent innover, ils peuvent seulement étendre leurs règles grammaticales (par 'analogie' ou extension). Dans ses ouvrages ultérieurs, D. Lightfoot (1991 et 1999) est revenu sur cette question et a adopté un point de vue moins radical. En effet, on a pu prouver d'une part que la grammaire des locuteurs adultes peut également se modifier, et d'autre part que deux grammaires concurrentes peuvent coexister chez un même locuteur (Romaine 1991). La théorie des Principes et paramètres a depuis développé l'idée qu'il existe chez les locuteurs des 'grammaires en compétition' : cette approche conçoit le locuteur comme pouvant maîtriser, au sein même de ce qui pourrait être une langue unique, 20. Une telle conception est proche de celle développée en socio-linguistique. 31 Grammaticalisation et changement linguistique La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique plusieurs systèmes grammaticaux en compétition dont l'un finira par l'emporter (Kroch 1994 ; Lightfoot 2002). 6.3 Lfunidirectionalité est-elle nécessaire ? Tel que sa définition le prévoit, le phénomène de grammaticalisation désigne le passage d'une unité 'source' lexicale à une unité 'cible' grammaticale, ou d'une unité déjà grammaticale à une unité plus grammaticale21. Ce mouvement semble donc dirigé dans une seule direction, L'unidirectionalité' apparaissant dès lors comme un trait caractéristique du processus de grammaticalisation22. Il en est un trait définitoire, comme l'a montré S. Prévost (2003), et même l'un de ses seuls traits définitoires. Il faut préciser que cette unidirectionalité se situe à trois niveaux : 1. au niveau formel : dans le cours d'un processus de grammaticalisation, l'évolution se fait soit sans changement de forme, soit en allant vers une forme plus réduite, mais jamais vers une forme plus étoffée que la forme de départ ; 2. au niveau catégoriel : on va toujours d'une catégorie majeure (nom, verbe, adjectif) vers une catégorie mineure ; 3. au niveau sémantique : le sens lexical évolue vers un sens grammatical plus général et plus abstrait. T. Givôn (1975 : 96) a été le premier à noter cette impossibilité d'un retour en arrière pour un tel processus, en particulier à cause du fait que l'érosion phonique du morphème en cours de grammaticalisation interdit d'imaginer qu'on puisse réattribuer un sens lourd à un terme ainsi allégé. Haspelmath (1990), reprenant cette question dans un article riche et argumenté, propose une autre explication au caractère unidirectionnel des faits de grammaticalisation. Suivant en cela R. Keller (voir ci-dessus section 5.4) qui pose au départ de tout fait de grammaticalisation la maxime 'Talk in suc h a way that y ou are noticed\ Haspelmath argumente que la dégrammaticalisation est impossible car il n'existe pas de principe d"anti-extravagance'23. On a pu cependant se demander si le phénomène ne s'inversait pas parfois, et s'il n'existait pas des cas de 'dégrammaticalisation', c'est-à-dire des cas où un 21. J. Kuryiowicz (1965 :52). 22. Le trait d'unidirectionalité, bien que définissant pour partie le processus de grammaticalisation, n'est pas cependant exclusif de ce type de changement. Il semble l'être également d'autres types de changements, sémantiques (Traugott & Dasher 2002). 23. 'Degrammaticalization is by and large impossible because there is no counteracting maxim of 'anti-extravagance' (1999 :1043 et 1056-1060). 32 morphème se re-transformait en lexème ou en une unité moins grammaticale24. Certes de tels cas existent où un morphème est utilisé comme un nom ou comme un verbe, mais ils sont peu nombreux. C'est le cas de to up ('augmenter') en anglais, ou les 'oui', les 'mais , avec des lsï on mettrait Paris en bouteille, en français25, ou encore de l'évolution de certains affixes en unités plus autonomes (A. Doyle : ' Yesterday's affixes as today's clitics' : 2002 : 67-81) : les exemples existent, mais ils sont peu nombreux. Mais comme l'a démontré S. Prévost (2003), il ne faut aucunement voir là des contre-exemples à la grammaticalisation ; il ne s'agit pas de l'inversion d'un processus de grammaticalisation en cours ou achevé, avec retour au lexème de départ, mais il s'agit d'un phénomène de changement d'un type différent. S. Prévost montre que le faux débat sur les prétendus contre-exemples au principe définitionnel temps : là : cf. Heine & al.) ; pour Traugott, la métaphore, qui est fondée sur une ressemblance fonctionnelle entre deux unités, apparaît davantage comme l'un des résultats d'un changement que comme le moteur même du changement : cette optique est celle de la linguistique cognitive (Lakoff & Johnson, Langacker). • la métonymisation29, les implicatures ou inférences suggérées (cf. Traugott 2001,Detges 1999, Hopper & Traugott 20032) en sont d'autres :1apossibilité d'évolution serait dans le sens même du mot ; pour Traugott, là est le moteur du changement. Cette position correspond également à celle de la pragmatique discursive (cf. Grice : une implicature dans le discours peut se figer, se conventionnaliser, se 'grammaticaliser' ; ex. : dès lors que : valeur temporelle —> valeur logique causale (selon le principe 'post quem, ergo propter quem\ c'est-à-dire 'après X = à cause de X'). L'ouvrage de Traugott & Dasher (2002 : 40 ss.) centré sur l'évolution sémantique et spécialement sur la sémantisation des implicatures pragmatiques, précise les étapes de cette conventionalisation. Ils proposent un modèle selon lequel l'utilisation par les locuteurs-scripteurs (speaker-writer) des 'inférences suggérées' par un lexème (employé dans un certain contexte) conduit ce lexème à acquérir une nouvelle valeur sémantique (liée à ce contexte précis), ce sens second existant aux côtés du sens premier. Le ' chemin ' par lequel se produit ce processus est ainsi résumé par les auteurs : sens codé dans le lexique > nouvelles valeurs sémantiques contextuelles > signification liée à un nouveau type de contexte (polysémie pragmatique) > nouveau sens codé. C'est ainsi qu'un lexème devient polysémique. • la « subjectivation » (subjectification) (voir ci-dessus section 5.3) est un processus sémantique et pragmatique par lequel le locuteur 'marque' son implication forte (cf. Langacker, Traugott) et guide en quelque sorte l'auditeur vers une interprétation décalée, non 'primaire' de l'énoncé qu'il vient de produire. 29. La métonymie désigne un rapport entre deux unités qui est soit une synecdoque (la partie pour le tout : gagner son pain à la sueur de son front comporte au moins deux métonymies), soit une relation de contiguïté (cause efficiente : écouter du Bach ; ou relation de contenant à contenu : l'Elysée affirme que..., boire un verre). 37 Grammaticalisation et changement linguistique La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique 7.4 Chaînes du processus sémantique, échelles et hiérarchies : des universaux sémantiques et cognitifs ? L'étude empirique d'un très grand nombre de cas de grammaticalisation a mis en évidence le fait que les termes en voie de grammaticalisation suivent dans le cours du processus des chemins sémantiques relativement réguliers, et qu'un certain nombre de séquences se retrouvent à travers de très nombreux phénomènes dans de très nombreuses langues du monde. Cette constatation a conduit nombre de linguistes à proposer des 'chaînes sémantiques', un gradient sur lequel se situent les unes par rapport aux autres les diverses valeurs qu'une même forme, ou que les formes dérivées d'un même étymon, peuvent prendre à travers leurs pérégrinations grammaticales successives. Trois sortes de lexèmes montrent de ce point de vue une plasticité exceptionnelle : les noms désignant une partie du corps, les termes désignant l'espace, et certains verbes exprimant l'obligation. À partir de ces lexèmes plusieurs types de 'chaînes sémantiques' peuvent se développer qui devront prendre place au sein des universaux sémantiques. Ainsi, Heine, Claudi & Hiinnemeyer (1991 : 48) ont proposé, à travers la reconstruction de l'histoire d'un terme signifiant 'dos' dans ses emplois successifs en ewe (Togo et Ghana), une chaîne sémantique qui conduit d'un substantif désignant une partie du corps jusqu'à divers morphèmes : back—>behind->after —> intellectually behind. Cette chaîne peut se synthétiser en : partie du corps > espace > temps > qualité. Grâce à l'analyse d'autres morphèmes de même type, on peut encore affiner et enrichir cette série, qui donne finalement : personne/partie du corps > objet > activité > espace > temps > qualité On trouve en effet dans de nombreuses langues des prépositions spatiales formées sur des noms désignant des parties du corps (en face de, dans le dos de, au dos de, à la tête de,à côté de, au pied de : voir chapitre 3), des prépositions temporelles formées sur des noms désignant un espace (dans Vespace d'une heure) et des auxiliaires temporels dérivés de verbes de mouvement (// va pleuvoir, Il vient de pleuvoir). Traugott & Konig (1991 : 199-203) ont pour leur part proposé une chaîne conduisant de l'espace à la concession : espace > temps > cause > concession (ex. : since en anglais, puisque en français)30. Pour la même cible, la 30. La transition temps> cause> concession' et d'autres ont été identifiées depuis longtemps dans bien des langues. Ainsi pour l'histoire de la concession en hongrois l'étude de J. Berrâr (1956) soulignait déjà une telle évolution, et se référait à des études antérieures dont celle de Simonyi (1887). Je remercie Anna Sôrés pour ces informations précieuses. 38 concession, Bat-Zeev-Shyldkrot (1995 :189) propose un autre chemin '.quantité > qualité > concession, ex. : quand bien même). Concernant les auxiliaires verbaux et les modaux, Lamiroy (1999 : 35, note 6) propose la chaine suivante qui synthétise les résultats de Traugott (1989), Kronning (1995) et Lamiroy (1987) : verbe lexical > aspect > auxiliaires modaux déontiques > auxiliaires modaux épistémiques > temps > affixe D'ores et déjà il semble donc que certains 'chemins' sémantiques apparaissent infiniment plus fréquentés que d'autres : par exemple celui qui va du spatial au temporel, ce qui tendrait à vérifier l'hypothèse de L. Talmy (2000 entre autres) plutôt que celle de R. Langacker (1993 entre autres) qui ne reconnaît pas cette primarité, sinon cette primauté, du spatial. Mais l'on n'est sans doute qu'au début d'un grand nombre de découvertes sur les régularités à découvrir dans le changement sémantique qui accompagne les processus d'évolution linguistique, et en conséquence sur les 'routines' cognitives spécifiques de ce type d'activité. 8 Changements parallèles aux divers niveaux 8,1 Changements formels concomitants Tous les auteurs travaillant dans la perspective de la 'grammaticalisation' s'accordent sur le fait que l'évolution du sens lexical au sens grammatical représente la première phase du processus31, et qu'elle s'accompagne presque toujours d'un 'affaiblissement' concomitant aux divers plans phonologique, prosodique ou accentuel, morphologique et syntaxique. 8.2 Affaiblissement phonétique Une érosion phonétique accompagne souvent la grammaticalisation d'un morphème. C'est ce que Meillet désignait comme un affaiblissement, une 'usure', que Lehmann (1995 : 126) a nommé 'phonological attrition\ et Heine & al. 'érosion '(1984:21 -22). Il s 'agit là d'un phénomène assez fréquent : ainsi le latin illam amicam donne en français l'amie, l'ancien démonstratif se trouvant réduit à une consonne. Mais ce phénomène n'est pas spécifique à la grammaticalisation, et peut ne pas se produire : dans le passage du groupe nominal beau coup à l'adverbe beaucoup (voir chapitre 4), ou dans la formation de l'adverbe pourtant à partir du groupe prépositionnel pour tant ('à cause de cela'), rien de tel ne s'est produit. 31. Ainsi par ex. Heine (1993 : 54-58). 39 Grammaticalisation et changement linguistique 8.3 Affaiblissement prosodique et accentuel Au plan accentuel, il se produit souvent dans le cours du processus de grammaticalisation une perte d'autonomie plus ou moins grande. Qu'il s'agisse des pronoms sujets (je crois, tu es fou ?) ou régimes (illum vidit >(il) le voit), des articles (le livre, V ami en français, ou domnul Ta maison' en roumain avec enclise de l'article postposé), des particules devenues préverbes (emporter), des auxiliaires parfois, la forme d'origine peut perdre son accent propre. Ainsi, au plan morpho-phonologique on peut discerner les six étapes successives suivantes dans la grammaticalisation à" unités lexicales en unités fonctionnelles : • de Vautonomie syntaxique, même limitée, caractéristique des lexèmes, • à une contiguïté contrainte (par ex., les prépositions), • à la coalescence (perte d'une ou des deux frontières du mot-source : ancien français (un) beau coup > moyen français beau coup > beaucoup ; latin cantâre hâbeo > latin oral tardif cantâr âyyo> cantarâyyo avec un seul accent > chanterai) • à la cliticisation (perte de l'accent propre et accrochage au mot voisin qui le gouverne, qu'il s'agisse de proclise ou à'enclise), • puis à Vagglutination (domnul en roumain ou au nord en français où l'article est devenu enclitique soit au nom soit à la préposition), qui peut prendre la forme d'une affixation ou d'une flexion, • et enfin à la fusion totale et souvent au cumul des marques, où le morphème au terme de son évolution n'a plus d'existence syllabique (ainsi l'ablatif latin pour les noms en -a, résultant de la coalescence d'un morphème qui s'est mêlé au radical au point qu'il n'en diffère que par l'allongement de la voyelle : naturâvs natura). On résume souvent cette évolution par la séquence suivante : unité lexicale > morphème > clitique > affixe > marque zéro 8.4 Dé-catégorisation morphologique Au plan morpho-syntaxique, une phase de dé-catégorisation, marquée parfois par une hésitation dans les constructions, précède celle de re-catégorisation. Le lexème originel (pas, cause, avoir) devient adverbe (pas) ou locution prépositionnelle (à cause de) ou auxiliaire (avoir, faire, devoir), etc. C'est ce stade que Lehmann nomme une 'dégénérescence morphologique' (morphologie de génération : 1995 :132-134), car ce changement va toujours dans le même sens : ce sont des unités de premier niveau (noms, verbes, adjectifs), qui se transforment en unités 40 La grammaticalisation : un type de changement et un modèle théorique de second niveau (adpositions, conjonctions, adverbes, auxiliaires ou affixes verbaux)32. On a le 'chemin' suivant selon Hopper & Traugott (20032: 107) : 'major category (> intermediate category) > minor category'. 8.5 Figement syntaxique : « La morphologie d'aujourd'hui est la syntaxe d'hier » (« Today's morphology is yesterday's syntax »T. Givôn 1971 ; 413)33 Un grand nombre de morphèmes résultent du figement d'une expression dont les éléments se sont soudés : beau-coup, pour-tant, chanter-a. Il peut certes y avoir grammaticalisation et quasi figement même sans que se produise une soudure physique (phonique ou graphique) : ainsi pour quelque chose, en raison de. Mais la plupart du temps le ou les éléments grammaticalisés connaissent une série de changements qui aboutissent à une soudure ou du moins à une coalescence ou à une contiguité soit entre les éléments d'un syntagme grammaticalisé (beau coup), soit entre l'élément grammaticalisé et celui avec lequel il se construit (par ex. : démonstratif latin ille> pronom clitique de 3e personne/'). On peut proposer la 'chaîne' de cohésion croissante suivante : cohésion syntagmatique > coalescence > cliticisation > agglutination (d'après Lehmann 1985/1995). Un trait postérieur de cette évolution est la paradigmatisation ; le nouveau morphème entre dans un paradigme existant et s'y adapte, modelant sa forme et ses constructions en conséquence. Ainsi par exemple, les noms perdent très souvent leur article en devenant préposition en français (question chômage, face au chômage) Ce trait entre parfois en contradiction avec celui de 'persistance' que l'on évoquera plus bas (section 12.3), certains morphèmes conservant des traces de leur classe de mots ou catégorie d'origine ; c'est ainsi en français que l'adverbe tout, contrairement à la morphologie adverbiale, continue de s'accorder de façon complexe (Ouvrez les fenêtres toutes grandes !). En effet, même une fois soudé, le nouveau morphème conserve parfois certaines de ses anciennes caractéristiques syntaxiques. Comparons les deux prépositions à cause de et pendant, toutes deux issues de grammaticalisations ; la première se construit avec de comme le 32. "A lexical item belongs, roughly, in one of the major classes of nouns, adjectives, mimerais or verbs. The minor classes of grammatical items are, essentially, auxiliaries (and the like), adpositions and conjunctions (particles and interjections remain unclassified)." (Lehmann 1995 : 133-134) 33. Comme l'a signalé A. Brahim (1997), une formule proche avait été proposée par H. Frei à propos des 'fautes de français' (p. 19. note 29 : les fautes d'hier sont les règles d'aujourd'hui). 41 Grammaticalisation et changement linguistique nom-source cause avec son complément génitif, alors que pendant, ancienne forme verbale, se construit directement avec ce qui est en fait son ancien sujet. Une hypothèse de C. Lehmann ( 1995 :135-136) permettrait de rendre compte de ce trait : s'agissant de prépositions composées ou de conjonctions complexes -mais cette explication pourrait s'étendre à toute sorte de morphème, il propose de distinguer une première étape où se crée une unité complexe figée (à cause de), d'une seconde étape où le sens et éventuellement la forme du nouveau morphème évoluent. 8.6 Changements aux divers niveaux Pour résumer les changements parallèles qui constituent le processus de grammaticalisation, nous empruntons à A. Sôrés (2005 à par.) le tableau synthétique qu elle a repris, en le complétant, de Heine (1993 : 87) : Domaine Forme-source Forme-cible Sémantique Verbe ou nom lexical à sens plein Unité fonctionnelle à sens grammatical Syntaxe Mot autonome à haut degré de liberté Position fixe Morphologie Mot autonome portant les marques de nombre, genre, ou personne, temps, négation... Elément invariable Phonologie Forme pleine, souvent tonique Forme réduite souvent 8.7 Fréquence accrue Lorsqu 'une forme est en cours de grammaticalisation, les nouveaux emplois ainsi générés font que sa fréquence d'apparition dans les énoncés augmente : cette croissance du nombre des occurrences peut être l'un des signes d'une grammaticalisation à ses débuts. Ensuite, les emplois en tant que morphèmes croîtront selon un schéma que A. Kroch (1989 :223) a nommé 'courbe en S' ('S-curve') : les emplois augmentent lentement d'abord, gagnant un contexte puis un autre ; dans un second temps la fréquence augmente rapidement et également en tous contextes, avant de ralentir, formant enfin une sorte de palier. 42 Lagramm^^ 8.8 À quoi se détecte une grammaticalisation en cours ? (Hagège 1993 ; 195-198 ef2001 ; 1616; Les phénomènes qu'on vient d'évoquer, et qui permettent de reconnaître qu'une grammaticalisation est en cours, sont les suivants : 1. la fréquence du mot-source augmente : ainsi pour le participe passé dit dès que le déterminant anaphorique ledit (> le dit N) se crée en français aux XIIIe-XIVe siècles ; 2. il peut se produire un changement de forme par une série d'affaiblissements (ex. : le démonstratif latin illu(m)>(i)llu>lo>le> /'devant voyelle, comme article ou pronom objet clitique) ; 3. certaines constructions syntaxiques apparaissent ou disparaissent : beaucoup perd les constructions de coup et en gagne d'autres, par exemple avec des animés humains (beaucoup de gens : voir chapitre 4) ; 4. les unités source et cible peuvent se construire et apparaitre côte à côte : Je vais aller au cinéma (aller verbe plein et aller auxiliaire du futur), Je ne ferai pas un pas de plus (pas substantif et pas adverbe de négation). Ce type de phénomène, dénommé par Hagège 'preuve par anachronie' (the proof by Anachronyprinciple : 1993 :200-202), est le signe qu'une grammaticalisation est achevée et que le signe ainsi entré dans la morphologie peut coexister avec sa 'source' sans que le locuteur en soit conscient ni même rapproche les deux états de la même forme. 9 Changement au niveau syntaxique : la réanalyse 9.1 Le processus de réanalyse Une question se pose, souvent confuse et biaisée par l'attitude des linguistes à l'égard de la théorie générativiste (Haspelmath 1998, Waltereit 1999), à propos des liens entre grammaticalisation et réanalyse : il est nécessaire d'apporter quelque clarté dans ce débat. Le terme 'reanalysis' a été introduit par Langacker (1977 : 58) pour désigner un changement syntaxique dans la structure d'une expression ou d'une classe d'expressions, un 'reparenthésage' de ses éléments en quelque sorte, sans que cela se manifeste dans sa structure de surface34. 34 Langacker (1977 : 58) : "change in the structure of an expression or class of expressions that ' does not involve any immédiate or intrinsic modification of its surface manifestation' Ce PhénomèneavaitdéjàétésignaléparHermannPaulenl880(cf.Lang&Neumann-Holzschuh 1999 : 1). 43 Grammaticalisation et changement linguistique Ce terme a été largement utilisé dans le cadre de la grammaire générative (Lightfoot 1979 en particulier) pour désigner le phénomène de réinterprétation qui se produit chez l'enfant en phase d'apprentissage de sa langue. Il peut se faire que l'enfant analyse de façon 'incorrecte' un énoncé qu'il vient d'entendre, produisant ainsi une grammaire alternative, différente de celle de ses parents35. Cette nouvelle interprétation est inférée à partir du contexte (voir Blank 1997 : 159-160 et 1999), selon une reconstruction logique que H. Andersen a décrite dès 1973 et proposé de nommer 'abduction (Andersen 1973 : 765). La réanalyse telle que décrite par la suite se présente comme une sous-classe de l'opération d'abduction. Un bon nombre de changements syntaxiques s'opèrent à travers ce type de restructuration grammaticale : la forme de surface reste la même dans les deux grammaires, mais l'analyse syntaxique change, par exemple les éléments du syntagme se trouvent regroupés différemment et donc analysés de nouvelle façon (re-parenthésage ; voir ainsi chapitre 4 pour beaucoup et très). Le changement ainsi opéré dans la grammaire ne se perçoit qu'indirectement, lorsque de nouveaux énoncés sont produits, conformes à la nouvelle grammaire mais incompatibles avec l'ancienne (voir section 4 ci-dessus). C'est ainsi qu'un lexème peut se rencontrer dans un contexte impossible pour lui jusque là ; par exemple, dès lors qu'en énoncé négatif, le mot mie en ancien français, ou mica en italien, commencent à être employés avec d'autres verbes que ceux qui signifient 'manger', et spécialement avec des verbes intransitifs, c'est que le mot a été interprété non plus comme 'miette', mais comme 'fragment minuscule désignant l'absence d'une entité', c'est-à-dire comme auxiliaire de négation et non plus comme objet direct : 77 ne manjue mie > Il ne vient mie. La réanalyse se perçoit donc dans l'extension des emplois : le terme auparavant lexical se combine ensuite bien plus largement, avec des termes qui n'auraient pas été compatibles avec son sens premier lexical. La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique 9.2 La réanalyse est-elle systématique dans le processus de grammaticalisation ? C'est une question importante. Ceux qui y répondent affirmativement en induisent souvent que la grammaticalisation n'est qu'une sous-classe de la réanalyse, comme le font certains linguistes (Harris & Campbell 1995 : 92)36, que reprend Peyraube (2002 : 50-53). L'accumulation de cas empiriques semble montrer que dans la plupart des cas la grammaticalisation comporte une phase de réanalyse ; mais doit-on en induire que c'est toujours le cas ? Et même si c'était le cas, faut-il réduire le premier type de changement au second ? Cette réduction de l'un des phénomènes à l'autre résulte à notre avis de la non-distinction de trois processus différents : 'réinterprétation' sémantique, 'réanalyse' qui est un phénomène concernant l'analyse syntaxique, et 'recatégorisation' qui concerne la conséquence morphologique possible de ce phénomène. Il est vrai que la réanalyse produit dans bien des cas un changement de catégorie et est souvent accompagnée d'une réinterprétation sémantique, mais ce n'est pas toujours le cas. Ainsi, on trouve nombre de cas de grammaticalisation où on peut discuter s'il y a ou non strictement une phase de réanalyse : un démonstratif ou un numéral devenant article (illum > le, unum > un) implique une réinterprétation sémantique et une recatégorisation morphologique - mais y a-t-il une réanalyse ? La réanalyse ne semble pas nécessaire non plus pour rendre compte de changements syntaxiques tels que la transformation d'une organisation phrastique pragmatique (Thème-Rhème, ou Topic-Focus) en un ordre des mots syntaxique (Sujet-Verbe) : il y a réinterprétation. 35. Après W. Whitney et H. Paul (1880), A. Meillet avait insisté sur le rôle de la discontinuité liée à l'apprentissage dans le changement de sens des mots : « Il faut tenir compte d'abord du caractère essentiellement discontinu de la transmission du langage : l'enfant qui apprend à parler ne reçoit pas la langue toute faite : il doit la recréer tout entière à son usage d'après ce qu'il entend autour de lui, et c'est un fait d'expérience courante que les petits enfants commencent par donner aux mots des sens très différents de ceux qu'ont ces mêmes mots chez les adultes dont ils les ont appris. » (Meillet (1906 : 235), cité par Nyckees (1998 : 140) et De Mulder (2001)). 36. "In our approach, the process of grammaticalization involves reanalysis in the sensé defined above. Grammaticalization is one type of macro-change, consisting minimally of one process of reanalysis, but frequently involving more than one reanalysis... Grammaticalization is often associated with 'semantic bleaching' and this 'bleaching' is the resuit of reanalysis or, perhaps better said, it is the essence of the reanalysis itself. Grammaticalization may involve reanalysis of a complex structure as a simpler one or reanalysis of category labels. This aspects of grammaticalization are here considered reanalysis because the structure is altered, while the surface manifestation may remain the same." (1995 : 92) Nous soulignons les points qui nous paraissent discutables dans cette réduction de la grammaticalisation à la réanalyse. La recatégorisation est une conséquence éventuelle de la réanalyse, et n'est pas le phénomène même. Les auteurs emploient may, ce qui signifie que la grammaticalisation peut être aussi autre chose. Enfin, dans la grammaticalisation il y ajustement très souvent sinon toujours un changement formel, de la surface. 44 45 Grammaticalisation et changement linguistique Cette assimilation des deux phénomènes est également critiquable d'un point de vue théorique : comme le soulignent Heine & Reh (1984 : 95 sq., et 1991 : 167 et 171 ), et à sa façon Haspelmath ( 1998), la grammaticalisation est un phénomène unidirectionnel, ce que n'est pas la réanalyse. On ajoutera pour notre part un argument qui concerne la différence fondamentale à l'origine de ces deux processus. La réanalyse implique en premier lieu la compétence interprétative : c'est l'auditeur qui, sur un énoncé qu'il entend, pose une analyse différente de celle faite par celui qui a produit cet énoncé. Or l'une des causes possibles des grammaticalisations, la plus importante selon Traugott en particulier, est à rechercher chez le locuteur, qui, comme le soutiennent Traugott, Keller et beaucoup d'autres à leur suite, souhaite en produisant une construction décalée ou imagée, en tout cas inédite, être remarqué et écouté. Nous adopterons la position de Hopper & Traugott (20032: 59)37, qui affirment l'indépendance des deux phénomènes et la nécessité de les distinguer : bien qu'eux-mêmes pensent que tout phénomène de grammaticalisation comporte une réanalyse, dès lors que toute réanalyse ne se résout pas en une grammaticalisation, il y a une dissymétrie et l'on ne peut réduire l'un des phénomènes à l'autre. Une analyse plus poussée des spécificités de la grammaticalisation ne peut se faire qu'au sein d'une analyse globale des différents types de changements linguistiques, comme nous le montrerons au chapitre 2, où nous reviendrons de façon plus précise (section 3.4.2, pp. 85-87) sur les spécificités des trois changements grammaticaux importants et bien connus que sont la grammaticalisation, l'analogie et la réanalyse. 10 Existe-t-il une spécificité du processus de grammaticalisation ? 10.1 On peut en douter si on analyse le processus en ses éléments Comme l'ont excellemment montré L. Melis & P. Desmet (1998 : 13-20), puis à leur tour R. Janda & B. Joseph et F. Newmeyer & L. Campbell (in Language Sciences 2001), si l'on considère chacun des phénomènes qui interviennent dans ce processus, aucun des traits ci-dessus décrits n'est propre aux grammaticalisations : soit qu'ils ne correspondent qu'à des tendances de fréquence et que 1 ' on puisse trouver des contre-exemples à la règle énoncée, soit que d'autres types de changements présentent le même phénomène. 37. « Whereas grammaticalization always involves reanalysis, many clear cases of reanalysis do not resuit in grammaticalization ». La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique Ainsi, si l'on reprend point par point les transformations que l'on a décrites ci-dessus, on s'aperçoit qu'il n'en est aucun qui soit l'apanage exclusif des grammaticalisations. Au plan phono-morphologique, la contiguïté pouvant aller jusqu'à la fusion se retrouve dans les noms composés (pomme de terre), les verbes préfixés (surpasser) ou les locutions verbales (avoir peur). Les autres facteurs formels : fixation de la position, attrition phonétique, contiguïté, réduction de la portée, etc., se retrouvent tous dans des phénomènes autres que la grammaticalisation. Au plan morphologique, une grammaticalisation se caractérise par une dé-catégorialisation et une re-catégorialisation. Mais ce double phénomène se produit également pour les infinitifs, adjectifs, ou prépositions substantivés, qui transitent aussi par cette voie. Et syntaxiquement, comme on l'a vu, la réanalyse ne se réduit pas à n'être qu'une étape de la grammaticalisation. Au plan sémantique, si l'on peut admettre l'idée que la grammaticalisation provoque un élargissement de sens grammatical - qui se traduit par une extension de ses emplois dès lors qu'un morphème possède en général une plus grande capacité de constructions qu'un lexème (voir section 7.2, p. 35, et aussi, entre autres Traugott 1993 :100), il existe des cas où au contraire le sens grammatical a réduit ses valeurs. Par exemple pourtant a perdu sa valeur causale pour ne garder que la valeur concessive (Soutet 1992 : 90), pour que n'a conservé que la valeur finale et a perdu sa valeur causale (Melis 1978). Par ailleurs, le processus d'extension du champ d'application par métonymie ou métaphore se produit au moins aussi souvent en sémantique lexicale (Lakoff & Johnson 1980). Si la grammaticalisation permet de conventionaliser des fonctions pragmatiques, cela se rencontre dans le lexique aussi (cf. Bon appétit ! in Geeraerts 1989 :1245-1247). Et si la ' subjectivation', c'est-à-dire la croissance de la part énonciative du langage, est censée accompagner la sortie du lexique et l'entrée dans la grammaire de nouveaux lexèmes, on retrouve cela dans le lexique : beaucoup de mots relationnels, ou évaluatifs, ne peuvent se comprendre qu'en relation avec l'énonciateur (ex. : père, mère, et tous les termes d'adresse et déictiques sociaux). C'est donc ailleurs qu'il faut trouver l'originalité du processus que nous étudions. Comme on va le voir, le processus de grammaticalisation possède à notre avis une double spécificité : d'une part dans le fait qu'il s'agit toujours d'un phénomène complexe, et d'autre part dans sa directionalité, c'est-à-dire dans la nature des points de départ et d'arrivée. 46 47 ^^^^ mguistique 10.2 Définition : un phénomène complexe, 'une combinaison de phénomènes de changement' (Traugott & Heine 1991, vol. 1:7: « Grammaticalization is a subset of phenomena occurring in change ») Il est un point sur lequel tout le monde s'accorde, c'est la complexité constitutive de tout processus de grammaticalisation. Affirmé d'emblée par Traugott & Heine (1991 :7), ce trait a été réaffirmé par Bybee, Révère & Pagliuca (1994) qui tendraient à voir dans l'articulation intime de ses divers aspects la spécificité même du processus : « The events that occur during this process may be discussed under rubrics of semantic, functional, grammatical, and phonological changes, though we will argue that thèse processes are intimately connecteol with one other. » (1994 : 4-5 : nous soulignons) Au terme d'une analyse 'déconstructiviste' de la notion, F. Newmeyer (2001) conclut à la légitimité de la notion, à condition de n'y voir qu'une expression résomptive en quelque sorte, désignant la somme des processus qui la composent, et de ne pas désigner par là une dynamique propre (une sorte de 'drift ' sans doute) qui excéderait cette simple addition de micro-processus : « We have examined the component parts of grammaticalization and found that they ail are manifested independently... One obviously has the right to use the term 'grammaticalization' to describe the conjunction of certain types of historical changes that are manifested independently. No harm is done as long as the use of the term in such a way does not invite the conclusion that some dynamic is at work in grammaticalization that cannot be understood as a product of thèse historical changes. » (Newmeyer 2001 : 202-203) Mais cela n'exclut pas que l'on puisse considérer cette complexité constitutive du processus de grammaticalisation comme l'un de ses traits distinctifs, au même titre que les trois caractères que nous avons listés ci-dessus (section 6.1, p. 30) comme participant de sa définition : progressivité, unidirectionalité, obligation. On définira donc la grammaticalisation comme un processus complexe, synthèse de plusieurs phénomènes de changement38, agissant aux divers niveaux de l'analyse linguistique, et qui aboutit toujours à un résultat positif de création d'une nouvelle unité grammaticale (même si cela apparaît mal lorsque le grammaticalization". y ëIUUPea under the gênerai heading of 48 La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique changement aboutit finalement à un cumul de marques occultant parfois l'un des marqueurs : ainsi le -s graphique du pluriel des noms en français résulte de désinences -as ou -os qui marquaient à la fois le nombre pluriel, le genre masculin pour -os et féminin pour -as, et le cas accusatif). Le processus de grammaticalisation conduit à ajouter un morphème, une forme, un paradigme, ou bien encore une catégorie ou une distinction nouvelles, au système grammatical39. D'autres changements en revanche peuvent avoir un résultat négatif, et aboutir à la suppression de formes, paradigmes, catégories ou distinctions (chapitre 2). Ainsi qu'on le voit, le fait de préciser les traits définissant les divers processus de changement les uns par rapport aux autres permet de limiter et de situer plus clairement les 'grammaticalisations' en leur sein, et c'est cet effort de délimitation et de définition que l'on poursuivra dans le chapitre 2. 10.3 Vers l'élaboration de 'Paramètres' (C. Lehmann 1985/1995) et de 'Principes' (P. Hopper 1991: 17-36) Concernant le processus de formation des nouveaux termes grammaticalisés, Lehmann avait défini des 'paramètres' permettant de préciser le degré de grammaticalité auquel ces nouveaux morphèmes étaient parvenus (1995 :122). Il s'agissait de déterminer les caractères des lexèmes d'origine qui disparaissaient peu à peu dans leur transformation en morphèmes : le poids, l'autonomie et la variabilité. Ces trois traits se réduisent progressivement dans les cas généraux de grammaticalisation : par la perte des frontières du mot et de sa consistance phonétique et accentuelle, par la perte d'autonomie dès lors qu'il y a croissance de la cohésion de ce nouveau morphème avec d'autres signes, par la réduction de sa capacité à se déplacer ou à se combiner avec d'autres signes. Ces 'paramètres' se rencontrant toujours peu ou prou dans les grammaticalisations, ils permettent de caractériser le processus, même si, comme on l'a vu, ils n'en sont pas spécifiques. Concernant le mode d'intégration et le fonctionnement des nouveaux morphèmes dans la langue, un certain nombre de tendances, sinon distinctives, du moins assez régulières, ont été repérées, qui ont permis à P. Hopper il y a une douzaine d'années (1991 : 22-31) de formuler les cinq 'principes' suivants qui sont plutôt des tendances récurrentes que des traits spécifiques du phénomène : 1. principe de 'stratification' (layering) : l'introduction d'un nouveau terme dans un 'domaine' de la grammaire ne fait pas toujours ni aussitôt disparaître les unités qui exprimaient la même notion ; les unités d'origine différente 39. Nous reviendrons à la fin du chapitre sur cette typologie des résultats des grammaticalisations. A. Giacalone-Ramat (1998) est l'une des seules à avoir abordé cette question, qui fera l'objet de la dernière section de notre chapitre 7, p. 251. 49 Grammaticalisation et changement linguistique Lagrarwvatic^^ peuvent coexister et interagir. Ce premier principe rejoint, ou reprend, le Principe de coexistence formulé par Faarlund (1990 :48-49). En français par exemple comme dans les autres langues romanes, les deux types de futur (je chanterai I je vais chanter) coexistent et interagissent en se répartissant éventuellement des valeurs différentes. 2. de 'différenciation' (divergence) : la valeur grammaticale nouvelle acquise par un terme ne fait pas disparaître ses fonctions ou emplois antérieurs. Et l'ancienne et la nouvelle unité continuent d'évoluer chacune dans son domaine propre. Une illustration de ce principe serait le cas où les deux unités source et cible peuvent se construire l'une avec l'autre, c'est la preuve de l'achèvement du processus de grammaticalisation : ainsi en français la négation pas qui résulte de la grammaticalisation du substantif pas, peut coexister avec ce dernier : // n'a pas avancé d'un pas (voir ci-dessus section 8.8, p. 43 : c'est ce qu'Hagège nomme la 'preuve par anachronie'). 3. de 'spécialisation' ou de 'sélection' (specialization) : il peut exister dans une langue plusieurs moyens (lexicaux) de dire la même chose : quand une grammaticalisation se produit, cette variété se réduit, et le petit nombre des formes conservées assume des significations grammaticales plus générales ; 4. de 'persistance' ou 'conservation' (persistence) : une forme grammaticalisée conserve souvent des traces de son histoire, de ses significations et de ses constructions d'origine. Ainsi en français les nombreuses prépositions complexes formées à partir d'un nom comportent une préposition qui servait à construire le complément du lexème d'origine : côté donne à côté de. 5. de 'dé-catégorisation' : les formes en se grammaticalisant passent des catégories majeures « nom » , « adjectif » et « verbe », à des catégories secondaires telles que « adverbe », « participe », « prépositions », etc. Ces traits caractérisants - mais non distinctifs ni obligatoires - ont été relevés dans de très nombreuses langues et grâce à l'analyse d'innombrables cas de grammaticalisation : pour l'instant ils n'ont cependant de valeur que statistique. On y ajoutera l'existence d'une part de 'canaux' ou 'chemins' par lesquels le processus semble passer presque systématiquement, et d'autre part de 'degrés' de grammaticalité qui semblent suivre une hiérarchie empiriquement constatée. Ce sont ces phénomènes que l'on va examiner à présent. 11 Degrés et étapes de la grammaticalisation ('clines') : échelles de grammaticalité et renouvellement de la morpho-syntaxe 11.1 'Chemins de grammaticalisation' et 'échelles de grammaticalité' Nous avons précédemment (section 7.4) étudié les chaînes sémantiques au long desquelles le nouveau morphème évoluait. Outre ces régularités dans l'évolution sémantique, que connaissent tous les termes en cours de grammaticalisation, on a pu repérer d'autres régularités, tout aussi fortes et intéressantes, tant pour la connaissance des facultés cognitives à l'œuvre dans le langage, que pour la linguistique diachronique. Ces régularités concernent les catégories grammaticales qu'adoptent les lexèmes initiaux. C. Lehmann (1995 :25) aproposé de distinguer d'une part des chemins, des 'canaux' de grammaticalisation (grammaticalization channels), empiriquement constatés, qui mènent de la catégorie du lexème de départ à celle du morphème final ; et d'autre part une 'échelle de grammaticalité' (grammaticalization scale), au long de laquelle chaque morphème peut se situer par rapport à son évolution, et par rapport aux autres morphèmes de cette langue, le premier échelon étant par définition moins grammaticalisé que le second, etc. Les 'canaux' ont été conçus à partir de l'idée exprimée par Givon (1979), reprise et approfondie par la suite, selon laquelle on pouvait prévoir en grande partie le sort et la catégorie d'adoption d'un lexème dès lors qu'on connaissait sa signification de départ. Et Lehmann, se fondant sur Meillet, insistait ajuste titre sur l'attention à accorder à la catégorie ou fonction de départ du lexème. En outre, le fait que depuis Kuryiowicz on puisse parler de grammaticalisation non plus seulement pour désigner le passage du lexique à la grammaire, mais également pour évoquer une évolution entre certains types de morphèmes ('du moins grammatical au plus grammatical'), a conduit à poser la nécessité d'une échelle de grammaticalité : certains morphèmes apparaissent à l'évidence plus 'grammaticaux' que d'autres. Certains linguistes ont tenté de définir cette gradation, non pas à partir de l'étude empirique des grammaticalisations, mais à partir de critères externes, formels, tels que ceux formulés par Lehmann : poids, autonomie et variabilité ; le terme le moins grammatical est évidemment celui qui a le plus fort coefficient de chacun de ces traits. D'autres linguistes définissent la grammaticalisation comme un processus de 'paradigmatisation , c'est-à-dire comme la translation d'une unité librement construite à une unité enserrée dans un paradigme. Ils adoptent donc, comme 50 51 391^61 Lagramma^ critère pour repérer le degré de grammaticalité d'un terme en évolution, le type de paradigme dans lequel il entre : au tout début de l'échelle se situent les paradigmes non clos (les adverbes par exemple), puis viennent ceux dont la liste est plus fermée (les prépositions par exemple, ou les auxiliaires modaux, dont la liste pour le français varie d'un manuel à l'autre), puis ceux dont la liste est absolument fixe (les formes conjuguées du verbe par exemple). A ces deux sortes de critères, nous pourrions en ajouter un autre, dérivant de la définition même que nous avons adoptée pour la grammaticalisation : sa 'subjectivabilité'. Ce n'est que quand il est routinisé et que sa fréquence est devenue régulière, que le nouveau terme (1' « innovation » selon H. Andersen) peut être ' paradigmatisé ', ' morphologisé '. Or on définit le stade initial de ce type de changement comme un effort du ou des locuteurs pour 'subjectiver' l'expression d'une notion. On peut donc dire que le terme de départ, le terme innovant, est forcément plus 'subjectivable' que le terme d'arrivée : c'est donc, dans une chaine de termes, celui qui est susceptible de porter le plus haut degré de subjectivité sémantique. 11.2 Des échelles de 'grammaticalité' : du moins grammatical au plus grammatical À partir de ces critères ou de l'étude empirique chronologique du développement des grammaticalisations, plusieurs chaînes catégorielles ont ainsi été proposées, qui toutes vont du lexique à la grammaire ou du moins grammatical au plus grammatical : • lexème > morphème autonome > clitique > affixe ; • nom > pronom (ainsi en français : on < hom qui est le cas-sujet (nominatif) de home en ancien français, chose, rien, personne) ; • verbe > marqueur d'aspect ou de temps (Bybee 1985, Bybee et al. 1994) ; • adverbe > préposition ; • pour l'article dans les langues qui en possède, J. H. Greenberg (1978) a proposé : démonstratif > article défini > marqueur de genre ; ainsi en français moderne le/ la/les apparaît comme un marqueur de genre et nombre, alors qu'en ancien français il marquait la définitude (voir Epstein 1994, 1995 ; et chapitres 3 et 6 de cet ouvrage). Toute évolution peut s'arrêter dès la première étape du changement, c'est-à-dire au plus bas degré de grammaticalité : les exemples en sont nombreux ; ainsi en français les auxiliaires temporels ou modaux conservent une certaine autonomie et n'ont pas évolué en purs affixes (sauf dans le cas du futur synthétique où l'auxiliaire modal habere est devenu un affixe : chanter-aï). 52 À l'inverse, certaines évolutions se poursuivent : mais quand peut-on dire qu'un processus de grammaticalisation est parvenu à son terme ? Il existe trois critères selon les traits définis précédemment : • lorsqu'un morphème a atteint un degré d'affaiblissement phonétique qui lui a fait perdre toute autonomie (fusion ou cumul des marques). Ce qui peut ensuite arriver, c 'est la disparition de la distinction ainsi marquée, dans les cas où elle cesse d'être marquée par ailleurs ou autrement. C'est le cas du genre neutre dans les langues romanes, ou encore du morphème de pluriel -s en français qui n'est plus que graphique (et n'est prononcé que dans de rares cas de liaison), alors qu'il est encore articulé dans les autres langues romanes qui l'utilisent ; • lorsqu'un morphème cesse d'exprimer la notion grammaticale qu'il marquait à l'origine : ainsi en français on peut estimer que l'article défini a atteint un stade pré-ultime, au sens où il peut marquer le générique (voir chapitre 6 ci-dessous) - ce qui est un sens bien éloigné de la notion de définitude originelle ; • lorsque pour exprimer une notion grammaticale, il y a obligation à employer le nouveau morphème, et seulement celui-ci (caractère d obligation : voir section 6.1). 11.3 Renouvellement des unités de la grammaire Le processus de grammaticalisation est le mécanisme qui, sans cesse à l'oeuvre, renouvelle constamment, à tous niveaux, le stock des distinctions, morphèmes et catégories à l'œuvre dans chaque langue. Nous soulignerons deux aspects : c'est à partir du discours, de la langue en fonctionnement, que ce phénomène s'enclenche. Comme l'exprime Givôn (1979 : 209)40, la chaine de grammaticalité idéale serait : discours > syntaxe > morphologie > morphophonologie (affixation) > zéro. Et au terme du processus, le résultat peut être l'élimination ou tout au moins l'obsolescence d'une forme (morphème ou construction) ou d'une notion avec laquelle la nouvelle unité était en variation (ou en compétition). 40. Alors que Traugott (1996 : 185), moins Tonctionnaliste', préfère la chaîne prototypique suivante : lexique > syntaxe > morphosyntaxe > morphophonologie > zéro. 53 Grammaticalisation et changement linguistique 12 Lexèmes et catégories poreux à la grammaticalisation ? (Heine & Kuteva 2002) 12.1 Y a-t-il des lexèmes plus sujets que d'autres à être grammaticalisés ? Cela est désormais reconnu, certains lexèmes sont de bons supports pour ce processus. On a repéré des régularités dans le 'calcul' tant métaphorique que catégoriel (12.2) qui guide l'opération de grammaticalisation. Le dictionnaire des grammaticalisations (World Lexicon of Grammaticalization) de Heine & Kuteva (2002) a été élaboré à partir de ces régularités lexico-sémantiques découvertes dans les langues du monde. On constate ainsi par exemple que dans les langues qui possèdent un article défini, celui-ci a pour source un démonstratif, ou bien que les lexèmes désignant certaines parties du corps (tête, côté, dos), donnent des adpositions dans de très nombreuses langues du monde. Mais est-ce à cause de la ' généralité de leur sens ' (Hagège 2001 :1619) ? Ou bien de leur polysémie ? Ou de leur sens prototypique (De Mulder 2001) ? Ou encore du nombre des contextes avec lesquels ils se construisent - ce qui revient à exprimer d'un point de vue syntaxique les deux premières questions précédentes ? Heine avait souligné (1993 : 29) que c'étaient les verbes compatibles sémantiquement avec le plus grand nombre de contextes, ayant donc un degré de généralité sémantique élevé qui se grammaticalisaient en auxiliaires dans les langues du monde : aller ou venir41, et non pas nager ou tressauter - ce que Bybee exprime en expliquant ce choix par le fait que ces verbes ne désignent pas un type de mouvement précis. Dans d'autres cas, c'est L'objet interne' d'un verbe qui se grammaticalisé en adjoint de la négation : ne veoir goûte, ne manger mie, ne faire pas, ne soner mot. Dans le cas des verbes donnant des prépositions, Hagège (1993 : 211-222) a pu distinguer cinq domaines sémantiques particulièrement productifs : les verbes statiques, les verbes de mouvement (aller > à, venir de > de, suivre > suivant...), ceux indiquant le recours à une référence (se conformer à > conformément à), et ceux marquant l'action d'un agent sur un patient ou un objet. 41. Bybee, Révère & Perkins (1994 :9) : "The lexical units that enter into grammaticization have already undergone considérable generalization of meaning and usually represent, in the purest fashion, the basic semantic features of their domains. Thus 'corne' and 'go' are the motion verbs chosen most often for grammaticization, 'do' in the dynamic transitive verb, and 'have' and 'be' are the stative verbs." Les auteurs ont obtenu ces résultats à partir d'un échantillon de 76 langues appartenant à 25 familles différentes. La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique Enfin, certaines constructions favorisent la grammaticalisation : un verbe ayant un régime infinitif peut devenir un auxiliaire un jour, comme l'a montré Bolinger42. 12.2 Y a-t-il des catégories plus éphémères, plus sujettes aux changements, que d'autres ? Oui : les prépositions, les conjonctions de subordination, les auxiliaires et les verbes modaux semblent des morphèmes particulièrement instables. Meillet écrivait déjà (1915-16: 163): « Il reste à rechercher pourquoi, en dépit des circonstances qui paraissent de nature à en assurer la stabilité, les conjonctions et le relatif sont si sujets à disparaître et à se renouveler.. .La première et la plus importante de ces causes consiste dans le besoin qu'éprouve le sujet d'être expressif, de bien faire sentir sa pensée et d'agir sur son interlocuteur. » Au regard de descriptions plus récentes, les relatifs semblent bien plus stables. Une autre catégorie, celle des morphèmes adverbiaux, semble particulièrement sujette au renouvellement par grammaticalisation en particulier. Ceux marquant le haut ou le très haut degré, ou au contraire le plus bas degré, ont un taux de renouvellement très élevé, les premiers comme marqueurs d'intensité, les seconds comme adjoints de la négation. Le trait de 'subjectivité' inhérent à ces marqueurs, s'use assez vite avec la routinisation des emplois, et il faut reconstituer le stock des morphèmes 'expressifs'. Parmi les paradigmes verbaux, on observe un contraste fort entre les formes du présent, qui semblent très stables, et celles marquant le passé ou le futur, qui sont au contraire relativement changeantes et instables. Depuis le XIXe siècle, des linguistes ont pu repérer à travers les siècles l'existence de ce que l'on a nommé des 'cycles' : cela semble être le cas en particulier pour le futur (Fleischman 1982), l'ordre des mots (Combettes 1988, Hagège 1978, Hagège 1993 : chapitre 5), et sans doute aussi les démonstratifs (Diessel 1999, Simone 2000, Marchello-Nizia 2004)43. 42. D. Bolinger (1980) : "The moment a verb is given an infinitival complément, that verb starts down the road of auxiliariness. It may make no more than a start or travel ail the way" : ' Wanna and the gradience of auxiliaries'). 43. Sur cette question de la 'cycherté' de certains changements dans les langues, voir aussi P. Ramat ( 1993 : cr de Schwegler), qui rappelle que von der Gabelenz déjà évoquait une structure en spirale (Spirallauf) plutôt que strictement cyclique. 54 55 33212697 Grammaticalisation et changement linguistique La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique 13 Importance et limites de cette approche 13.1 Importance quantitative et de fréquence Le modèle théorique étudié ici a donné lieu depuis une vingtaine d'années à de très nombreux travaux, et ces acquis font preuve de la pertinence et la fécondité du concept de 'grammaticalisation'. Les exemples sont innombrables (le Dictionnaire de Heine & Kuteva rassemble entre cent et deux cents rubriques), et ce type d ' analyse a apporté un éclairage tout à fait neuf dans de nombreux domaines. Nous en évoquerons quelques-uns en particulier : • En morphologie, cela concerne tout spécialement les catégories suivantes : la formation du futur dans les langues qui le possèdent (toutes ne l'ont pas) ; la formation des 'articles' défini, indéfini, partitif dans les langues qui en possèdent ; la formation des pronoms personnels de 3e personne ; celle des adverbes de négation (pas/mie/point) ; l'origine des auxiliaires verbaux aspectuels, modaux ou temporels ; les adverbes en -ment dans les langues romanes ; la formation des adpositions dans les langues qui en possèdent (chez, à cause de, dans, durant...), etc. • En syntaxe, à côté d'autres approches, le processus de grammaticalisation fournit une bonne analyse de ce que l'on a nommé 'figements', et il permet de mieux décrire et même de prévoir l'évolution de l'ordre des éléments de la phrase ou du syntagme. Cette approche, par son aspect graduel, est un moyen de repérer des universaux linguistiques du changement : de ce point de vue, beaucoup de régularités ont déjà été mises au jour, mais nous ne sommes qu'au début de découvertes bien plus importantes, et l'interprétation de ce qui a été décrit d'ores et déjà est à peine commencée. Enfin, comme le fait Klausenburger (2000 : 35), on peut grâce à cette approche dépasser la problématique d'une évolution cyclique de l'analytique au synthétique, en replaçant les phénomènes ainsi désignés traditionnellement, au sein du modèle de la grammaticalisation. 13.2 Limites de cette approche Malgré ses succès indéniables, nous soulignerons cependant cinq insuffisances du modèle de la grammaticalisation : Jusqu ' à présent, les causes et motivations invoquées pour ce type de changement sont externes au système de la langue ; or certains changements morphologiques sont certainement le résultat de mutations se situant au niveau de la structure même de la grammaire ; c'est un point sur lequel on reviendra (chapitre 2 et chapitre 7) ; • Les changements ne sont pas situés dans le temps : on en connaît mieux les étapes (cf. ci-dessus, 'échelles de grammaticalité' et 'chaînes sémantiques') ; mais on sait peu de chose jusqu'ici sur leur temporalité interne. Quant à leur durée et à leur temporalité externe ou relative, aucune régularité n'a été systématiquement établie ; elles sont donc actuellement imprédictibles ; c'est l'un des domaines où beaucoup est encore à découvrir. • Dans la très grande majorité des études effectuées dans cette perspective, les changements sont analysés comme n'ayant aucun rapport entre eux. Or nous montrerons que, comme cela apparaît dans le cadre générativiste des 'Principes et paramètres' en ce qui concerne la syntaxe, cette vision pointilliste peut être à présent dépassée dans tous les domaines. Nous montrerons qu'il existe des 'changements liés' qu'il est nécessaire de traiter parallèlement (chapitre 4) ; • Dans la très grande majorité des études effectuées jusqu'ici, sont étudiés deux types de phénomènes : l'apparition de nouvelles formes dans un paradigme, et la création de nouveaux paradigmes ; mais pas au-delà. Or nous montrerons qu ' on peut déceler des changements à d' autres niveaux, dans la structure même du système (cf. ci-dessous, et chapitre 7). • Cette approche n'explique pas la disparition de morphèmes ou constructions ; or on peut d'ores et déjà fournir quelques avancées dans ce sens (chapitres 2 et 4). 14 Pour une typologie des grammaticalisations : les quatre types de grammaticalisation 14.1 tes niveaux de grammaticalisation et l'architecture de la grammaire L'un des enjeux des réflexions prochaines sur le processus de grammaticalisation et sa théorisation est certainement l'élaboration d'une typologie. On a vu quelle peut être la complexité du phénomène. Mais il s'agit de l'une des faces du phénomène par lequel se perçoit le mieux la faculté créatrice de l'homme dans la langue44. A. Giacalone Ramat (1998 :108) avait initié cette réflexion, proposant trois types de grammaticalisations, selon une combinaison fonctionnelle, entre forme (ancienne ou nouvelle) et fonction (ancienne ou nouvelle). Nous proposons pour 44. Cf. Heine, Claudi & Huhnemeyer ( 1991 :31) :« Universal creativity can beseen, for example, in the gênerai ability to conceptualize points of spatial orientation in terms of concrète objects such as parts of the body or environmental landmarks... ». 56 57 Grammaticalisation et changement linguistique La grammaticalisation^^ de changement et un modèle théorique notre part de distinguer divers types de grammaticalisation, selon le type de résultat obtenu et son impact sur le système grammatical - nous reviendrons sur ce point important dans le chapitre 7 (p. 247-251) : 1. apparition d'une nouvelle forme qui s'insère dans un paradigme existant (ex. : l'article indéfini pluriel des, la création des prépositions question et côté tout récemment (voir Riegel, Pellat & Rioul 1994 : 369) ; on en verra bien d'autres cas dans le chapitre 3 ; 2. apparition d'un nouveau paradigme pour exprimer une notion déjà exprimée par un autre paradigme (ex. : le futur périphrastique je vais chanter à côté du futur synthétique je chanterai) ; 3. apparition dans la grammaire d une nouvelle catégorie qui en était jusque là absente. Cela peut se faire soit par la création d'une nouvelle forme, unique à l'origine, soit d'un nouveau paradigme. Ce type d'innovation appartient à ce qu'E. Benveniste nommait les « transformations innovantes »,« produites par la disparition ou l'apparition de classes formelles, modifiant ainsi l'effectif des catégories vivantes » (1968 : 126-7). Ainsi par exemple, l'apparition des articles défini et indéfini dans les langues romanes pour coder la définitude, catégorie sémantique qui en latin n'était pas marquée grammaticalement - de même dans les langues germaniques, et plus récemment en finnois et en estonien (Laury 1997). 4. apparition dans la grammaire dune nouvelle distinction grammaticale entraînant la restructuration du système grammatical. Ainsi en français, s'étend à divers paradigmes une distinction entre catégories de premier niveau (nom, verbe) et de second niveau (adverbe, adjectif, déterminant). Il s'instaure une re-hiérarchisation des catégories, dont les conséquences se marquent par l'apparition en une même période de changements apparemment indépendants, dans les divers domaines de la grammaire. C'est ce type de changement (macro-grammaticalisations) que l'on décrira au chapitre 7, en proposant de relier à une même cause, interne au système, des changements aussi différents que le bouleversement du système des démonstratifs, l'apparition de nouveaux indéfinis, le développement de l'article partitif, et le remplacement de moult par très et beaucoup. Une telle hypothèse possède une force explicative intéressante, comme l'a déjà montré, dans un cadre différent, l'approche des Principes et paramètres : elle permet de rendre compte de la co-présence à une époque donnée de changements apparemment indépendants les uns des autres, car on montre qu'ils ont la même cause ; et elle permet du même coup d'expliquer la disparition de certaines unités. Il est un autre motif encore d'approfondir une telle perspective : si la classification opérée se révélait pertinente, alors on pourrait considérer qu'on a ainsi accès à Varchitecture même du système de la langue. 58 14.2 Le rôle du système de la langue dans le changement Nous explorerons particulièrement dans le chapitre 7 un aspect des grammaticalisations et de façon plus large des changements linguistiques qui à notre avis reste à étudier : la nature des 'grammaticalisations' de niveau 3 et 4 telles que nous les avons esquissées ci-dessus. Nous mettrons en évidence que les changements ont l'une de leurs 'causes' interne au système : l'apparition de nouvelles distinctions sémantiques dans le système grammatical peut être montrée. A partir des propositions de E. Benveniste (1968), de E. Coseriu (1958), de H. Andersen, et de la notion de 'paramètres' définie par la grammaire générative, nous essaierons de caractériser des phénomènes que nous mettrons en évidence : des changements au niveau du macrosystème de la langue. Au-delà de cette exploration, nous pourrons formuler quelques régularités sur l'activité cognitive à l'œuvre dans le changement linguistique : comme l'écrit B. Lamiroy (1999 : 35) : « Le langage acquiert ainsi de nouveaux moyens linguistiques, qui renvoient moins au monde concret dont on parle qu'à l'organisation de celui-ci par les locuteurs ». 15 Le rôle du locuteur dans le changement : du 'dépositaire' de la langue à l'utilisateur, et de l'utilisateur au 'bâtisseur de langages' Pour Saussure et le structuralisme, le sujet parlant était d'abord le dépositaire d'un 'trésor' commun à sa communauté. La linguistique pragmatique, et tout spécialement en diachronie, a mis en évidence le rôle des utilisateurs de la langue, le locuteur jouant des possibilités de la grammaire afin d'agir sur son interlocuteur. Cette conception d'un locuteur actif sous-tend la démarche de la plupart des linguistes qui travaillent dans la perspective de la grammaticalisation. Cl. Hagège (1993), reconnaissant au locuteur ce rôle fondamental, a promu le concept de 'language builder , de 'constructeur de langue', pour le désigner dans cette activité. On peut sans doute franchir un pas supplémentaire, non seulement en reconnaissant au locuteur un rôle actif conscient, mais également en mettant en évidence l'activité mentale qu'il déploie, inconsciemment, invisiblement, dans l'utilisation qu'il fait de la langue qui conduit à la changer. 5<> Chapitre 2 ÉLÉMENTS D'UNE TYPOLOGIE DES CHANGEMENTS LINGUISTIQUES : CAUSES, PROCESSUS, RÉSULTATS ET PRINCIPES « Language.. .has a drift... The linguistic drift has direction » (E. Sapir 1921) 1 Typologie, ou téléologie ? 1.1 Situer les gramma ticalisa tions Alors que l'approche dite de la 'grammaticalisation' est au premier plan de la recherche en linguistique historique depuis une quinzaine d'années, des discussions se poursuivent sur ses spécificités, ses limites1, les conditions de sa théorisation2, et même sur l'existence du phénomène3. Dans le premier chapitre, nous avons évoqué le long effort de théorisation. Dans ce deuxième chapitre, nous tenterons de situer les phénomènes de grammaticalisation par rapport aux autres types de changement : au sein d'une typologie générale des changements 1. Voir en particulier Giacalone-Ramat ( 1998) : 'Testingtheboundariesof grammaticalization', in Giacalone-Ramat & Hopper eds : The Limits of Grammaticalization. 2. Voir en particulier le numéro spécial de Language Sciences 23 (2001), dirigé par R. Janda et L. Campbell. 3. Dans ce même numéro de Language Sciences 23 (2001), voir les articles de B. Joseph : « Is there such a thing as grammaticalization ? », et de F. J. Newmeyer « Deconstructing grammaticalization ». 61 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'une typologie des changements linguistiques linguistiques, les spécificités de ce processus apparaîtront plus clairement. Après la tentative de le définir de façon interne au premier chapitre, le chapitre 2 tentera d'en préciser de l'extérieur les contours et les frontières. Et cela offrira l'occasion de tenter de saisir l'ensemble des phénomènes de changement dans leur diversité : cette taxinomie des changements grammaticaux était déjà l'horizon que se fixait Langacker dans son article fondateur sur la réanalyse (1977 : 59)4. Cela nous permettra en outre, ensuite, dans le chapitre 3, d'affiner cette mise en perspective générale en situant la part des faits de grammaticalisation dans l'évolution d'une langue précise, le français. Notre analyse confirmera leur importance par rapport aux autres types de changement. 1.2 Deux hypothèses La recherche des régularités à travers la multitude et la diversité des modifications que connaissent les langues suppose qu'on admette que les changements linguistiques ne sont pas aléatoires. Des régularités existent, de diverses sortes et à différents niveaux, qui ont été empiriquement mises en évidence depuis plus de deux siècles, et dont la description attentive a permis de modéliser certains phénomènes, les rendant en partie prévisibles, tant dans leur déclenchement que dans leur réalisation et leurs résultats. Nous tenterons ici de préciser de quelle nature elles sont, à quel niveau elles agissent, et de définir ainsi quelques règles d'évolution gouvernant les changements. On peut penser que la recherche d'une typologie globalisante exigerait une version plus forte de l'hypothèse énoncée ci-dessus, à savoir que tous les changements soient totalement réguliers. Une telle affirmation est prématurée : il est certain que toutes les sortes de changement n'ont pas été identifiées, décrites et nommées. Cependant, pour qu'une typologie soit possible, il suffit qu'on puisse opérer une comparaison à partir d'un assez grand nombre de traits communs : on peut penser que les connaissances déjà accumulées rendent possible la tentative d'une typologie des changements linguistiques, en permettant de comparer de façon suffisamment précise les divers types de changement. Ce chapitre traitera de la nature des régularités repérées jusqu'ici. Nous distinguerons trois aspects : les causes du changement (section 2), ses mécanismes (section 3), et ses résultats (section 4). Cela nous permettra de préciser à quels niveaux de la grammaire ces changements se situent, et quel type de temporalité, quelle implication du locuteur et de l'allocutaire, et quels processus cognitifs ils mettent en jeu. 4. "An overall theory or taxonomy of grammatical change is beyond the scope of this paper, which is however intended as a small contribution in this direction." Au terme de cette analyse, nous serons amené à définir quelle conception et quelle forme de grammaire une telle approche suppose, et de quels modèles on a besoin pour prendre en compte la variation (toute variante est un changement possible) et le changement au sein même du système de la langue. 1.3 Régularités attestées (XIXe-XXIe siècles) Depuis plus de deux siècles, d'innombrables études empiriques et translinguistiques ont amplement montré que des régularités existent dans le changement linguistique. Les travaux ont d'abord concerné, au XIXe siècle, les phénomènes de changements phonétiques et morphologiques. Ils ont conduit, au terme de quelques décennies, à la formulation de 'lois (d'évolution) phonétiques' (Lautgesetze) : loi de Verner, loi de Mussafia, etc. ; les changements dans la prononciation ne sont pas désordonnés, mais se produisent suivant un certain ordre et une certaine configuration dans un temps et un lieu donnés. Cependant, comme le soulignait Meillet en 1906 dans la 'Leçon d'ouverture' de son cours de grammaire comparée au Collège de France, on n'était pas parvenu à définir des lois d'évolution universellement valables : il s'agissait de régularités régionales, de 'lois' (régularités) limitées dans le temps et l'espace, et non pas de lois générales rendant compte de la façon dont les phonèmes évoluent en tout temps et en toute circonstance5. C'est également au XIXe siècle que, parallèlement étaient découverts des principes du changement concernant la morphologie et le lexique, à savoir V analogie, Y emprunt et le changement du sens des mots. Plusieurs décennies plus tard seulement, au XXe siècle, s'est développée la théorisation de deux concepts nouveaux importants, qui concernaient principalement la syntaxe et la morphologie, ceux de réanalyse et de grammaticalisation. Tous ces termes définissent des processus généraux à l'œuvre universellement dans les langues du monde. Mais même si deux siècles de recherches ont rendu possible l'analyse des changements et même la prévision partielle de ce qui peut se passer une fois un processus enclenché, on n'est toujours pas en mesure de prédire (1) à quel moment un phénomène va se déclencher, (2) quelle unité il 5. « On déterminera [...] non plus des lois historiques, telles que sont les 'lois phonétiques' ou les formules analogiques qui remplissent les manuels actuels de linguistique, mais des lois générales qui ne valent pas pour un seul moment du développement d'une langue, qui au contraire sont de tous les temps ; qui ne sont pas limitées à une langue donnée, qui au contraire s'étendent également à toutes les langues. Et.. .ce ne seront ni des lois physiologiques ni des lois psychiques, mais des lois linguistiques. » NB- 'physiologique' renvoie sans doute aux 'lois' phonétiques, et 'psychique' aux phénomènes analogiques. (1982/1906 : 11) 62 63 1 Grammaticalisation et changement linguistique touchera, et (3) à quel stade de son développement il s'arrêtera. On sait nommer et décrire les processus, sans que les conditions nécessaires et suffisantes de leur apparition soient connues. A l'aune d'une ambition globalisante, les résultats que l'on vient d'évoquer semblent modestes. Mais il ne faut pas sous-estimer leur importance, car la description de régularités empiriquement constatées a représenté la première étape vers la conceptualisation de ces phénomènes et la formulation d'univer-saux de changement. La réflexion actuelle sur l'évolution des langues se développe également sur un autre plan, non purement grammatical. Dès lors que le changement linguistique apparaît comme un processus universel, à l'œuvre dans toutes les langues du monde, et donc comme un corollaire ou même comme un facteur nécessaire du fonctionnement des langues, il doit être conçu comme une propriété du langage en tant qu'activité cognitive. Et loin de considérer que le changement trouble le fonctionnement des langues, comme y conduisait nécessairement le modèle structural (voir contre cette attitude l'article fondateur de Weinreich, Herzog & Labov 1968 : 150), on le conçoit désormais comme la condition même de fonctionnement des langues, chaque langue étant représentée non comme une structure stable, mais comme un système dynamique portant en lui-même les éléments de son évolution. Ainsi, la démarche historique conduit à formuler des exigences sur le modèle formel le mieux adapté à la description des langues comme systèmes en constante évolution. 1A 'Drift', 'conspiration', téléologie : la perception de régularités informulées La découverte des régularités est un processus lent, laborieux, peu spectaculaire, parfois ingrat. Sans attendre les fruits prévisibles mais tardifs d'une recherche patiente, certains linguistes avaient déjà perçu que les langues n'évoluaient pas de façon totalement désordonnée. Court-circuitant les étapes d'une conceptualisation rigoureuse, ils ont affirmé que la langue avait en soi un principe qui guide son évolution. Même s'il s'agissait là d'une étape pré-théorique de la pensée du changement, elle n'en a pas moins eu une influence très positive sur cette réflexion, en désignant une direction où chercher : celle des régularités. E. Sapir a été certainement l'un des premiers à exprimer la conviction d'une 'directionalité' du changement ; il a exprimé cette notion à travers la métaphore célèbre du 'courant'(drift) : « Language moves down time in a current of its own making. It has a drift.. .The linguistic drift has direction...The drift of a language is constituted by the unconscious sélection on the part of its speakers of those individual variations Éléments d'une typologie des changements linguistiques that are cumulative in some spécial direction. This direction may be inferred, in the main, from the history of the language. » (1921/1963 : 150, 154-5). Dans son optique, tout changement, malgré son caractère apparemment aléatoire, est en fait sélectionné et soutenu par un courant et va dans une direction précise ; l'accumulation des changements survenus dans une langue donne à voir les 'courants', les 'drifts' qui caractérisent cette langue. Bien des diachroniciens ont repris cette notion d'une direction organisant le changement, souvent sous une forme imagée à forte valeur heuristique, telle celle de la gouttière chez Kury iowicz (1966/1949 :174), ou celle de la « ligne droite idéale » de G. Guillaume, que « la courbe historique du français, dans sa sinuosité réelle, [...] côtoie à distance variable» (1951)7, ou encore celles, plus anthropomorphiques, de 'complot' (conspiracy) et de 'but' (target) chez J. Haiman (1974 : 9-10). Plus récemment, R. Anttila (1989/1972 :193-4, 402-404) a radicalisé cette conception en la rendant moins métaphorique et en assertant le caractère téléologique des langues : le drift est bien chez lui, comme chez Sapir, comme la ligne droite chez Guillaume, une force interne au langage lui-même : « It is the nature of the organism to be oriented toward the change that occurs. Possible changes are added to others, which together are the 'causes' toward which the developing organism is drawn. In other words, the 'causes' are the results, the purpose. In cases like this, one speaks of goal-directed behaviour, teleology, or entelechy (having the end in itself). And language is also a teleological System, exactly like human culture, that is, ail aspects of the specifically human environment...Finalistic and causal influences are closely connected.. .In linguistic change, an observable tendency toward a goal is known as drift. » Ce sentiment d'une unité et d'une cohérence profondes dans la direction des changements, rencontre plusieurs approches théoriques récentes de la réflexion sur la diachronie des langues, et en particulier la typologie diachronique, qui permet de transcender la singularité des langues en allant vers la formulation d'universaux. 7. « La méthode historique, méthode d'observation directe, faiblement inductive, conduit à une description détaillée du cheminement de la langue en quête de systématisation. Or ce cheminement, avec ses essais, ses détours et retours, ne peut prendre pleine signification que si on le réfère à ce qui se serait accompli, n'était la contingence, en ligne droite. C'est cette ligne droite idéale, le système linguistique engendré directement à partir de la condition d'entendement humaine, universelle, panchronique... La courbe historique du français, dans sa sinuosité réelle, la côtoie à distance variable, la coupe et la recoupe, mais toujours, quoi qu'il arrive, en chacune de ses parties, en chacun de ces points, cette courbe s'ordonne secrètement par rapport au chemin droit dont elle n'est qu'une seconde et moins parfaite expression. » (Langage et science du langage, 1951 :72) 64 65 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'une typologie des changements linguistiques 1.5 Historique de la démarche typologique (XIXe-XXIe siècles) La recherche d'une typologie des changements linguistiques n'est pas nouvelle. Au cours du XIXe siècle, un certain nombre de changements de nature différente avaient été repérés et répertoriés. Meillet s'en fait l'écho en 1906, dans sa Leçon inaugurale au Collège de France (1982/1906 : 4) ; résumant les acquis du XIXe siècle, il écrivait : « Les 'lois phonétiques', l'analogie, l'emprunt, tels sont les trois principes d'explication qu'a reconnus la linguistique au cours du XIXe siècle. » (nous soulignons) Quelques années plus tard, et spécialement à propos des formes grammaticales, il ajoutait à l'analogie la 'grammaticalisation', inventant sinon l'idée, du moins le mot : « Les procédés par lesquels se constituent les formes grammaticales sont au nombre de deux... L'un de ces procédés est l'analogie... L'autre procédé consiste dans le passage d'un mot autonome au rôle d'élément grammatical. » (1982/1912 : 130-131 ; voir chapitre 1, p. 18). Mais depuis, il y a eu peu de tentatives pour proposer explicitement une taxinomie des changements linguistiques. Les nombreux ouvrages consacrés à la linguistique historique et à l'étude du changement linguistique supposent de fait une telle démarche, et même parfois ils l'esquissent, ne serait-ce que dans les titres des chapitres7 ; mais la très grande majorité d'entre eux ne l'abordent pas de façon centrale, se contentant d'énumérer l'une après l'autre les diverses approches du changement. Dans la plupart des cas, les auteurs distinguent entre changement phonétique, morphologique (avec l'analogie en particulier), syntaxique, sémantique et lexical8. Mais, même succinctes et partielles, ces esquisses typologiques se sont révélées précieuses : les références qui parsèment la suite de ce chapitre permettent de mesurer l'ampleur de notre dette à l'égard de nos prédécesseurs. C'est il y a une dizaine d'années seulement que A. Harris & L. Campbell (1995) ont repris, à propos de l'évolution syntaxique, la question d'une typologie des changements, dont ils ont réaffirmé la nécessité. Ils ont alors formulé, à propos des changements en syntaxe, l'hypothèse suivante : « We hypothesize that there are only three basic mechanisms [of syntactic change] : reanalysis, extension, and borrowing [nous soulignons]. Ail three have been much discussed in the literature on diachronie syntax. Our proposai differs in that we claim that no other mechanisms exist, and that others that have been suggested, such as rule addition and loss, lexical diffusion, changes in phrase Voir par ex. L. Bloomfield (1935/1969) aux chap. 20-27. Ainsi par ex. l'ouvrage, très intéressant par ailleurs, de A. M. S. McMahon (1994) Understanding Language Change. R. Anttila (1989) de façon presque identique distingue le changement phonétique (sound change), l'analogie (seule forme de 'grammar change'), le changement sémantique, le changement de règle (réanalyse ? ?), et l'emprunt. se structure rules, grammaticalization, contamination, etc., are really just spécifie instances or conséquences of one or a combination of thèse mechanisms." (1995 : 50) Par la suite, A. Peyraube (2002) a repris la trilogie de Harris et Campbell (1995), mais l'a élargie à l'ensemble plus vaste des changements grammaticaux (mor pho-syntaxe). Il reconnaît ainsi trois types de mécanismes : l'analogie (tradui sant ainsi les termes anglo-saxons 'extension' ou 'generalization'), la réanalysi (dont l'un des cas est pour lui la grammaticalisation) et Vemprunt. Il distingue deux aspects, les mécanismes de changement, et leurs causes (ou motivations). Ces dernières sont pour lui de quatre ordres : il s'agit du changement sémantico-pragmatique, de la tension typologique, de l'exigence structurale, et du changement phonologique induisant une série de changements en cascade. L'initiative globalisante d'A. Peyraube a relancé une réflexion capitale, à laquelle ce chapitre souhaite apporter une contribution. 1.6 Nature et niveau des changements Notre but n'est pas de présenter une liste close des types de changements que peuvent offrir les langues du monde : il s'agit de proposer une base de réflexion et de discussion. Au nombre des traits permettant de classer les phénomènes d'évolution des langues, nous examinerons d'abord les causes et les mécanismes du changement9, deux champs qui ont déjà été assez bien explorés antérieurement. Deux autres paramètres seront pris en compte. Tout d'abord les résultats auxquels les changements aboutissent et les modifications qu'ils entraînent dans le système, ces phénomènes se situant à deux plans différents : Ce faisant, nous reprenons trois des points du programme qu'ont fixé Harris & Campbell à la linguistique historique (Harris & Campbell 1995 :8) : 'A complète theory of linguistic change should do at least the following : a) Describe the range of causes of a change from A to A' ; b) Provide an understanding of the mechanisms that carry out a change from A to A' ; c) Characterize the set of changes that languages undergo and those they cannot ; d) Provide an understanding of why languages undergo certain changes and do not undergo others ; e) Characterize the source of new structures, including both old patterns that spread to new domains and patterns that are entirely novel in the language. ' Mais à l'examen des causes (cf. a ) ci-dessus) et des processus du changement (cf. b ) ci-dessus) (la source des nouvelles unités ainsi introduites étant à intégrer au nombre des spécificités des divers mécanismes), nous ajouterons l'étude de quelques autres traits. 67 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'une typologie des changements linguistiques 1. au plan du degré de nouveauté que la nouvelle unité introduit dans le système (est-ce une forme forgée complètement nouvelle, ou une forme 'recyclée' à de nouvelles fins ? exprime-t-elle une notion nouvelle dans le système concerné, ou duplique-t-elle une unité préexistante ? introduit-elle une nouvelle catégorie ?) ; 2. au plan de la nature de la modification ainsi introduite dans la grammaire (on mesurera le rapport entre le système de départ et le système d'arrivée : y a-t-il accroissement ou diminution du stock des unités, des notions, des catégories ? y a-t-il modification de la forme du système, devenu plus 'iconique' ou différemment hiérarchisé ?). Nous étudierons donc tour à tour les trois aspects suivants : 1. les facteurs déclencheurs d'un changement, en distinguant causes (objectives, extérieures au locuteur, internes au système parfois) et motivations (propres au locuteur dans son usage de la langue) (section 2), dont plusieurs ont fait l'objet d'une attention particulière (l'apprentissage de sa langue par l'enfant, le contact des langues pour les emprunts, etc.) ; 2. les différents processus et mécanismes possibles du changement (section 3) : réanalyse, grammaticalisation, évolution phonétique, analogie, emprunt, lexicalisation, changement sémantique. 3. les résultats du changement : le rapport entre forme de départ et forme d'arrivée, le plan touché par la modification, et le degré de nouveauté ainsi introduit (section 4). Le facteur 'temps', interne ou externe, sera présent tout au long des analyses. Nous accordons au temps une place spécifique dans le changement, et ce quelle que soit la conception qu'on en adopte - séquence de micro-synchronies discrètes lieu des 'catastrophes' (les 'réanalyses' selon Lightfoot 1979)10, ou durée compacte sur laquelle s'ordonnent les phases d'un processus continu (théorie de la grammaticalisation : voir chapitre 1). C'est le temps qui permet de penser le changement11 - aussi bien dans sa temporalité interne (durée, phases du changement) que dans sa temporalité externe. Externe, il permet de mettre en évidence le caractère non autonome de nombre de changements, soit qu'il s'agisse de changements en chaîne (s'enchaînant l'un l'autre en relation de successivité/ causalité), de changements liés (contemporains et reliés du point de vue de la sémantique grammaticale), ou de changements concomitants (contemporains, considérés comme sans rapport, en particulier sémantique, les uns avec les autres, mais ayant pour cause un même changement macro-structurel)12. Quant à la temporalité interne des faits de changement, on y reviendra à diverses reprises et spécialement dans le chapitre 8. 1.7 Activité du locuteur et processus cognitifs : le rôle du locuteur dans le changement Dans tous les types de changement, à quelque étape et à quelque niveau que ce soit, l'usager de la langue intervient sous diverses modalités. C'est en effet par la parole que change la langue, affirmait Saussure ( 1916), et A. Meillet ne disait pas autre chose : « Une langue qui se parle n'est plus par là même en état de stabilité complète » (1918 : 45). Mais ce rôle constant du locuteur-auditeur n'est pas le même dans tous les types de changement. Dans certains faits de grammaticalisation, c'est comme locuteur usant de sa langue à des fins de distinction qu'il introduit des variantes potentiellement durables (toute innovation - au sens de H. Andersen - étant une variante potentielle, et toute variante étant un changement potentiel). Mais c'est en tant qu'auditeur, en particulier en tant qu'apprenant, qu'il réinterprète et réanalyse certains énoncés qu'il entend pour la première fois. Ainsi, tout processus de variation ou de changement suppose une activité cognitive que l'on mettra en évidence chaque fois que possible. 2 Facteurs déclencheurs 2.1 Inventaire des facteurs propres à déclencher une variation puis un changement Des divers traits pris en compte pour décrire les changements linguistiques, celui qui concerne les causes, raisons ou motivations susceptibles de déclencher une innovation est l'un des mieux explorés, et il structure même l'organisation de certains ouvrages. Nous nous sommes donc largement inspirée des études de nos prédécesseurs, nombreuses et souvent excellentes13. 10. Pour la GU, le temps n'est pas un facteur spécifique, il n'est qu 'un élément externe comparable à l'espace, à la géographie. Nous adoptons pour notre part la trilogie distinctive introduite par E. Coseriu (1958) - diachronie, diatopie, diastratie. 11. En cela nous nous accordons à la position de Joseph & Janda (2003 : 43). 12. Les 'faisceaux de changements' évoqués ici sont du type de ceux que la G.U. a nommé 'paramètres' en ce qui concerne la syntaxe. 13. Voir par exemple J. Aitchison (1991) : la 3e partie de son ouvrage comprend quatre chapitres : 8. Sociolinguistic causes of change ; 9. Inhérent causes of language change ; 10. Therapeutic change ; 11. Chain reaction changes. Voir aussi R. Anttila (1989). 68 69 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'une typologie des changements linguistiques On distinguera, comme le font bien d'autres linguistes, deux sortes d'éléments déclencheurs : les facteurs externes au système de la langue, et les facteurs internes. Les premiers peuvent être perceptibles aux utilisateurs de la langue, les seconds demeurent en général inaccessibles à la perception des locuteurs. Du premier type, externe, sont les facteurs qui ressortissent au rapport du locuteur, ou de l'auditeur, ou du corps social tout entier, à sa langue : 1. V apprentissage de la langue, et notamment V apprentissage par V enfant de sa langue maternelle, qui a pu être considéré comme la cause unique de changement ; 2. un autre facteur concerne l'implication du sujet parlant dans le discours, et la subjectivation ainsi réintroduite dans la langue de façon récurrente (Traugott 1980 et passim, Traugott & Dasher 2002). Les facteurs socio-linguistiques sont également à l'origine d'une bonne part des changements linguistiques. Meillet avait fixé pour tâche à la linguistique, en 1906, de « déterminer à quelle structure sociale répond une structure linguistique donnée et comment, d'une manière générale, les changements de structure sociale se traduisent par des changements de structure linguistique »15. Un siècle n'a pas été suffisant pour réaliser ce programme, dont la validité reste à vérifier, mais il est indubitable que la structuration diastratique du système et Ici fonction pragmatique et communicative du langage jouent un rôle capital dans la phase initiale où prend naissance un changement. Deux facteurs socio-pragmatiques concernent le rapport du locuteur à sa langue et à son allocutaire : 3. la pression de la norme 'haute' (Ch. Ferguson 1959) ; 4. et le souci de se distinguer et d'agir sur l'interlocuteur ou l'auditeur (Keller 1994). 14. En 1906, dans sa leçon inaugurale du Cours de Grammaire comparée au Collège de France, Meillet écrivait : « Il est probable a priori que toute modification de la structure sociale se traduira par un changement des conditions dans lesquelles se développe le langage.. .Du fait que le langage est une institution sociale, il résulte que la linguistique est une science sociale, et le seul élément variable auquel on puisse recourir pour rendre compte du changement linguistique est un changement social dont les variations du langage ne sont que les conséquences parfois immédiates et directes, et le plus souvent médiates et indirectes... ce ne sont jamais les faits historiques eux-mêmes qui déterminent directement les changements linguistiques, et ce sont les changements de structure de la société qui seuls peuvent modifier les conditions d'existence du langage. Il faudra déterminer à quelle structure sociale répond une structure linguistique donnée et comment, d'une manière générale, les changements de structure sociale se traduisent par des changements de structure linguistique. » (1982/1906 • 17-18) Deux autres facteurs, de nature cognitive, sont liés à l'intervention des locuteurs sur la langue : 5. \àfréquence d'emploi d'un terme ou d'une construction, qui semble pouvoir à elle seule induire un changement ; 6. l'effort de re-motivation d'une unité, ou l'accroissement de Yiconicité de certains éléments du système, qui sont interprétés généralement comme des tendances naturelles entraînées par le système lui-même ; il s ' agit de diverses formes de l'application du principe cognitif de simplicité : 'un sens - une forme ; le résultat est une augmentation de l'harmonie transcatégorielle interne et de la cohérence du système. Enfin, trois facteurs externes, de nature socio-politique, liés à la gestion institutionnelle de la langue, peuvent en influencer la forme : 7. un changement social drastique, tel que la colonisation d'un grand nombre de régions par les Romains, ou la Révolution française, peut conduire à remplacer à terme une langue par une autre, ou en tout cas à la modifier à différents plans16 ; 8. la nécessaire néologie lexicale, afin de nommer de nouveaux objets ou de nouvelles techniques : c'est ainsi qu'IBM-France a été conduit à commander au latiniste Jacques Perret la création d'un terme destiné à traduire computer : ce fut ordinateur (1955) ; 9. une décision politique (ex. : changement de l'orthographe en France, en Espagne : décision d'aligner le code écrit, plutôt conservateur, sur un autre, plus mobile). Du second type sont divers phénomènes qui tous ont en commun d'agir sur la langue de /' intérieur même du système : 10. un changement survenu dans la langue peut générer un second changement, qui à son tour... : il s'agit alors de changements en chaîne ; 11. un changement survenu au niveau du macro-système grammatical modifie le stock de distinctions caractérisant la langue, la forme même du système ou la hiérarchie des catégories ; 12. Vauto-régulation des systèmes dynamiques provoque l'extension de certaines distinctions ou de certains traits à d'autres paradigmes, ou la perte de certains traits ou de certaines formes {auto-régulation négative). 15. F. Brunot a consacré six volumes (tomes IX, X et XI) de son Histoire de la langue française aux trois décennies qui ont suivi la révolution française, alors qu'il n'en a consacré qu'un aux sept siècles allant de l'époque latine à la Renaissance. 70 71 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'une typologie des changements linguistiques Ainsi, sur la douzaine de facteurs que nous venons de distinguer - à des fins heuristiques plus encore que classificatoires -, six ressortissent au rapport du locuteur ou de l'auditeur à sa langue, à la façon dont il l'utilise ou la modèle. Trois concernent l'intervention politique ou institutionnelle sur la langue. Trois enfin sont des causes internes au système. On aboutit ainsi à distinguer en première approximation douze facteurs déclencheurs possibles, certains d'entre eux pouvant s'articuler ou s'additionner, comme l'avait souligné à juste titre M. Wilmet (1988)16, ou être favorisés par exemple par l'existence de contacts géographiques ou culturels avec d'autres langues. Le contact entre langues est en effet un facteur facilitant le changement. 2.2 Apprentissage de la langue U apprentissage de sa langue maternelle par l'enfant et le risque de discontinuité qui est lié à ce phénomène ont été depuis longtemps reconnus comme un facteur certain de changement17 : des philosophes, linguistes ou grammairiens, tels G. de Cordemoy au XVIIe siècle, Vico au XVIIIe siècle, puis Humboldt (1836), H. Paul (1880/1995 : 63), W. Whitney, et surtout Meillet ([1914]/1982 : 79 en particulier18) avaient souligné l'importance de ce facteur, ayant remarqué que la période d'apprentissage d'une langue semblait être particulièrement propice au changement, mais sans approfondir les mécanismes enjeu dans cette situation. Ce n'est qu'à travers l'analyse de cas précis que cette idée a fait la preuve de sa valeur heuristique et de sa pertinence théorique. Mais comme le soulignent Joseph & Janda, qui fournissent une synthèse critique fort intéressante des réflexions sur ce facteur (2003 : 74-79), il a fallu attendre plusieurs décennies pour qu'il soit pris en compte et développé en diachronie. La première analyse à avoir été donnée est sans doute celle de H. Andersen (1973), qui utilise la notion logique d" abduction' pour rendre compte du processus cognitif à l'œuvre dans ce type de changement : 16. M. Wilmet écrivait à propos de l'antéposition au nom du participe passé ou de l'adjectif de couleur en wallon, qu'il résultait sans doute « de l'imbrication et du renfort mutuel de [ces] deux facteurs » (1988 : 306, reprenant une étude de 1981). 17. Voir le recensement de ces références effectué par Harris & Campbell (1995 : 29) et plus récemment par Joseph & Janda (2003). D. Lightfoot (1979 :375) avait généralisé l'idée ainsi : 'Language acquisition seems a major locus of historical innovation'. 18. « Les langues ne se maintiennent qu'en se transmettant d'un individu à l'autre. Or, les enfants qui apprennent à parler ne reçoivent pas la langue toute faite. Ils ne peuvent reproduire que ce qu'ils entendent, et il est inévitable que des nuances délicates échappent à leur attention. En constituant leur système linguistique avec ce qu'ils ont entendu et remarqué, ils ne reproduisent pas exactement le système linguistique des générations antérieures. Même quand ils emploient les mêmes formes, ils ne les sentent pas toujours de même. Par sa discontinuité naturelle, la transmission du langage donne lieu à des changements. » 72 le désir de clarification du néo-apprenant le pousse à reconstituer inexactement la règle sous-tendant une construction ou une forme qu'il vient d'entendre ; il produit ainsi pour cet énoncé une analyse, une règle de construction claire sans doute, mais différente de celle qui avait servi à construire l'énoncé entendu ; cette méprise lance le mécanisme que Langacker (1977) a nommé 'réanalyse' (reanalysis) ; la nouvelle règle ainsi introduite dans la grammaire de l'enfant pourra soit disparaître si elle est corrigée par ses parents, soit s'implanter dans sa grammaire et générer des énoncés, les uns interprétables par ses parents qui continuent d'utiliser leur règle, mais aussi d'autres énoncés qui ne seront plus interprétables pour eux, puisque construits suivant une règle nouvelle. Certains linguistes générativistes, tels M. Halle (1962) et surtout D. Lightfoot (1979), considéraient ce processus comme la seule cause possible de changement syntaxique. Mais il a été largement montré qu'il n'est pas l'unique facteur possible (Romaine 1984) ; et sans affirmer comme J. Aitchison (19912: 179)19 que le rôle des enfants dans le changement linguistique est négligeable, il apparaît que son impact doit être précisé et quantifié par rapport à d'autres facteurs (Romaine 1989 entre autres). 2.3 Subjectivation Un autre facteur, qui est à l'articulation de ce qui est interne et externe au système, est la subjectivation ('subjectification ) qui sans cesse s'immisce dans l'usage de la langue par les locuteurs et la modifie de façon récurrente. Sous ce terme on perçoit cependant deux phénomènes qu'il faut distinguer. Au sens où l'entend Langacker (20022 : chap. 12), ce terme désigne le fait pour le locuteur d'être posé ou de se poser comme pivot référentiel dans l'expression des relations spatiale, temporelle, relationnelle. A. Culioli a de son côté, dès les années 60, développé l'approche 'énonciative' posant le sujet de renonciation et ses représentations au fondement des systèmes de repérage constitutifs de toute langue. Cela apparaît particulièrement dans le développement des déictiques, des prépositions, des adverbes, comme l'avaient souligné Benveniste (1958) et Jakobson (1957) il y a un demi-siècle. Mais ce processus sémantique affecte, bien plus largement, un grand nombre d'unités. Ainsi, dans l'énoncé 'Pierre était de l'autre 19. « The belief that children initiate change was a hopeful guess made by linguists to whom the whole process of change was mysterious...Children are unlikely to initiate change, since change is spread by social groups, and babies do not have sufficient group influency to persuade other people to imitate them. » Et Aitchison rappelle que l'idée que les enfants étaient à la source des changements linguistiques remonte aux années 1880 (H. Paul, W. Whitney, en particulier) : cf. p. 165. 73 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'une typologie des changements linguistiques côté de la table', il s'agit soit du côté opposé à celui dont il vient d'être question (contraste), soit du côté opposé par rapport au côté où se trouve le locuteur ; de même en ancien français, la préposition très (le même mot que l'actuel adverbe intensif très) indiquait que l'objet ainsi situé se trouvait de l'autre côté d'un seuil par rapport au locuteur (Marchello-Nizia 2002a). Outre cette 'subjectivité' constitutive, la grammaire comme le lexique sont sujets à une incessante re-subjectivation, processus sans cesse à l'œuvre dans l'évolution des langues : c'est sur ces phénomènes qu'est centrée l'analyse de Traugott et Dasher (2002 : 89-99 en particulier). 2.4 La pression de la norme 'haute' (Ferguson 1985) Ce premier facteur socio-pragmatique a été mis en évidence de façon exemplaire par R. A. Lodge à propos du développement du français. Dans son ouvrage French, From Dialect to Standard (1993 : 13 et 1997 : 28), il se détache de l'analyse habituelle selon laquelle une 'diatopie' (c'est-à-dire une diversité dialectale à l'origine) est devenue au cours des siècles une 'diastratie' (c'est-à-dire une variation socio-linguistique). Il montre comment cette progression s'est faite de façon plus complexe, dans /' interaction entre une diastratie constitutive du latin (décrite selon le modèle de Ferguson 1985 ; voir R. Wright 1982) qui a perduré au long des siècles, et une diatopie évidente au Moyen Âge, qui à elles deux ont constitué le cadre de la diachronie du français, dans la progression vers un standard linguistique. Secondé par des facteurs historiques ponctuels (augmentation de la population parisienne au XIIIe siècle en particulier : cf. Lodge 2004), ce processus a joué un rôle capital dans la sélection d'une variante précise comme standard. Il s'agit d'un modèle très éclairant pour le français, langue pour laquelle il y a eu un effort politique de 'standardisation' très tôt, lié sans doute au développement de l'écrit en langue vulgaire, pour la littérature d'abord, puis pour l'histoire et les textes juridiques ensuite. 2.5 Distinction : Keller et Haspelmath Le second facteur socio-pragmatique qui intervient dans le changement est celui que nous avons évoqué à propos de la grammaticalisation (chapitre l,pp. 29-30) : l'effort de distinction, ou d'emphatisation, voulu par le locuteur, qui est conduit à inventer un tour ou une forme nouvelle qui frappe ou séduise son interlocuteur (voir en particulier H. Ludtke 1989, R. Keller 1990/1994, Haspelmath 1999). 2.6 Fréquence La fréquence plus ou moins élevée de l'usage d'un terme est un facteur externe important dans le changement, dans la mesure où il touche à l'image de la langue que se font les locuteurs. L'étude précise de ce phénomène a été rendue possible par la constitution et l'analyse de grands corpus. Son importance a été reconnue comme un facteur déclenchant au sein de toutes les perspectives théoriques : aussi bien par D. Lightfoot (1991 et 1999), pour expliquer pourquoi un enfant dans sa phase d'apprentissage peut parfois introduire un changement, que par les diachroniciens travaillant dans le cadre de la grammaticalisation (Bybee & al 1994, Hopper & Traugott 20032, et plus récemment par Bybee & Hopper 200120 et Bybee 2004 :602-62321). La forme la plus fréquente devient systématiquement la forme non marquée (Bybee & Hopper 2001), la forme plus rare étant donc marquée et son usage également. Ainsi, il est constant que les innovations se forment généralement sur le modèle le plus fréquent (en français, un nouveau verbe se forme presque toujours sur le groupe en -er). 2.7 Décision politique ou écologique Des facteurs d'ordre socio-politique ou relevant de Y écologie linguistique peuvent avoir des répercussions sur la langue. Il s ' agit par exemple des modifications orthographiques ou terminologiques consécutives à une décision politique des instances linguistiques officielles : ainsi par exemple les modifications orthographiques apportées régulièrement aux diverses langues écrites ; il s'agit en général d'aligner un code ancien sur un usage plus moderne. Certaines langues ont connu des interventions destinées à accroître symboliquement leur lien avec une autre langue : ainsi en a-t-il été de la 'romanisation' du roumain à partir du XIXe siècle, ou de la 'slavisation' du bulgare, ou encore de l'accentuation du caractère 'turc' de l'arménien plus récemment au XXe siècle. 20. Bybee & Hopper (2001 :13-20) proposent une revue des différents plans et des diverses modalités dont une fréquence d'emploi élevée a une influence sur le changement : réduction phonétique, changement fonctionnel et sémantique, formation d'expressions quasi figées par la cooccurrence répétée des mêmes items dans une structure donnée, qui ouvrent la voie à des grammaticalisations, etc. 21. Bybee écrit : « One of the most notable characteristics of grammatical morphèmes and the constructions in which they occur is their extremely high text frequency as compared to typical lexical morphèmes. Since grams commonly develop from lexical morphèmes during the process of grammaticization, one striking feature of this process is a dramatic frequency increase. This increase cornes about as the resuit of an increase in the number and types of contexts in which the gram is appropriate. Frequency is not just a resuit of grammaticization, it is also a primary contributor to the process, an active force in instigating the changes that occur in grammaticization." (2004 : 602). 74 75 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'une typologie des changements linguistiques 2.8 Nécessité de la néologie Un autre facteur résulte de la pression sociale, de la nécessité technique ou scientifique de la néologie : un nouvel objet ou un nouveau concept introduits dans une société sont source de création de nouveaux lexèmes. Ainsi par exemple, la Convention décida par un décret le 1er août 17931'introduction dans le lexique du français d'une première nomenclature concernant les mesures linéaires : elle reposait tout entière sur une unité absolument nouvelle, le mètre (du grec metron 'mesure')22. On voit là s'articuler une volonté de néologisme planifiée, une néologie notionnelle véritable puisqu'il y avait création d'une unité qui n'existait pas, et l'attribution d'un nom à cette notion en puisant dans le répertoire étymologique grec. 2.9 Changements en chaîne D'autres facteurs existent, internes à la langue, qui peuvent soit agir seuls, soit en combinaison avec les précédents. Ainsi, la source d'une modification du système grammatical peut être dans une modification précédente : il s'agit de changements en chaîne (cf. Martinet 2005/ 1955, Aitchison 1991 : chap. 11). Par exemple, un changement phonétique provoque un changement morphologique : l'amuïssement du -m final de l'accusatif singulier des féminins latins étant tombé (rosa(m)), le nominatif et l'accusatif n'ont plus qu'une même désinence caractéristique : -a ; les neutres pluriel ayant également -a aux mêmes cas, ils sont réinterprétés comme des féminins singulier (zx.foliumjolia (la) feuille Te feuillage'). 2.10 Changement au niveau du macro-système grammatical Un changement qui s'est produit au niveau du macro-système grammatical, soit dans la hiérarchisation soit dans le stock des distinctions, peut être cause de certains changements : nous développerons ce point au chapitre 7. Ainsi en est-il par exemple dans les langues où apparaît la catégorie de l'article jusqu'alors inexistante, où un nouveau paramètre syntaxique s'actualise dans la grammaire, où une nouvelle structuration des catégories est encodée dans la morphologie. L'Académie des sciences avait voulu une unité de mesure prise dans la nature, 'de façon à exclure tout arbitraire de système, à pouvoir le conserver toujours le même', de sorte qu"un tel système n'appartenant exclusivement à aucune nation, on pouvait se flatter de le voir adopter par toutes.' (In : F. Brunot, Histoire de la langue française, t. IX, 2e partie, p. 1148, et plus largement pp. 1143-1157). 2.11 Auto-régulation du système grammatical Une auto-régulation du système grammatical peut se produire, normale dès lors qu'on considère les grammaires comme des systèmes dynamiques. L'extension de certaines distinctions ou de certains traits, ou des phénomènes de compensation provoquent l'apparition de nouvelles formes. C'est un point sur lequel nous reviendrons. Cette auto-régulation peut aussi avoir un résultat négatif : la perte de certains traits grammaticaux ou de certaines distinctions peut aboutir à la disparition de certaines formes. C ' est ainsi que 1 ' effacement du genre neutre a conduit à la disparition de certaines formes et à l'intégration dans d'autres paradigmes des formes conservées, ou que la disparition de la catégorie des particules a entrainé la réanalyse puis la recatégorisation comme préfixes de formes qui comme particules ont disparu. 3 Mécanismes et processus de changement 3.1 Types de mécanismes de changement : un historique Nous étudierons ici les processus ou mécanismes linguistiques à travers lesquels se réalisent les changements provoqués ou enclenchés par les facteurs que nous venons d'étudier. Il s'agit dans tous les cas de processus généraux, identifiés dans un très grand nombre de langues du monde et dont on fait l'hypothèse qu'ils sont universaux. Plusieurs linguistes, depuis deux siècles, ont tenté de faire le tour de tous les types de changements possibles. A. Meillet, nous l'avons vu (section 1.5, p. 66), distingue au total quatre phénomènes : les lois dévolution phonétique, Vanalogie, Vemprunt, et la grammaticalisation. Six décennies plus tard, R. Anttila (1989) en distingue cinq : évolution phonétique (sound change), analogie, réanalyse (rule change), changement sémantique (semantic change), et emprunt. Comme on l'a vu, A. Peyraube ne retient quant à lui que les phénomènes de réanalyse, d'analogie et à'emprunt, s'agissant des changements concernant la grammaire. Pour notre part, nous distinguerons huit mécanismes différents du changement dans les langues : 1) la réanalyse, que nous distinguons (voir chapitre 1, section 9) de 2) la grammaticalisation (ou plutôt, comme nous le verrons au chapitre 7, les différents types de grammaticalisation), 3) l'extension analogique, 4) Y emprunt, 5) le changement phonétique, 6) la lexicalisation, 1) le changement sémantique, et 8) l'obsolescence et la disparition d'une forme, d'une construction ou d'un lexème. Les sept premiers aboutissent à l'introduction d'une nouvelle forme dans la grammaire, le système phonologique ou le lexique, le huitième concerne la 76 77 disparition d'une forme ou d'une distinction fonctionnelle. Les phénomènes 5) et 6) seront à terme à différencier en processus plus fins et spécifiés ; le septième a déjà fait l'objet de plusieurs tentatives de typologie, de Bréal (1887) à Traugott & Dasher (2002). Nous développerons plus particulièrement la question de r analogie (section 3.4), car il s'agit d'un phénomène quantitativement important, encore insuffisamment théorisé, et qui se révèle réfractaire à toute assimilation à d'autres processus. Plusieurs de ces processus semblent accompagner une tension vers une plus grande simplicité du système, vers un accroissement de son iconicité, vers un isomorphisme plus prononcé, vers une re-motivation des formes grammaticales ou lexicales, ou vers une harmonisation typologique. Mais il ne s'agit pas en soi de mécanismes de changement, et nous préférons examiner ces aspects au plan des causes et des résultats : il s'agit là en effet d'un processus cognitif, non proprement linguistique, qui peut se ramener au principe 'un sens, une forme', et qui peut s'instancier dans bien d'autres domaines de l'activité symbolique de l'homme. Dans la langue, cette tension vers un système plus simple23 peut se réaliser à travers plusieurs des processus linguistiques listés ci-dessus, même si l'un d'entre eux, l'analogie, semble particulièrement dédié à cette fonction. 3.2 Réanalyse (réinterprétation, abduction, réanalyse, exaptation, actualisation) (voir chapitre 1, section 9) Ce phénomène a lieu quand une forme ou une construction produite par un locuteur est interprétée et donc analysée différemment par l'auditeur et spécialement par l'apprenant. Cette réinterprétation suivie d'une réanalyse d'une séquence ou d'une unité ne se traduit pas dans un premier temps par un changement sensible en surface, mais la réanalyse peut avoir comme conséquence l'introduction d'une nouvelle forme ou construction dans la grammaire, et elle est souvent suivie d'une re-catégorisation de l'unité ré-analysée. Le plus souvent, ce phénomène ne provoque pas une innovation dans le stock des catégories déjà disponibles dans la langue : ainsi lorsqu'en français très, d'abord préposition et préfixe, va être réanalysé comme adverbe, il ne se produit pas d ' innovation catégorielle (voir chapitre 4). 23. 78 Simplification' ne signifie pas nécessairement réduction du nnmu a * 'unsens,uneforme'Peutconduireàlacréationdepa^ exempledesnotionsgrammaticales différentes, pronom (cf. chap. 7). catégorie du déterminant et celle du Éléments d'une typologie des changements linguistiques Le développement du concept de 'réanalyse' est révélateur de l'importance prise en linguistique diachronique par la réflexion sur l'activité du locuteur et les processus cognitifs à l'œuvre dans le changement linguistique. H. Andersen (1973) a, l'un des premiers, initié cette problématique en analysant un fait de changement de prononciation. Il a introduit la notion logique abduction' pour expliquer le mécanisme de pensée par lequel, au cours du processus d'apprentissage de sa langue maternelle, l'enfant pouvait générer un changement. Contrairement au raisonnement par déduction ou par induction, cette troisième sorte de processus mental peut introduire un élément nouveau dans le raisonnement - et en l'occurrence dans la grammaire. En effet, à partir d'un énoncé produit par ses 'modèles' linguistiques (parents ou autres), l'enfant, ou l'apprenant, infère une règle phonologique ou grammaticale qui peut être différente de celle qui avait servi à construire l'énoncé. Un tel phénomène de 'réinterprétation' est particulièrement facile dans les cas où un énoncé est ambigu - il suffit de représenter différemment la structure sous-jacente, en parenthésant autrement la séquence par exemple. A partir de cette nouvelle règle inférée 'faussement', l'apprenant va construire de nouveaux énoncés, dont certains vont révéler que la règle de construction n'est plus la même, et qu'à cet endroit il s'est produit un écart entre les deux grammaires, celle du modèle et celle de l'apprenant. Peu après, R. Langacker (1977) analysait le même type de processus à travers l'étude d'un phénomène de changement morphologique, et il introduisait tout à la fois le terme de 'reanalysis et la définition linguistique, décrivant le phénomène comme un changement dans la structure d'une expression qui ne produit aucun changement de surface (1977 : 58 ; voir chapitre 1, pp. 43-44). Mais c'est l'approche générativiste développée par D. Lightfoot (1979, 1991, 1999) qui a révélé l'importance de ce processus, en syntaxe tout spécialement. Dans son premier ouvrage, où il s ' appuyait explicitement sur Andersen (Lightfoot 1979 :148), Lightfoot expliquait la réanalyse produite par l'enfant, par le besoin de ramener une construction obscure ou opacifiée par l'usage, à un type de construction plus banal et transparent ; il nommait cette démarche cognitive 'principe de transparence'. Par la suite (Lightfoot 1991) l'introduction du couple 'principes' (règles universelles, à l'œuvre dans toutes les langues) et 'paramètres' (règles activées ou non dans telle langue à telle époque) a permis de renoncer à la notion extra-linguistique de 'transparence', et d'expliquer l'innovation introduite par l'enfant apprenant comme l'activation d'un 'paramètre' jusque là absent de cette grammaire ; l'explication se trouve ainsi ramenée à l'intérieur de la grammaire. Mais entre les deux étapes de 1979 et de 1991, deux autres déplacements théoriques se sont produits. L'idée, affirmée en 1979, que tout changement est 'catastrophique' (au sens introduit par le mathématicien R. Thom), c'est-à-dire 79 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'une typologie des changements linguistiques immédiat et discret, cède la place à une vue plus complexe. Lightfoot distingue entre les changements importants, qui touchent aux paramètres syntaxiques et apportent un changement de règle dans la grammaire, qui semblent se réaliser plus rapidement, et ceux sans importance, qui sont le fait du hasard et peuvent s'étendre sur plusieurs générations. Par la suite, Lightfoot reprendra, à la suite de A. Kroch, le concept socio-linguistique de 'variation', reconnaissant l'existence dans une même communauté, et chez un même locuteur, de 'grammaires en compétition' (competing grammars), c'est-à-dire de deux grammaires (partiellement) concurrentes, et dont à terme l'une seule est destinée à survivre. De son côté, J. T. Faarlund (1990) avait développé l'idée, complémentaire, que certains changements s'étendaient sur deux générations. Par la suite, la notion de réanalyse a été reprise largement par la linguistique historique, quel que soit le cadre théorique adopté, au point que Harris & Campbell (1995 : 50) en font l'un des trois mécanismes de base du changement syntaxique, et que l'on a pu l'étendre aux autres domaines de la langue (Andersen 1999). Plus particulièrement appliqué à l'explication de changements syntaxiques ou morphologiques, mais également en phonologie, le phénomène est décrit en termes structuraux de 'reparenthésage' (rebracketing), 're-catégorisation' morphologique (category relabeling), et 'extension ou généralisation (extension). Nombreuses furent les études où ont été discutés des points tels que : 1) ce type de changement est-il propre à la syntaxe, ou s'agit-il d'un processus plus général à l'œuvre dans le changement en général ? 2) ce phénomène a-t-il lieu dans tous les faits de changement, ou seulement dans certains types ? 3) pour qu'il y ait réanalyse, une ambiguïté contextuelle est-elle nécessaire ? 4) la réanalyse aboutit-elle à un simple changement non innovant, ou peut-elle être innovante (voir Itkonen 2002 : 419-20) ? Récemment, en biaisant le sens de ce terme, U. Detges (2003) a fait subir une mutation révélatrice à ce concept. L'appliquant très largement à des phénomènes de changement de diverse nature, il le définit comme une réinterprétation conduisant à une recatégorisation : il définit le processus comme un changement d'abord sémantique, de type métonymique ou taxinomique, qui affecte « les éléments du lexique aussi bien que les constructions syntaxiques » (Detges 2003 : 58), et qui agit à travers deux principes, deux mécanismes cognitifs qui correspondent à une stratégie de compréhension la plus économique possible de la part du locuteur : soit le 'principe de référence" par lequel le locuteur, cherchant à « attribuer un signifié à une chaîne sonore », se laisse guider par une activité cognitive « de compréhension et de mémorisation économique, basée sur la fréquence élevée du token en question » ; soit le 'principe de transparence', par lequel le locuteur cherche à trouver une motivation à une expression inhabituelle et rare (c'est en particulier ce principe qui génère les 'étymologies populaires'). Detges propose donc de définir le processus de réanalyse comme un processus cognitif, ce qui renouvelle la réflexion sur cette notion, et renoue en quelque sorte 80 avec l'analyse d'Andersen (1973). Mettant au premier plan l'activité cognitive de l'auditeur, il définit ce qu'il nomme 'réanalyse' par les quatre traits suivants (2003 : 58) - dont le dernier est particulièrement polémique : 1. « Les processus de réanalyse affectent les éléments du lexique aussi bien que les constructions syntaxiques... » 2. « Les processus de réanalyse syntaxiques ou morphologiques se basent sur des réinterprétations sémantiques... » 3. « Les processus de réanalyse sont toujours motivés par l'application de stratégies qu'adoptent les auditeurs pour attacher un signifié à un énoncé donné... » 4. « Les processus de réanalyse sont déclenchés par des stratégies de compréhension et de mémorisation économique. Ils ne sont donc pas produits par des enfants..., mais par des auditeurs adultes. » Il s'agit là d'un déplacement de perspective important, l'accent étant mis sur l'activité cognitive et pragmatique des auditeurs et sur les significations, bien plus que sur les mécanismes structuraux qui sont attachés au phénomène. 3.3 Grammaticalisation Ce processus que l'on reconnaît désormais comme complexe (voir chapitre 1, section 10) permet l'introduction dans la grammaire de nouvelles formes, de nouveaux paradigmes, de nouvelles constructions, et aussi (voir chapitre 7) de nouveaux concepts et de nouvelles distinctions. La grammaire d'une langue est la somme de tels phénomènes. Ainsi en français l'introduction d'un article partitif enrichit le paradigme des articles de formes supplémentaires ; ou en syntaxe l'obligation pour l'objet direct nominal de suivre le verbe en français depuis le XIIIe siècle (Marchello-Nizia 1995 : 69-113) correspond à la grammaticalisation à travers la séquence syntaxique VO (verbe-objet nominal) de la fonction 'objet direct' en ancien français. Bien que plusieurs linguistes (Harris & Campbell 1995, Peyraube 2002) proposent de ramener les processus de grammaticalisation à ce qu'ils pensent être ses composants (réanalyse + extension), et donc de voir dans la grammaticalisation une sous-catégorie de la réanalyse, nous pensons qu'il est justifié de les distinguer. En effet, même si l'on admet qu'un fait de grammaticalisation semble souvent (c'est discuté) comporter une phase de réanalyse en son début, ensuite le processus de grammaticalisation se poursuit de façon autonome et va plus loin. Ainsi par exemple, l'adverbe beaucoup est le résultat d'un phénomène de grammaticalisation (voir chapitre 4) ; une fois la métaphore adoptée, il y a certainement eu au début du processus une réanalyse du groupe (Dét./O + Adjectif 81 + Nom : ((un) (beau/grant) coup)) ; mais rien dans la phase de réanalyse ne pouvait conduire beaucoup à adopter seulement un certain nombre des constructions du terme moultqu'il devait remplacer, ni à se resémantiser comme cela s'est produit. Seule la grammaticalisation peut expliquer ces phénomènes. Comme on l'a vu en ce qui concerne le processus de réanalyse, pour la grammaticalisation également, l'attention s'était focalisée, dans certains ouvrages fondateurs (C. Lehmann 1982/1985/1995), sur les mécanismes structuraux (chapitre 1, section 8, pp. 39-42) ; mais peu à peu l'attention s'est déplacée sur les processus pragmatiques et sémantiques et sur les modes d'activité cognitive à l'œuvre dans les diverses phases de ce changement (voir en particulier les travaux de E. Traugott). 3.4 Analogie, extension 3.4.1 Définition et rôle dans l'analyse linguistique L'analogie est l'un des moyens essentiels, en morphologie tout spécialement, d'introduire de nouvelles formes dans le système d'une langue. Victor Henry, au début de son Etude sur V analogie en général et sur les formations analogiques de la langue grecque (1883), le premier ouvrage consacré à ce phénomène, définit ainsi le processus analogique : « Il y a contamination analogique toutes les fois qu'une forme hystérogène et anti-grammaticale s'introduit dans le langage, créée à l'image d'une autre forme primitive et régulière. » (1883 : 14) Ce phénomène a ceci de spécifique qu'il repose sur l'existence préalable d'une relation de similarité sémantique et fonctionnelle entre deux unités, similarité que le processus analogique a pour effet d'accentuer par une similarité formelle. Le résultat en est l'accroissement de l'iconicité et de la simplicité du système, grâce à la création d'une forme nouvelle ou à la réfection d'une forme existante sur le modèle d'une forme-source préexistante sentie comme régulière ; de ce point de vue, l'analogie satisfait au principe 'un sens, une forme', déjà invoqué. Que l'existence d'une parenté sémantique ou d'une identité catégorielle entre deux formes puisse entraîner un accroissement de la ressemblance formelle entre elles, cela avait déjà été remarqué par les grammairiens de l'Antiquité24. Mais c'est au XIXe siècle que la notion d'analogie se développe ; elle connaît une 24. Otez le, d-»» du XVIIP siècle, le terme dW„s,> désigne souvent le entre 82 Éléments d'une typologie des changements linguistiques première vague d'emplois, avec un sens assez différent de celui que les linguistes lui donnent actuellement : comme le souligne H. Hock (2003 : 443-445), l'analogie désigne alors toute sorte de parenté ou ressemblance, étymologique, formelle, etc. Ce n'est que dans le dernier quart du XIXe siècle que la notion actuelle se cristallise et acquiert une importance capitale dans la réflexion linguistique. Alors que les néo-grammairiens venaient de mettre en évidence l'existence de Tois phonétiques' régulières et constantes, ils constataient en même temps que dans un bon nombre de cas, en morphologie spécialement, l'application de ces lois pouvait être bloquée par un phénomène qu'ils ont nommé analogie. Par contraste avec l'évolution phonétique qui apparaissait comme parfaitement systématique et régulière, l'analogie a donc d'abord été perçue comme une contre-force troublant cet ordre. V. Henry rappelle cet aspect en évoquant Tes ravages' (1883 : 14) et Tes déformations dues à l'analogie' qui, selon lui, constitueraient 'un chapitre intéressant de la tératologie linguistique' (1883 : 13) ; mais il souligne tout aussitôt l'autre face du phénomène, dont le rôle est de 'doter la langue de formes et d'expressions nouvelles aisément intelligibles par leur conformité même avec les anciennes' (1883 : 13). Irrégularité phonétique mais régularisation morphologique ('principe de Sturtevant') : cette présentation ambiguë et quelque peu paradoxale de l'analogie se retrouve chez de nombreux linguistes de la fin du XIXe siècle ou du début du siècle suivant (M. Bréal 1878 : chap. VI ; H. Paul 1878). Voici par exemple ce qu'écrit le grammairien F. Brunot dans son Histoire de la langue française à propos des flexions verbales : « Leur évolution a été profondément troublée [...] car.. .l'influence de l'analogie a agi pour bouleverser les résultats du développement phonétique. En effet, une irrésistible puissance attire l'une vers l'autre des séries de formes que la phonétique séparerait, mais qui sont liées ensemble par V identité de la fonction à laquelle elles sont employées. Une désinence existe dans un certain nombre de verbes pour exprimer une personne, un temps, un mode, elle tend à s'introduire dans les verbes qui ne l'ont pas. Et ainsi s'unifient aux dépens de la variété sans doute, mais pour la plus grande facilité du langage, personnes, temps, modes qui, sans cela, eussent eu des développements divergents. » (t. I, 1905/1966 : 199-200 ; je souligne). Mais chez les linguistes contemporains qui, tels Meillet et surtout Saussure, étaient sensibles à l'existence d'un système morphologique cohérent, l'analogie apparaissait, au contraire, non plus comme un fauteur de trouble entravant la régularité des changements phonétiques, mais comme un facteur d'ordre et de régularisation du système de la langue dont la cohérence aurait été obscurcie et même détruite par l'application aveugle des 'lois' de l'évolution phonétique. Saussure, dans le chapitre IV « L'analogie » de son Cours de linguistique générale, inverse le point de vue de ses prédécesseurs : 83 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'unejypologiede^c^^ « .. .Le phénomène phonétique est un facteur de trouble. Partout où il ne crée pas des alternances, il contribue à relâcher les liens grammaticaux qui unissent les mots entre eux ; la somme des formes en est augmentée inutilement ; le mécanisme linguistique s'obscurcit et se complique.. .Heureusement l'effet de ces transformations est contrebalancé par l'analogie...L'analogie suppose un modèle et une imitation régulière. Une forme analogique est une forme faite à l'image d'une ou plusieurs autres d'après une règle déterminée...L'analogie s'exerce en faveur de la régularité et tend à unifier les procédés de formation et de flexion... (1916/1975 : 221-222 ; je souligne) Comme ses prédécesseurs, Saussure insiste sur le processus mental à l'origine de ce changement: «L'analogie est d'ordre psychologique... : elle suppose la conscience et la compréhension d'un rapport unissant les formes entre elles. » (1916/1975 : 226). Pour mettre en évidence cet aspect psychologique, il reprend le modèle de nature logique et cognitive, emprunté aux mathématiques25, qu'H. Paul, l'un des meilleurs représentants de l'école des néo-grammairiens, avait été le premier à mettre en évidence : le calcul de la ' quatrième proportionnelle '. Dans sesPrinzipien derSprachgeschichte( 1880/1995), Paul utilise cette formule pour définir l'analogie : animus : animi : : senatus : x. Par exemple l'évolution phonétique a fait qu'en latin, dans le couple originel du mot honos (au nominatif) : honosem (à l'accusatif), honosem est devenu honorem. Dès lors le rapport entre les deux formes est obscurci ; par analogie, la forme du nominatif va prendre un -r final ; sur le modèle de cas tels que orator : oratorem, un nouveau couple se crée, qui rétablit la relation originelle : honor : honorem. La formule est la suivante : oratorem : orator : : honorem : x, et x = honor Dans une troisième étape, une définition contrastive de l'analogie est fournie par Meillet (1912/1982 :130-131) : introduisant l'analogie au nombre des processus de changement, il la définissait, par contraste avec la grammaticalisation, comme un processus modifiant la surface sans modifier la structure du système, comme un changement qui renforce le système et le simplifie (cf. chapitre 1, section 2.4, pp. 17-18, et note 5). Et Kuryiowicz, dans un célèbre article deux fois réédité, où il tente de mettre au jour des 'lois' de fonctionnement de l'analogie, ne la définit pas autrement que ses prédécesseurs : « Les changements de structure morphologique sont une conséquence de changements soit phonologiques soit sémantiques. Dans le premier cas les oppositions de formes altérées au point de vue phonique, dans le second cas les nouvelles oppositions causées par des déplacements fonctionnels (sémanti- 25. Analogie au sens de : identité de deux rapports. 84 ques), portent atteinte à l'équilibre du système morphologique, d'où la nécessité d'un réarrangement appelé 'action analogique' » (1949/1966 : 161) Plusieurs linguistes ont par la suite réexaminé la pertinence et la nature de ce processus. R. Lass (1990 : 148) et D. Lightfoot (1979 : 343-373) ont remis en question, de façon radicale pour le premier, plus mitigée pour le second, la nécessité de faire appel à la notion d'analogie pour rendre compte de certains faits d'évolution. Leur critique porte sur le fait que l'analogie est une notion non formalisable, et donc que « le fait que nombre de 'réanalyses' puissent être interprétées comme des formations analogiques ne permet pas de faire de l'analogie une loi du changement, ou en tout cas autre chose de plus qu'une notion pré-théorique »26. Mais dès lors qu'on s'occupe du changement linguistique, il est difficile de faire l'économie de cette notion. Comme le soulignait M. Harris (1984), même s'il est tentant de rejeter une notion aussi imparfaite, une théorie du changement linguistique qui pourrait rendre compte des phénomènes d'analogie serait incontestablement meilleure27. Et l'ouvrage récent d'E. Itkonen (2005), qui propose d'élargie la portée du concept et de l'affiner en distinguant les aspects cognitif et procédural d'une part, et structurel d'autre part, en révèle la richesse heuristique et théorique. 3.4.2 L'analogie : ses spécificités par rapport à la réanalyse et à la grammaticalisation Une question se pose à propos de l'analogie, que l'on a déjà posée à propos de la grammaticalisation : celle de la spécificité du phénomène. Pour Harris & Campbell (1995 : 50-54 et 92), et Campbell (1996 : 78-80), dont la position sera reprise par R. Janda en particulier (2001), la grammaticalisation n'est pas un phénomène pur ; pour eux, ce n'est que la composition de deux phénomènes : 1) une réanalyse, suivie 2) d'une extension (analogique), qui correspond à la seconde phase d'un changement, que H. Andersen nomme 'actualisation' (2001) (la première étant seulement une 'innovation'). Nous soutiendrons cependant que ces trois phénomènes doivent être distingués, car chacun de ces phénomènes peut avoir lieu seul. Ainsi, l'évolution de très en français est une réanalyse, et n'est ni une analogie ni une grammaticalisation. Le 26. Lightfoot (1979 :373) : « The fact that many reanalyses can be interpreted as analogical extensions does not make analogy a principle of change or anything more than a pre-theoritical concept ». 27. « Il is nevertheless clear that a theory of historical grammar which, seen in its entirety, has no place within it for the notion of analogical change is poorer than one which has. » (M. Harris 1984:185) 85 Grammaticalisation et changement linguistique développement de la préposition à en un 'outil', ou la cliticisation du pronom personnel sujet par exemple, sont typiquement des phénomènes de grammaticalisation - ils en représentent une étape avancée. La création de beaucoup est, elle, une grammaticalisation de type complexe, qui comporte une phase de réanalyse, puis une phase que l'on pourrait analyser comme une analogie partielle, en ce que le nouveau morphème adopte certains seulement des emplois et certaines des constructions de moult impossibles avec le groupe nominal beau coup - la juxtaposition avec un nom spécifiquement (Et entrèrent beaucoup gens avec eulx Commynes : voir chapitre 4, pp. 173-176). Quant à la création de ce, ou de l'article défini pluriel des, on ne peut en rendre compte que par l'analogie : il n'y a dans ces phénomènes ni réanalyse, ni grammaticalisation, ni emprunt. La forme ce est créée à partir d'un rapprochement entre le déterminant démonstratif pluriel ces et l'article défini pluriel les, tout à la fois par la forme, par la valeur et la fonction ; par 'analogie' avec la forme de singulier le correspondant à les, une nouvelle forme est créée pour le déterminant démonstratif singulier : ce. On note cette relation proportionnelle : les : le : : ces :x,x-ce. Le même processus est enjeu pour la création du déterminant indéfini pluriel des. On trouve donc bien des cas de réanalyse sans grammaticalisation, de grammaticalisation sans réanalyse, et surtout, pour notre propos, d'analogie sans réanalyse ni grammaticalisation. Les trois phénomènes de réanalyse, analogie et grammaticalisation, se distinguent en outre par les six traits suivants : • par le type de modification introduite dans le système : l'analogie, contrairement à la réanalyse (telle que définie par Langacker 1977), introduit un changement de forme, mais ne modifie pas la structure du système grammatical d'une langue, elle ne fait qu'en accentuer les traits caractéristiques ; • par la modification, ou non, de la catégorie : l'analogie ne modifie pas la catégorie du mot qu 'elle modifie, contrairement aux autres phénomènes ; elle se réalise entre éléments de forme différente, mais de fonction et de catégorie identiques. La grammaticalisation implique nécessairement un changement de catégorie du mot grammaticalisé. La réanalyse, si elle n'implique pas une telle recatégorisation en elle-même, en provoque souvent une par la suite, lors de la phase d'actualisation (au sens de H. Andersen) du changement ; • parla modification, ou non, de la forme : l'analogie modifie toujours la forme concernée, de façon à la rendre iconiquement plus proche de la formulation qui, dans un système donné, est la plus canonique - soit par le nombre des termes qui offrent cette forme, soit par la fréquence de l'usage qui en est fait. La réanalyse n'implique pas une modification formelle, et la grammaticalisation entraîne éventuellement des modifications de nature différente ; • par le rôle principal dévolu au locuteur ou à Vauditeur : d'un point de vue cognitif, l'analogie se distingue de la réanalyse en ce que cette dernière est le Éléments d'une typologie des changements linguistiques fait d'un auditeur interprétant une structure, alors que l'analogie, comme la grammaticalisation, est le fait d'un locuteur actif ; • par la nature, complexe ou non, du phénomène : comme la réanalyse, et contrairement à la grammaticalisation, l'analogie est un phénomène relativement simple ; • par le déclenchement, ou non, de changements en chaine : dans le cas où elle modifie une forme, l'analogie provoque toujours la disparition de la forme ancienne, et elle peut également provoquer des changements en chaîne. Ainsi, à la suite de la création par analogie du déterminant démonstratif ce qui est masculin, la forme cette va voir son emploi se modifier, car elle deviendra la seule forme pour le déterminant féminin : par ce changement ceste > cette gagne de nouveaux emplois sur l'autre déterminant possible, celle, qui va disparaître, et elle en perd d'autres, comme possible pronom démonstratif. Dès lors qu'il se trouve des faits de changements qui ressortissent à l'un seul de ces phénomènes, et dès lors que chacun d'eux se définit par une combinaison de caractères spécifiques, il apparaît pertinent de distinguer ces trois processus de changement. 3.4.3 Les divers champs d'application de l'analogie L'analogie se distingue également des autres phénomènes par les champs dans lesquels elle opère de façon privilégiée. Pour la plupart des linguistes en effet, l'analogie est un phénomène qui concerne essentiellement la morphologie. C'était le cas chez V. Henry, mais déjà chez ses prédécesseurs et également chez la plupart de ses successeurs. Quand en 1949 Kuryiowicz publie l'article qui a fait date sur 'La nature des procès dits analogiques', il n'analyse (au moins dans cet article) que des cas de changements morphologiques - pour lesquels il va définir une typologie et des 'lois' sur lesquelles nous reviendrons ci-dessous (section 3.4.5). Et si W. Manczak, dans ses tout aussi célèbres articles sur les 'Tendances générales des changements analogiques' (1958), ne néglige pas les changements concernant la forme des lexèmes, il ne leur consacre que deux 'hypothèses', les sept autres portant sur des questions morphologiques. Les manuels de linguistique historique ne font pas autrement. Dans le chapitre qu'il consacre à l'analogie, Anttila( 1989 : chap. 5,88-108) traite essentiellement de cas qui touchent aux paradigmes morphologiques, et secondairement au lexique. Et H. H. Hock (19912), qui à travers les trois chapitres (1991 : 167-279, chap. 9-11) qu'il consacre aux différentes sortes d'analogie, fournit sans doute l'analyse récente la plus poussée de ce phénomène, centre lui aussi son propos sur la morphologie. 86 87 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'une typologie des changements linguistiques Il ne s'agit certainement pas d'un parti pris ou d'un choix de hasard. Toutes les études de grammaire historique ou de morphologie historique sont contraintes de faire un usage récurrent de la notion d'analogie pour expliquer la formation des paradigmes des langues. F. Brunot dans son Histoire de la langue française (1905-1938), ou K. Nyrop dans sa Grammaire historique de la langue française (1903), invoquent souvent l'analogie comme facteur justifiant un changement morphologique, sans même en expliquer le fonctionnement, tant le phénomène semblait aller de soi. L'importance quantitative de ce type de changement est patente dans tous les domaines des formes grammaticales, mais elle est particulièrement flagrante lorsqu'on étudie l'évolution des formes verbales dans les langues indo-européennes tout particulièrement, comme on va le voir pour le français (ci-dessous 3.4.4). Ainsi par exemple, F. de La Chaussée ouvre son Initiation à la morphologie historique de l'ancien français (1977) par un chapitre introductif sur « L'analogie » : c'est le seul chapitre théorique du volume. Avec les 'lois phonétiques', on a là les deux facteurs de changement dans ce domaine. P. Fouché, dans sa Morphologie historique du français (1967, 3 tomes) portant sur le verbe, écrit : « L'analogie, enfin, a pu intervenir pour modifier l'état de choses créé par le jeu des lois phonétiques. » (1967 : 84) ; et il n'est guère de page de cet ouvrage de référence qui ne comporte l'exposé d'au moins un cas d'analogie. W. Manczak, à la fin de son second article, a recensé les cas d'analogie évoqués par Nyrop dans les dix-huit premières pages du tome deux de sa Grammaire : il en a relevé vingt-deux cas (concernant le verbe), et huit cas en huit pages au début de son étude sur le nom (1903 : 170-178). Mais l'analogie peut concerner également, quoique dans une bien moindre mesure, le lexique (l"étymologie populaire' en particulier) et la syntaxe. Ce précurseur de la 'linguistique fonctionnelle' qu'est Henri Frei (1929) avait posé un enchaînement des phases du changement linguistique qui serait le suivant : 'déficits-besoins-procédés-finalité' (1929 : 43 sq.). Il voyait dans l'analogie « le jeu quotidien de la parole », la réponse multiforme au besoin de clarté qui permet d'« ordonner [les signes] en un système »(1929 :27). Il explique par le processus d'analogie la majorité des phénomènes 'fautifs' qu'il relève dans son corpus de français 'avancé' (lettres de soldats de la guerre de 1914-18, extraits du recueil de français populaire de H. Bauche paru en 1928, et de recueils de 'fautes' relevées par les puristes et les grammairiens normatifs). C'est l'analogie sémantique qui pour lui a fait évoluer le sens de l'adjectif ouvrable dans l'expression jour ouvrable : de 'jour où l'on travaille' (de ouvrer 'travailler') on est passé à 'jour où les magasins sont ouverts', ou qui a conduit à créer l'expression cela m indiffère à partir de l'adjectif indifférent, sur le modèle différent : différer = indifférent : indifférer ; c'est l'analogie morpho-syntaxique qui explique également certains accords 'incorrects' tels que C est elle qui est LA mieux habillée ; et c'est l'analogie phonétique qui expliquerait des phénomènes de sandhi ou d"assimilation' tels que 'Fontenay' prononcé [fonne] (< [fôtne]), ou 'maintenant' prononcé [mennâ]28. Cependant, par la suite, il est rare qu'on ait fait appel à cette notion au niveau phonétique ou syntaxique. C'est ce que révélait déjà par exemple la préface écrite par E. Lerch à son Historische franzôsische Syntax (1925 : pp. xix et xxi) : il y nomme 'analogie' les cas d'influence entre formes, et 'contamination' ce qui relève de la syntaxe. Harris & Campbell (1995 : 97-119), dans leur Historical syntax (chap. 5), préfèrent parler d"extension (que nous traduirons par 'extension analogique') dès lors qu'il s'agit de syntaxe. Sous ce terme sont englobés des phénomènes tels que celui de la 'contamination', mais aussi de l'extension lexicale. Il s'agit de la généralisation de règles, et les auteurs, reprenant en l'explicitant la définition proposée par Meillet, décrivent ainsi ce processus de changement, dont ils précisent par la suite le fonctionnement : « Extension is a mechanism which results in changes in the surface manifestation of a pattem and which does not involve immédiate or intrinsic modification of underlying structure. » (Harris & Campbell 1995 : 51) « Extension is a mechanism that opérâtes to change the syntax of a language by generalizing a rule. » (Harris & Campbell 1995 : 97) Comme les auteurs le soulignent, dans bien des cas, l'extension analogique en syntaxe est en fait 1"actualisation' d'une réanalyse opérée précédemment. La réinterprétaion structurelle, puis la réanalyse d'une construction entendue, a pu donner naissance à une règle syntaxique qui va se répandre et toucher progressivement d'autres lexèmes, selon la théorie de l'extension lexicale que développent les deux auteurs (Harris & Campbell 1995 : 80-81 et 106-111). 3.4.4 Les traits distinctifs du processus analogique : une 'réduction de l'arbitraire du signe' (R. Simone 19967: 187) Nous avons d'abord défini l'analogie en la distinguant des deux autres mécanismes qui en sont proches par certains aspects. Mais en soi, elle se définit par trois traits spécifiques. 1. Le premier trait qui distingue fondamentalement l'analogie des autres processus de changement, c'est la condition exigée au départ : l'existence préalable, entre deux ou plusieurs formes, d'une parenté soit sémantique, soit fonctionnelle (Anttila 1989 : 100). Dans tous les cas, il faut qu'existe 28. Kuryiowicz soulignait que le principe consistant à étendre l'emploi d'une forme s'applique aussi bien au domaine phonologique (1949 : 18). 88 89 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'une typologie des changements linguistiques préalablement entre les formes ou paradigmes de base et dérivé une relation fonctionnelle ou sémantique : identité catégorielle ou fonctionnelle, et parenté sémantique. Par exemple, les verbes latins esse et habere ont vu leur relation se renforcer dès lors que habere est devenu un auxiliaire en roman (en latin, seul esse l'était) ; habeo, devenu *ayyo, a donc été rapproché de sum, et cette relation a conduit vers le IVe siècle au développement d'une forme du verbe esse analogique de *ayyo : *suyyo > ancien fr. sui, qui par la suite a pris un -s désinentiel par une seconde analogie, cette fois avec la seconde personne du singulier > suis. En français moderne, après que se construit couramment avec le subjonctif, par une analogie avec avant que qui est fondée sur leur relation sémantique (mots de sens opposé). Au plan phonétique, si 'maintenant' peut être prononcé [mennâ], c'est-à-dire si -t- peut être assimilé à son entourage, c'est que -t- et -n- ont en commun le trait dental ; si faim de l'ancien français prend par la suite un -e final, c'est qu'il a en commun avec tu aimes et il aime une parenté paradigmatique forte ; si la construction du génitif en de (le bord de la table) se répand aux dépens de celle en à (la fille a un roi) et de la construction directe (la fille le roi), c'est que toutes trois marquent le même rapport. Ainsi que le souligne Anttila (1989 : 104), le processus d'analogie présente une parenté avec celui d'emprunt externe : de ce fait, l'analogie peut être considérée dans un bon nombre de cas comme une sorte d'emprunt interne. 2. Le second trait distinctif de ce phénomène est qu'il est directionnel, allant d'une forme-modèle à une forme qui va se remodeler sur celle-là. Il faut qu'une forme soit le pôle saillant de la relation et serve de modèle à l'autre, la première étant la 'forme de fondement' (Kuryiowicz 1949 :23) ou forme-source, et l'autre la 'forme fondée' ou forme-cible. Entre les deux formes parentes mais dissemblables, seule l'une peut être le modèle, et l'on peut prévoir laquelle dans bien des cas semble-t-il (voir ci-dessous 3.4.5). 3. Il résulte toujours de ce processus une simplification : tous s'accordent sur ce trait (Henry, Saussure, Fouché, de la Chaussée, Kiparsky, Lightfoot). Il peut s'agir soit de l'élimination d'une disparate, soit de l'enrichissement d'un paradigme incomplet (ainsi, sur le modèle du paradigme de déterminant lel les vont se créer en français le paradigme de démonstratifs ceIces, et celui de l'article indéfini uni des). Paul Kiparsky (1967 et 1968) proposait de voir dans l'analogie l'une des formes d'une règle plus générale du comportement des langues : la 'simplification' - et en ce sens la première phase d'une réanalyse peut être vue comme une analogie (Itkonen 2002). Cette simplification est en même temps une régulation, à partir d'une forme modèle : la relation est toujours directionnelle, mettant en jeu deux formes, ou deux paradigmes, allant d'une forme-base vers une forme dérivée ('mot-base' et 'dérivé' selon Kuryiowicz 1949), la seconde était construite à l'imitation de la première. C'est là la voie par laquelle se réalise cette 'réduction de l'arbitraire (du signe)', comme le souligne R. Simone (19967: 187), qui est toujours semble-t-il le résultat du processus analogique. C'est là l'un des traits caractéristiques de ce type de changement, ainsi qu'on va le voir. Voici comment, par exemple, de la Chaussée résume sa fonction dans la constitution des paradigmes morphologiques : « L'analogie est régie par le principe de F économie paradigmatique [italiques de l'auteur].. .Elle est essentiellement une force nivelante, tendant à éliminer les exceptions, les formes anomales. D'une façon générale, elle remodèle les formes ou paradigmes minoritaires sur le patron des majoritaires. » (1977 :7) 3.4,5 Régularités de la relation entre la forme-base et la ou les forme(s) analogique(s) : dissymétrie Peut-on trouver des régularités dans le rapport qui unit les deux formes ou groupes de formes en relation dans le processus d'analogie ? Des études translinguistiques avaient en effet semblé révéler certaines tendances29. Kuryiowicz (1949) a été le premier à tenter de définir des 'lois' qui permettent de déterminer dans quel sens va la relation, et quelle est la spécificité des formes-bases. Par ce terme de 'lois' il désigne des 'chaines' analogiques entre une 'forme de fondement' (source) qui est le modèle, et une 'forme fondée' (cible), qui est le résultat. Deux de ses 'lois' (qui sont plutôt des tendances)30 restent particulièrement intéressantes : la seconde stipule que : « (II) Les actions dites analogiques suivent la direction '.formes de fondement formes fondées, dont le rapport découle de leurs sphères d emploi » (1949 : 23), et introduit le critère de 'sphère d'emploi', qui est une notion plus complexe que la simple fréquence. 29. Ainsi, par exemple, pour le français et les langues romanes, d'après P. Fouché (1967), les formes fortes des verbes sont souvent refaites d'après les formes faibles (il treuve, nous trouvons -> trouv-). Y. Yajima (1998) a tenté de faire la synthèse des régularités 'régionales' ; mais on trouve des contre-exemples ; ainsi à côté de l'extension de la forme faible trouv-, on constate que c'est à partir de la forme forte que pleurer ou aimer ont été régularisés. 30. Nous dirions 'tendances' : Kuryiowicz était le premier à reconnaître que leur application n'était susceptible d'aucune obligation. C'est en conclusion de cette étude qu'il écrivait ces phrases si souvent citées : « Il résulte d'un système grammatical concret quelles transformations analogiques sont possibles (formules I-V). Mais c'est le facteur social (formule VI) qui décide si et dans quelle mesure ces possibilités se réalisent. Il en est comme de l'eau de pluie qui doit prendre un chemin prévu (gouttière, égouts, conduits) une fois qu'il pleut. Mais la pluie n'est pas une nécessité. » (1949 : 37) 90 91 Grammaticalisation et changement linguistique La sixième ' loi ' introduit un critère socio-linguistique à la base de 1 ' analogie : elle pose que c'est la langue de prestige ('imitée') qui fournit les formes servant de modèle ou d'emprunt : « (VI) Le premier et le second terme d'une proportion appartiennent à V origine à des systèmes différents : l'un appartient au parler imité, Vautre au parler imitant. » (1949 : 36) Les quatre autres Tois' sont plus topiques. Elles stipulent par exemple qu'un marqueur simple est souvent remplacé par un marqueur complexe sans doute plus explicite (loi (I)) : par exemple en allemand le pluriel de type Gàste, doublement et donc mieux marqué par rapport au singulier Gast, car codé à la fois par une désinence et par TUmlaut, s'étend à des mots dans lesquels il n'était pas étymologique, tels sg. Baum : pl. Baume ; mais il subsiste bien des mots qui ne sont pas touchés par cette analogie, tels que sg. Tag : pl. Tage. La Toi' (III) indique de même qu'un morphème complexe tend à s'étendre aux dépens d'une forme simple, mais c'est fort discuté, et la Toi' (IV) stipule que la forme nouvelle prend la fonction primaire, alors que la forme ancienne est restreinte aux usages secondaires. Une dizaine d'années plus tard, W. Manczak (1958) a montré que la plupart des 'formules' (il leur refuse le statut de 'lois') de Kuryiowicz présentent de nombreux contre-exemples, et a à son tour proposé neuf 'hypothèses' en vue d'esquisser une typologie des formes de l'analogie. Ses hypothèses reposent sur la prise en compte de fréquences relatives, elles formulent donc explicitement des tendances, et elles ont la forme : Te phénomène x se passe plus souvent que son inverse'. Les tendances qu'il relève sont de deux sortes : les unes concernent le type de modification subie par la nouvelle forme : raccourcissement (hypothèses I : ' Les mots plus longs sont plus souvent refaits d'après les mots les plus courts que vice versa' ; III : 'Une forme flexionnelle plus longue est plus souvent refaite d'après une plus courte que vice versa' - ce qui contredit la loi I de Kuryiowicz), allongement (hypothèses IV : 'La désinence zéro est plus souvent remplacée par la désinence pleine que vice versa', et V : 'Les désinences monosyllabiques sont plus souvent remplacées par des désinences polysyllabiques que vice versa'), ou encore abolition de la flexion (hypothèse II : 'L'alternance du radical est plus souvent abolie qu'introduite : c'est l'un des cas où l'analogie rétablit une unité de forme rompue par les évolutions phonétiques). Deux autres concernent la nature des formes modèles pour l'analogie verbale, à savoir l'indicatif et le présent (hypothèses VI et VII). Les dernières concernent une classe de noms spécifique, les noms géographiques, pour lesquels, s'ils sont fléchis, les cas exprimant le lieu servent de formes de référence dans le procès analogique (hypothèses VIII et IX). Outre qu'il ne s'agit que de tendances (« .. .plus souvent que vice versa »), il faut également préciser - ce que Manczak ne fait qu'implicitement - que ces 'hypothèses' n'impliquent pas qu'un phénomène d'analogie Éléments d'une typologie des changements linguistiques se développe systématiquement dans les cas de figure évoqués. Il faudrait formuler ces tendances en : 'Dans le cas où un phénomène analogique se produit, etc.' Par la suite, H. H. Hock ( 1991 ) a réévalué ces diverses propositions, et en a montré les limites en mettant en évidence de nombreux contre-exemples. Il n'en retient guère au total que la tendance générale à marquer plus clairement les formes. Cela n'est pas trivial : il semblerait que le principe d'iconicité ('une forme, un sens') l'emporte sur le principe d'économie, qui semblerait parfois aller dans la direction inverse (Hock 1991 : 234-237). En outre, développant la notion de 'sphère d'usage', Hock (1991 : 218-221) met en évidence un certain nombre de contraintes ou de restrictions concernant la relation analogique, qui se laissent résumer ainsi : la forme qui va changer est moins fréquente dans l'usage, ou plus hétérogène dans sa structure, et la forme modèle est plus productive, ou plus fréquente dans l'usage, ou plus canonique dans sa structure. Bref, la relation préalable doit être dissymétrique. Une autre constatation est faite par Hock : les mots fondamentaux résistent mieux que les autres au nivellement par simplification ; les termes et paradigmes très fréquents (ainsi, le verbe être, très irrégulier mais d'un usage constant), ou les connecteurs de base tels que et, ou, mais (Hock 1991 : 215), ou encore les pronoms personnels, paraissent particulièrement réfractaires à l'analogie. 3.4.6 Typologie des diverses formes de l'analogie On peut distinguer plusieurs sortes d"analogie' : l'analogie proportionnelle, l'analogie par simplification d'une forme ou d'un paradigme, l'effet de couplage sémantique (mots de sens opposé en particulier), et des formes d'analogie, qui semblent résulter de processus de remotivation, et qui restent pour l'instant bien moins formalisées (contaminations, étymologie populaire, etc.). Comme on l'a vu, et contrairement aux autres types de changement, l'analogie met nécessairement enjeu deux formes au moins, ou deux séries de formes, ou deux paradigmes : c'est la nature de la relation existant au départ entre ces deux éléments qui définit les divers types d'analogie que nous allons décrire. En accord avec les typologies proposées ailleurs (en particulier Hock 2003), nous distinguerons six sous-types. 1. L'analogie 'proportionnelle' telle que définie par H. Paul (18802) (a :b : :c : x, et x = d) est la forme canonique de ce phénomène. Elle peut se réaliser entre deux paradigmes formés de deux termes ayant des fonctions partiellement communes. Elle a deux types de résultat : soit la régularisation d'une forme et donc la simplification d'un paradigme, soit la création d'une nouvelle forme. Le premier cas concerne par exemple la re-formation de la désinence de la 5e personne en français, d'après le modèle canonique dans les composés 92 93 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'une typologie des changements linguistiques de dire (nous lisons : vous lisez : : nous contredisons :x,x = vous contredisez). Autre exemple, en allemand, l'extension à d'autres mots d'un type de marquage double du pluriel, comme on l'a vu précédemment, sur le modèle Gast : Gâste. En revanche, le déterminant ce est une création, comme on l'a vu précédemment (p. 86, et voir chapitre 7, pp. 241-242), à partir d'un rapprochement entre le déterminant démonstratif pluriel ces et l'article défini pluriel les, cette relation étant notée : les : le : : ces : x,ttx = ce. Il semble que ce soit le seul type d'analogie qui soit créateur de formes totalement nouvelles. En morphologie, ce principe de changement 'proportionnel' est donc très productif. En phonologie, il n'est pas certain qu'il se rencontre (voir Hock 1991, chap. 11 cependant). Dans le lexique, cette relation proportionnelle est l'une des voies de la néologie : par exemple,fermer : refermer : : analyser : x, etx = réanalyser. En syntaxe, ce n'est pas sous cette forme que l'analogie se réalise : elle prend plutôt la forme de l'effet de couple (je m en rappelle d'après je m7 en souviens). 2. La simplification des paradigmes sur une base unique, en particulier dans le cas des paradigmes à formes nombreuses, est une autre forme d'analogie. Ce processus introduit une similarité de forme entre deux ou plusieurs unités (formes ou paradigmes) déjà reliées par une similarité de sens ou de fonction ; il peut en résulter la modification d'une ou plusieurs formes, à partir d'une base reconnue comme canonique. Le plus souvent, ce type d'analogie a pour résultat la suppression d'une irrégularité dans un paradigme - d'où sa qualification parfois de 'changement thérapeutique'31, et c'est dans la morphologie verbale qu'il se développe surtout : les exemples en sont extrêmement nombreux (voir le recensement de Mahczak ci-dessus). Ainsi, le parfait latin des personnes 4 et 5 cantâmus (< cantâvimus), cantâstis (< cantâvistis < cantâvistis) aurait abouti en Fr. à : chantemes, chantai s )tes ; cantâmus a été remodelé (en *cantâ(s)mus ?) de façon à conserver le -a- de désinence caractéristique. Ou encore, pour les verbes 'irréguliers' (à alternance voca-lique du radical) de l'a.fr., tels amer et clamer, qui se conjuguent : faim/ claim, tu aimes/claimes, il aime/claime, nos amons/clamons, vos amezl clamez, illeles aiment/claiment, tout le paradigme est aligné sur la même forme de radical ; mais pour amer c'est le radical tonique qui est choisi, aim-, alors que pour clamer c'est l'inverse. Il est en effet des cas où il n'est pas possible de prévoir quelle sera la forme-base, où le choix se fait de façon non clairement explicable. Ce sont de tels cas qui ont conduit bien des linguistes à souligner le caractère imprévisible de l'analogie. Il l'est en effet doublement : parce qu'il n'est jamais certain qu'une analogie se développera, même si les conditions sont remplies ; et parce que lorsqu'elle se développe, sa directionalité n'est pas toujours prévisible. 31. VoirAitchison(19952:chap. 10). 94 3. La contamination ou croisement entre deux mots apparentés sémantiquement, aboutissant à une forme hybride tant formellement que sémantiquement, se rattache à ce processus. Il peut prendre la forme de la création d'un mot ou d'une expression composite comportant des éléments des deux items initiaux : par exemple, brunch (< breakfast X lunch), ou le développement récent en français de : Il faut mieux (Il faut XII vaut mieux), signalé déjà par Frei(1929:48). 4. Il peut s'agir d'un effet de couple sémantique, deux mots de sens opposé iconifiant cette relation par un accroissement de la ressemblance formelle : ainsi l'adjectif latin gravis ('lourd') devient en bas-latin grevis sous l'influence de son antonyme levis ('léger'). De même, en anglais, femelle ('femelle') a évolué enfemale sous l'influence de maie, les deux mots étant souvent couplés. 5. L étymologie populaire enfin ressortit au même processus : à partir d'une parenté sémantique, une modification formelle s'instaure pour rendre sensible cette relation. C'est ainsi que dans choucroute, issu de l'allemand Sauerkraut, sauer a été relié à chou ; que de même le mot d'ancien français coûte pointe ('couverture piquée') est devenu courte pointe. Mais l'étymo-logie 'populaire' est parfois le fait de savants, comme celle qui au XVIIe siècle permettait implicitement d'allier dans le même article de dictionnaire les adjectifs poli (< lat. polire 'polir') et policé (< grec polis 'la cité'), l'idée de 'polissure' et celle de 'politesse' (J. Starobinski 1989 : 26-33). 6. En syntaxe, le phénomène d'extension analogique occupe une place importante dans la simplification de la grammaire, et il prend la suite du processus de réanalyse, dont il est 1"actualisation' (au sens de Andersen 1999 ; voir en particulier Harris & Campbell 1995 : 50). Le processus d'analogie représente bien une application claire du principe diconicité : la relation 'un sens : une forme' s'y vérifie bien plus souvent qu'ailleurs, s'agissant de remotiver un mot en l'associant formellement à un autre mot dont il paraît être issu (étymologie populaire) ou auquel il paraît relié par un rapport d'opposition (contamination). 3.4.7 Aspects cognitifs de l'analogie Par rapport aux autres types de changement, l'analogie présente une spécificité capitale au plan cognitif : ce processus a pour point de départ la mise en relation de deux unités du même système grammatical, ce qui n'est pas le cas dans les autres types de changement. À cause de ce caractère, dès qu'il a été identifié, le phénomène d'analogie a d'emblée rendu nécessaire le recours à des explications psychologiques, et plus récemment à des analyses en termes de comportements cognitifs qui semblent dépasser le champ linguistique (Itkonen 2005). 95 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'une typologie des changements linguistiques Pour V. Henry (1883) et ses contemporains les néo-grammairiens, ce qui apparaissait surprenant et même scandaleux était le fait que l'analogie venait troubler la régularité des Tois phonétiques', et donc qu'un processus psychologique externe à la langue pouvait l'emporter sur un mécanisme phonétique et donc interne à la langue. Par la suite, et chez V. Henry lui-même comme on l'a vu, la reconnaissance de ce type de procédé de changement a conduit à prendre en compte les facteurs extra-linguistiques à l'œuvre dans la langue - l'analogie restant l'un des pôles privilégiés de cette réflexion. Et un siècle plus tard, en exergue au chapitre qu'il consacre à l'analogie dans son ouvrage, R. Anttila écrit : « Analogy is a function of the relational aspects of grammar and a mental striving for simplicity or uniformity. » (1989 : 88 : je souligne). Trois aspects sont à notre avis particulièrement à retenir, dans une perspective cognitive. 1. Tout d'abord, ce n'est pas toujours la forme que l'on penserait prototypique qui sert de modèle : par ex. le nominatif dans les langues à cas, ou l'indicatif présent, ou la 3e personne du singulier. Et c ' est dans cette mesure que la notion de« sphère d'emploi »32 introduite par Kuryiowicz paraît importante ;même si l'application que lui-même en fait et les conclusions rapides qu'il en tire ont été contestées par Manczak (1958), il propose là une voie pour définir la forme-source, qui n'est pas strictement liée à la fréquence d'emploi, ou à l'idée que la forme la plus simple doit appeler la plus complexe. Et sa définition rejoint celle que donne R. Jakobson de la forme non marquée (1957). Mais comment expliquer ce phénomène ? Comme le souligne Hock (2003 :457, note 2), « the question of what makes a given pattem productive is a difficult one ».. .on ne saurait mieux dire. Une question donc : la forme-modèle est-elle une forme non marquée ? 2. Récemment, dans une perspective différente, celle des grammaires cogniti-ves, M. Winters (1997 : 546-547)33 a formulé une proposition intéressante. Selon elle, le changement résulte d'un déplacement de saillance (1997 : 546) ; c'est l'assignation de saillance à l'un des deux éléments de la relation d'analogie, ou à l'un des traits des formes concernées, qui expliquerait la direction dans laquelle joue l'analogie, c'est-à-dire la façon dont s'opère la répartition et le choix entre forme source et forme cible. Son hypothèse repose 32. « Non seulement les sphères d'emploi sont autre chose que les fréquences numériques mais... elles se laissent déterminer de façon rigoureuse » (1949 : 23). Et en note : « La fonction primaire n'a rien à faire avec le sens étymologique de la forme, mais se rapporte à la valeur déterminée par le système et indépendante de l'entourage sémantique ». 33. "This kind of movement... is at least part of the time a resuit of changes in assignment of saliency to a given item or to a given feature of some item" (2002 : 546). Et plus loin : "The base form has the property of being better entrenched than the form which changes" (2002 : 547). 96 sur la notion de 'catégorie radiale' développée par G. Lakoff (1985 : 91 et suivantes). Cela génère une seconde question : quel est le trait mis en saillance qui sert de pivot à l'analogie ? 3. Un dernier aspect, important du point de vue des processus cognitifs à l'œuvre dans le changement, est celui de la forme de raisonnement qui fonde le processus analogique, et de ce qu'elle peut révéler du raisonnement linguistique. Esa Itkonen a posé tout récemment (2002 et 2005) la question, capitale, d'une unicité possible à un niveau méta-cognitif entre les formes du changement linguistique34. Il met en évidence la similarité et même l'identité des deux processus distincts que sont la réanalyse et l'analogie (extension), tous deux procédant d'un raisonnement hypothético-déductif35. C'est à travers des approches de ce type que l'on pourra trouver des constantes cognitives dans le phénomène indéfiniment récurrent de modification du langage. 3.5 Emprunts Le terme emprunt désigne, métaphoriquement, l'introduction dans une langue d'une nouvelle forme ou d'une nouvelle construction issue, 'empruntée' d'une autre langue. L'emprunt résulte le plus souvent d'un contact entre langues : soit d'une langue géographiquement voisine, soit d'une langue plus prestigieuse, la notion de contact n'étant pas uniquement géographique. A l'origine, il s'agit de la part du locuteur de la volonté de reproduire dans sa langue un terme ou une structure d'une autre langue, et dans la plupart des cas l'emprunt se fait de la langue la plus prestigieuse vers des langues qui le sont moins. Le phénomène d'emprunt a été empiriquement repéré sans ambiguïté dans un grand nombre de langues, il est indubitablement important. Mais comme la notion d'analogie, celle d'emprunt manque d'une assise théorique rigoureuse36 ; en l'état actuel de son élaboration théorique, sa description reste largement ad 34. « ...Two prima facie dissimilar phenomena exemplify the same superordinate concept» (2002 : 420). 35. Ce qui conduit Itkonen (2002) à conclure, dans la perspective proposée par Harris & Campbell selon laquelle la grammaticalisation est simplement la succession des deux phénomènes de réanalyse et d'extension : « A significant generalization is achieved by showing that both components of grammaticalization, i.e. reanalysis and extension, involve the superordinate notion of analogy. » (Notons qu:'analogy n'a pas ici son sens linguistique, mais logique). 36. J. Nichols (2003 :309) écrit à propos du processus d'emprunt : « There is still much empirical work to be done, language by language, family by family, area by area, feature by feature, and model by model - and it is not grindwork... Empirical work on stability and non-stability can yield rich theoretical and comparative dividends. » 97 Grammaticalisation et changement linguistique hoc. Cependant, quelques jalons sont désormais posés : il existe des tentatives pour élaborer une échelle dempruntabilité des termes et des notions, comme le souhaitait Lass (1990) et, complémentairement, pour définir quels sont les traits, dans les langues, qui sont particulièrement stables et donc ne donneront probablement pas lieu à un remplacement par emprunt à un autre système (Nichols 2003). En effet, comme le souligne très justement J. Nichols (2003 : 309), la question de 1 ' emprunt ne peut être examinée seule : elle doit 1 ' être en relation avec le caractère plus ou moins modifiable des traits de la langue 'emprunteuse' ; car plus un trait est réputé stable, moins il a de chance d'être remplacé par un trait emprunté. L'emprunt touche majoritairement le domaine du lexique, mais pas exclusivement. Les analyses lexicales montrent que les emprunts atteignent assez fréquemment un taux élevé, et que ce sont surtout des noms qui sont empruntés (Haugen 1950 : 224 ; L. Guilbert 1975 ; H. Walter 1991 :111-115). L'enquête menée par H. Walter sur un corpus de 70 000 mots du français (Le Petit Larousse et le Petit Robert de 1989) confirme ces résultats : 8 000 environ de ces mots sont des emprunts (de diverses époques), le plus gros contingent venant de l'anglais (un tiers environ), comme on pouvait s'y attendre, et cela concerne les noms en très large majorité (aucune préposition, aucune conjonction ne figurent parmi les formes empruntées). L'emprunt peut consister en l'adoption simple d'un terme étranger ; mais bien souvent il y a une adaptation, même minime, au système linguistique récepteur, tant dans la prononciation (parking est prononcé avec -ng final, et non avec -vj) que dans la morphologie (sprint-er, zapp-erje zappe). Cependant, selon Thomason & Kaufman ( 1988 :14) :« any linguistic feature can be transferred from any language to any another language », en d'autres termes tout peut être emprunté, y compris les formes grammaticales37. Ainsi il existe des langues dont le contact avec une autre langue a favorisé un changement dans 1 ' ordre des éléments constituants de la phrase, passant par exemple de VO (verbe-objet nominal) à O V : c ' est le cas par exemple de 1 ' arménien, qui a évolué de S VO dominant en arménien classique à SOV en arménien moderne, mouvement sans doute favorisé par l'influence du turc (Donabedian 2000). L'ordre des mots est en effet un 'trait aréal' bien connu, et en Europe certaines langues non indoeuropéennes et qui possédaient le trait SOV l'ont abandonné ou sont en train de le changer au profit du trait SVO, commun à la majorité des langues d'Europe. Si tout est empruntable, selon McMahon cependant (1994 : 213), on peut distinguer des degrés dans l'importance du taux d'emprunts, allant d'emprunts essentiellement lexicaux et limités, unidirectionnels, à des emprunts réciproques 37. Thomason & Kaufmann affinent ensuite leur position en proposant une échelle d"empruntabilité' : le cas le plus courant est celui de noms n'appartenant pas au vocabulaire fondamental, et le moins courant celui des structures grammaticales (1988 : chap. 4). Éléments dune typologie des changements linguistiques entre deux langues qui supposent un véritable bilinguisme, et enfin à une étape où le mélange de deux langues aboutit à une langue différente des deux autres -dont une des formes est la créolisation. De façon plus restreinte, et plus rarement, le terme d emprunt peut désigner le processus par lequel certains paradigmes d'une langue prennent une de leurs formes à un paradigme parent de la même langue : il s'agit d'un emprunt interne. Ainsi en français, l'impératif présent de quelques verbes, tel vouloir, 'emprunte' ses formes au subjonctif présent (P. Fouché 1967 : 174 : Veuillez...). 3.6 Lexicalisation Le lexique d'une langue est une structure ouverte, mais cela n'implique pas que toute forme est susceptible d'y entrer et d'y être intégré sans contraintes. Cela signifie simplement que le nombre de ses unités est a priori infini. Le terme lexicalisation a été introduit par Kuryiowicz pour désigner le phénomène de passage d'une unité de la grammaire au lexique. C'est en ce sens que l'emploie encore P. Ramat, lorsqu'il identifie ce processus à ce qu'il nomme dé grammaticalisation : « Lexicalisation is thus an aspect of degrammaticalization - or more exactly, degrammaticalization processes may lead to new lexemes » (1992 : 550). L'ouvrage récent de Brinton & Traugott (2005) se situe assez clairement dans cette perspective, et explore les parallélismes entre les deux processus de grammaticalisation et de lexicalisation, révélant par l'étude de cas précis que le second phénomène est bien moins contraint que le premier (2005 : 109), et qu'il est des cas où il est difficile de trancher entre les deux étiquettes (2005 : 111 sq.). À l'instar de nombreux spécialistes en lexicologie diachronique, nous emploierons le mot 'lexicalisation' dans un sens bien plus large, pour désigner l'introduction dans le lexique de nouveaux termes, par quelque moyen que ce soit, et à quelque fin que ce soit, en particulier pour répondre à un besoin social. Par exemple, un groupe objet+verbe ou adverbe + verbe peut donner un nouveau verbe (a. fr. cloufichier 'fixer avec des clous', malpenser 'avoir de mauvaises pensées' ; f.mod. mieuxdisant, malvoyant) ; ou un groupe verbal peut donner un nouveau verbe (ainsi en fr.mod. vouloir dire au sens de 'signifier' avec un sujet non animé : 'Qu'est-ce que cela veut dire ?'). En ce dernier sens, à côté d'apports importants dans le champ de la morphologie dérivationnelle en particulier (D. Corbin 1992), de nouvelles réflexions se sont développées sur les relations entre sémantique et lexicalisation (cf. P. Koch entre autres). 98 99 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'une typologie des changements linguistiques 3.7 Changement sémantique Bréal avait reconnu deux types de changement : la spécialisation, et la différenciation, notion approfondie par la suite par D. Geeraerts (1997 : 130) en tant que 'homonymiphobia'. Selon A. Blank (1997) et Gévaudan (1999 : 14-17), ce sont trois principes cognitifs très généraux qui gouvernent le changement sémantique ; il s'agit de trois types de déplacements : la métaphore, la métonymie, le changement taxinomique. Dans un premier temps, diverses approches ont privilégié le premier processus, métaphorique. Elles ont conduit à mettre au jour des régularités, par le passage de l'espace au temps, ou d'une partie du corps à un lieu (tête > en tête de, à la tête de : cf. entre autres Heine & al. 1991, Heine 1993, Heine & Kuteva 2002). De telles approches ont conduit également à mettre en évidence des 'chaines sémantiques' directionnelles ; ainsi par exemple Anttila (1989 : 147) souligne qu'on constate dans plusieurs langues un changement concernant un adverbe signifiant 'rapidement', qui prend le sens de 'aussitôt, immédiatement' - mais jamais l'inverse. Mais plus récemment, une approche inspirée par la pragmatique des présuppositions, des implicatures et des inférences suggérées, a proposé de voir dans la métonymie l'un des facteurs majeurs de l'évolution sémantique ; l'ouvrage récent de Traugott & Dasher (2002) est une illustration de cette démarche. Selon Traugott & Dasher, « the chief driving force in semantic change is pragmatic » (2002 :24), et ils mettent 1 ' accent sur la ' subjectivité ' encodée dans la grammaire, décrivant dans cette perspective la grammaticalisation des verbes modaux (chapitre 3), des connecteurs discursifs (chapitre 4 : well, indeed, in fact en anglais), des verbes 'performatifs' (chapitre 5) et des 'déictiques sociaux' (chapitre 6 : honorifiques en japonais, ou please en anglais) en montrant que le facteur essentiel qui lance le mouvement réside dans la situation intersubjective de communication. C'est ainsi que, pour les verbes modaux de l'anglais et du chinois, les auteurs mettent en évidence une unidirectionalité sémantique exclusive : par exemple pour les auxiliaires, du déontique à l'épistémique, mais jamais l'inverse (2002 : 147). D'autres mouvements sémantiques, moins spectaculaires, sont parfois distingués des trois précédents : extensions ou restrictions de sens ne sont pas toujours une conséquence des processus cognitifs évoqués ci-dessus ; de même, l'ajout ou la neutralisation de traits mélioratifs ou péjoratifs résultent souvent de facteurs socio-pragmatiques. Le changement sémantique d'un terme peut être conçu soit comme l'ajout, aléatoire en quelque sorte, d'un sens à un mot, soit comme l'adjonction d'un sens périphérique lié d'une façon ou d'une autre au sens prototypique du mot en question. C'est actuellement dans le cadre de la théorie prototypique que se développent les propositions les plus fructueuses (Kleiber 1990a, Geeraerts 1997, Winters 1992, De Mulder 2001, etc.). 3.8 Évolutions phonétiques L'étude des modifications de la prononciation, dues en particulier à des changements de nature de l'accent, à des changements d'articulation, etc., entraînant une modification du système phonôlogique (introduction de nouveaux allomorphes, etc.), a été au XIXe siècle et pendant plus d'un siècle le champ privilégié de la linguistique historique. La phonétique historique a connu de telles réussites qu'elle a pu aboutir à la formulation de 'lois phonétiques' - même si depuis l'on considère qu'il s'agit bien plus de régularités que de 'lois' véritablement. La forme canonique d'une 'loi d'évolution phonétique' est en effet : un son a se transforme en un son b dans un environnement phonique donné, en un lieu précis et à une date précise (et non pas : 'en tout temps et en tout lieu'). Il faut rappeler que ces découvertes ont été à l'origine de la revendication et de la constitution de la linguistique comme 'science', avec les néo-grammairiens de la fin du XIXe siècle. En phonétique comme dans les autres domaines, on retrouve les mêmes sortes de processus, tant pour les facteurs déclencheurs que pour la présence de variantes. Ainsi par exemple, en proto-roman, le renforcement de l'accent tonique d'intensité est sans doute à l'origine des diphtongaisons dans plusieurs langues romanes. Parfois une règle se réalise un peu différemment selon le contexte social ou dialectal : ainsi, la diphtongue [ei] se transforme en glide + voyelle [we] en 'norme Haute' (selon Ferguson), et en [we] qui s'ouvre en [wa] en 'norme Basse' : comme dans loi, roi. Tout au long de la première moitié du XXe siècle les découvertes dans ce champ ont consisté essentiellement en l'approfondissement de la méthode mise au point par le XIXe siècle. Mais au milieu du siècle, les travaux de Haudricourt et Juilland et d'A. Martinet ont ancré la démarche diachronique dans la perspective structuraliste, permettant de réinterpréter des acquis empiriques dispersés. Depuis deux décennies, un renouvellement comparable se fait jour, à la suite des travaux de M. Halle et P. Kiparsky, par lequel les acquis considérables des études antérieures sont repensés dans le cadre des théories génératives. On peut penser que par ailleurs, les apports de la typologie pourront s'appliquer au champ de la phonologie diachronique également. 100 101 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'une typologie des changements linguistiques 4 Résultats du changement 4.1 Modification du stock des unités ou des notions La nature du résultat obtenu par le changement une fois qu'il est achevé peut également faire l'objet d'une typologie. Un processus de changement peut aboutir à trois résultats différents : 1. enrichissement ou appauvrissement du stock des formes grammaticales : i. par ajout ou perte d'une forme dans un paradigme existant (ex. : une nouvelle préposition ; perte de je m'en suis allée) ii. par ajout ou perte d'un paradigme dans une série de paradigmes (ex. : le subjonctif imparfait). 2. changement au niveau de la sémantique grammaticale : ajout ou perte d'une distinction, d'une notion ou d'une catégorie grammaticale ; les changements 1 et 2 peuvent aller de pair, mais pas toujours : une même notion peut être 'réexprimée' par une nouvelle forme - modulo une nuance - sans que change le stock global des notions grammaticales (ex. les diverses formes de la négation, les futurs). La grammaticalisation de la notion de 'définitude' se fait souvent à travers l'apparition du paradigne de l'article défini. 3. modification de la structure de la grammaire : ainsi, la modification des paramètres, dans le cadre de la théorie des principes et paramètres de la Grammaire universelle (Lightfoot 1979,1991 ) ; ou bien les changements liés (cf. chapitre 4), ou encore les macro-grammaticalisations (cf. chapitre 7). 4.2 Disparition de formes et de distinctions 4.2.1 Disparition : le corrélat de la variation Nombreux sont les ouvrages consacrés à l'histoire linguistique de telle ou telle langue qui signalent que telle ou telle forme, phonème, construction, lexème, a disparu. Par exemple, toute grammaire historique du français signale que le plus-que-parfait synthétique a disparu au Xe siècle, que le subjonctif imparfait a cessé d'être utilisé au XXe siècle, que la déclinaison des noms n'existait qu'en ancien français, etc. On connaît même parfois le taux de renouvellement de tel ou tel type de lexèmes, de morphèmes ou de trait fonctionnel : on sait par exemple que l'ergativité est décrite comme un trait récessif (Nichols 1993). Et l'un des enjeux de la linguistique historique est certainement d'élaborer des ' scénarios de survie' de type probabiliste rendant compte de ce qui se passe dans la transmission linguistique (Nichols 2003 : 282-310) : même dans une langue à haut taux de stabilité, tout ne se transmet pas, il y a de la perte d'une génération à l'autre, d'une époque à l'autre. C'est sans doute l'un des enjeux des recherches des prochaines décennies. 102 Mais rares sont encore les ouvrages de linguistique historique à visée théorique qui accordent de l'importance à ce phénomène. La disparition des unités ou de règles linguistiques n'apparaît généralement que comme un épiphénomène, conséquence d'un autre fait de changement38. Ce n'est guère que dans la perspective des 'principes et paramètres' que l'obsolescence d'une forme prend sens, comme l'a montré à plusieurs reprises Lightfoot (1991,1999 :86,106,182). C'est ainsi que G. Guillaume évoquait la disparition d'unités linguistiques comme le pendant de la création de nouvelles unités, et distinguait de ce fait deux diachronies : l'une, destructive, l'autre, constructive (1989 : 1-2, cité par Boone &Pierrard 1998). La plupart du temps, une disparition est la conséquence de l'existence de variantes dans les langues : les 'formes en compétition' (A. Kroch 1989) ne subsistent pas toutes toujours. Ce peut être aussi la conséquence de la perte d'iconicité des unités : en effet, une unité tout à la fois peu fréquente et peu 'iconique' a une moindre probabilité de transmission. Et enfin, comme on l'a souligné au chapitre 1, le dernier stade de la grammaticalisation d'un morphème peut être sa disparition pure et simple. Mais l'étude empirique des faits de changement permet, dès à présent, de formuler des hypothèses de plus ou moins grande probabilité de 'survie' des unités linguistiques. Ainsi, on constate dans bon nombre de langues possédant des auxiliaires que les verbes sources de ces formes ne disparaissent pas et continuent de coexister avec les auxiliaires qui en sont issus : c'est le cas en français des verbes avoir, être, devoir, vouloir, penser, etc. (cf. chapitre 3) Il est un aspect de la typologie diachronique qui peut être éclairé par l'étude de la disparition des formes : lorsque dans une langue donnée certaines catégories, notions ou structures ne sont pas représentées, s'agit-il de disparition, ou de non-existence originelle ? Une meilleure connaissance de ce domaine permettrait d'éclairer certains points de l'évolution des langues. 4.2.2 Changements thérapeutiques ? Une explication à la disparition de formes linguistiques a parfois été invoquée en terme de 'thérapeutique' : on trouve déjà cette explication chez Gilliéron (1915-1921), qui intitulait un ouvrage Pathologie et thérapeutique verbale. Si on en retient la validité, on peut en effet considérer cet aspect du langage comme l'un des pans de la 'conspiration' ou de la téléologie que nous évoquions au début de ce chapitre, de ce mouvement d'ensemble qui gouverne chaque langue. C'est cette 'finalité empirique du langage' que H. Frei (1971/1929 : 63) évoquait lui 38. Voir entre autres Vennemann (1978 : 262) : « Rule loss is always caused by conceptual analogy ». 103 Grammaticalisation et changement linguistique Éléments d'une typologie des changements linguistiques aussi pour rendre compte de certaines simplifications ou re-motivations qui permettaient à la langue de retrouver clarté et expressivité. Et bien plus récemment, J. Aitchison écrivait de même : « .. .Language has a remarkable instinct for self-conservation. It contains inbuilt self-regulating de vices which restore broken pattems and prevent disintegration. More accurately, of course, it is the speakers of the language who perform thèse adjustments in response to some innate need to structure the information they have to remember. » (1991 : 138) Quelques décennies plus tôt, ceux qui analysaient le recours à l'analogie pour restaurer une clarté dans un système obscurci par les changements phonétiques ne raisonnaient pas autrement. Et même s ' il ne se prononçait pas aussi clairement, Lighfoot (1979) faisait de même en invoquant le principe de transparence pour expliquer l'apparition d'une réanalyse. Dans cette perspective, la disparition de certaines unités apparaît tout aussi normale que n'importe quel autre type de changement. 4.3 Simplification du système Il s'agit de la simplification du système grammatical, par généralisation ou suppression de catégories sémantiques ou fonctionnelles : la formule du principe d'iconicité 'une fonction, une forme' peut ainsi par exemple s'appliquer à la disparition des particules en français, ou à celle des préfixes verbaux séparables. C'est une conséquence de l'auto-régulation des systèmes, provoquée par les changements. Il est certain que cette notion n'intervient que lorsqu'il s'agit d'expliquer un changement : de même que la notion de 'drift', ou de 'tendance', elle n'a aucune pertinence dans une description synchronique de la langue. On ne peut formaliser ces notions, elles ne peuvent servir à prédire quels changements vont se produire, et en ce sens ce sont des notions que l'on peut qualifier de 'pré-théoriques'. Mais lorsqu'un changement a commencé, ce sont ces 'tendances' qui permettent de prédire dans quel sens ce changement aura lieu, quelles formes seront privilégiées plutôt que quelles autres. Cette recherche d'une explication de l'existence, empiriquement constatée dans l'évolution des langues, de schèmes récurrents à divers niveaux, a pris des formes différentes dans ce dernier demi-siècle. Dans une telle perspective, on a pu considérer les phénomènes de changement comme des effets de surface, des instanciations de ces tendances privilégiées du changement que l'on a nommées successivement en typologie 'principe structu- ral' (Lehmann 1973), 'principe d'harmonie transcatégorielle' (Cross-Category Harmony : J. Hawkins 1980), 'consistance' ou 'cohérence' (consistency), 'principe de transparence' en syntaxe (Lightfoot 1979). En effet, à travers le développement de schèmes comparables, l'accroissement de la 'simplicité' d'un système peut s'exprimer à travers diverses perspectives théoriques : 1. soit qu'on y voie un accroissement du caractère iconique de la langue. Ainsi, entre le latin et le français moderne, la cohésion entre les éléments du groupe nominal (y compris la relative) s'est traduite par le développement de la contrainte de contiguïté concernant ces éléments, alors qu'en latin nom et adjectif, nom et relative, pouvaient être plus facilement disjoints. 2. soit qu'on y perçoive un accroissement de Y homogénéité typologique ('consistency'). Au cours du changement le nombre des traits du type dominant du système a augmenté. Ainsi, plusieurs changements syntaxiques entre le proto-indo-européen et les langues romanes actuelles ont abouti à un nombre de traits de type VO bien supérieur (W. Lehmann 1974). 3. soit qu'on qualifie un changement d"analogique'. Ainsi, les changements analogiques tels qu'on les constate et décrit empiriquement dans les langues, et qui toujours vont d'une forme-source (ou forme-modèle) à une forme nouvelle, peuvent trouver un cadre explicatif dans une telle perspective. D'ailleurs, Kuryiowicz a rapproché l'analogie du 'drift' sapirien : « Il résulte d'un système grammatical concret quelles transformations 'analogiques' sont possibles. Mais c'est le facteur social qui décide si et dans quelle mesure ces possibilités se réalisent. Il en est comme de l'eau de pluie qui doit prendre un chemin prévu (gouttières, égouts, conduits) une fois qu il pleut. Mais la pluie n'est pas une nécessité. De même les actions prévues de 1' "analogie" ne sont pas des nécessités. » (1966/1949 : 174) 4.4 Changements dans la hiérarchie du système Enfin, une modification peut se produire dans la structure hiérarchique du système. Ainsi, pour l'organisation des énoncés, le passage en français entre 1300 et 1500 d'un primat de l'organisation fonctionnelle au primat de la structuration syntaxique révèle qu'a eu lieu un changement de ce type. La modification d'un paramètre en syntaxe, dans le cadre de la théorie des 'principes et paramètres', décrit un phénomène du même type, comme on le verra au chapitre 7. 104 105 Grammaticalisation et changement linguistique 5 Conclusion et perspectives Dans le cadre d'un même chapitre, nous souhaitions présenter, en perspective, et dans une visée typologique, les différents moments qu'il faut distinguer lorsqu'on analyse un changement linguistique : le ou les facteurs déclencheurs de diverse nature, les processus mis en œuvre dans leur complexité et à leurs différents niveaux, les résultats et leurs conséquences sur la forme résultante du système. Dans cette présentation, nous avons voulu allier une perspective de type historique et une présentation critique des diverses théories, en situant chacune d'entre elles dans le temps et l'une par rapport à l'autre, et en faisant le point sur leurs apports et leurs limites. Au vu de l'importance des acquis et des développements théoriques récents, une telle synthèse à visée taxinomique et typologique avait pour but de permettre de mieux situer les nouvelles avancées dans le champ de l'évolution des langues. Chapitre 3 LES GRAMMATICALISATIONS DANS L'ÉVOLUTION DU FRANÇAIS 1 Quelle est l'importance relative des grammaticalisations dans la constitution de la grammaire d'une langue ? Les nombreuses études réalisées dans les vingt dernières années sur les phénomènes de grammaticalisation dans de très nombreuses langues semblent montrer que ce type de changement est universellement représenté, et particulièrement fréquent. Mais qu'en est-il exactement ? Dans la somme des changements que connaît une langue au cours de son histoire, quelle est l'importance relative des faits de grammaticalisation dans la formation de sa grammaire ? Pour confirmer, ou infirmer, leur importance, il est nécessaire d'évaluer quantitativement leur rôle dans l'évolution des langues. Nous mènerons cette enquête sur le français, qui se prête bien à une telle exploration. Son histoire et celle de sa source, le latin, sont documentées par une tradition écrite continue de près de vingt-quatre siècles (nous n'évoquerons qu'exceptionnellement l'indo-européen) - soit une dizaine de siècles pour le latin (archaïque, classique, impérial et tardif), sept ou huit siècles pour le proto-roman (IIP-IXe siècles), douze siècles pour le français. Même s'il est certain qu'il n'existe pas deux langues présentant la même histoire et la même configuration, et même si l'on sait que toutes les langues ne pratiquent pas la même répartition entre morphologie et lexique pour exprimer les différentes notions et relations grammaticales (cf. entre autres Bybee & al. 1994), le 106 107 Grammaticalisation et changement linguistique Les grammaticalisations dans l'évolution du français résultat obtenu constituera un point de comparaison pour d'autres analyses, et pour celle des autres langues romanes en particulier, qui à bien des égards ont connu des phénomènes de grammaticalisation comparables. En comparant le français actuel avec ses états anciens et parfois avec le latin, tels que nous les connaissons grâce aux documents écrits et aux témoignages de grammairiens, nous pourrons mesurer assez précisément l'ensemble des changements. A partir de là on peut évaluer l'efficacité du processus de grammaticalisation, et la comparer à celle des autres procédés de changement. Ainsi par exemple, un simple comptage des modifications qui se sont produites dans la grammaire du nom (nom, pronoms, déterminants, adjectifs) entre le roman et le français moderne nous a montré que sur les quelque quatre-vingt-cinq phénomènes recensés, un tiers sont des grammaticalisations1. L'analyse que nous allons mener nous fournira trois sortes de renseignements : 1) elle nous permettra de confirmer (ou non) la fréquence de ce processus de mutation des grammaires, 2) de mesurer qualitativement l'impact de ce mode de formation de morphèmes et 3) sa plus ou moins grande compatibilité avec tel ou tel domaine : concerne-t-il certaines catégories plutôt que d'autres ? et si oui lesquelles ? Il existe en effet des paradigmes dont on sait empiriquement, par l'observation de nombreuses langues, qu'ils dérivent de lexèmes, et de lexèmes de même types : ainsi les prépositions et les adverbes. D'autres, tels les pronoms et les articles, ont pour source d'autres morphèmes que l'on qualifie de 'moins grammaticaux' (Kuryiowicz 1960/1975) : ainsi, la plupart des langues qui possèdent un article défini le font dériver d'un démonstratif (cf. Diessel 1999 : 128-129, qui synthétise la littérature antérieure). Les phénomènes de grammaticalisation n'ont pas tous le même retentissement sur le système. Nous avons proposé (chapitre 1, section 14.1, pp. 57-58) de distinguer au moins trois degrés d'importance pour mesurer l'effet des différents types de grammaticalisation sur le système d'une langue, du plus doux au plus bouleversant : 1. L'apparition d'une forme nouvelle qui s'intègre dans un paradigme existant n'apporte pas de bouleversement dans la grammaire, puisqu'il ne fait qu'enrichir un paradigme déjà là ; ainsi, la grammaticalisation d'une nouvelle préposition (comme côté, question en français contemporain), d'un nouveau connecteur (genre), d'une nouvelle personne verbale (on depuis le IXe siècle), ne révolutionnent pas le système dans son ensemble. C'est là le cas le plus courant, et il est au plus bas d'une échelle de rénovation de la grammaire. 1. D après les chapitres consacrés à la morphologie et à la syntaxe dans l'Histoire de la langue française de Picoche & Marchello-Nizia (19985), sur 85 phénomènes ainsi recensés, 33 sont des grammaticalisations, et 16 des extensions analogiques. 108 2. L'intégration d'un nouveau paradigme à côté d'un paradigme antérieur exprimant la même notion ou une notion très proche, provoque une réorganisation un peu plus importante, telle que celle qui a eu lieu en français au XVIe siècle avec l'entrée du futur analytique (dit 'futur proche' : il va chanter) à côté du futur synthétique. 3. Plus importante par ses conséquences est l'entrée dans la grammaire d'une notion non grammaticalisée jusque là, car c'est le stock des distinctions grammaticales lui-même qui est modifié ; cela a été le cas avec l'apparition de l'article dans les langues n'en possédant pas, et cela se fait par la formation d'un ou de plusieurs nouveaux paradigmes. Ce cas se situe plus haut sur l'échelle de rénovation grammaticale. Cette typologie des faits de grammaticalisation sera reprise et approfondie dans le chapitre 7, lorsqu'on traitera d'une classification des diverses sortes de grammaticalisations, à la suite de Giacalone-Ramat (1992) et de Benveniste (1968). Dans les sections 2 à 9 de ce chapitre, nous examinerons, catégorie par catégorie, lesquelles sont le résultat en français d'une grammaticalisation. Nous préciserons chaque fois quelle est la catégorie-source du nouveau morphème : est-ce un nom, un verbe, un adjectif ? Cela nous permettra d'illustrer concrètement la section 14 du chapitre 1. Nous distinguerons en outre entre le cas où le nouveau morphème s'intègre dans un paradigme existant, et celui où il exprime une nouvelle notion. Ce dernier point nous permettra d'éclairer une question importante, celle de l'existence de synonymie grammaticale : dans bien des cas le nouveau morphème est un 'doublet' d'un morphème existant qui exprime déjà la même notion (section 13, pp. 135-136). On remarquera ainsi que certaines notions semblent présenter systématiquement des variantes. Nous examinerons successivement les articles (section 2), les pronoms personnels (section 3), les indéfinis (section 4), les démonstratifs (section 5), les auxiliaires verbaux (section 6), les adverbes et connecteurs (section 7), les prépositions (section 8), les subordonnants (section 9), ainsi que les marqueurs de genre et de nombre (section 10). La section suivante (section 11) fait le point sur quelques ' chemins catégoriels ' de grammaticalisation. Et pour mieux évaluer la façon dont évolue le français au sein des langues du monde, nous indiquerons chaque fois que possible les références au World Lexicon of Grammaticalization de Heine & Kuteva (2002) - désormais HK. Dans la section 12, nous évoquerons quelques faits de grammaticalisation syntaxique. Ainsi que nous 1 ' avons montré au chapitre 2, tous les changements ne sont pas des grammaticalisations : dans la section 13, nous tenterons de quantifier l'impact 109 Grammaticalisation et changement linguistique des divers types de changement dans la formation du français (analogie ou extension, emprunt, lexicalisation, disparition...), afin d'évaluer l'importance relative de ces divers procédés de renouvellement de la grammaire, en insistant parfois sur la disparition de morphèmes, paradigmes, notions, ou distinctions, phénomène généralement peu étudié dans les grammaires. Nous consacrerons la section finale 14 à ce phénomène surprenant car peu économique que nous avons évoqué ci-dessus : la fréquence des doublets dans la grammaire. Un bon nombre des nouvelles unités introduites dans la grammaire ne sont pas des nouveautés conceptuelles, mais des variantes, des doublons de morphèmes existants, des morphèmes-miroirs qui parfois vont jusqu'à reprendre et redoubler dans l'expression les formes déjà présentes (cest jor > hui cest jor >cest jor dhui I au jour dhui > aujourd hui > au jour d aujourd'hui). 2 Articles Dans la branche romane de la famille indo-européenne (comme d'ailleurs dans les autres langues qui en possèdent), l'apparition des articles est un phénomène secondaire, parfois tardif, et elle résulte dans tous les cas d'un fait de grammaticalisation. Les articles précisent, au moins à leurs débuts, le degré de définitude du nom qu 'ils déterminent : spécifique et défini (le à ses débuts), spécifique et indéfini (un à ses débuts), indéfini et non spécifique (un dès le XIVe siècle), générique (emploi secondaire de le qui s'est développé entre le XIIe et le XVe siècle : voir chapitre 6), partitif à partir du défini partitif (XIVe-XVe siècles). Cette innovation notionnelle s'est faite en roman, et on en perçoit les débuts dès le latin tardif. Au cours de l'évolution de la langue, il n'est pas rare que les articles se 'grammaticalisent' de plus en plus, au point que leur présence devient quasi obligatoire et qu'ils semblent ne plus servir qu'à marquer le genre ou le nombre (Greenberg 1978). Tous les articles ne sont pas apparus en même temps. L'article défini LE2 et l'article indéfini singulier UN sont le résultat de grammaticalisations qui ont eu lieu en proto-roman, alors que 1 ' article partitif DU et 1 ' article indéfini pluriel DES sont le résultat de grammaticalisations qui se sont produites cinq siècles plus tard, aux XIVe et XVe siècles. L'article défini a pour origine le démonstratif latin illum (distal, ou de troisième personne), comme dans les autres langues romanes à l'exception du sarde (dont 2. Nous employons désormais les majuscules pour désigner un paradigme, les minuscules pour designer les formes : LE désigne l'entier du paradigme de l'article défini, composé des formes le, la, l , tes, au... 110 Les grammaticalisations dans l'évolution du français l'article su, sa vient de ipsum), et comme dans la plupart des langues du monde possédant un article : c'est ce qui s'est passé dans les langues germaniques, ainsi qu'en hongrois dès le XIVe siècle avec le démonstratif a / az (Gallasy 1991), et c'est ce qui est en train de se passer pour le finnois et l'estonien, où le démonstratif se a d'ores et déjà des emplois de simple marqueur d'identification (Laury 1997). La grammaticalisation de plus en plus prononcée de l'article défini en français, plus que dans les autres langues romanes, a abouti au fait que l'article défini ne code plus seulement la définitude, mais en vient à exprimer le générique (Carlier 2001, Carlier & Goyens 1998, Epstein 1994 & 1995, Greenberg 1978). De l'avis général, le français est l'une des langues, et en tout cas la langue romane, où la grammaticalisation de l'article défini est la plus poussée (voir chapitre 6). L'article indéfini singulier a pour origine un numéral cardinal, unum, comme dans les autres langues romanes (C. Lehmann 1982/1985/1995 : 39), dans les langues germaniques, en hongrois (< numéral egy 'un'), peut-être en finnois avec y ksi pour l'indéfini spécifique et erâs pour l'indéfini non spécifique, etc. Marqueur en ancien français de l'indéfini spécifique, un va voir ses emplois s'étendre, et dès lors une forme de pluriel des se développera au XVe siècle. Cette valeur du numéral s'est développée dès la période romane, et très tôt sans doute, antérieurement à la 'grammaticalisation' de illum comme article défini (Sabanééva 2003). Parallèlement, l'article partitif du I delà I des s'est développé en français (rares sont les langues qui en possèdent un) (Carlier 2004) pour marquer une nuance jusque là exprimée par l'absence de tout article : il résulte lui aussi du développement de l'article défini, qui offre ainsi un exemple de polygrammaticalisation (Craig-Grinevald 1991). 3 Pronoms personnels Sur les vingt et une formes pronominales actuelles du français3, onze résultent d'une grammaticalisation. En effet, neuf d'entre elles ont pour origine un démonstratif, celles de troisième personne ; une (on) dérive d'un nom commun devenu pronom indéfini, hom ; et vous honorifique (singulier ou pluriel : vous êtes venue, vous êtes venues) a pour source le pronom personnel pluriel vous. Les dix autres formes n'ont pas changé de catégorie, ayant pour origine en latin un pronom personnel ou réfléchi. 3 II s'agit de sept formes uniquement sujet : je, tu, il, elle, ils, elles, on ; onze formes régime : me moi te toi, le, la, lui, se, soi, les, leur ; deux formes multifonctionnelles tantôt toniques tantôt atones : nous, vous, codant les personnes discursives au pluriel, etvous codant le pronom honorifique, soit en fonction sujet soit en fonction régime. 111 Grammaticalisation et changement linguistique Le pronom personnel de troisième personne (sg. et pl.) vient du démonstratif latin 'distal', illum, comme c'est presque toujours le cas (Greenberg 1978 :61 ; Givon 1984 : 226 ; Greenberg 1991). Il a la même origine que l'article défini. Comme sujet, ce pronom est devenu clitique depuis le XVe siècle, comme l'était déjà le pronom personnel régime, objet direct ou datif, dès lors qu'il a perdu son accent autonome (Zink 1997 : 150 sq.). Une nouvelle étape (ultime stade d'une grammaticalisation ?) est en cours, favorisée par trois facteurs : la présence obligatoire du pronom comme sujet par défaut, le fait que le pronom est de moins en moins séparé du verbe en particulier à cause de la simplification de la négation ne... pas en un unique morphème pas postposé au verbe, et enfin la fréquence à l'oral d'énoncés du type Pierre il-estvenu. Le même processus d'affaiblissement phonétique et d'extension d'emploi existe dans d'autres langues romanes, mais à un stade moins avancé qu'en français. On peut considérer l'extension d'emploi du pronom de deuxième personne du pluriel, vous, comme une grammaticalisation. Il n'y a pas eu changement de catégorie, mais il s'est produit un élargissement sémantique de cette forme, qui a servi à coder cet emploi nouvellement grammaticalisé de pronom d adresse honorifique, comme dans beaucoup de langues (HK 234). Cette notion s'est introduite dans la grammaire en latin tardif (Ve siècle), à l'initiative de l'empereur romain Honorius. Enfin, le pronom sujet on, qui est le résultat de la grammaticalisation du nom hom comme sujet indéfini en très ancien français (voir ci-dessous), a été la source d'une seconde grammaticalisation, dans la mesure où il est devenu le doublet de nous, souvent sous la forme nous on. Ce processus a été favorisé à l'oral, d'une part par le développement du redoublement du pronom sujet à l'oral (moi je, toi tu, lui il/ elle elle, nous on, vous vous, eux ils/ elles elles), et d'autre part par la généralisation d'une désinence zéro au présent de l'indicatif pour les verbes du groupe en -ER. Grâce au développement de nous on,kV oral le présent de chanter est [fat] pour toutes les personnes sauf la seconde du pluriel. 4 Indéfinis Pour le pronom sujet on, le début de la grammaticalisation se perçoit dès le premier document conservé, rédigé en français au IXe siècle, où om désigne 'un homme quel qu ' il soit, tout homme ' (Serments de Strasbourg : ' si saluarai eo cist meonfradre Karlo et in aiudha et in cadhuna cosa, si cumomper dreit sonfradra saluar diff : 'ainsi que tout homme doit légitimement aider son frère'). Comme dans quelques langues possédant ce même type de pronom, il a pour source le nom désignant l'être humain (ainsi en allemand, portugais, albanais ; ce phénomène est à ses débuts en turc et swahili ; Ch. Lehmann 1985/1995 : 51 ; HK 231). Ce nom qui désignait un animé générique masculin, va devenir un pronom sujet Les grammaticalisations dans l'évolution du français indéfini graphie Y hom, Y om, Y on, Y em, Y en, om, on, en (Buridant 2000 :409) au XIe siècle (yie de saint Alexis 566 : Sainz Boneface que Y ummartir apelet : 'Saint Boniface, qu'on qualifie de martyr'). Le pronom sujet de 3e personne masculin pluriel, ils, a également cette valeur d'agent indéfini (HK 235) : Ils ont encore augmenté les impôts. Déjà en latin cette personne du pluriel servait à exprimer le sujet indéfini humain (dicuntur 'ils disent, on dit'), cet usage a perduré. Pour désigner l'indéfini non humain, c'est à partir du nom chose que s'est développée l'expression quelque chose au XIIIe siècle (Roman de la rose, 6840 et 16362), qui s'est grammaticalisée seulement au XVe siècle, quand l'adjectif épithète cesse de s'accorder au féminin (quelque chose de nouveau : voir Marchello-Nizia 1997a : 189-190) (HK 295). Cette expression a remplacé rien, qui signifiait la même chose en ancien français (R. Martin 1966). Le morphème rien est en effet un autre exemple de grammaticalisation d'un nom. Il vient du nom latin rem ('chose') ; d'abord nom féminin en ancien français, il devient pronom indéfini ('quelque chose') : comme le soulignent Heine & Kuteva (HK 296), il est fréquent qu'un nom générique tel que 'chose' devienne un pronom. En moyen français, ce pronom indéfini, devenu invariable, et accompagnant régulièrement ne depuis le moyen français, a pris une valeur négative, comme cela se passe dans nombre de langues (en swahili, turc, etc. : Haspelmath 1997 : 182). Parallèlement, le nom personne a connu la même évolution : employé en corrélation avec ne dès le XIIIe siècle, il se grammaticalisé en pronom à partir de 1350 (Marchello-Nizia 1997a : 308). 5 Démonstratifs Certaines formes du démonstratif français apparues en ancien français, ce et ces, ne connaissaient pas la distinction entre distal et proximal, ou entre internité ou externité par rapport à la sphère du locuteur. D'autres formes, telles que ceus, l'avaient perdue à la suite d'une réorganisation du système (Dees 1971 ; Marchello-Nizia 1995 : chapitres 5-6). Dès lors, les deux adverbes de lieu déictiques ci et la ont commencé à être employés comme suffixes déictiques à la fin du XIIIe siècle, usage qui s'est très lentement développé aux XIVe et XVe siècles (Dees 1971 ; Marchello-Nizia 1997a: 165-167) pour rétablir la possibilité d'exprimer la distinction perdue ou absente (HK 294-295), en particulier en situation de contraste. En français moderne, le pronom distal celui-là est devenu la forme non marquée et peut avoir parfois valeur de proximal ; ce n'est guère qu'en contexte contrastif avec celui-ci qu'il marque le distal. La grammaticalisation des adverbes déictiques ci et la comme suffixes pour les démonstratifs illustre un processus bien connu (Diessel 1999.: 150-152), qui est 112 113 Grammaticalisation et changementlinguistique que les démonstratifs ont en général pour origine des formes elles-mêmes déictiques. C'était déjà le cas des paradigmes CIL et CIST de l'ancien français où la particule déictique du latin ecce a servi de préfixe, et 1 ' emploi comme suffixe de -ci et -là suit le même processus. Dès lors que dans la très grande majorité des langues du monde les démonstratifs ont pour étymologie une forme déjà démonstrative, on peut sans doute compter les démonstratifs au nombre des primitives des langues (HK 295 évoquent à ce propos des 'primitives sémantiques'). 6 Auxiliaires 6.1 Temps, mode, aspect L'étude des auxiliaires a servi en quelque sorte de laboratoire à l'exploration des phénomènes de grammaticalisation : de Bolinger (1980) à Bybee (1985, spécialement chapitre 9), et de Heine (1993) et Bybee, Pagliuca & Perkins (1994) à Lamiroy (1995 et 1999), nombreuses sont les études consacrées à cette question. Depuis longtemps en effet on avait remarqué que les auxiliaires se 'fabriquent' à partir de verbes lexicaux : c'est le cas de tous les auxiliaires, 'semi-auxiliaires' ou locutions servant d'auxiliaire en français. Et comme c'est très fréquemment le cas, le verbe-source conserve par ailleurs sa valeur de 'verbe plein' et ses emplois initiaux. Ainsi, devoir continue d'être employé avec sa valeur première (Luc doit mille euros à Max), à côté de ses emplois modaux d'obligation (Luc doit rendre mille euros à Max) et de probabilité (Luc doit avoir rendu les mille euros à Max I Luc a dû rendre les mille euros à Max, Max doit être content). La définition que nous retenons pour la catégorie auxiliaire est celle proposée par Steele & al. ( 1981 ) et reprise par Lamiroy ( 1999 :37 entre autres). Cette catégorie se définit par trois traits : 1) ce sont des constituants ; 2) ils ont un comportement syntaxique qui les distingue des autres catégories (en particulier, ils construisent une autre forme verbale non finie en français) ; et 3) ils situent la proposition entière sur l'axe chronologique du temps. On élargira cette définition aux verbes qui caractérisent le prédicat également du point de vue aspectuel ou modal. Même si le français est moins riche en auxiliaires que d'autres langues romanes4, il en possède tout de même une cinquantaine, identifiables par leur comportement et leur sémantisme, bien que les manuels en proposent généralement une liste bien plus restreinte. On distingue traditionnellement trois catégories sémantiques d'auxiliaires : les auxiliaires temporels, aspectuels et modaux. Ainsi dans : Claire aurait dû être en 4. Comme l'a remarqué M. Gross {Table 1,1975), la classe des auxiliaires français est nettement plus fermée que celles de l'italien et de l'espagnol. Il recense 52 auxiliaires en français, 115 en italien, 171 en espagnol. 114 Les grammaticalisations dans l'évolution du français train de nager, les auxiliaires avoir et devoir expriment respectivement la temporalité (passé) et la modalité (obligation), et être en train de indique l'aspect (progressif). Quelques autres notions peuvent en outre s'exprimer à travers des formes verbales complexes : la voix, passive en particulier ; les conditions de vérité ; l'emphase. L'analyse diachronique du développement de cette catégorie de verbes a permis de mettre en évidence que ces diverses valeurs dérivées, mode, aspect et temps, n'apparaissent en général pas en même temps. On a ainsi montré l'existence de 'chaînes de grammaticalisation' permettant d'établir un continuum orienté entre ces diverses valeurs. Un double chemin s'est dessiné : tout d'abord de 'verbe plein' vers 'auxiliaire de mode, aspect, temps', et ensuite du mode à l'aspect puis au temps (M> A> T). En effet, on a pu constater que lorsqu'un même verbe est porteur de valeurs modales, aspectuelles et temporelles, ce sont ces dernières qui apparaissent le plus tard, la modalité semblant première, et l'aspect découlant souvent du mode. On observe donc une migration sémantique nettement ordonnée. B. Lamiroy (1999) résume ainsi plusieurs études sur la question : « Lorsque le stade 'source' est un verbe lexical et le stade 'cible' un verbe TAM, c'est-à-dire une expression de type temps-aspect-mode, il y aurait parmi ces trois catégories un certain ordre sur la chaîne de grammaticalisation : ainsi le temps serait plus près de la cible que l'aspect (Lamiroy 1987, Traugott 1989), les modaux occupant une position intermédiaire. Pour ces derniers, on devrait encore distinguer entre les épistémiques qui se rapprochent davantage du stade 'cible' et les déontiques qui sont plus proches des termes relatifs du stade 'source' (Kronning 1995). On peut donc schématiser : verbe lexical > modaux déontiques > modaux épistémiques > temps > affixe. » (Lamiroy 1999 :35, n. 6) Quant aux valeurs temporelles, elles peuvent à leur tour être à l'origine de valeurs modales ou logiques. Ainsi le futur acquiert la capacité d'exprimer l'injonction (Oppermann 2000). 6.2 Origine et évolution : du verbe à lfauxiliaire et à l'affixe : être et avoir Etre vient de la forme de latin parlé *essere, issue du latin classique esse ('exister'), mais certaines de ses formes viennent du verbe qui exprime la station debout immobile en latin : stare 'se tenir debout' (étais, été, etc.) (HK282). Il sert d'auxiliaire de passif dès le latin, ainsi que de verbe copule devant attribut, et c'est sans doute à partir de là qu'il a développé le sens d'achevé (aspect), puis de passé (temps) avec des verbes intransitifs. En français moderne, être est aussi bien un verbe lexical (Je pense, donc je suis) et une copule (Elle est professeure) qu'un auxiliaire temporel (Elle est venue hier), et une marque de passif (Elle est blessée), et dans plusieurs régions, être remplace même aller au passé : Hier f ai 115 Grammaticalisation et changement linguistique Les grammaticalisations dans l'évolution du français été au cinéma. Mais en anglais par exemple son correspondant a des valeurs assez différentes : to be est un verbe lexical, et comme auxiliaire il marque comme en français le passif (It is finished), mais également l'aspect progressif (He is coming) ou le mode (He is to corne 'Il va/doit venir'). Avoir, venant de habere 'posséder', a servi en français comme dans de nombreuses langues à construire plusieurs morphèmes ou expressions verbales. La construction alliant habere et un objet avec un participe passé est attestée dès les plus anciens textes latins, de Plaute à Cicéron, mais dans ces énoncés habere a toujours le sens plein de 'posséder' ; Multa bona bene parta habemus (Plaute : 'Nous possédons beaucoup de richesses bien acquises'). Ce n'est semble-t-il qu'à partir du IVe siècle, en latin tardif et proto-roman, qu'il a servi d'auxiliaire de l'accompli puis du passé ; les premiers énoncés avec habere 'auxiliarisé' et ayant perdu son sens lexical se trouvent semble-t-il chez saint Augustin : « Metuo...ne uos habeam fatigatos » (Saint Augustin, Sermons, cité par G. Serbat 1980 : 126 : 'Je crains de vous avoir fatigués') Par une réanalyse, l'énoncé [habet [scriptum librum]] ('il a un livre écrit') aboutit à [habet scriptum [librum]] ('il a écrit un livre'). Cette mutation se matérialise d'une part par la disparition de l'accord du participe passé [*habet scriptum libros] et d'autre part par le fait que l'agent des deux verbes est le même. Toutes les langues romanes ont adopté ce nouvel auxiliaire, qui, par une réinterprétation sémantique qui s'est opérée sans doute lorsque les deux agents renvoient à un seul et même réfèrent, est passé de J'ai un livre déchiré (avec deux agents distincts, l'un pour avoir et l'autre pour déchirer) à J'ai déchiré un livre (avec le même agent, indiquant donc une action passée du sujet). Dans plusieurs langues romanes (italien, espagnol, portugais, catalan, occitan), habere sert aussi à construire le futur quand il est postposé : cantâre hâbeo > chanter-âi : la grammaticalisation de cette expression ('J'ai à chanter') s'étale sans doute du IVe au VIP siècle (Fleischman 1982 : 115). L'emploi de ce verbe de mouvement pour coder le futur se rencontre par ailleurs dans de très nombreuses langues du monde (HK 161-163, dont le basque, plusieurs langues amérindiennes et africaines, etc.). En ancien français, avoir est utilisé dès l'AF pour créer l'expression existentielle (il) (y) a : on passe de l'expression de la possession à celle l'existence : 77 a une voiture > Il y a une voiture (Heine 1993 : 95 et HK 241). Enfin, en français moderne, avoir à construit avec l'infinitif est utilisé pour exprimer l'obligation : J'ai un livre à lire > J'ai à lire un livre. 116 6.3 Des lexèmes verbaux de mouvement ou d'agentivité humaine, aux auxiliaires modaux, aspectuels et temporels Outre ces deux verbes marquant l'existence et la possession, un certain nombre d'autres lexèmes verbaux ont servi de source à des auxiliaires ou expressions auxiliaires marquant la modalité, l'aspect, puis le temps. Bien que cela apparaisse de façon inégale dans les manuels et les grammaires, le français peut exprimer plusieurs nuances aspectuelles grâce à la grammaticalisation de verbes lexicaux ou d'expressions verbales. Riegel & al. (1994 : 252-254) ont consacré une section à ces 'auxiliaires d'aspect' et 'auxiliaires modaux', et ils rangent dans ces paradigmes une trentaine de verbes. Il s'agit le plus souvent de verbes de mouvement ou de verbes exigeant un agent humain, qui dans le processus d'auxiliarisation perdent ces valeurs. On a ainsi plusieurs 'chemins sémantiques' : • mouvement > aspect > temps • auxiliaire modal > auxiliaire aspectuel > auxiliaire temporel • valeur lexicale > modalité déontique > modalité épistémique > temps Cette progression sémantique s'accompagne d'un changement dans la forme : • lexème autonome > auxiliaire contigu à V infinitif > affixe Pour l'aspect, on distingue généralement sept stades : pré-inchoatif, inchoatif, duratif, itératif, achevé, terminatif et post-terminatif. L'aspect inchoatif se marque par des verbes exprimant le début (commencer ày se mettre à) : La fête commence I Luc commence une histoire /Luc commence à rire I Le vent commence à souffler (HK 52). Le stade pré-inchoatif, immédiatement antérieur, est exprimé par des expressions figées dès le Moyen Âge ou au XVIe siècle (Gougenheim 1929 :138 sq.) (penser, cuidier, être sur le point de, être en passe de) ; si l'action ainsi programmée ne se réalise pas ('imminence évitée' ou 'contrecarrée' : modalité ou aspect ?), l'auxiliaire est croire ou manquer de, ou faillir (au passé seulement). Les valeurs durative et itérative (répétition), qui pouvaient être exprimées par des suffixes en latin, s'expriment par continuer à, ne pas cesser de, ne pas arrêter de, n en finir pas de : Il ne cesse de travailler / déternuer. Et ce sont certains de ces verbes qui servent également à l'expression du terminatif (finir de, cesser de). L'aspect non accompli se marque par une expression qui a perdu sa valeur première lexicale (être en train de). Les valeurs d'accompli récent (venir de) et 117 Grammaticalisation et changement linguistique de résultatif ou post-terminatif (arriver à, parvenir à, finir par) font plutôt appel à des verbes de mouvement. Les modalités rendues par des auxiliaires ne sont pas moins nombreuses. Le verbe pouvoir (Le président de la République peut/a le pouvoir de dissoudre F assemblée) a pour valeurs dérivées la capacité (de même que savoir) et V autorisation. L'obligation (déontique) est marquée par le verbe de conformité convenir (impersonnel) (Il convient de se méfier) ou par devoir. La probabilité ou potentialité négatives (risquer de, menacer de) et la probabilité ou potentialité positives (promettre de) sont exprimées par les verbes à sujet animé humain qui, devenus auxiliaires modaux, peuvent se construire avec un sujet non animé (La pluie menace de tomber, Il promet défaire beau demain), h'existence ou Y apparence disposent aussi d'un bon nombre de possibilités d'expression (ily a ; sembler,paraître, apparaître comme, se révéler, se trouver, s'avérer, se montrer). Croire et penser, comme s'imaginer, peuvent exprimer un certain type de relation aux conditions de vérité (relation négative) : Luc nous a crus > Luc a cru nous faire rire. Les verbes de mouvement marquant le fait qu'on a atteint le but fixé (arriver à, parvenir à) peuvent devenir des modaux exprimant la capacité au présent et la réussite au passé : J'arrive à Paris > J'arrive à me connecter, Je suis arrivée à Paris > Je suis arrivée à me connecter malgré Vorage (HK 45-46). Quant au temps, ce sont préférentiellement des verbes de mouvement prototypiques qui le codent : aller sert à construire un futur analytique (je vais chanter), qui à l'origine aux XIVe-XVe siècles était plus subjectif que le futur synthétique (Detges 1999). Venir de quant à lui marque l'aspect achevé commençant (post-terminatif). Faire, construit avec un infinitif ayant un agent autonome (exprimé ou non) sert en français à exprimer le causatif ou factitif \ comme en bien des langues (HK 117) : // a fait un livre I II a fait éditer un livre. Construit avec le clitique le depuis le XVIIe siècle, faire est un pro-verbe (HK 119:7/ court plus vite que je ne le fais). Et en construction avec ne.. .que, il peut coder l'emphase (// ne fait que dormir). Laisser est également un auxiliaire factitif bénéfactif (autorisation) (HK 193) : J'ai laissé le chien à la porte I J'ai laissé le chien entrer. Voir peut développer, et c'est le cas en français, une valeur de passif lorsqu'il gouverne un infinitif ou un participe passé : Les grammaticalisations dans l'évolution du français Il s'est vu dans la glace I II s'est vu condamné à une amende! à partir (HK 270 ; Bat-Zeev-Shyldkrot 1997). Un passif bénéfactif peut être exprimé par donner impersonnel au passif (HK 149, 152): Il lui a été donné de gagner au Loto I II lui a été donné de diriger l'orchestre de Lyon. Les verbes marquant la volonté ou le désir (vouloir, désirer), la capacité (pouvoir), la dette (devoir) prennent un sens modal (déontique, puis épistémique) dès qu'ils se construisent directement avec un infinitif. En français classique, vouloir et penser au passé indiquent, comme on l'a vu, une action évitée (HK 309) : Cette tuile a voulu /pensé me tuer Ce type de grammaticalisation a parfois conduit à ce que le second sens, auxiliaire, du verbe, donne naissance à un nouveau verbe autonome : il s'agit non plus d'une grammaticalisation, mais de la création d'une nouvelle unité lexicale, d'une lexicalisation ; c'est ainsi que faillir ('manquer, faire défaut') ayant pris, en particulier à la 3e personne du sg., il faut, la valeur modale d'obligation ('être nécessaire ' ), le verbe impersonnel falloir s'est développé par analogie avec valoir (il vaut I valoir, il faut I falloir) au XVe siècle. Enfin, suivant la migration sémantique généralement reconnue qui va du spatiotemporel vers le logique (Haiman 1985, Bybee 1985, Traugott 1985, Hagège 1993, Hopper & Traugott 20032: 186), il n'est pas rare qu'une forme verbale codant une valeur temporelle puisse, employée dans une construction spécifique, prendre une valeur plus abstraite, telle que la concession par exemple en français : c'est le cas du conditionnel construit avec quand (bien même), ou simplement en corrélation avec un second conditionnel : Quand (bien même ) il me dirait que tout va bien, je ne le croirais pas (HK : 292). Le futur, quant à lui, peut exprimer l'injonction (Tu feras ton lit avant de partir ! Cf. Bybee & al. 1994 : 268, tableau 7.9), ou la probabilité (futur épistémique) : On a sonné : ce sera le facteur ! 6.4 Tout verbe est-il un auxiliaire potentiel ? Au vu du grand nombre de cas que nous venons d'énumérer, on peut se demander si tous les verbes ne seraient pas susceptibles de devenir auxiliaires, ou si au contraire seuls certains verbes pleins sont sélectionnables pour donner des 118 119 Grammaticalisation et changement linguistique Les grammaticalisations dans l'évolution du français auxiliaires. Selon Heine (1993 : 29), Hagège (1993 : 211) Heine & Kuteva (2002), Lamiroy (1999), tel est bien le cas : le sémantisme de certains lexèmes les prédispose à ce type d'évolution. B. Lamiroy propose (1999 : 37) une liste de six concepts verbaux donnant naissance, pas seulement en français mais dans toutes les langues romanes, à des auxiliaires : il s'agit des verbes exprimant la position (être, rester), le mouvement (aller5, venir, venir de), l'activité ou une de ses phases (commencer, terminer, finir), le désir (mourir d'envie), la relation (avoir, tenir) ou la possession (avoir). De façon complémentaire, Bybee & al. ont dressé le tableau des lexèmes verbaux qui peuvent être à l'origine de 'gram' du futur dans un grand nombre de langues du monde (1994 :252-254). En reprenant les concepts retenus par Lamiroy, on peut synthétiser ainsi l'évolution sémantique des verbes qui ont donné des auxiliaires en français, de même que dans bien d'autres langues, dont les autres langues romanes : Verbe lexical source Auxiliaire Position Mouvement Action humaine et ses phases Volonté, désir Obligation Possession > accompli, passé, passif, copule > inchoatif, accompli, passé, futur > inchoatif, accompli récent > passé récent, duratifou itératif ( ne faire que), causatifpro-verbe > pré-inchoatif, futur > pré-inchoatif, futur > accompli, passé, futur, obligation Deux points sont remarquables dans cette évolution. Le premier, c'est que tous ces verbes ont conservé leur valeur lexicale originale à côté de leur nouvelle valeur auxiliaire. Toutes ces formes verbales coexistent avec leurs deux fonctions, d'auxiliaire et de verbe plein. La preuve en est la possibilité d'avoir des séquences telles que : Je vais aller au cinéma, Il a eu un enfant, Elle fait faire une maison, etc. (cf. chapitre 1, p. 43 : la 'preuve par anachronie' de Hagège 1993 : 200-202). Le second, c'est que tous ces verbes ont pour agent, ou pour valence première, un agent humain, et que durant la migration vers l'auxiliariat, cette contrainte disparaît, les auxiliaires correspondants pouvant avoir un sujet non humain (dé-subjectivation comme phase ultérieure de la grammaticalisation). 5. Detges (1999) fournit une analyse détaillée de la grammaticalisation Valler. 120 7 Adverbes et connecteurs 7.1 Formes Les adverbes forment une catégorie ouverte, définissable par divers critères : morphologique (ils sont invariables), syntaxique (ils ne sont pas nécessaires à la complétude de la phrase), sémantique. Il s'agit bien d'une catégorie fonctionnelle ; mais c'est l'une des catégories les moins hautes sur l'échelle de la grammaticalité. Aucun ouvrage ne donne une liste, même approchée, des adverbes du français. Ce qui s'en approche le plus, les Tables de la Grammaire transformationnelle de M. Gross (1975), recensent environ 7500 items (mots ou expressions) ayant fonction adverbiale dans le corpus de référence. Les adverbes en -ment forment en français la seule sous-catégorie d'adverbes qui soit facilement identifiable et toujours productive. L'origine en est un cas bien connu de grammaticalisation, celle d'un groupe nominal latin à l'ablatif, formé du nom féminin mens ('esprit, état d'esprit') à l'ablatif et d'un adjectif, accordé en genre et en cas, qui indiquait la manière (bôna mente 'dans une bonne disposition'). La routinisation de ce type de complément a été suivie de sa grammaticalisation en un unique morphème avec un unique accent tonique (bonaménte), dès le roman commun comme l'attestent les Gloses de Reichenau (VIIIe siècle : solamente), ainsi que le fait que ce type d'adverbe se retrouve dans les autres langues romanes. Si l'on suit la table des adverbes établie par M. Gross (1975), les adverbes en -ment représentent une petite proportion des adverbes en français (300 items sur les 7 500 adverbes recensés) ; mais ces tables ne donnent qu'une liste d'attestés, donc largement incomplète eu égard aux possibilités existantes. D'autres groupes nominaux sont à l'origine de morphèmes adverbiaux : maintenant formé d'un nom et d'un participe, beaucoup formé d'un adjectif et d'un nom entre la fin du XIIIe et le XVe siècle (voir chapitre 4), toujours devenu adverbe en moyen fr. (< anc.fr. toi jors 'tous les jours') et enfin un peu plus tard, or qui avait en a.fr. un sens temporel correspondant à son origine (< lat. ha hora ' à cette heure, à ce moment-là') et qui a pris son sens adversatif et sa fonction de connecteur au XVIe siècle (HK 291 ; G. Antoine 1962 : 1194-1211 ; Ollier 1995, 2000). Enfin, quelques noms ont été grammaticalisés dès le XIe siècle pour 'renforcer' la négation non I nen I ne : pas (d'abord sans doute avec des verbes de mouvement : cf. Price 1984), mie (avec des verbes tels que manger),point, goûte (uniquement avec le verbe veoir), mot (avec le verbe dire). La catégorie des adjectifs donne bien plus rarement des adverbes en français standard : hélas (anc. fr. hé ! las 'ha ! malheureux'), raide (raide mort). 121 Grammaticalisation et changement linguistique En français oral en revanche, certains adjectifs sont employés comme des adverbes : II discute ferme ! Il parle haut et fort. Le pronom tant entre quant à lui dans plusieurs adverbes créés à partir d'expressions figées en anc.fr. : entre tant -» entre temps ; pour tant ('à cause de cela') > pourtant. Enfin, des adverbes peuvent se composer pour former un nouvel adverbe, tel jamais aux XIIP-XIVe siècle, formé de ja (< latin jam 'déjà') et de mais (< latin magis 'plus'). Les verbes sont, tout autant que les noms, sources de nouveaux adverbes ou expressions figées à valeur adverbiale. Dans la plupart des cas, il s'agit d'un prédicat verbal bref employé avec valeur d'adverbe de phrase : allons, allez, va, attends, attendez, dis, dis donc, je te dis pas, qui Vaurait dit ? n'est-ce pas ? vous parlez, tu parles, passons, tu penses, pensez donc, allons donc, que je sache, tenez, tiens, tiens tiens, tiens tiens tiens, tiens-toi bien, si on veut, voyons, voyez-vous ça. À certaines personnes, le verbe déclaratif dire est aussi à l'origine d'adverbes de phrase : dites ! sert à interpeller, et disons prend le sens d'un adverbe 'environ, approximativement', sans doute à partir du sens de : 'formulons l'hypothèse', 'supposons' : Il a, disons, trente ans (de même en anglais : He is, say, thirty : HK 268-9). Ici comme dans d'autres cas (voyons, allons), l'emploi de la personne nous permet d'associer l'allocutaire à cette évaluation. Dès l'ancien fr. existait l'adverbe espoir ('peut-être') qui était la première personne du présent du verbe espérer (j'espoir 'j'espère'); plus tard lui a succédé peut-être. Le participe présent de pendre va servir à former l'adverbe et connecteur ce pendant ('cela se déroulant') > cependant. 7.2 Évolution sémantique Une fois grammaticalisés, certains de ces adverbes poursuivent leur évolution sémantique ; ainsi, des adverbes en -ment ont pu être employés comme intensifieurs, tels vraiment, terriblement (Il est vraiment gentil) ; bien acquiert à partir de son sens mélioratif le sens d'intensifleur (Il est bien fatigué), puis de marqueur pragmatique : Vous voyez bien, Vous prendrez bien un thé ? Et or, adverbe temporel ('à ce moment-là') est devenu un connecteur logique ou pragmatique adversatif (HK 291). De façon comparable certains adverbes temporels ont acquis une valeur pragmatique dérivée ; c'est le cas de toujours, déjà, enfin, maintenant : Les grammaticalisations dans l'évolution du français Déjà : Il est déjà venu ici (temporel) > C'est quoi, déjà, ton nom ? Maintenant : Maintenant, ils sont heureux (temporel) > Ils viennent de se marier, maintenant, sont-ils heureux ? (Ollier 2000) Toujours : Il prend toujours l'autobus > Prends toujours ça ! Enfin : Enfin, le printemps arrive ! > Enfin, qu'est-ce qui te prend ? Enfin, plusieurs adverbes en -ment ont été tour à tour utilisés comme marqueurs modaux d'assertion : vraiment, sérieusement, franchement-, sincèrement, réellement, concrètement, etc. 8 Prépositions 8.1 Formes Tout comme les auxiliaires verbaux et les adverbes, la catégorie des prépositions est elle aussi largement dépendante de phénomènes de grammaticalisation. Ayant établi une liste des prépositions du français contemporain standard à partir de deux grammaires, Le bon usage de Grevisse et la Grammaire méthodique de Riegel, Pellat & Rioul (1994), nous avons comparé la liste obtenue ainsi de 128 morphèmes (simples ou complexes) avec celle des morphèmes prépositionnels de l'ancien français. On a pu voir lesquels se sont ajoutés à la grammaire, et spécialement grâce à un processus de grammaticalisation. Puis en comparant la liste des prépositions de l'ancien français (XIP-XIIP siècle) avec celle des prépositions du latin classique, on a pu voir lesquelles sont nouvelles et ont résulté de changements en roman. Les prépositions simples sont les plus anciennes. Un petit nombre d'entre elles viennent de prépositions du latin classique (à, de, en, par, contre, entre, pour, sous, sur), d'autres du latin tardif (près, vers), d'autres du proto-roman (comme, o/od). Chez est un célèbre exemple de grammaticalisation très ancienne d'un nom : l'ancien fr. chiés a pour origine le nom latin casa ('maison'). Les nouvelles prépositions du français, apparues en ancien français ou plus tard, ont une quadruple origine : nominale, adjectivale, verbale, ou adverbiale. Toutes sont le résultat d'un processus de grammaticalisation. Une soixantaine de prépositions françaises ont pour origine un nom, parfois seul, le plus souvent construit avec une ou des prépositions 'de base' ; dans bien des cas, le nom-source n'est plus employé de façon autonome en français moderne : alentour, à l'égard de, encontre, à fleur de au sens de 'surface', en guise de, à Vinstar de, à la merci de... 122 123 Malgré (< ancien français mal gré mien ' à mon désagrément') et parmi (< ancien fr. par mi 'par le milieu') sont formés en ancien français sur des noms qui en tant que tels ne fonctionnent plus qu'en composition. Aval, lexicalisé depuis en un nom, était en anc. fr. préposition (< a + val 'vers la vallée, vers le bas'). Mais cette formation à partir d'un nom simple se rencontre aussi plus tard, avec tout récemment la grammaticalisation de côté ou question, recensés comme prépositions par Riegel & al (1994) : Côté ouest, on voit la mer ; Côté prix, c' est intéressant ; Question prix, ce n est pas triste ! ou encore genre6 pour une citation non exacte, ou bien style. La préposition via, calquée sur le nom latin signifiant 'voie, chemin' (à l'ablatif : 'en passant par') apparaît en français seulement à la fin du XIXe siècle. Outre ces rares prépositions simples, une première série de sept locutions7 sont formées d'un nom ou d'un groupe nominal suivi d'une préposition : face à, faute de, grâce à, suite à, abstraction faite de, compte tenu de, vis-à-vis de. Une autre série de vingt-deux locutions prépositionnelles sont formées d'un nom encadré de deux prépositions : avec à et de : à cause de, à côté de (HK 271), à défaut de, à fleur de, à force de, à raison de et à seule fin de ; ou bien avec de et à I de : de façon à, de manière à, de peur de, de V autre côté de ; ou bien avec en, par, pour, sous et de : en amont de, en aval des, en dépit de, en face de, en faveur de, en guise de, en raison de, par rapport à, par suite de, pour cause de, sous couleur de. De par était à l'origine de part de et comportait donc un nom. Les grammaticalisations dans révolution du français Une ultime série, de vingt-sept formes9, comporte en outre l'article précédant le nom, telles à l'aide de, au cœur de (HK 169 : Il habite au cœur de Paris) ou aux environs de, de la part de, du côté de. Moins d'une vingtaine de prépositions du français ont pour origine une forme verbale : soit un participe présent comme concernant, durant (qui peut aussi être postposition), moyennant, nonobstant, pendant, suivant (HK139 : follow > according to), touchant ; soit un participe passé : excepté, hormis,passé, vu, étant donné, ci-joint (invariable quand antéposé : ci-joint la lettre que. ..),y compris (y compris la réservation) ; soit un infinitif : à compter de, à partir de. Quelques formes ont pour origine un impératif : voici, voilà, qui peuvent se construire comme des prépositions (Il est arrivé voilà/voici un an). Il faut noter qu'un bon nombre de ces prépositions de source verbale introduisent des compléments détachés, jouissant d'une certaine autonomie et portant sur toute la phrase (Combettes & Prévost 2001). Plus anciennement et probablement en latin tardif, les formes près (d'où après, d'après, près de, auprès de) et vers (puis envers, devers, par devers) se forment sur les participes passés latins pressum et versum. Contrairement à d'autres langues telles que le chinois (Hagège 1993 : 211-222), le français ne fait donc dériver de verbes qu'un nombre très réduit de ses prépositions, et on ne peut donc guère trouver de régularité sémantique dans ces évolutions. Sept prépositions ont pour origine un adjectif. Certaines ont été grammaticalisées dès l'ancien français : sauf, selon, en bas de, le long de. D'autres sont plus récentes : quitte à, plein (plein les poches). Enfin, quelques adverbes, composés avec une préposition (C.Lehmann 1995 : 3.4), donnent une dizaine de prépositions : en plus de, hors de, loin de, lors de, à moins de, au-dessus de, au-dessous de,pardessus, par-dessous, en avant de, en arrière de, etc. Une seule locution prépositive, un marqueur de topicalisation, est formée sur un quantifieur : quant à. 6. Voir F. Gadet (2003 : 86) et la note 2 (p. 15) de notre chapitre 1. Le même phénomène se rencontre en finnois, suédois, allemand oral (HK 271). 7. La présentation que nous donnons ici des prépositions du français a été élaborée en fonction de la problématique de leur origine - grammaticalisation ou non, et de leur catégorie-source. 8. L'ancien fr. avait ainsi aval, contreval, amont, contremont, formés d'une préposition et d'un nom et servant de particule, et qui ensuite se sont composés avec une autre préposition. 124 9. Il s'agit de : à V arrière de, à Vencontre de, à Vendroit de, à V occasion de, à la faveur de, à la merci de, à la place de (HK 239 : place > instead), à l'égard de, à rencontre de, à V entour de, à V exception de, à V exclusion de, à V instar de, à V issue de, au début de, au lieu de, au milieu de, au moyen de, au pied de (HK 140 : foot > down), au prix de, aux alentours de, aux dépens de. Autour de a la même origine, mais les deux éléments sont soudés graphiquement. L'ancien fr. avait également entour, enmi (en mi 'au milieu'), en som ('au sommet de'), en coste, sans article et sans préposition postposée. 125 Grammaticalisation et changement linguistique Ainsi, plus de la moitié des prépositions et locutions prépositionnelles du français viennent de la grammaticalisation d'un nom ou d'un groupe nominal, entre 10 % et 15 % viennent de formes verbales, 5 % environ d'adjectifs, quelques-unes enfin ont pour origine une proposition entière (les topicalisateurs pour ce qui est de, en ce qui concerne). C'est donc la catégorie du nom qui est la source de prépositions la plus fréquente. 8.2 Évolution sémantique Presque toutes les prépositions ont connu des changements dans leur signification. L'étude d'un très grand nombre de cas dans diverses langues a conduit à l'hypothèse que pour la majorité d'entre eux ces morphèmes suivent des chemins sémantiques qui vont dans un certain sens. Ainsi, on admet que les prépositions spatiales à l'origine acquièrent d'autres valeurs sémantiques, suivant les chemins suivants : • du spatial au temporel : c'est le cas de loin le plus fréquent ; le passage métaphorique entre l'espace et le temps est l'une des tendances les plus nettes dans les langues, même s'il ne s'agit pas d'un fait universel (Svorou 1992 ; Haspelmath 1997 :140) ; le spatial peut aussi parfois coder l'aspect pré-inchoatif (être près de + Infinitif) ; • du spatial au logique ; • ou du temporel au logique. Nous énumérerons à grands traits les prépositions qui, depuis le latin et dans le cours même du français, ont connu de telles évolutions. Quelques prépositions seulement parviennent jusqu'à un degré de grammaticalisation tel qu'elles sont devenues 'incolores' (Spang-Hanssen 1963 ; Kilroe 1989), codant simplement des relations fonctionnelles. C'est le cas bien connu de à et de de. Le morphème à français vient de ad ('direction') ou de ab ('origine') ; tous deux spatiaux mais marquant dès le latin un vaste éventail de relations autres que spatiales, ils ont donné en français une forme unique encore plus ambiguë ou polysémique, et ce dès le proto-français sans doute. Le sens d'une part prototypique (Kilroe 1989 : 108) et d'autre part originel de cette préposition est spatial, marquant le mouvement (origine ou destination) ou la localisation. En outre comme dans bien d'autres langues, la préposition 'allative' de base peut servir à marquer l"attributif ou 'datif (Je donne un livre à Luc), la destination (moulin à huile), le moyen (jouer au ballon), puis la manière, la concomitance, la possession, ainsi que l'origine et l'agent, du fait de son origine croisée (< ad et < ab). Enfin, au terme du processus de grammaticalisation, à sert simplement à construire la valence de certains verbes, et dans certaines régions il introduit Les grammaticalisations dans l'évolution du français spécifiquement T'objet animé humain' (dans le Sud-Ouest, sans doute par influence de l'espagnol : 77 a salué à tous, Il aide à tout le monde (HK 38 : 'allative > patient') De, venant du latin de, connaît la même polyvalence sémantique. L'évolution sémantique du spatial au temporel a été la plus fréquente. Avant acquiert un sens temporel au XIVe siècle, et beaucoup de prépositions dont la source lexicale était spatiale offrent des valeurs temporelles parfois dès l'a.fr. : contre, des, en, entre, environ, jusqueljusqu à, sorl sur. Pour dans (se développant au XVIe siècle et d'abord spatial), passé (passé quatre heures I passé le carrefour), à partir de, vers (vers Paris I vers le soir), après, autour de, aux alentours de, sous (sous vingt quatre heures) une évolution similaire a eu lieu. Dans quelques très rares cas, il semble que l'évolution ait eu lieu en sens contraire : ainsi depuis, adverbe devenu préposition au XIVe siècle, et dont le sens est d'abord temporel, prend parfois une valeur spatiale (B. Fagard 2002). Un autre type d'évolution se rencontre également, le passage d'un sens spatial à un sens logique plus abstrait. Formée à partir d'un groupe prépositionnel à valeur spatiale (au + tour) exprimant la proximité, autour a pris un sens logique : On circule bien autour de Paris > Il a autour de cinquante ans Environ a suivi une évolution comparable, mais seul le second sens est resté, et c'est la locution dans les environs de qui a conservé le sens spatial. Dans, suivi d'un nom de mesure au pluriel, marque également l'approximation (// a dans les cinquante ans). Sur, d'abord spatial, en vient à signifier 'à propos de' (HK 307 : cf. alld ïïber, angls on, esp. sobre) : Elle a fait un discours sur le perron de l'Elysée I sur le désarmement. Sur peut également introduire le standard de comparaison, comme dans de nombreuses langues (HK 305-306 : l'emporter sur), ou encore le distributif (un sur deux). À côté de, d'abord spatial, peut signifier 'en comparaison avec' (Frei 1929 : 147) : A côté de moi, elle est grande I Ce n'est rien à côté de ce que f ai subi En dehors de, outre l'externalité, peut coder l'exception (Frei 1929 : 147) (En dehors de moi I de Pierre, personne n est venu). Enfin, entre, originellement spatial, peut avoir un sens temporel (// viendra entre trois et quatre heures) ou comitatif : Entre les fruits et les légumes, f ai payé dix euros. 126 127 Grammaticalisation et changement linguistique Les grammaticalisations dans révolution du français Quelques autres 'chemins sémantiques' sont également attestés. Avec marque d'abord l'accompagnement (ou comitatif), puis le moyen (HK 180), puis la manière (HK 87) : Il se promène avec des amis I lit avec des lunettes I écoute avec attention. Heine, Claudi & Hiinnemeyer (1991 : 56, 166) analysent cette évolution, qui a lieu dans nombre de langues, dont les langues africaines qu 'ils étudient, comme une métaphorisation de plus en plus abstraite, permettant de concevoir un instrument comme un accompagnateur, et une qualité sous la forme d'un instrument. Le chemin métaphorique serait donc : Comitatif > moyen ou instrumente qualité. Pour, introduisant d'abord le bénéficiaire, va indiquer le but, puis la cause (HK 55 et 246) : J'ai acheté un miroir pour Marie I pour la chambre I pour décorer la chambre I II a été condamné pour vol. Et sans, qui marque l'absence (un ciel sans nuages, des sans-papier s, elle parle sans notes), en est venu à coder la négation (elleparle sans s'interrompre I sans qu on Vinterrompe). On a souligné que dans toutes les langues des adpositions sont formées à partir de noms désignant des parties du corps humain. Le français ne fait pas exception : nos listes précédentes ont recensé au cœur de, au pied de, à la tête de, à côté de, aux côtés de, face à, en face de, à gauche de... La toute récente préposition côté, issue très canoniquement avec sa valeur spatiale d'un nom d'une partie du corps, a déjà connu une évolution, passant du sens local (Côté ouest, on voit la mer) à la valeur de topicalisateur ('concernant' : Côté prix, c'est intéressant). Comme on le voit, le stock des prépositions a varié au cours de l'histoire et les phases 'productives' ont connu des périodes plus ou moins actives, comme pour les auxiliaires, mais c'est le lexique qui est à l'origine de la très grande majorité d'entre elles. Dans ce domaine encore, c 'est bien le processus de grammaticalisation qui s'est montré le plus productif. 9 Subordonnants 9.1 Formes À l'exception d'un petit nombre de subordonnants hérités du latin par le roman (comme, quand, que, si), la plupart des subordonnants du français sont le résultat de processus de grammaticalisation. La principale source est la combinaison d'une préposition et du morphème complémenteur que, avec entre les deux parfois le démonstratif neutre cataphorique ce. L'importance quantitative de ce processus a été bien montrée déjà par J. Herman (1963 : 245 : à propos des 'locutions grammaticalisées...'), et plus récemment par H. Bat Zeev Schyldkrot & Kemmer 1988). C'est ainsi qu'existaient dès l'ancien français par ce que,por ce que,puis que, des ce que, après ce que, etc., qui sont à l'origine des locutions parce que, pour que, puisque, après que, avant que, depuis que, dès que, jusqu'à ce que, selon que du français moderne. Comme quoi, déjà attesté au XVIIe siècle, d'abord avec le sens de 'comment', est sans doute à rattacher à l'emploi prépositionnel de comme. L'adverbe temporel lors a donné lorsque, dès lors que, alors que, qui ont pris des valeurs différentes. Bien et ainsi sont à l'origine des composés bien que et ainsi que, et parmi les quantifieurs seul moins a été productif, passant du quantitatif à l'argumentatif suivant une évolution assez fréquente : à moins que. Des noms sont à l'origine de quelques subordonnants : de peur que, de façon à ce que, de manière que, compte tenu de ce que, en dépit du fait que. L'expression au début que semble se répandre. Quelques formes verbales enfin, peu nombreuses, ont donné vu que, étant donné que, et pendant que. 9.2 Évolutions sémantiques : du temporel au logique Comme cela a été constaté dans de nombreuses langues, certains subordonnants temporels ont acquis en français une valeur logique. Ainsi quand (bien même) avec le conditionnel marque la concession (Soutet 1990 ; HK 291-292 : de même en allemand, bulgare, seychellois). Alors que peut marquer également, outre la concomitance, l'opposition ou la concession, suivant la chaîne sémantique : temporel : Il a téléphoné alors que je n'étais pas là > oppositif : Il a téléphoné alors que je lui avais ordonné de ne pas le faire > concessif : Je suis venu à pied alors qu'il pleuvait Dès lors que et puisque, en revanche, qui en ancien français marquaient l'antériorité, n'ont conservé que la valeur causale dérivée (même évolution en latin pour dum, ainsi qu'en allemand, en finnois, en roumain, etc. : Traugott & Konig 1991 : 195). Comme quoi, qui introduisait une subordonnée de manière, est devenu en français oral, dans une phase suivante de sa grammaticalisation, un complémenteur. 128 129 Grammaticalisation et changement linguistique Les grammaticalisations dans l'évolution du français 10 Marqueurs de genre et nombre Ni le genre ni le nombre n'ont jamais eu de marqueur autonome en français. Cependant, à partir du moment où un déterminant et en particulier l'article défini est obligatoire même dans des emplois où la plupart des langues n'emploient aucun déterminant : réfèrent unique ou massif : Le soleil brûle la peau, U eau bout à 100 degrés réfèrent abstrait : La rigueur est une qualité utile, on a pu soutenir qu'il était devenu soit un pur démarcatif, soit une pure marque de genre (Greenberg 1978, M. Harris 1984). Mais une telle interprétation ne peut être généralisée ; dans ses autres emplois en effet, l'article défini singulier continue à s'opposer à l'indéfini ou au pluriel. L'expression du nombre était liée en ancien français à l'expression du cas et au genre du nom ; pour le masculin, la marque de singulier variait suivant la fonction : au nominatif (ou 'cas sujet'), c'était -s, et à l'accusatif c'était le radical nu ; pour le pluriel, c'était l'inverse : radical nu au nominatif, -s à l'autre cas. En revanche, au féminin, il y avait une seule marque de pluriel, -s ; mais cette marque pouvait aussi indiquer la fonction sujet pour un petit groupe de mots à finale masculine (sans -e) (fin, nef etc.). Puis le cas a disparu, -s final est resté comme marque de nombre, à l'écrit et à l'oral jusqu' à la fin du XIIIe siècle, puis seulement à l'écrit. En français comme dans d'autres langues, c'est finalement la marque du nombre qui reste seule exprimée, selon une hiérarchie entre catégories grammaticales qui place celle du nombre avant celle du genre, et celles du nombre et du genre avant celle du cas. 11 De quelle catégorie à quelle catégorie ? Chemins catégoriels Comme on l'a vu, les noms sont à la source de très nombreuses prépositions ou locutions prépositives, du principal suffixe marqueur d'adverbe dans les langues romanes (latin bona mente 'dans un bon esprit' -» a.fr. boitement), des adjoints de négation (comme en occitan et en italien dialectal). Les adjectifs donnent peu de prépositions en français, en revanche ils servent à former un grand nombre d'adverbes, soit en composition avec le suffixe -ment, soit au masculin singulier (parler bas, fort). Les verbes donnent des adverbes (espoir, pue t cel estre qui signifiait au XIIe siècle 'cela peut exister' > peut-être ; en combinaison avec un nom ou un pronom : main-tenant, ce-pendant) ; des particules discursives (voir ci-dessus p. 122), des prépositions (voici, voilà ; il y a + de temps, pendant, durant, concernant, moyennant, étant donné, vu : voir p. 125), et surtout des auxiliaires temporels, modaux ou aspectuels (voir pp. 114-119), des marqueurs d'interrogation (est-ce que), des désinences temporelles (futur synthétique et conditionnel dans plusieurs langues romanes). Des participes passés donnent des prépositions ou des adjectifs. Ainsi passé, qui selon qu'il est antéposé ou postposé et suivant son pôle de référence, peut exprimer la postériorité ou l'antériorité : Passé midi, il ne répond plus I Lan passé (= 'l'année dernière') (HK 228-230). 12 Grammaticalisations en syntaxe 12.1 De SOV à SVO (XIIe-XVe siècles) L'ordre des 'grams' ou morphèmes est le domaine privilégié où officie la grammaticalisation, comme on l'a vu dans les sections précédentes. Mais dès l'époque de Kuryiowicz (1965), on admettait que ce processus pouvait également concerner la syntaxe, dès lors que certaines structures servaient à indiquer la fonction des éléments. En français il est un cas exemplaire de grammaticalisation syntaxique : c 'est celui qui a abouti à fixer l'ordre des éléments de l'énoncé déclaratif (le verbe et ses arguments) suivant la séquence SVO. C'est l'un des domaines du français où l'évolution a été la plus forte. En effet, le français est issu du latin, langue de type (S)OV dominant (Leumann & al. 1965 ; Charpin 1977 & 1991 ; Bortolussi 1991) : dans les énoncés déclaratifs non marqués le verbe était à la fin, précédé de l'objet, et le sujet lorsqu'il était exprimé se trouvait à gauche : Caesar-sufa ad Lingonas-datif litteras nuntiosque-objets m/szï-verbe César aux Lingons messages-et-ambassadeurs envoya 'César envoya des messages et des ambassadeurs aux Lingons.' (César, Guerre des Gaules 1,26) En ancien français, l'organisation fonctionnelle et informationnelle prime : le thème est en tête (ce peut être un sujet, un objet, un verbe même, un attribut, un complément, un adverbe de diverses sortes). On a le schéma : Thème + Prédicat (ou Rhème). L'ancien français a donc un énoncé déclaratif de type informationnel à verbe second, l'expression du sujet n'étant pas obligatoire. Mais c'est justement à cette époque que la position suivant immédiatement le verbe va se grammaticaliser pour devenir celle de l'objet nominal direct, et la 130 i 131 Grammaticalisation et changement linguistique Les grammaticalisations dans révolution du français position initiale de l'énoncé celle du sujet nominal ou pronominal. Cette évolution du latin au français moderne se fait en trois étapes. Tout d'abord, le verbe se déplace vers la seconde position de l'énoncé déclaratif (J.Le Coultre 1875, R.Thurneysen 1892). Cette première étape a certainement eu lieu en roman commun, toutes les langues romanes ayant l'ordre SVO. À la seconde étape, qui se situe aux XP-XIP siècles, les déclaratives comportant un objet nominal ont déjà majoritairement V ordre VO, mais l'expression du sujet reste encore optionnelle. Ainsi, dans un texte en vers composé à la fin du XIe siècle ou du début du XIP siècle, la Chanson de Roland, dans les énoncés déclaratifs à objet nominal, la position relative du verbe et de l'objet nominal est déjà majoritairement celle du français moderne : dans 66 % de ces énoncés l'objet suit le verbe (Marchello-Nizia 1995 : chapitre 2). Parmi les quatre structures de phrase les plus fréquentes dans ce texte, trois comportent la séquence VO, une seule la séquence archaïque OV - mais celle-ci reste tout de même celle d'une phrase sur cinq : 1. X-V-On (33 % des déclaratives à objet nominal) : Si recevrai la chrestïene lei : '(Adverbe-repère) je-me-convertirai-à la chrétienne religion' 2. S-V-On (17 %) : Li reis Marsilie m ad tramis ses messages. 'Le roi Marsilie m'a envoyé ses messagers'. 3. V-On (13 %) : Baisset sun chef. Tl-baisse sa tête' 4. On-V-(X) (21 %) : Espérons d or ad en ses piez fermez. 'Des-éperons d'or il-a à ses pieds attachés'. En tête est le thème ou une position vide. Au XIIP siècle, et spécialement en prose, la proportion d'objet nominal postposé au verbe s'accroît encore et domine complètement : la séquence VO (XVOn à sujet zéro, ou SVOn) représente 97 % des déclaratives à objet nominal dans la Queste del saint Graal, roman en prose écrit vers 1220. Une nette évolution s'est donc réalisée dans le courant du XIP siècle, qui est presque achevée au tout début du XIIP siècle. L'évolution de la position et de V expression du sujet est plus tardive. En effet, au XIIe siècle, les deux contraintes du FM : expression quasi obligatoire du sujet, et antéposition du sujet au verbe sauf cas marqués (Fuchs 1997), sont encore absentes. L'expression du sujet n'est toujours pas obligatoire (Adams 1987, Dupuis 1989, Hirschbiihler 1988), l'ancien français possède une flexion verbale riche permettant de coder clairement la personne sujet dans la désinence, comme c'est généralement le cas des langues qui présentent ce trait. Dans la Chanson de Roland, seulement le quart des énoncés déclaratifs à objet nominal comportent un sujet : 26 % seulement de ces énoncés ont à la fois le sujet (nom ou pronom) et l'objet nominal du verbe transitif exprimés. Dans ce cas de figure encore minoritaire, la structure SVOn domine à 70 % - ce qui ne représente cependant que 18 % du total des énoncés analysés !10 Pour le sujet, c ' est au XIIP siècle et en prose que la situation commence à changer de façon significative. Dans la Queste croissent en même temps l'expression du sujet, et sa position devant le verbe : le sujet est exprimé dans 49 % des énoncés déclaratifs à verbe transitif - ce qui est encore légèrement minoritaire, mais déjà bien plus que les 26 % de Roland ! Dans ces énoncés où tout à la fois le sujet et l'objet nominal sont exprimés, l'ordre SVOn représente 74 % - ce qui ne fait cependant qu 'un tiers (36 %) du total des énoncés étudiés.11 Mais il faut noter que cette construction SVOn est devenue la seconde pour la fréquence, juste après celle en XVOn à sujet nul (50 %). Au XIIP siècle la progression de SVO est le phénomène le plus marquant pour la diachronie. Une quatrième étape sera la quasi disparition de V absence de sujet entre le XVe et le XVIIe siècle. Une preuve de ce changement est que, dès le début du XVe siècle, le sujet d'un verbe co-référentiel à un nom déjà exprimé apparaît régulièrement sous la forme d'un pronom bientôt cliticisé. C'est en effet à cette période, au tournant des XIVe et XVe siècles, que, selonG. Zink(1997 : 151),on commence alors à trouver Moi je... : // Va dit et moy je l'ordonne/ Mais toy tu nés de rien habille. (XVe siècle). 12.2 Perspectives typologiques pour une évolution future ? En conclusion on remarquera quatre faits. Tout d'abord, les manuels ont coutume de traiter de la question de l'ordre des éléments constituants d'un bloc, comme l'évolution de SOV à SVO. Or une approche diachronique précise montre que pour le français, de même que pour les autres langues romanes, et peut-être pour toutes les langues, il faut découpler la question de V et O et celle de S et V, car ces deux changements sont en décalage chronologique. Chacun de ces groupes, V et O d'une part, S et V d'autre part, sont des 'indicateurs typologiques' en soi. Ensuite, on soulignera le caractère tardif, en français, du changement d'ordre au niveau phrastique. Ce lent passage d'un type de langue 'OV à un type 'VO' a commencé dès le latin, avec le développement de deux traits typologiques : l'existence de prépositions (et non de postpositions, comme on l'attendrait dans 10. Notons cependant que certains types d'énoncé déclaratif ont plus souvent que les autres un sujet exprimé : ainsi, les énoncés définitionnels à attribut, du type S est A, comportent naturellement bien plus fréquemment un sujet exprimé : c'est le cas de 60 % d'entre eux. 11. Ajoutons que dans ce texte aussi, dans les énoncés déclaratifs avec attribut, le sujet est désormais antéposé dans un peu plus d'un énoncé sur deux. 132 133 Grammaticalisation et changement linguistique le type 'OV'), et le développement très rapide des relatives postposées (il n'y a guère que dans les Lois des douze tables que la relative antéposée semblait courante). Le dernier trait caractéristique du type ' VO' à avoir été acquis par le français est celui du niveau phrastique, à savoir le passage de OnV à VOn, puis de SOV à SVO (Marchello-Nizia 1995 : chapitres 1 et 2). D'autres langues de type 'OV à l'origine ont connu également ce changement de SOnV à SVOn (le hongrois, le finnois, l'estonien), mais ces langues n'ont adopté (pour l'instant) que ce trait du type 'VO'. Les autres traits n'ont pas changé : au niveau des syntagmes, c'est l'ordre du type 'OV qui perdure. Doit-on considérer qu'il existe une relation entre l'ordre dans lequel les traits caractéristiques d'un type sont adoptés par une langue, et le degré de changement que l'on y atteint ? En l'état actuel des connaissances, il semblerait que les langues qui ont commencé leur évolution vers le type ' VO ' au niveau phrastique, sont restées 'OV aux autres niveaux, syntagmatique et morphologique (Sorés & Marchello-Nizia 2006 à par.). Troisième remarque : si le développement de Tordre VO s'est fait assez rapidement en ancien français, celui de l'ordre SV en revanche a été beaucoup plus lent, puisqu'il ne devient une contrainte qu'aux XVP-XVIIe siècles. Quatrième remarque enfin : dans toutes les langues romanes, on constate que la position de l'objet par rapport au verbe s'est fixée bien avant celle du sujet : est-ce une règle générale ? Cela reste à préciser. 13 Les grammaticalisations et les autres changements : dé-grammaticalisations, disparitions, analogies, lexicalisations, emprunts, etc. Sur les 85 changements morphologiques qui ont touché le groupe nominal, ses déterminants et ses substituts en français et qui ont été recensés dans un manuel courant de grammaire historique du français (Picoche & Marchello-Nizia 19985), • 33 peuvent être définis comme des grammaticalisations (apparition de l'article défini le, du pronom personnel de troisième personne il, vous de politesse, on, etc.) ; • 17 sont le résultat d'une extension analogique (extension de la marque -e de féminin aux adjectifs 'épicènes' entre le XIIIe et le XVe siècle, emploi de il pour le neutre et l'impersonnel, extension de la marque de pluriel -s au possessif leur en moyen français, changement de tuen en tien et de suen en sien par analogie avec mien, etc.) ; • 18 sont des disparitions (disparition du système casuel des noms et des adjectifs entre le XIIIe et le XVe siècle, des formes de démonstratif 'théma- 134 Les grammaticalisations dans l'évolution du français tiques' en i- telles que icel, icelle..., disparition de la numération par vingt telle que trois vingts et son remplacement par soixante, de l'interrogatif quant, quantes..., de l'interrogatif qui pour les non-animés, etc.) ; • 5 sont des lexicalisations (m'amie > ma mie, mon sieur > monsieur, soi disant...) ; • 8 sont des changements phono-syntaxiques concernant la cliticisation des pronoms personnels régimes (Je le vos di > Je vous le dis,por lui veoir > pour le voir, etc.) ; • 4 résultent d'une réorganisation sémantique entre des formes parentes (comme I comment, qui I que I ce qui). Les changements concernant les morphèmes verbaux ou la syntaxe du groupe verbal présentent à peu près les mêmes proportions entre les divers types de changement, les grammaticalisations concernant surtout les auxiliaires, et l'analogie ayant joué un grand rôle dans la formation des conjugaisons. En revanche, les relateurs tels que prépositions, subordonnants, adverbes, connecteurs, opérateurs de thématisation sont presque exclusivement le résultat de processus de grammaticalisation. Ce type d'éléments fait l'objet de créations incessantes tout au long des siècles, avec quelques pics de productivité comme au XVIe siècle par exemple ; et par combinaison avec d'autres morphèmes de même catégorie il se crée nombre de nouvelles formes : ainsi à partir de droit s ' est créée la préposition-adverbe endroit, base de la préposition composée endroit de, du subordonnant endroit ce que, et de l'adverbe composé orendroit, avant de se résoudre en une lexicalisation nominale (Vendroit). Mais ce sont aussi les éléments les plus éphémères. Beaucoup de ces formes ont disparu ; parmi les prépositions qui existaient en ancien français, une bonne vingtaine n'existent plus : ainz/ançois, (a)montl (contrejmont, atot, (a)val I (contre)val, dusques, (em)pur pur (en pur le corps 'tout nu'), (en)coste, (en)droit, (en)mi, ensemble, ensom, estre, fors, joste, jus, lez, delez, lonc, pruef res, riere, sus, très. Les emprunts concernent peu de changements, et ils ne sont pas certains : le pronom on est-il à rapprocher de ce qui s'est passé en allemand par exemple ? Certaines constructions en revanche sont certainement des emprunts à la syntaxe latine, tels que la proposition infinitive au XVe siècle, ou la construction participiale absolue à la même période. 14 Les doublets : la 'grammaire dupliquée' Une des conséquences de la productivité des processus de création de formes nouvelles (réanalyse, grammaticalisation, emprunt, mais ce n'est peut-être pas le 135 Grammaticalisation et changement linguistique cas avec l'analogie) est le fait que coexistent comme variantes dans la grammaire plusieurs formes sémantiquement synonymes. Cette multiplicité permet d'exprimer des degrés de subjectivité ou d'emphase différents, et de grammaticaliser à terme des distinctions sociolectales, dialectales, etc. A. C. Harris (2003 : 536-7) a examiné la production de ces 'doublets' comme conséquence possible de réanalyses. Mais il y a tout de même bien des cas de 'doublets' qui semblent parfaitement synonymes. Ainsi par exemple des opérateurs de thématisation tels que : quant à I en ce qui concerne! au regard de ; ou des termes permettant de faire une réponse positive (oui, certes, c est sûr, assurément, d accord, absolument...) ou négative (non, pas du tout, certainement pas...), ou des articulateurs textuels tels que ensuite, puis, et puis, après, et après, et puis après... Dans tous les cas il s'agit à l'origine d'expressions novatrices à caractère subjectif ou emphatique, qui par extension se sont grammaticalisées, parfois suivant le schéma de redoublement sémantique qui à partir de hui a donné au jour dhui puis au jour d aujourd'hui. Cette part de grammaire 'dupliquée' ou synonymique semble présente dans le système de toutes les langues, permettant en particulier au processus de paraphrasage, nécessaire au fonctionnement de la langue, de se réaliser. Chapitre 4 GRAMMATICALISATIONS ET CHANGEMENTS LIÉS : LA GRAMMATICALISATION DE BEAUCOUP ET LE REMPLACEMENT DE MOULT PAR TRÈS ET BEAUCOUP EN FRANÇAIS1 1 Changements liés : le cas de la grammaticalisation de beaucoup en français 1.1 Changements liés isochrones Le fait d' isoler un phénomène de changement permet de mieux 1 ' analyser, et c ' est ce qui se pratique habituellement en linguistique historique. Mais dans les cas où une grammaticalisation consiste à intégrer dans la grammaire un nouveau morphème pour exprimer une notion déjà exprimée par un autre morphème, trois cas de figures existent : 1. ou bien le nouveau morphème étend ses emplois et l'ancien morphème décline et disparaît, comme dans le cas que nous allons étudier ici, 1. Nous adoptons dans cette étude les graphies moult, très (ou très- aussi longtemps que ce morphème reste préfixé), et beaucoup comme formes génériques. Si très n'offre guère que quatre modes graphiques dans les éditions {très- préfixé au mot, très, très, très), moult peut se rencontrer sous les formes suivantes : molt, moites, moult, mout, moulz, moultes, mult, mul (aux Xe-XP siècle), muh, multes, mont (rarement). Et beaucoup également présente des graphies diverses : beau coup, beaucop, beaucoup, biaucop, biaucoup, beucope, beaucope,, belcop, belcoup. 136 137 Grammaticalisation et changement linguistique Grammaticalisations et changements liés 2. ou bien le nouveau morphème se révèle éphémère, comme le déterminant et pronom ledit dont l'usage s'est concentré sur les XIVe et XVe siècles, 3. ou bien les deux coexistent et se répartissent les emplois, comme dans le cas des négations pas et ne pas en FM. Le but de ce chapitre est de montrer que dans chacun de ces cas, seule l'analyse de l'évolution de l'ensemble des morphèmes concernés permet de bien décrire chacun des phénomènes et de comprendre la signification de ces changements liés. Il faut pour cela repérer, dans un premier temps, quels sont les morphèmes concernés, grâce à la mise en évidence d'une évolution concomitante. Pour mener cette réflexion, nous avons choisi d'étudier un groupe de changements qui se sont produits dans la grammaire du français, et qui concernent 1 ' expression de 1 'intensité et de la quantification : il s ' agit de la grammaticalisation de l'expression beau coup et des phénomènes qui lui sont reliés. On constate en effet qu'à un moment donné un nouvel adverbe, beaucoup, apparaît dans le paradigme des intensifieurs et quantifieurs, et qu'il va, de concert avec très, remplacer en trois siècles un autre morphème jusque là très largement utilisé, moult ; cette relation entre la régression de ce morphème et le développement du nouvel adverbe avait déjà été soulignée il y a plus d'un siècle par M. Bréal2. Mais plus récemment ni S. Ullmann, qui n'évoquait que le cas de beaucoup, ni les deux linguistes qui se sont à nouveau intéressés aux changements survenus dans le système des intensifieurs-quantifieurs en français, n'ont mis en relation ces trois phénomènes : P. Falk (1934) a étudié l'évolution de trans à très mais sans s'intéresser aux deux autres morphèmes, et K. Baldinger (1980) a fait de même avec beaucoup. Nous reprendrons l'étude de l'évolution de ce sous-ensemble de marqueurs sur de nouvelles bases, en bénéficiant cependant de l'apport de ces deux analyses. 1.2 De moult à beaucoup et très ; un phénomène de compensation La création de l'adverbe beaucoup3 est un exemple canonique de grammaticalisation. Mais si l'on ne décrit que la transformation des deux lexèmes beau et coup en beaucoup, on verra qu'il reste des caractéristiques de ce nouvel adverbe dont on ne peut rendre compte en l'analysant isolément. 2. Michel Bréal avait déjà remarqué ce lien qui existait entre l'emploi croissant de beau-coup et l'obsolescence de moult : « Quand, pour marquer la pluralité, l'on s'habitua, au XVe siècle, à employer la périphrase beaucoup, l'ancien adjectif moult ne disparut point incontinent, mais il commença de vieillir. » (Essai de sémantique, p. 284) 3. Pour l'analyse des valeurs possibles du quantificateur beaucoup de en français moderne, voir S. Vogeleer (2003). 138 Si l'on ne décrit que très, on ne comprend pas pourquoi ce morphème a changé de catégorie, de fonction et même de signification. Si enfin l'on ne décrit que moult (< latin multu-), on ne comprend pas pourquoi il disparaît, alors même que la plupart des autres langues romanes l'ont conservé... sauf à croire que tout cela se produit par hasard. En effet, à 1 ' exception du sarde, très tôt séparé de la Romania, et du corse, toutes les langues romanes4 possédaient dans leur paradigme des quantifieurs-intensifieurs un terme dérivé du latin multu-, et toutes les langues qui le possédaient l'ont conservé, sauf le fiançais, et tout récemment l'occitan (sous l'influence du français ?), Nous montrerons que si chacun de ces trois phénomènes peut être décrit individuellement5, seul leur ensemble fait sens et permet de comprendre pourquoi un nouvel adverbe se développe alors qu'il existait déjà un morphème commode et efficace pour exprimer les mêmes notions. On constate tout d'abord (section 3) que le développement de beaucoup s'effectue en raison inverse de l'obsolescence de moult, qu'il remplace peu à peu dans une partie de ses emplois. En moins de trois siècles, entre 1250 et 1500, on passe de (1) à (2), où il s'agit d'exprimer la même notion de quantification : (1) M oit i ot de boens chevaliers. (Chrétien de Troyes, Erec 1510 : 'Il y avait beaucoup de bons chevaliers') (2) Et avoit beaucoup de bons chevaliers. (Philippe de Commynes, Mémoires, Livre I, p. 12 : 'Il avait beaucoup de bons chevaliers') S'il y avait eu simplement le remplacement de moult par beaucoup, on aurait pu penser que la disparition de moult avait été provoquée par le succès de beaucoup, par un effet mécanique en quelque sorte. Mais la présence d'un troisième phénomène interdit une interprétation aussi simple : il s'agit du développement de très pour exprimer la même notion d'intensité qu'exprimait également moult, comme le montre l'évolution de (3) à (4): (3) a molt grant poinne (Chrétien de Troyes, Erec 276) (4) a très grandpeyne (Philippe de Commynes, Mémoires, Livre VIII, p. 27) Le développement de très accompagne tout à la fois le recul de moult et l'extension de beaucoup, comme le montrent le tableau et le graphique 4. Cf. port, muito, muita ; esp. muy, mucho, muchos, muchas ; catalan molt, molts, molta, moites ; occitan ancien moltlmult, mots, molta, moltas ; italien molto, molti, molta, moite ; roumain mult. Je remercie pour leurs précieuses informations Michel Contini (sarde), Hervé Lieutard (occitan), Narcis Iglesias (catalan), Liliane Tasmowski-De Rijk (roumain). 5. Cf. Marchello-Nizia (2000a) sur moult, (2002a) sur très, (2000b et 2001) sur beaucoup. 139 Tableau 1 : Répartition des 3 morphèmes par siècle6 140 Pour ce tableau, nous avons utilisé les bases de données suivantes : - ancien français (IXe-début du XIVe siècle) : Base de français médiéval (BFM : une cinquantaine de textes en vers ou en prose, du IXe au XIVe siècle : deux millions et demi de mots-occurrences) ; pour sa composition, voir la Bibliographie annexe. Je remercie pour leur aide Alexi Lavrentev, Céline Guillot, Serge Heiden et Sophie Prévost, qui gèrent ou ont géré cette base de données. La BFM peut faire l'objet de requêtes par l'intermédiaire du logiciel WEBLEX à l'adresse suivante : http ://bfm.ens-lsh.fr/ - moyen français (XIVe-début XVIe siècles) : textes de la base de données du Dictionnaire du Moyen Français (DMF). Cette base de données comporte plus de trois cents textes (plus de sept millions de mots-occurrences). Je remercie l'ex-INaLF et F ATILF (UMR-CNRS), et spécialement B. Combettes, J.M.Pierrel, W. Stumpf et J. Dendien, pour l'aide qu'ils m'ont apportée en me facilitant l'accès à ces données, désormais interrogeables à l'adresse suivante : http ://atilf. atilf.fr/dmf - à partir du XVIe siècle : FRANTEXT et quelques corpus supplémentaires de FM contemporain tirés de corpus de différente nature (Le Monde), et le corpus oral rassemblé Grammaticalisations et changements liés Tableau 2 : Graphique de la répartition des 3 morphèmes par siècle 100 80 60 40 20 □ LJ □ □ V I-r-j '. Q '. 0- IXe-Xe XIe XIIe XIIIe XIVe XVe XVIe XVIIe XVIIIe Beaucoup □ Très Moult Les notions d'intensité et de quantification qu'exprimait moult sont restées grammaticalisées, mais par les deux morphèmes beaucoup et très, qui ont occupé progressivement toutes les constructions de moult : il y a eu un processus de remplacement morpho-syntaxique, dont l'analyse de beaucoup en termes de 'grammaticalisation' ne peut rendre compte à elle seule. Pour le comprendre, il faut examiner le groupe des trois phénomènes liés : apparition de beaucoup, disparition de moult, réanalyse et extension des emplois de très. Nous décrirons d'abord (section 2) le processus de grammaticalisation qui a conduit beaucoup à entrer dans la grammaire du français, en mettant en lumière les points qui restent inexpliqués. Nous analyserons ensuite (section 3) la période de deux siècles au cours desquels les trois morphèmes se sont trouvés en concurrence de sorte que beaucoup, mais aussi très, ont progressé au point d'occuper tous les emplois de moult. Puis nous examinerons l'évolution des emplois de moult et discuterons les explications jusque là fournies à la disparition de ce morphème (section 4), ainsi que les changements syntaxiques et catégoriels qu'a connus très (section 5). par Cl. Blanche-Benveniste (2002). Notre corpus sera donc formé : du IXe au XIIIe siècle, par les textes de la BFM, pour les XIVe-XVe siècles par ceux du DMF, pour les siècles suivants par ceux de FRANTEXT. 141 Grammaticalisation et chan gement linguistique Nous pourrons alors montrer (section 6) qu'en élargissant ainsi l'analyse du développement de beaucoup aux deux changements qui lui sont sémantiquement, catégoriellement et chronologiquement liés, nous pouvons formuler des réponses aux questions qui se posaient sur les modalités de cette grammaticalisation. Enfin, le fait de considérer l'ensemble de ces trois changements comme un même phénomène complexe nous permettra par la suite de rapprocher ces faits d'autres changements a priori indépendants mais dont le résultat a une certaine similitude et révèle une convergence macro-structurelle. On tentera ainsi (chapitre 7) une hypothèse explicative non seulement pour l'ensemble de ces trois changements, mais également pour d'autres changements à peu près contemporains qui ont affecté la forme de la grammaire du français : ils pourraient être la trace d'un changement structurel se situant au niveau du macro-système grammatical, d'une mutation du système - d'une nature comparable à celle des 'paramètres ' invoqués en grammaire universelle. 2.1 Le cas de beaucoup7 : une grammaticalisation exemplaire Profil des candidats à la grammaticalisation : deux mots polysémiques et subjectivables Le développement de beaucoup pourrait être pris comme parangon des phénomènes de grammaticalisation. Nous en décrirons les phases successives, et tout d'abord les conditions de possibilité. Même si on a pu déterminer un certain nombre de catégories sémantiques lexicales qui sont particulièrement favorables à la création de 'grams'8, il faut souligner que, comme le montrent Bybee &al.(l 994 :11 ), ce n 'est pas en général un lexème ou un concept seuls qui sont à la source d'un nouveau morphème, mais une construction dont fait partie un lexème donné. Ainsi, avant de devenir adverbe, beau-coup est d'abord un syntagme formé d'un adjectif et d'un nom, comme par exemple dans cet énoncé : (5) 11 avoient veû un biau coup fere au chevalier nouvel. (La Mort le roiArtu, p. 14 : Tls avaient vu le nouveau chevalier frapper un coup superbe') 7. 142 Pour la graphie de beaucoup, voir p. 137, note 1. Heine & al. ( 1991 :123) et d'autres ont souligné que les parties du corps et les ' landmark' (ciel, terre, etc.) sont des sources particulièrement fréquentes pour de nouveaux morphèmes. Svorou (1993 :70) y ajoute certains noms relationnels exprimant la relation objet-partie (le côté de, le milieu de), et certains autres noms exprimant des notions spatiales abstraites (proximité, longueur, etc.). Bybee et Lamiroy en ajoutent d'autres concernant les verbes. Grammaticalisations et changements liés Mais tout syntagme n'est pas nécessairement un bon candidat à la morphématisation. Ce sont les mots au sémantisme le plus vague qui sont les meilleurs candidats à grammaticalisation (cf. Bybee 1984, et Lamiroy 1999 à propos de avoir, aller, faire) : beau-coup ne déroge pas à cette règle. Et ce processus s'accompagne de changements, sémantique et autres, qui ont pour conséquence que le nouveau mot n'est plus identifié au groupe initial, même lorsque son origine reste transparente, comme le soulignait S. Ullmann (1952 : 119): « Soit le composé beaucoup. Ses éléments sont prononcés et transcrits sans la moindre modification, et cependant peu de locuteurs se douteront de son affinité avec beau et coup. C'est que le composé a subi un développement sémantique spécial qui l'a éloigné de ses origines étymologiques. » 2.2 Coup ; un substantif polysémique et perméable à remploi formulaire^ exprimant une action physique (de la main) humaine En ancien français, le substantif coup (également écrit colp, cop, et venant sans doute d'un mot gréco-latin signifiant 'coup donné de la main, gifle') est polysémique : il désigne d'abord un 'coup frappé dans un combat' : coup despee ; mais il sert aussi pour désigner toute sorte d'actions ayant lieu en une fois et produites par un agent humain, coup de vin 'gorgée de vin, quantité que l'on boit en une seule fois ', sonner un coup (cor, cloches), geter les cous ' tirer un coup ' (sexuel) ; il existait déjà au XIIe siècle plusieurs expressions figées : a cest coup 'cette fois-ci', a un coup 'en une seule fois, d'un seul coup', avant coup, au premier coup (Tobler & Lommatzsch, Altfranzôsisches Wôrterbuch, t. II : 959-962). Et le français moderne possède une bonne dizaine d'expressions fondées sur ce mot et apparues au long des siècles : après coup, (au) coup par coup, sur le coup, (tout) d'un coup, d'un seul coup, à coup sûr, encore un coup, être sur le coup I hors du coup, un coup monté/ dEtat I de théâtre I d audace I de tête I de folie, etc. Jusqu'ici on se demandait lequel de ces sens est à l'origine de la formation de l'adverbe beaucoup : coup de vin (FEW) ? coup dans un combat ? partie d'un tout ? K. Baldinger parie sur le second, tout en suggérant que beaucoup est peut-être le résultat d'une « polygénèse » (1980 : 58). C'est bien entendu le fait que coup avait déjà en ancien français un emploi prototypique, puisqu'il pouvait désigner de façon assez générale une action physique, ayant un agent humain et s'effectuant en une seule fois (a cest coup, a un coup), qui est à l'origine de l'expression (un) beau coup. En effet, ce qui distingue beau-coup des autres locutions anciennes qui marquaient également la quantification, telles plenté de ('grande quantité de'), foison de, c'est que coup réfère à un geste physique, fort et volontaire d'un humain, et c'est qu'il porte de la sorte une valeur subjective métaphorique que les autres noms ne possédaient pas. 143 Grammaticalisation et changement linguistique 2.3 Beau ; un adjectif évaluatif, polysémique et perméable à la composition Quant à l'adjectif beau, sa signification est plus générale encore. Bell beau, en ancien français a, outre son sens esthétique moderne, celui de 'cher' (cf. en français moderne belle-mère, etc.), et il a également valeur d'un intensif. Avec grant, fort et bon, bel/beau est l'un des adjectifs les plus fréquemment employés en ancien français9. De plus, dans la langue de l'époque, les trois premiers de ces adjectifs ont valeur d'intensifs ; en français moderne ce serait plutôt bon qui sert d'intensif. Jusqu'à la fin du XIVe siècle il y a d'ailleurs une hésitation sur l'adjectif qui accompagne coup '.fort coup, bel coup, grant coup alternent dans les textes. Ce n'est qu'au XVe siècle que beau l'emporte. 2.4 Ve étape : Les premières phases d'un processus de grammaticalisation : métaphore et 'subjectivation ambiguïté et réinterprétation, réanalyse no La première étape d'un processus de grammaticalisation se caractérise par l'ambivalence syntaxique et sémantique de la forme ou de l'expression en train d'évoluer. Elle apparait dans des contextes où elle peut être comprise soit avec le sens ancien, éventuellement de manière métaphorique ou métonymique (inférentielle), soit avec la nouvelle valeur grammaticale. On décèle les premières traces d'un emploi métaphorique de beau coup ou grand coup dès le milieu du XIIIe siècle11, dans les quatre plus anciens exemples attestés jusqu'ici du futur morphème. Ainsi chez Joinville en (9) les deux sens ('coup porté' et expression de l'intensité) sont possibles ; en (8) on peut hésiter sur le sens de coup : encore lexical, pour ceux qui pensent que coup avait au nombre de ses significations celle de 'partie coupée, tranchée'12 ; ou déjà quantifieur ('beaucoup 9. Dans le corpus de la BFM, grant (granz, grande, grandes) apparaît 7702, bel {bels, beats, beau, beaus, biaus, biax, biais, bele, bêles) 2991 fois, bon {bons, bone, bones) 1812 fois, etfort(forz, forte, fortes) 669 fois. En comparaison, les autres adjectifs sont bien moins fréquents (ex. : blanc sous ses diverses formes 449 fois, fier 322, merveilleus 241, lonc 394). 10. Notre étude de beaucoup se fonde sur les diverses bases de données citées note 6, qui couvrent la langue française dans sa relative diversité de ses débuts (IXe siècle) jusqu'au XVIe siècle, moment où le phénomène étudié s'achève. Nous y ajoutons des considérations sur le français contemporain tirées de corpus de différente nature (Le Monde, et corpus oraux). 11. Baldinger (1980) avait repéré ces premières occurrences d'un début de grammaticalisation. Nous ne retenons pas, contrairement à Baldinger (1980 :65), le surnom 'bel coup' donné à un certain Michiel dans le Livre de la taille. 12. Cette acception de coup a pour seule attestation le passage de Joinville en question, ce qui la rend douteuse. Grammaticalisations et changements liés de territoire'). En revanche, en (6) et (7), si valeur lexicale il y a, elle est déjà métaphorique. Mais en (6) la valeur originelle de coup devait encore être sensible, puisque le verbe mehaignier ('blesser au combat') file la même métaphore. (6) Lors se pensse que gaaingnier Pou a bien, sanz lui mehaingnier, Grant cop a ces .ii. ménestrels. (Fabliaux, éd. Noomen & Van den Bogaard, t. V, 45, v.83-86 : mi-XIIP siècle, cité par K. Baldinger et par Buridant 2000 :171 ; nous modifions la ponctuation de l'édition : 'Alors il se persuade qu'il pourra certainement, sans se donner aucun mal, gagner beaucoup aux dépens de ces deux ménestrels') (7) Miex le devons faire biau cop De nos tamps que nefaisoitJob Quifu devant le tamps de grasce. (Livre de Job, ms G, éd. Gildéa, 1207-9 : fin XIIIe siècle : 'Nous devons nous conduire beaucoup mieux à présent que ne le faisait Job, qui vivait avant l'époque chrétienne') (8) Dont le roy ot par la pezfesant grant coup de la terre le conte. (Joinville, Vie de saint Louis 103, éd. Monfrin, fin XIIIe siècle : 'Et le roi obtint en faisant la paix une partie considérable de la terre du comte'/'...un grand morceau de...') (9) Nos engins getoient au leur et les leurs aus nostres, mes onques n'oy dire que les nostres feissent biau cop. (idem, 193 : 'Nos engins tiraient contre les leurs et les leurs contre les nôtres, mais je n'ai jamais entendu dire que les nôtres aient réalisé un beau coup'/ 'aient abouti à beaucoup de résultats') Dès le XIVe siècle, même si beaucoup est encore fort peu fréquent, plusieurs traits montrent qu'un processus de grammaticalisation est à l'œuvre, comme on va le voir ci-dessous. 2.5 2e étape : Contraintes sur la forme : réanalyse et recatégorisation Dès le début du processus de grammaticalisation, on constate trois restrictions sur la forme de l'expression. La première est morphologique : beau/grant coup est toujours au singulier, alors que le syntagme origine était variable en nombre, et que faire biaus cop s au pluriel continue d'être employé au sens premier ('frapper de beaux coups d'épée'). Les deux autres contraintes sont d'ordre syntaxico-sémantique : d'une part coup n'est plus accompagné d'un déterminant, et d'autre part il est toujours précédé d'un adjectif intensif, soit grant soit beau - puis seulement beau. 144 145 Grammaticalisation et changement linguistique Une évolution s'est donc produite dans cette expression, qui dans son emploi métaphorisé va se trouver réinterprétée comme une forme codant grammaticalement l'intensité, et va être réanalysée suivant le processus suivant : la construction {(uni 0 /le!les) + (beau(s)lgrant(z) + (coup/coups)} {de + SN}, possible au singulier ou au pluriel, après la réinterprétation est réanalysée en : {(0) (beau/grant) + (coup) au singulier} de {SN} JE {beaucoup (de/ ) N}. L'expression ainsi réanalysée aboutira à une re-catégorisation en un adverbe invariable. Selon la définition de Haspelmath (2004 : 26), en effet, la grammaticalisation a pour spécificité d'être 'a diachronic change by which parts ofa construal schéma corne to hace stronger internai dependencies . Dans le cas de beaucoup, contrairement à ce qui se passe souvent (chapitre 1, pp. 39-40), la forme n'a pas changé ; pourtant, aucun locuteur n'opère immédiatement le lien avec le syntagme d'origine : comme le soulignait déjà S. Ullmann (1952 : 119), c'est la preuve qu'on est bien en présence d'un nouveau mot. 2.6 3e étape : Extension et diversification des emplois de beaucoup ; de l'objet direct au complément prépositionnel Après les phases pragmatiques de métaphorisation (par le locuteur) et de réinterprétation subséquente puis de réanalyse syntaxique (par l'auditeur) et de recatégorisation, la nouvelle unité va voir ses emplois s'étendre à de nouveaux contextes, qui auraient été incompatibles avec la valeur d'origine. Dans ce processus d extension, c'est en fonction d'objet direct qu'apparaissent la plupart des premiers emplois de beau-coup avec sa nouvelle valeur d ' intensifieur ou de quantifieur, et d'abord avec des verbes exprimant l'agentivité où l'ancien et le nouveau sens de beau-coup sont tous deux possibles, comme dans (6-9). C'est en cette fonction que l'emploi de beaucoup progressera le plus vite : un bon siècle plus tard encore, vers 1400, chez Froissait (Chroniques, Livre I, 3e rédaction du ms. de Rome), 20 des 36 occurrences de beaucoup sont en fonction de régime direct '....qui vous fera encores biaucop de biens (p. 502). Un autre emploi très précoce est celui d'intensifieur d'un adverbe d'intensité, comme en (7) qui est l'une des attestations les plus anciennes de notre adverbe : miex.. .beaucoup ('beaucoup mieux'). Dans la seconde moitié du XIVe siècle, les constructions de beaucoup se diversifient encore. Il intensifie un complément de temps sans préposition chez Machaut (en 1364 : beaucoup de fois). Chez Froissart on trouve un petit nombre 146 Grammaticalisations et changements liés de beaucoup de N en fonction de sujet, mais postposé au verbe, c'est-à-dire dans la position canonique du régime direct comme en (10). A la même époque mais dans des textes différents, cet emploi se trouve déjà en position frontale, comme dans le Donaitfrançois vers 1400 (11) : (10) En la ville de Malignes vinrent biaucop de signeurs. (Froissart, p. 292) (11) Beaucoup de bones choses sont mises en françois. (Douait, éd.Swiggers p. 240) Dans la même période enfin, à l'extrême fin du XIVe siècle, beaucoup peut se construire avec des verbes intransitifs comme en (12), ou avec des verbes transitifs déjà pourvus d'un complément direct comme en (13 : l'objet est vous) et (14 : l'objet direct est les amours) : le nouveau morphème est donc bien employé comme intensifieur, mais cette construction ne sera fréquente qu ' à partir du milieu du XVe siècle, dans les CentNouvelles nouvelles. Il faut souligner que cet emploi est particulièrement fréquent en discours direct, c'est-à-dire en fiction d'oral : (12) « Vous avez forvoié beau cop ». (Manière de langage 1396) (13) « Et vrayement, dit il, je vous en mercie beaucop ». (CNN, p. 321) (14) « Vous m avez beaucop celé les amours d une telle et de vous ». (CNN, p. 229) Le complément prépositionnel semble être l'une des dernières positions développées par beaucoup : on n'en trouve pas d'exemple avant le milieu du XVe siècle : (15) après beaucoup d offrandes faictes a divers sains. (CNN, p. 3) 2.7 4e étape : Modification de la compositionalité sémantique de beau-coup ; les verbes qui le régissent et les noms qufil régit Comme on s'y attend dans le cas d'une grammaticalisation, le sens lexical spécifique de coup a évolué : la valeur sémantique métaphorique d'intensité d'un coup porté par un agent humain s'est déplacée vers la notion grammaticale d'intensité, puis de quantification, évaluées par un locuteur humain. Cette évolution se perçoit à travers la possibilité qu'a désormais l'expression d'être le régime direct de verbes avec lesquels il ne pouvait pas sémantiquement se construire jusqu'alors, et d'avoir comme complément déterminatif des noms ou syntagmes incompatibles antérieurement. 147 Grammaticalisation et changement linguistique En effet, avec son sens lexical originel, coup se construisait avec ferir, faire, éventuellement veoir, et aussi avec mangier, boire. Dès lors que commence sa grammaticalisation, l'expression va se construire aussi avec avoir, entendre. Une autre évolution concerne les noms que peut construire cette expression : peu à peu ses capacités s'élargissent, ce qui est signe d'une grammaticalisation avancée, dès lors que la nouvelle forme s'éloigne de la compositionalité stricte de coup dans ses diverses acceptions. D'abord suivi de non-animés comme en (8) : terre, vin, beaucoup va pouvoir se combiner avec des non-animés nombrables (choses, biens), puis avec des noms massifs et abstraits, ce que le lexème coup ne pouvait faire : (16) ...etdespendut biaucop d'argent... (Froissart, p. 264 : '.. .et dépensa beaucoup de monnaie d'argent') (17) et avoient biaucop de painne... (Froissart, p. 435). Un changement important se produit dans le dernier tiers du XIVe siècle, où beaucoup devenu quantifieur commence à se construire avec des animés humains, ce que le lexème coup ne pouvait faire et que moult faisait parfaitement ; et cet emploi se répand très vite en particulier en fonction de régime. C'est le cas pour la seule occurrence de beaucoup dans Griseldis (1395 : beaucoup de gens), et pour 27 des 36 emplois que fait Froissart de ce nouvel adverbe (et enmenerent biaucop de prisonniers p. 307). Au milieu du XVe siècle, beaucoup devient substitut d'un animé humain indéfini ('beaucoup de gens') : ainsi dans leJouvencel (1456): (18) Et l'opinion de beaucoup est qu il vauldroit mieux aller combattre... (Jouvencel, t.II, p. 243). 2.8 Ce qui reste inexpliqué Plusieurs questions restent pendantes au terme de la description du processus en terme de grammaticalisation, telle que nous venons de la mener. Elles portent tout d'abord sur les transformations subies par la nouvelle expression, et sur ses emplois : le choix du singulier et de l'invariabilité, les positions qu'occupe beaucoup dans des expressions telles que gens beaucoup, et les constructions dans lesquelles il entre, telle beaucoup gens. Nous allons voir qu'en situant le nouveau morphème beaucoup dans son contexte grammatical, on pourra répondre à quelques-unes des questions que nous venons de formuler. Elles portent enfin sur la cause de ce changement : pourquoi l'expression initiale, au lieu de rester une métaphore possible, comme d'autres expressions contemporaines telles que a foison ou a plenté, a-t-elle entamé un processus de grammaticalisation ? Grammaticalisations et changements liés 3 Coexistence et concurrence de moult, très et beaucoup : jalons chronologiques 3.1 Tableaux et corpus Pour obtenir des jalons chronologiques permettant de mesurer le remplacement progressif de moult par très et beaucoup, nous avons eu recours au traitement automatique de corpus importants : seul ce type de 'linguistique outillée' nous a permis de déceler des phénomènes de variations concomitantes et des corrélations qui jusqu'ici n'avaient pu être mises en évidence. Comme nous Lavons signalé plus haut (voir p. 140, note 6), notre étude se fonde sur un vaste corpus couvrant la langue française dans une relative diversité de ses débuts (IXe siècle) jusqu'aux XVIe-XVIIe siècles, époque où le phénomène étudié s'achève. Le tableau 1 ci-dessus (p. 140) et sa traduction graphique (p. 141) permettent de situer les zones de changement. Ce tableau révèle clairement qu'aussi longtemps que très se développe peu, moult occupe tous les emplois d'intensifieur-quantifieur ; avec la montrée en fréquence de très devant adjectif et adverbe, celle de moult décroît globalement, même si cet adverbe conserve tous ses emplois antérieurs et continue d'intensifier adjectifs et adverbes ; et lorsque beaucoup à son tour gagne en fréquence, moult régresse très vite : au XVIe siècle, si 16 des 132 textes rassemblés par FRANTEXT en offrent encore quelques cas, la plupart des auteurs ne l'emploient plus. Ce qui est frappant, c'est que très se développe lentement, mais beaucoup, lui, croît très vite. Au XVe siècle, on a encore près de 7 fois plus de moult que de beaucoup. Au XVIe siècle, la fréquence s'est inversée : il y a près de 6 fois plus de beaucoup que de moult. Très quant à lui reste stable aux XVe et XVIe siècles et couvre environ un tiers des emplois. Une analyse plus fine, texte par texte, est nécessaire pour comprendre cette évolution. 3.2 La phase de coexistence de variantes : beaucoup et moult, très et moult Le tableau 3 ci-dessous est plus détaillé13, il est le résultat de l'analyse de 60 textes que nous avons choisis dans nos bases de données. Allant des origines au début du XVIIe siècle, il révèle clairement les étapes du processus de compensation que l'on vient de résumer. 13. Les bases de données qui comportent les 60 textes que le tableau 3 analyse sont toutes accessibles sur la Toile, aux adresses suivantes : FRANTEXT à partir du XVIe siècle, la BFM pour l'ancien français et la base de données du DMF pour le moyen français (voir note 6) : http ://bfm.ens-lsh.fr ; http ://atilf.atilf.fr/dmf.htm 148 149 Grammaticalisation et changement linguistique Tableau 3 : MOULT, TRÈS et BEAUCOUP en concurrence comme marqueurs d intensité ou quantifieurs en AF, MF et Fr. pré-classique Texte Date de composition Moult Très14 Beaucoup 1. Serments de Strasb. 842 2. Eulalie 881 3. Jonas Xe s. 6 4. Passion de Clermont v. 1000 16 5. Saint Léger v. 1000 7 6. Saint Alexis mi-XP s. 16 1* 7. Roland déb. XIIe s. 187 5* 8. Brendan v. 1120 90 1* 9. Gormont v. 1130 20 10. Coronement Louis mi-XIIe s. 87 4 11. Thèbes mi-XIIe s. 299 11 12. Eneas mi-XIIe s. 693 6* 13. Quatre L. Rois (1-4) v. 1150 109 11 14. Marie France, Lais 1170 337 3* 15. Thomas, Tristan v. 1170 78 1* 16. CTroyes, Erec 1170 370 8 17. CTroyes, Charrette v.1180 372 8 18. CTroyes, Yvain v. 1180 307 11 19. Eracle v.1180 347 16 20. Béroul, Tristan v. 1180 156 2 * 21. AmiAmile v.1200 137 11 22. Clari, Chronique v. 1220 237 2 23. JRenart, Dole déb. XIIIe s. 297 5 24. Queste del st Graal 1220 343 13 25. Lorris, Rose (I) v. 1240 163 6 _ - 14. Ce chiffre ne prend en compte que les emplois de très- exprimant l'intensité (portant sur l'adverbe bien puis sur d'autres adverbes et sur des adjectifs). Les autres emplois de très (préfixe verbal ou nominal, préposition, subordonnant) ne sont pas pris en compte ici ; ces autres emplois sont nombreux dans les premiers textes : ainsi dans Alexis sur les 11 emplois de très-, une seule fois il s'agit de Y intensifieur (tresbien). Mais leur nombre décroît progressivement et ils disparaissent quasiment au XVe siècle. Nous faisons suivre d'une astérisque * les cas où très- ne porte que sur l'adverbe bien, c'est-à-dire jusqu'au texte 10, qui est le premier à présenter des cas où très- intensifie des adjectifs. 150 Grammaticalisations et changements liés Texte c Date de composition Moult Très Beaucou\ 26. Vergy mi-XIIIe s. 26 1* - 27. TristanProsel mi-XIIIe s. 383 30 — 28. Meung, Rose (2) v.1270 287 28 — 29. Ménestrel de Reims 1263 191 14 — 30. Beaumanoir-I 1283 114 10 - 31. Joinville, Vie St L. v. 1300 172 8 2 32. Chronique de Morée déb. XIVe s. 343 15 33. Bersuire 1354 111 87 34. Guill. de Machaut 1340-1377 824 660 35. Bérinus 1350-1370 901 56 - 36. Gaston PhebusJL.Ch. 1387 60 16 1 37. Froissart,Chron.III 1390 104 61 3 38. Jean d'Arras, Mélusine 1392 893 132 2 39. Griseldis 1395 36 57 1 40. Froissart, Chron. I (3) v.1400 606 166 36 41. Donait françois v. 1400 - 15 8 42. Quinze Joyes Mar. v.1400 34 31 43. Nicolas de Baye, Jour. 1400-1417 93 5 44. A. de la Sale, Saintré 1456 49 701 3 45. Farce Pathelin 1456 3 19 2 46. Cent Nouv. Nouv. 1460 23 651 105 47. Artois v. 1460 91 44 — 48. Bueil, Jouvencel 1461-1466 97 135 93 49. Villon, Testament 1461-1462 4 14 1 50. Monstrelet-II mi-XVe s. 86 147 2 51. Ev. des Quenouilles 1466-1474 48 25 — 52. Jehan de Paris fin XVe s. 143 28 8 53. Commynes, I-VIII fin XVe- 392 164 XVIe s. 2 54. Jean Marot, Voyage 1507 14 83 14 55. Philippe de Vigneulle s 1515 37 141 36 56. Jeanne Flore 1537 10 48 9 57. M. de Navarre 1535-1559 1 196 70 58. Calvin 1549-1560 1 47 428 59. Rabelais XVIe s. 4 37 12 60. Beroalde de Verville 1610 10 16 47 Grammaticalisation et changement linguistique Ce tableau montre les quatre phases du changement : • une première étape (IXe-XP siècles : textes 3 à 5) où l'on ne trouve que moult dans les rares textes qui nous sont parvenus ; • une deuxième étape (milieu XP-milieu XIIP siècles : textes 6 à 9, et 12, 14, etc.) où à côté de moult on trouve le préfixe très- avec une valeur intensive uniquement dans les formes très tôt ('absolument tout') et très bien : nous avons signalé ces textes grâce à une astérique ; • puis dans une troisième étape où très- intensif se trouve devant (préfixé à ?) quelques adjectifs (textes 10, 11, 13, 16 et suivants) ; • une quatrième étape (milieu XlIP-milieu XVe siècles : textes 27 à 51) où apparaît et se développe beaucoup, et où moult est concurrencé par très- dans certains emplois ; jusque vers 1470, on rencontre des textes où le nouvel adverbe beaucoup n'apparaît pas ; dès le XIIP siècle très se comporte dans certains textes comme un adverbe (très plus Adj.) ; une cinquième étape (milieu XVe-fin XVIe siècles : textes 52 à 60) où très et beaucoup dominent et où la fréquence de moult a nettement diminué, où l'on ne trouve quasiment plus de texte ignorant beaucoup et où on commence à trouver des textes sans moult. Dans les cas de grammaticalisation où il y a remplacement d'un terme par un autre, les deux termes sont en concurrence quelque temps. Dans le cas de très et moult, cette phase de concurrence croissante dure près de trois siècles ; dans le cas de moult et beaucoup, cette étape dure à peine plus d'un siècle. Moult avait commencé à être légèrement concurrencé par très dès le XIe siècle, et par beaucoup bien plus tard, à la fin du XIIP siècle. La période de coexistence de moult et de très s'étend sur près de trois siècles, mais celle des trois adverbes est bien plus brève. Les chiffres ci-dessus confirment que moult domine très largement jusqu'au milieu du XVe siècle, et reste plus fréquent que les deux autres morphèmes jusque vers 1460 : c'est alors que la situation bascule. Le tableau 3 montrait que la transition se faisait dans le passage entre le XVe et le XVIe siècle, le tableau 4 permet de mieux cerner la période où beaucoup prend l'avantage. Moult apparaît pour la première fois vers 950, dans le Sermon sur Jonas. Entre 1040, où apparaissent dans la Vie de saint Alexis les premiers emplois de très, et 1250, moment où l'expression qui sera à l'origine de beaucoup commence son parcours d'accession au statut de morphème, tout se joue entre moult et très. Les premiers emplois de très intensifieur sont encore restreints à un petit nombre d'adverbes et d'adjectifs. Grammaticalisations et changements liés Moult a d'abord été concurrencé par très dans certains de ses emplois (par exemple devant bien) dès le XIe siècle, et devant certains adjectifs dès 1150. Jusque vers 1250, la progression de très est modeste, et, toujours préfixe et préposition, il conserve ses anciennes valeurs et emplois. Dans le dernier tiers du XIIP siècle; il devient plus fréquent, et c'est vers 1350, chez Machaut, dans Bérinus, puis chez Froissart, qu'il connaît un net développement. Au XVe siècle il occupe un tiers de la totalité des emplois d'intensifieur : il est devenu l'intensifieur normal des adjectifs et adverbes. Parallèlement, entre 1250 et 1350, beaucoup perdure mais reste marginal, il n'entre pas véritablement en concurrence avec moult qui domine très largement pour exprimer l'intensité positive ou la quantification forte. Tout près de 1400, apparaissent quelques textes où la concurrence commence à jouer véritablement : ainsi dans l'un des derniers textes écrits ou réécrits par Froissart, dans la troisième et dernière version du Livre I de ses Chroniques ; mais une décennie plus tôt, dans le Livre III, Froissart n 'employait que 3 fois le nouvel adverbe. Froissart continue cependant à préférer moult, et semble réserver beaucoup à certains emplois (objet direct) et au discours direct : dans sa réécriture, il emploie 606 fois moult et seulement 36 fois beaucoup (dont aucun en tête de proposition) ; parallèlement il emploie 166 très et 169 grandement (voir chapitre 5). Entre 1400 et 1450, beaucoup voit croître très rapidement ses emplois. Le premier texte à n'employer que beaucoup là où on aurait pu trouver moult a été composé aux environs de 1400, et il s'agit de l'une des toutes premières grammaires du français, le Douaitfrançois, un petit manuel composé pour les Anglais souhaitant apprendre le français : beaucoup y est relativement fortement représenté (8 cas, aucun moult et 15 très). Ce sont en effet les textes les moins formels, ou voulant donner une image fidèle de l'usage oral qui intègrent le plus vite le nouvel adverbe : (19) Il faut sçavoir belcoup de bonnes rieulis (Douait françois, éd. Swiggers 1985 : 240 : 'Il faut savoir beaucoup de bonnes règles'), (20) en belcoup des verbes (Douait franc ois, éd. Swiggers 1985 : 249). Mais à la même période, un texte composé par un clerc, les Quinze Joyes de mariage (vers 1400), n'offre aucun emploi de beaucoup. D'autres auteurs n'emploient que très peu le nouvel adverbe. Cinquante ans plus tard, au milieu du XVe siècle, il existe encore quelques textes qui ne connaissent pas le nouvel adverbe (le Roman du comte d'Artois par exemple) ; un auteur âgé, Antoine de la Sale, n'emploie que 3 beaucoup contre 49 moult dans Jehan de Saintré (mais il emploie largement très). Les derniers textes à ne pas offrir beaucoup sont sans doute Les lunettes des princes de Jean Meschinot et les Evangiles des quenouilles (écrites entre 1466 et 1474). 152 153 Grammaticalisation et changement linguistiqt C'est à cette même époque, 1460-1470, que la situation bascule dans la prose écrite littéraire. C'est le signe qu'elle a dû basculer bien plus tôt dans l'usage du français oral quotidien comme semble le montrer le Douait françois. En 1460 environ apparaissent quelques textes littéraires qui emploient les deux adverbes presque à égalité : Le Jouvencel (93 beaucoup et 97 moult) et Les Cent nouvelles nouvelles (105 beaucoup, 23 moult et 13 foison). Après 1475 il n'y a plus de texte qui n'emploie plus beaucoup, et en revanche il va y avoir - sept décennies après le Donait - des textes qui ne connaissent plus moult. Il semblerait que ce phénomène de substitution dans les textes littéraires se soit d'abord opéré en Bourgogne, dans les œuvres et les récits de fiction (Monsonego 1993). Mais l'exemple du Donait, ainsi que le fait que beaucoup apparaît fréquemment en discours direct représenté, tendraient à montrer qu'il s'est agi d'abord d'un changement dans la langue parlée. A la fin du XVe siècle, une nouvelle étape est franchie : il n'existe plus un seul texte qui ignore le nouvel adverbe beaucoup. Certes, l'archaïsant auteur de Jehan de Paris offre seulement 8 beaucoup contre 143 moult, et seulement 37 fois très. Mais chez son contemporain Commynes c'est l'absolu contraire : ses Mémoires offrent 140 beaucoup contre 2 moult, et 253 très. Et dans l'ensemble de textes du XVIe siècle de la base FRANTEXT, soit 132 textes, il y a 1721 beaucoup, et seulement 151 moult. Ces derniers emplois figurent chez des auteurs du premier tiers du XVIe siècle, comme le montre le tableau ci-dessus (p. 151), et le dernier auteur à employer de façon non négligeable moult est Beroalde de Verville, au début du XVIIe siècle. La disparition de moult n'est cependant pas complète : dans certains types de textes, on le rencontre ancore sporadiquement. Au XVIIIe siècle, les auteurs qui comme Chateaubriand souhaitent imiter le français du Moyen Âge, le possèdent dans leur répertoire de formes archaïques. Et si La Bruyère l'emploie (une seule fois)... c 'est pour en regretter la disparition. Dans le corpus de FRANTEXT, pour le XVIIIe siècle, on ne relève que 15 occurrences de l'ancien adverbe. Malgré cette régression asymptotique, moult ne disparaît pas totalement. Entre 1987 et 1997, Le Monde en offre 122 occurrences (ex. : « L'auteur y raconte, avec moult anecdotes, parfois dramatiques, la vie quotidienne d'une des premières «communautés virtuelles »...) ; c'est l'un des adverbes parodiques préférés du Canard enchaîné ; et dans ces emplois modernes, l'adverbe porte, comme jadis, aussi bien sur des adjectifs, des adverbes, des noms ou des verbes. Enfin, une proportion non négligeable de locuteurs francophones contemporains ayant fréquenté le milieu universitaire disent connaître encore ce morphème, sans l'utiliser eux-mêmes de façon active : tentez vous-même l'expérience. Cette enquête chronologique tendait à reconstituer finement la naissance d'un nouvel adverbe, le développement parallèle d'un autre adverbe, et leurs avancées aux dépens d'un morphème pan-roman solidement implanté jusque là, dont rien 154 Grammaticalisations etc^^ ne laissait prévoir la disparition. Mais si l'on s'en tient là, on n'a rien expliqué. C'est l'analyse contrastée des valeurs de ces morphèmes en variation qui nous mettra sur la voie d'une explication. 4 Moult : l'énigme de sa disparition en français 4.1 Une disparition à expliquer Moult15, issu de multu- latin et graphie également molt, mout, mult, et même parfois mont, est attesté et fréquent en français écrit dès les plus anciens textes. Il apparaît pour la première fois au Xe siècle, dans le Sermon sur Jonas, un court texte de 37 lignes écrit en un mélange de français et de latin qui en offre six occurrences en différentes fonctions : trois intensifient des adjectifs (sifutlonas mult correcious 1.3) et trois des verbes (Tu douls mult 1.20 ; lonasprofeta habebat mult laboret 1.10) ; dans ce texte, mult se place immédiatement à côté du terme sur lequel il porte. Vers l'an mil, deux textes en vers assez courts, la Passion de Clermont et la Vie de saint Léger, offrent de ce morphème plus d'une vingtaine d'emplois très divers et dans des positions plus variées. La portée de moult est diverse : il intensifie des adjectifs ou des adverbes aussi bien que des verbes ou des noms, et porte même sur le prédicat. Après Jonas, il n'est pas un texte d'ancien français qui n'offre plusieurs occurrences de moult. Dans la vingtaine de textes des XIe-XIIIe siècles de la BFM, on en a recensé près de 7 500 occurrences. Aux XIVe et XVe siècles, dans le corpus du DMF en sont attestées près de 10 000 occurrences. Mais déjà vers 1400, comme on l'a dit, on trouve un court texte qui n'offre aucune occurrence de moult et ne connaît que beaucoup (le Donait françois), et vers 1500 chez Commynes moult n'est plus attesté que deux fois dans le vaste texte des Mémoires. À partir de là, le corpus FRANTEXT du XVIe siècle n ' offre plus de moult que 151 occurrences. Son obsolescence et sa chute brutales sont d'autant plus surprenantes que moult est encore aujourd'hui dans la compétence latente de nombreux locuteurs modernes (« Après moultes réflexions... »). Etsa disparition estd'autant plus curieuse que dans la plupart des autres langues romanes les morphèmes issus du latin mult- ont perduré, comme nous l'avons souligné en commençant ce chapitre (section 1.2, p. 139)16. 15 Nous avons adopté la graphie moult dans notre étude. Voir la note 1 ÏÏS^ÎJ, molta, moltas ; italien molto, molt, molta, moite ; roumain mult. 155 Grammaticalisation et changement linguistique Ce changement a suscité peu de littérature. K. Jaberg en 1911, et d'ailleurs à propos de beaucoup, écrivait que la disparition de [multum] restait à expliquer17. C'est en général l'apparition de nouvelles formes qui suscite des études, pas leur disparition. Celle de moult et son remplacement n'ont été étudiés qu'à travers le développement de beaucoup, comme on le voit chez Baldinger (1980), l'auteur de la première étude sur beaucoup. Cl. Buridant (1992 : 41-45, repris in 2000 : pp. 170-171)18 a été le seul à aborder la question, mais assez brièvement, et seulement pour certains emplois de moult : il explique un aspect du changement par une réanalyse subie par moult, nous y reviendrons. Très a fait l'objet d'une étude de P. Falk (1934) qui s'intéresse surtout à son origine, et peu au caractère aussi soudain qu'inattendu de l'extension de ses emplois comme intensifieur. Et aucune étude n'a été faite jusqu'ici sur le développement parallèle des trois morphèmes. Moult présente deux caractères spécifiques : la variété des termes sur lesquels il porte, et sa position variable dans la proposition. L'étude de ces deux traits révélera des variations diatopiques et diachroniques qui permettront de mieux comprendre la redistribution de ses emplois entre beaucoup et très. 4.2 Valeurs, portée et position de moult Le morphème moult avait au Moyen Âge deux valeurs sémantiques bien repérées par les grammaires. L'une est celle d'intensifieur d'une notion non comptable, verbe, adverbe, adjectif, noms massifs ou non comptables, noms abstraits : Mout plore, Mout tost, Il est mout granz, Molt joie. L'autre est celle de quantifieur des noms comptables, moult s'accordant avec eux dans la période la plus ancienne : Mout i a chevaliers, Chevalers i ot molt, Molt i a de chevaliers, Mulz chevaliers, En multes terres. Ce morphème apparaît comme substitut d'un nom dès le XIIe siècle : A molz ai veu avenir (Thomas, Tristan et Yseut 345 : 'A beaucoup j'ai vu cela arriver'). Ses emplois, ainsi que la fonction des termes sur lesquels il porte, sont donc extrêmement larges. La position de moult est elle aussi diversifiée. Comme dans les langues qui placent le thème en tête de phrase, en ancien français les morphèmes intensifieurs se trouvent souvent en tout début des déclaratives : c 'est le cas de plus de la moitié des occurrences de moult dans les textes de la base de données d'ancien français BFM. Mais trois de ces facteurs ont varié entre le Xe et le XIIP siècle. Cratw^tic^ 17. InZeitschriftfurfranzôsischeSprache undLiteraturt 38,p. 245 :« DerGrunddesSchwundes von [multum] in Frankreich ist also noch zu finden. » 18. Buridant Claude (1992) « L'évolution de l'ancien français vers le français contemporain », Actes du XXe Congrès International de Linguistique et de Philologie Romane, t. III, pp. 27-49. Voir pp. 41-45 pour ce qui concerne moult. 4.3 L'évolution en trois temps de moult quantifieur : déterminant-adjectif > adverbe > nom. Position et portée ; accord et perte de l'accord ; développement de DE ; une 'lexicalisation' ou une évolution normale des quantifieurs ? Entre le Xe et le XIIP siècle une évolution sur trois points se produit, qui modifie fortement le profil grammatical du morphème moult : 1. la perte de l'accord quand moult porte sur un nom (XP-XIP siècles), 2. le changement de position et de portée (XIe siècle), 3. le développement de DE devant le nom (fin XIIe siècle). Ces trois changements sont liés, comme on va le voir. 4.3.1 La disparition de l'accord de moult quantifieur Moult quantifieur, venant du pronom-adjectif latin multus,-a, -um, lorsqu'il porte sur un nom nombrable (donc au pluriel étant donné le sens de ce morphème) ou lorsqu'il en est un substitut, s'accorde toujours avec ce nom jusque vers 1110. C'est le cas dans les plus anciens textes : Passion (4 cas), Saint Alexis (un seul cas) : (21) De multes vises Y apeled... (Passion 213 ; 'De nombreuses manières (il) l'appela' ; de même mule dis 27, per mulz anz 380, per mulz semblanz 450 : 6 cas au total) (22) Par multes terres fait querre sun enfant. (Vie de saint Alexis 112 : 'Il fait rechercher son enfant à travers de nombreux pays') Mais dans le Voyage de saint Brendan (daté de 1120 environ), se présente une variante à moult quantifieur accordé : on a un cas avec accord (20) et un cas sans accord (21) : (23) De multes riens Va asenét. (Benedeit, Saint Brendan 1772 : Tl lui a dit beaucoup de choses') (24) E mult ennois en a a traire. (Benedeit, Saint Brendan 614 : 'Et il doit supporter beaucoup de difficultés') Et un demi-siècle plus tard, dans le roman Tristan et Yseut de Thomas on rencontre la même variation (551 a molz 'à beaucoup... ' ; 2506 : car il i ad mult enemis). \S7 156 Mais, sauf dans ces deux textes, la variation sur l'accord de moult quantifieur se produit selon la position de moult : il y a accord quand moult précède immédiatement son nom-hôte (25), et non accord lorsqu'il en est séparé par le verbe (26), comme dans la Chanson de Roland (composée vers 1100) : (25) Escuz unt genz, de multes cunoisances. (Roland 3091 : 'Boucliers ont élégants, (ornés de) nombreuses armoiries') (26) Mult unt oùd e peines e ahans. (Roland 267 : 'Nombreuses ont eu et peines et souffrances') De même dans les Lais de Marie de France, qui comportent deux cas de moult quantifieur, l'un, contigu, est accordé (Milun 20 : de muzprinces), l'autre séparé et sans accord (Milun 439 : Mut ai cerchiees autres teres : 'Nombreux ai parcouru d'autres pays '). Dans les Quatre Livres des rois, sur 11 cas d'accord visible, une seule fois moult quantifieur accordé est séparé de son nom-hôte (ki mulz out anfanz 'qui nombreux eut enfants'). Il faut souligner qu'à l'exception des tout premiers textes français, tous les textes que nous venons d'évoquer ont été écrits dans le dialecte anglo-normand : l'accord de moult semble spécifique des textes de ce dialecte à période ancienne. Mais chez Béroul (Tristan et Yseut, composé vers 1180), l'accord ne se rencontre plus, et dans les deux seuls cas où moult quantifie un nom pluriel, il en est séparé et est invariable. Dans les constructions de ce type, dès lors que l'accord ne se rencontre plus, il y a eu probablement une réinterprétation et une réanalyse, moult étant compris comme un adverbe portant sur le prédicat : (27) Molt i avoitfilz a contors. (Béroul 338 : 'Beaucoup (il) y avait là de fils de comtes' = [Beaucoup] [il y avait des fils de comtes]) Dans la même période qui va de 1150 à 1170-80, dans les textes composés ou copiés en d'autres dialectes, en Ile-de-France en particulier, il n'y a plus d'accord de moult à fonction de quantifieur, même quand il est contigu au nom qu'il quantifie : ni Le roman de Thèbes, ni Eneas, ni les romans de Chrétien de Troyes n'en offrent d'occurrence. Dans ces dialectes, moult quantifieur est désormais invariable : il a changé de catégorie et est devenu adverbe. Mais la construction moult + N pl. est relativement rare : ainsi sur les 693 emplois de moult dans Eneas, on la trouve une seule fois (v. 10136 : Ses anpires dura molt anz ' Son empire dura bien des années'). Quelle est la cause du changement de catégorie de moult à valeur de quantifieur ? On a vu que l'invariabilité de moult s'est d'abord développée dans les emplois où le morphème était placé en tête de phrase et séparé de son nom-hôte, comme en (26). Grammaticalisations et changements liés Mais une autre construction peut avoir accentué cette évolution. En effet, lorsque moult portait sur un nom lui-même précédé d'un adjectif épithète, il ne s'accordait jamais avec ce nom : presque toujours le sens indique clairement que moult intensifie l'adjectif, soit qu'il s'agisse d'un nom singulier nombrable, soit qu'il s'agisse d'un pluriel (Francs sunt mult gentilz home ! Roland316 : 'Les Français sont de très nobles hommes'). Mais même dans les cas où le contexte permet d'interpréter moult comme portant sur le groupe et non pas seulement sur l'adjectif, nous n'avons, dans l'état actuel de notre corpus, rencontré aucun exemple d'accord de moult. Dès la Chanson de Roland (composée vers 1100), on trouve plusieurs occurrences de cet emploi de moult invariable possiblement quantifieur du nom devant un groupe Adj+N : (28) Sur cez escuz mult granz colps s'entredunent... (Roland 3587 : 'Sur leurs boucliers beaucoup de grands coups ? de très grands coups' (ils) se donnent l'un à l'autre... ' ; de même 2242 et 3693) Ainsi, de l'ancienne grammaire de moulthéritée du latin et portant l'accord, après 1170 il ne restera plus que quelques traces, dans deux expressions figées (moultes choses, moultes merciz : Guernes, Vie de Thomas Becket 4391 ; et Queste del saint Graaï). 4.3.2 La position initiale de moult quantifieur et intensifieur Dans les tout premiers textes, il semble que moult soit nécessairement conjoint à l'élément sur lequel il porte, et il le précède immédiatement : c'est le cas dans le Sermon sur Jonas (Xe siècle) où molt porte sur des adjectifs. Quand moult portait sur un nom à cette époque très ancienne, donc dans son emploi de quantifieur, il précédait immédiatement ce nom, et si le nom était comptable, il s'accordait avec lui comme on l'a vu en (21)-(23). Mais un changement se produit dans l'ordre des mots vers l'an mil : le morphème intensifieur se place désormais majoritairement en position frontale, en début de phrase, c'est-à-dire rythmiquement en tête de vers ou en début du second hémistiche. C'est le cas pour les deux tiers des emplois de moult dans la Passion et Saint Léger : (29) mult lez semper en esdevint. (Passion 210 : 'Très joyeux aussitôt en devint' = 'Il en devint très joyeux aussitôt') Mais dès cette époque, il arrive que moult soit séparé du terme sur lequel il porte : (30) Et sancz Lethgiers I mul enfud trist. (Saint Léger 142 : 'Et saint Léger en fut très triste') 158 159 Grammaticalisation et changement linguistique Ce n'était pas encore le cas dans le Sermon sur Jonas, où moult précédait immédiatement le mot sur lequel il portait. Cette syntaxe nouvelle correspond à ce que l'on attend dans une langue de type 'V2' (verbe second) à thème (ou topique) en tête : les intensifieurs y ont une place topicale privilégiée. Ce changement séparant moult de son terme-hôte fait entrer moult dans la classe des adverbes pouvant porter sur le prédicat tout entier. En particulier, dans le cas où auparavant il portait sur l'adjectif attribut, comme ci-dessus en (29) où c'est le groupe moult+Adj qui est en tête (Passion 210 : [mult lez] 'très joyeux'), peu à peu moult va se détacher de l'adjectif attribut et porter sur tout le groupe prédicatif 'copule + attribut' comme en (30) dans Saint Léger où mult est séparé de l'adjectif ([mul] + [enfud trist] ('très (il) en fut triste'). Et pour l'objet direct, une évolution comparable se produit. Dans la Passion de Clermont on trouve encore une syntaxe archaïque où le morphème précède immédiatement le mot sur lequel il porte (moult + COD + Verbe : mult unguement hi aportat : Passion 346 : 'Beaucoup d'onguent (il) y apporta'), et comme on l'a vu dans ce cas l'intensifieur s'accorde avec le nom, il se comporte comme un déterminant ou un adjectif, comme en latin. Mais La Vie de saint Léger présente, pour l'objet nominal comme pour l'attribut, une syntaxe plus moderne. Copié dans le même manuscrit, et probablement contemporain de La Passion de Clermont, on trouve dans La Vie de saint Léger moult incident à un nom objet direct séparé de ce nom : (31) Cil Ewruins molt li vol mel. (Saint Léger 101, au lieu de * molt mel li vol : 'Cet Evruin beaucoup lui volait mal' : 'Cet Evruin lui voulait [beaucoup] [de mal]' '[beaucoup] [lui voulait du mal]') Cette construction est ambiguë, puisque moult peut y être interprété soit comme portant sur le nom (et possiblement accordable), soit comme incident à l'ensemble du prédicat. Cela se voit clairement lorsque le nom en question est au pluriel, comme en (27) cité précédemment : (32) Molt i avoit filz a c ont or s. (Béroul 338 : 'Il y avait là beaucoup de fils de comtes' = '[Beaucoup] [il y avait des fils de comtes] ') Ainsi donc, à la suite de ces changements, à partir du milieu du siècle, quelle que soit la valeur de moult^ quantifieur ou intensifieur, il est invariable et appartient à la catégorie des adverbes. Au XIIe siècle, moult est d'un emploi fréquent, et dans tous les textes la majorité de ses emplois se trouvent en position frontale, comme le montre le tableau ci-dessous. Mais dès le XIIe siècle quelques textes postposent davantage l'adverbe, et ce sera la syntaxe qui prédominera à partir du début du XIIP siècle. Mais il faut souligner que jusqu'à sa disparition, moult ne cessera jamais d'être antéposable au verbe, même sans en être le sujet. GrammaticarisationsLetc^ Tableau 4 : La position de moult : avant ou après V (en italiques les textes où l'antéposition domine) Texte 1. StAlexis 2. Roland 3. Brendan 4. Gormont 5. QLR-3-4 6. CorLouis 7. Thèbes 8. Eneas 9. M France 10. Thomas 11. Erec 12. Charrette 13. Yvain 14. Eracle 15. Béroul 16. Ami 17. Clari 18. Dole 19. Queste 20. Lorris 21. Vergy 22. TristanProsel 23. Meung 24. Reims 25. Beaumanoir 26. Joinv 27. Morée 28. DonaitFçs 29. QJM 30. Griseldis Date Total des emplois de Mout Mout Y V mout 87 43 8 63 51 125 229 86 39 128 166 108 204 43 78 205 154 258 86 13 300 92 110 86 93 312 31 13 160 Grammaticalisation et changement linguistique Grammaticalisations et changements liés Texte Date Total des emplois de Mout Mout y V mout 31. Froissart 1(3) 1400 606 80 526 32. Saintré 1456 49 10 39 33. Monstrel-II mi-XVe s. 86 4 82 34. JP fin XVe s. 143 28 115 35. CNN v.1460 23 2 21 36. Commynes fin XVe- XVIe s. 2 - 2 Avec le détachement de moult du mot sur lequel il portait, le morphème a gagné une mobilité inédite, et il pourra être séparé, aussi bien antéposé que postposé, au terme sur lequel il porte. Chrétien de Troyes peut ainsi écrire, dans le dernier quart du XIIe siècle : (33a) Molt ot en la sale barons... (Charrette 3 : Tl y avait beaucoup de barons dans la salle') (33b) Chevaliers boens et esleuz ot molt el chastel amassez (Charrette 550-1 : 'Chevaliers bons et remarquables (il) y avait beaucoup au château rassemblés' = 'Il y avait beaucoup de bons chevaliers remarquables rassemblés dans le château') Une conséquence de la position frontale de moult (donc de sa séparation d'avec son nom-hôte éventuel) et de son invariabilité, est que la portée de l'adverbe devient ambiguë : moult porte-t-il sur le nom valenciel (sujet, attribut ou objet), sur le verbe, ou sur tout le prédicat ? On peut ainsi analyser moult dans l'énoncé (34) non pas comme un adverbe intensifiant/^^, mais comme portant sur tout le groupe faire feste ; en (35) une triple interprétation est même possible : (34) Etfist molt feste des messages. (Robert de Clari 5 : 'Et il fit un très bon accueil aux messagers / et il accueillait très bien les messagers') (35) Mout en a conquis hauz amis. (Jean Renart, Dole 294 : mout porte-t-il sur hauz ? : 'Il a gagné de très nobles amis'. Ou bien sur hauz amis ? : 'Il s'est gagné beaucoup de nobles amis'. Ou bien sur le prédicat entier ? : Tl s est beaucoup poussé dans le monde'.) Mais une nouvelle construction, apparue dans un texte anglo-normand du début du XIIe siècle, Le Voyage de saint Brendan, allait se développer et lever cette ambiguité. 162 4.3.3 La construction moult+ de + N : une nominalisation du quantifieur19 ? Une nouvelle construction avec la préposition de est apparue d'abord dans la tournure existentielle : (36) mult i aveit d'isselites... (Voyage de saint Brendan 1682 : 'Beaucoup (il) y avait de pierres précieuses' = 'Il y avait beaucoup de pierres précieuses') Comme le faisait l'accord auparavant, la construction en 'de + N' avait pour fonction d'indiquer la portée précise de l'adverbe. Cette nouvelle construction peut être interprétée comme une ' stratégie de compensation ' par rapport à la perte de l'accord. Si l'on reprend l'interprétation proposée par Obenauer (1983 : 84) et Battye (1995 : 7) pour ce type de phénomène, il s'agit d'une première grammaticalisation de la 'quantification à distance'. Ainsi, dans la période de variation qui, comme on l'a vu, caractérisait l'anglo-normand au tout début du XIIe siècle, l'auteur du Voyage de saint Brendan, Benedeit, fait coexister les trois tours possibles avec un nom : avec l'accord (23 ci-dessus), sans l'accord (24) (mais dans ce cas moult porte peut-être sur le verbe avoir), et avec de (36 ci-dessus). Moult(. ..) + de + N devient plus fréquent à partir de 1150, et coexiste pendant la dernière moitié du XIIe siècle avec le tour sans de : (37) molt i ot de boens chevaliers (Chrétien de Troyes, Erec 151) (38) Que molt i ot boens chevaliers (Chrétien de Troyes, Erec 3) Mais à partir de 1200, la construction en de + N s'impose, et moult ne va plus pouvoir se construire directement avec un nom comptable : qu'il en soit séparé ou non, on a désormais de + N, comme ci-dessus en (36) et (37), en revanche (24), (35) et (38) ne se rencontrent plus. Cette construction durera aussi longtemps que moult sera utilisé, ainsi chez Froissart, dont (39) est fort proche de (37) ci-dessus, bien qu'elle ait été écrite deux cent cinquante ans plus tard : (39) ou moult avoit de bons chevaliers (Froissart, Chroniques, 1/3, p. 113) (40) Moult de belles paix se fissent (Froissart, Chroniques, 1/3, p. 895) 19. Cf. Battye (1995: 29); «...the shift from adjectival-type quantifiers to nominal-type quantifiers ». 163 Dans la même période du XIIe siècle, les autres morphèmes d'intensité connaissent la même évolution. Ainsi, tant lui aussi pouvait s'accorder (tantes dolurs dans Saint Alexis, tanz baruns dans Roland). Il cesse vers 1150-70 de pouvoir le faire et devient totalement adverbial ; lorsqu 'il porte sur un nom, il lui est relié par de. De même également l'adverbe poi (graphie aussi pou, pau, peu), invariable dès l'origine, qui commence à se construire avec de dans La Chanson de Roland (Einz ifrai un poi de legerie 299). Ainsi, entre le Xe et le XIIIe siècle, l'expression du quantifieur, d'abord adjectival, tend à devenir adverbial, puis nominal, ce que marque la complémentation en de. Ce type d'évolution serait récurrent, les quantifieurs étant renouvelés par l'emploi de constructions nominales du type un grand nombre de N, une foule de N, une quantité de N, un paquet de N, etc. À l'inverse, certains dialectes géographiquement proches conservent ou renforcent le quantifieur adjectival se construisant directement, tel le gascon qui utilise /orça + N(Battyel995:28). 4.3.4 L'évolution de moult quantifieur et de moult intensifieur L'évolution de moult portant sur un nom comptable peut être résumée ainsi (nous reprenons en la modifiant et en la complétant la description que propose Buridant 2000: p. 171): XP-mi-XIIe siècle : [moult- avec accord + N] [Verbe] XIIe siècle : [moult en position frontale puis invariable/7 Verbe [N]] -» soit : [moult inv./ [Verbe+N] -> soit : [moult inv J7 [Verbe] [de N] 1 XIIIe-XIVe siècles : [moult] [Verbe+N] ou [moult], [Verbe] [de N]} -> [moult], (...) [de + N]} -> (V) [moult + de + N] (V) Lorsqu'au XIVe siècle le changement de l'ordre des mots fait que ce n'est plus le thème (ou topique) qui se place en tête, mais le sujet du verbe, cela favorise à nouveau la contiguité de l'adverbe et de son incidence, et moult redevient un adverbe portant sur un terme précis de l'énoncé. Le même changement s'est produit pour les adjectifs attributs, qui jusqu'au XIIIe siècle pouvaient être séparés de moult, et qui aux XIVe-XVe siècle lui redeviennent contigus : (41) des palais qui molt estoient grant et haut. (Clari : XIIIe siècle) (42) la hacquenee qui moult belle et bonne estoit. (Saintré : XVe siècle) 164 Grammaticalisations et changements liés Notre analyse diachronique a montré que la morphologie et la syntaxe de moult ont fortement évolué entre le Xe et le milieu du XIIe siècle, et cette évolution peut être interprétée comme une dé-grammaticalisation et une lexicalisation consécutive de moult : déterminant accordé dans la période la plus ancienne, il devient un adverbe (catégorie moins grammaticale car appartenant à un paradigme plus lexical), avant d'adopter un comportement syntaxique de nom, puisqu'il construit un complément en de. Lorsque beaucoup le remplacera, il adoptera à son tour cette syntaxe nominale. 4.4 Le recul et la 'dé-grammaticalisationf de moult ; quelle cause ? Comme on l'a dit, c'est de 1400 environ que l'on peut dater le début du processus de désattestation de moult : le Donait françois ne connaît plus que beaucoup. La situation va basculer en un siècle. Moins fréquent au XVe siècle, moult disparaît quasiment au XVIe siècle. Quelle explication peut-on apporter à ce phénomène ? Cl. Buridant (2000)20 voit dans le changement de l'ordre des mots et la réorganisation de la phrase l'origine de la disparition de moult. Dès lors que la position frontale dans la phrase est de plus en plus occupée par le sujet, et non plus par le thème, les adverbes tels que moult sont fragilisés. En particulier, la perte de cette position entraînait l'impossibilité pour moult de porter sur l'ensemble du prédicat, privant l'adverbe d'une bonne partie de ses emplois, et l'obligeant à restreindre sa portée à un terme précis, ce qu'indiquerait l'apparition de la construction en DE. On fera une triple objection à cette hypothèse. Tout d'abord, moult n'avait pas pour seule possibilité la position frontale : il n'a jamais cessé de pouvoir se placer ailleurs dans la phrase, et spécialement auprès du terme sur lequel il portait, mais également après le verbe même lorsqu'il pouvait être interprété comme portant sur tout le prédicat, comme en (33b) reproduit ci-dessous : (33b) Chevaliers boens et esleuz ot molt el chastel amassez. (Charrette 550-1 : Tl y avait beaucoup de bons chevaliers remarquables rassemblés dans le château', où molt peut porter soit comme quantifieur sur chevaliers boens et esleuz, soit comme intensifieur sur ot... amassez) De plus, même après le changement de l'ordre de la phrase, moult a continué longtemps à pouvoir se placer en tête, en position focalisée désormais, et marquée, comme on le verra chez Froissart (chapitre 5), tels qu'en (39) et (40) cités ci-dessus : 20. « La disparition progressive de molt est partiellement liée à l'effacement de cette structure thématisante... » (2000 : p. 170) 165 ^4761127 Grammaticalisation et changement linguistique (39) ...ou moult avoit de bons chevaliers... (Froissart, Chroniques, 1/3, p. 113) Et enfin, la construction en de +N apparaît vers 1120 et se développe dès 1170, avant que l'ordre des éléments de la phrase ne change (XIIP siècle et surtout XIVe siècle), bien avant donc que moult cesse d'être en tête. On ne peut donc voir dans l'exclusion de moult de la position frontale la cause de l'apparition de l'emploi de de. Il semble plutôt que cette tournure ait remplacé 1 ' accord, afin de compenser sa disparition et de rétablir un marqueur précisant la portée de moult dans ce cas. De la même façon le catalan a utilisé la préposition de dans les cas où l'accord n'était pas apparent (au masculin singulier en particulier) ; molt de freit s'est développé à côté de molta calor, et dans cette langue, molt- s'est conservé, contrairement à ce qui s'est passé en français où la même construction avait été employée pour la même fonction. Il reste donc bien une énigme : dès lors que dans les cas où moult portait sur un nom, ce lien était marqué par de, l'adverbe aurait pu subsister en français comme il l'a fait dans d'autres langues et en catalan en particulier ; pourquoi moult, rendu à nouveau fonctionnel par la construction en de, a-t-il disparu en français ? 5 Très : re-catégorialisation et réanalyse, un autre processus de changement 5.1 Très ; un adverbe 'récent' Très11, le troisième terme de la constellation diachronique que nous étudions ici, est en français moderne standard le morphème privilégié pour intensifier adjectifs et adverbes, et il est généralement analysé comme un adverbe (ainsi : « L'intensité élevée (de l'adjectif) se marque d'abord par l'adverbe très » : Riegel, Pellat & Rioul, p. 362). Mais il n'a acquis cette fonction et cette valeur sémantique qu'au terme d'une série de changements qui se sont étalés sur plusieurs siècles, et dont le plus notable est une mutation catégorielle à travers laquelle il s'est spécialisé au XVe siècle - et au XVe siècle seulement - dans l'emploi qu'on lui connaît actuellement. En très ancien français, les emplois de très étaient ceux de préposition et de préfixe et ses valeurs pas spécialement intensives. Ce sont les changements de 21. Comme dans le cas de moult, nous adoptons pour très la graphie la plus moderne dès qu'apparaît sa valeur d'intensifieur. Dans les manuscrits, très est bien entendu graphie sans accent. Les éditeurs modernes de textes médiévaux le graphient souvent très (peut-être pour le distinguer du nom très, pluriel de ft^/'tente' ?). En outre, ce morphème est toujours graphie dans les manuscrits accolé au lexème sur lequel il porte : cf. 5.3. 166 Grammaticalisations et changements liés construction, et surtout de catégorie morpho-syntaxique, qu'a connus ce morphème entre la période la plus ancienne (IXe-XIe siècles) et le moyen français (XIVe-XVe siècles), où il a formé couple avec beaucoup pour exprimer l'intensité, que nous rappellerons brièvement. Il a en effet connu une réanalyse, puis une recatégorisation morpho-syntaxique et une extension de ses emplois. Et on peut même voir, spécialement dans le développement que nous allons décrire d'un préfixe (tresbien) à un adverbe (très bien), un cas de 'dégrammaticalisation partielle. Le dictionnaire de Tobler & Lommatzsch (Altfranzôsisches Wôrterbuch, t. IX) voit en très soit une préposition, soit un adverbe portant sur une préposition (très parmi), sur un adjectif (très grant) ou un adverbe (très fort) ; cet ouvrage range par ailleurs sous des entrées spéciales les verbes préfixés en très- (tresaler...). On se demandera si ces deux derniers emplois de très-, portant sur un verbe ou sur un adjectif ou adverbe, ne sont pas à rassembler sous une même valeur préfixale (5.3. ci-dessous). Buridant (2000) traite de très dans trois endroits différents et l'analyse comme un préfixe(2000 :pp. 220-221 et 608-609), ou comme une préposition (pp. 497-98), ou encore comme un adverbe d'intensité exprimant la superlation (p. 220), mais il n'établit aucun lien entre les deux premiers emplois et le troisième. En fait, ces emplois présentés comme contemporains ne le sont que partiellement : très a changé de catégorie et d'emploi entre le Xe et le XVe siècle. 22 5.2 Chronologie des emplois de très Dans les plus anciens textes français des IXe-Xe siècles, qui sont fort brefs (Serments de Strasbourg, Séquence de sainte Eulalie, Sermon sur Jonas), il n'y a aucune occurrence de très. Vers l'an mil, dans la Passion de Clermont et la Vie de saint Léger, on ne trouve très que sous la forme préfixée trestot, forme intensifiée de tôt : 'absolument tout / tous'. Un demi-siècle plus tard environ, il apparaît dans la Vie de saint Alexis (1040) avec trois autres emplois, de préposition spatiale marquant la séparation d'avec la situation d'interlocution comme en (43) (voir Marchello-Nizia 2002a), de préfixe de l'adverbe bien (tresbien), ainsi que de préfixe verbal 'perfectif marquant qu'une action est totalement achevée (44) : (43) « Ço'st cil qui très V us set. » (Alexis 178 : 'C'est celui qui se trouve de l'autre côté du seuil') (44) La dreite vide nusfunt tresoblïer (Alexis 619 : 'Ils nous font totalement oublier la véritable vie') 22. Voir C. Marchello-Nizia (2002a). 167 Grammaticalisation et changement linguistiqi Comme préfixe verbal, très- se montre très productif aux XIIe et XIIIe siècles savec une valeur perfective (une vingtaine de verbes au total : trespasser, trescurre, tresaler, trespercier, tresnoer 'traverser une rivière de part en part', etc.), ou bien avec une valeur intensive (une quinzaine de verbes : tresbatre 'battre très fort', tresboivre 'boire abondamment', tresluire 'briller d'un éclat extraordinaire', tresoblïer 'oublier complètement', tressuer 'se couvrir de sueur', tresformer 'transformer totalement', etc. (cf. Tobler & Lommatzsch t. IX, col. 598-642). Mais après le XIIIe siècle, on ne rencontre guère de nouveaux verbes ainsi formés, ce qui est signe que la productivité du suffixe devient nulle. Au début du XIIe siècle, très- voit de nouveaux emplois se développer. Dans la Chanson de Roland et Gormont et Isembart, chansons de geste composées entre 1100 et 1130 dans l'aire anglo-normande, très ajoute à ses emplois celui de préfixe de préposition exprimant le parcours entre la 'source' d'un mouvement et sa 'cible'23. Et très porte aussi une valeur plus abstraite, celle d'un parcours sémantique, marquant la perfection d'une qualité ou d'un trait : 'juste, exactement' ; selon l'option choisie, on aboutit à deux traductions différentes : (45) La teste enfist voler a destre, Très devant li, sur la bel herbe. (Gormont 56 : Tl fit voler sa tête (celle de son ennemi) à droite juste/jusque ? devant lui, sur la belle herbe') À la même période et dans la même région apparaît chez Philippe de Thaon (Comput) la forme composée tresque en emploi prépositionnel, et en subordonnant dans Roland (3854) : (46) Kar humaine figure Ad tresque a la ceinture. {Comput 1729-30 : 'Car il a forme humaine jusqu'à la ceinture') Toujours dans cette période du début du XIIe siècle et toujours dans l'aire anglo-normande, Benedeit {Voyage de saint Brendan) offre le plus ancien emploi de très- comme préfixe nominal dans le substantif tresturn : (47) En la roe sui en tresturn {Brendan 1354 : 'Je tourne attaché à la roue') Ce n'est que vers le milieu du XIIe siècle, et d'abord dans des textes composés dans la région d'Ile-de-France, qu'apparaît pour très- la valeur qu'on lui connaît aujourd'hui : celui de préfixe marqueur d'intensité (de superlation) pour les adjectifs et les adverbes. Jusque là, seuls bien et tout pouvaient être intensifiés par le préfixe très-. Le premier texte à offrir cet emploi de très- comme intensifieur d'adjectif ou d'adverbe est, semble-t-il, le Couronnement de Louis, écrit entre 1130 et 1150 en Ile-de-France. Dans ce texte, les adjectifs intensifiés par tres-sont bon et fier, qui sont par ailleurs dans ce texte également intensifiés par molt, et par l'adverbe fort : 23. Nous reprenons les termes de Cl. Vandeloise (1986). 168 Grammaticalisations et changements liés (48) Nuls ne si claime que très bon dreit ni ait. {Couronnement 32 : 'Personne ne porte une accusation sans être sûr d'être parfaitement dans son bon droit') (49) Vers orgoillos sefaiseit molt très fiers. (Couronnement 193 : 'Envers les orgueilleux il se comportait avec beaucoup d'agressivité') (50) Envers Guillelme Va lancié si tresfort. (Couronnement 950 avec une force si extraordinaire vers Guillaume...') Tl l'a lancé Ce nouvel emploi promis à un grand succès apparaît dans quelques textes à peu près contemporains, de genres littéraires divers et de formes différentes, tant en vers qu'en prose : dans les premières traductions anglo-normandes des Psaumes (Psautier d'Oxford ou de Montebourg : première moitié du XIIe siècle), puis dans le Roman de Thèbes (1155 : les adjectifs concernés sont chier, grant et dur), dans le Roman de Troie de Benoit de Sainte-Maure, dans les Quatre Livres des Rois (1150-1160 : les adjectifs sont : petit, fin, hait, salves, forz), et dans le Psautier dJEadwin ou de Cambridge (1160). Ce nouvel emploi de très semble s'être développé d'abord en Ile-de-France et en Orléanais ; si des traductions anglo-normandes de textes bibliques en offrent quelques exemples, on n'en trouve aucun cas dans des textes du début du XIIe siècle composés dans l'aire anglo-normande (Chanson de Roland, Comput de Philippe de Thaon, le Voyage de saint Brendan de Benedeit) ; et par la suite, plusieurs auteurs de cette région semblent ignorer cet emploi (Béroul, Thomas, Marie de France). 5.3 La sémantique de très ; parcours, franchissement, intensité. De rintensité emphatisée à Vautonomie morphologique Quelle était la fonction de la nouvelle construction de ce terme déjà polymorphe ? Apparemment, il s'agissait grâce à très d'emphatiser l'expression du haut degré normalement portée par moult à cette période. Cela se perçoit par le fait que près de la moitié des occurrences de très + adjectif au XIIe siècle sont des doubles intensifications comme en (49) ou (50) : dans le Couronnement deux occurrences sur quatre sont de ce type, une sur six dans les Quatre Livres des Rois, ainsi que presque toutes les occurrences de très devant adjectif dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure. Falk (1934) a montré que dans les traductions du latin, c'est très, bien plus souvent que molt, qui était choisi pour rendre le superlatif en -issimus ; or ce superlatif était en latin un évaluatif emphatique. D'où vient cette valeur de très ? Très était à l'origine un morphème essentiellement local qu'on peut interpréter comme marquant le franchissement d'une 169 Grammaticalisation et changement linguistique G ranima tica I Isa tions et changements liés limite (préfixe : trespasser ; préposition : très l'uis 'de l'autre côté du seuil' par rapport au locuteur ; cf. Marchello-Nizia 2002a). Mais comme on l'a vu ci-dessus (section 5.2), comme préfixe verbal ou devant bien et tôt, très- pouvait aussi exprimer l'intensité (tresbatre, tresformer, trestot, tresbien). On a ici un cas d'évolution sémantique assez répandu, allant d'un sens spatial (au-delà d'un lieu) à un sens logique (au-delà d'une notion). L'emploi de ce morphème devant adjectif ou adverbe n'est qu'une extension syntaxique de ses emplois antérieurs. Et l'époque relativement tardive à laquelle l'emploi d'intensificateur d'adjectif ou d'adverbe est apparu pour très (deuxième tiers du XIIe siècle) laisse supposer que cette valeur de très comme marqueur d'intensité de haut degré ou 'superlatif absolu', est, comme le pense P. Falk, « une création du français pré-littéraire ou du gallo-roman plus que du bas latin.» (1934 : 17). Le groupe des adjectifs intensifiés par très s'accroît peu à peu, mais lentement : après bon et fier, dur et grant, puis haut, salve, petit, fin, chier, douce ; ils sont brefs, surtout épithètes, et concernent essentiellement des animés humains ; les adverbes concernés sont fort, bien. Ce sont tous des évaluatifs plus que des descriptifs, et donc facilement 'subjectivables'. Mais leur liste n'augmentera guère avant le XVe siècle, et à cette période et spécialement après 1450, très peut intensifier toute sorte d'adjectif : sa valeur subjective, liée à une évaluation par le locuteur, s'est désormais effacée et très est devenu un morphème intensifieur banal. Et jusqu'à ce moment-là, l'adverbe moult restait l'intensif icateur privilégié des épithètes longues et postposées, ainsi que des attributs, car avec moult la tmèse était possible (Mout est granz), et pas avec très. Par ailleurs, pendant cette même période, tous les adjectifs intensifiables par très continuaient à pouvoir l'être par moult. À quelle classe de mots appartenait ce nouvel intensifieur ? La graphie constante dans les manuscrits du Moyen Âge, puis dans les imprimés jusqu'au XVIIIe siècle au moins, montre que très- était soudé au mot qu'il intensifiait. L'existence dès son apparition de séquences où tres-ADJ était précédé des adverbes si, moult, ainsi, plus, telles que si tres-fort. mout tres-belle. Li plus tres-petiz de mes deiz...(Quatre Livres des Rois 3, 32 : 'Le plus minuscule de mes doigts'), mout tres-grant vertu (Gautier d'Arras, Eracle, 4492: composé vers 1180), etc. confirme que très était alors analysé comme un préfixe, ce qu'il était alors dans le domaine verbal et nominal, ainsi que dans le domaine des prépositions. Une nouvelle étape est franchie au début du XIIP siècle, quand très a commencé à pouvoir être séparé de l'adjectif qu'il intensifiait. À côté des constructions à double intensification du type examiné PLUS+TRES+ADJ, apparaît la construction TRES+PLUS+ADJ, montrant que le morphème très s'est autonomisé et a été réanalysé comme un adverbe. Dans le manuscrit d'un roman de Chrétien de Troyes, Lancelot ou le chevalier à la charrette, dans la version donnée par le copiste 'moderniste' Guiot (début XIIP siècle) on a : 170 (51) antre les très plus bêles tombes (Chrétien, Charrette 1857 : 'entre les tombes particulièrement belles') Au XIIP siècle, on rencontre désormais la construction en TRES+PLUS+ADJ : très plus bele, et le très plus prodome chez Guillaume de Lorris (mi-XIIP siècle : Roman de la Rose 270) ; Philippe de Novarre écrit en 1265 : la très plus grant humilité ; et devant adverbe, Joinville écrit : très moult honorablement(Joinville, Vie de saint Louis, revue en 1309). Désormais *plus tresbele ne se rencontre plus. À la suite de cette réanalyse, le morphème très, déjà préposition et préfixe verbal, nominal, prépositionnel, adjectival et adverbial, entre ainsi dans une troisième catégorie, celle des adverbes. 5.4 Très et moult ; de la cooccurtence à la concurrence En ancien français jusqu'à la fin du XIIP siècle, très et moult n'étaient pas véritablement en concurrence : il n'y avait qu'un petit nombre d'adjectifs évaluatifs qui pouvaient se construire avec les deux morphèmes : (52) n ert mie de mout grant aage (Queste del saint Graal p. 97) (53) un viel home de très grant aase (ibid. p. 83) C'est vers 1400 que se situe un nouveau changement, d'ordre quantitatif : dans les Quinze joyes de mariage, pour la première fois, moult et très ont quasiment le même nombre d'occurrences (34 moult, 35 très) (cf. tableau 4, p. 161). Cependant, ils ne portent pas sur les mêmes lexèmes : seul grant est intensifié par les deux adverbes. Moult intensifie las, les participes passés et des adverbes en -ment, alors que très porte de préférence sur des monosyllabes : bel, bon, doulx, jeune, mauves, et sur les adverbes bien et mal : tous termes qui sont des évaluatifs et donc potentiellement subjectifs. Vers 1450 la situation évolue encore, mais cette fois sémantiquement et quantitativement. D'une part très devient nettement plus fréquent que moult dans la majorité des textes (Monstrelet 86 moult, 151 très ; Saintré 49 moult, 727 très). Et d'autre part très précède désormais des adjectifs et des adverbes jusque là 'réservés' à moult, ou des adverbes en -ment. Désormais très est l'adverbe le plus courant pour intensifier adjectifs en toutes fonctions et adverbes. Parallèlement, très- a cessé d'être productif comme préfixe verbal ou nominal. Les verbes en très- se transforment, ainsi que les noms déverbaux correspondants : soit très- devient tré- qui n'est plus senti comme préfixe (trépasser, trépas, tressaillir), les lexèmes concernés étant lexicalisés, soit ces verbes sont repréfixés en trans- calqué sur le latin (transformer, transpercer). 171 Grammaticalisation et changement linguistique Ainsi, à travers plusieurs étapes, s'est produite progressivement la dé-catégorisation de très comme préposition d'abord (fin XIIe siècle), puis comme préfixe ; ce processus s'achève entre 1450 et 1500, et sare-catégorisation comme adverbe, commencée au XIIP siècle, se confirme et s'achève. En français contemporain non standard, l'adverbe très a tendance à être supplanté, spécialement à l'oral, par d'autres morphèmes : super-, hyper- en particulier, dont il faut noter que ce sont des préfixes, comme très- en très ancien français ; le style oral hyperbolique d'une jeune écrivaine contemporaine illustre bien ce phénomène : « J'ai super mauvais fond, c'est clair.»[...] « Ça me paraissait super-évident. Comme j'étais ultra-dépressive et ultra-médicamentée, je ne pouvais pas avoir des horaires normaux... » (interview de Chloé Delaume, Le Monde 5-12-03, p. 34) Lorsque très est employé à l'oral, c'est très souvent sous sa forme redoublée ou même triplée, très très ou très très très, tant chez les enfants que chez les adultes24. 6 En quoi moult et très peuvent-ils expliquer les spécificités du nouveau morphème beaucoup ? 6,1 Pourquoi beau-coup ? Une forme à fort charisme subjectif et actif: de la focalisation positionnelle à lfemphatisation sémantique Pourquoi beaucoup ? L'ancien français possédait déjà, comme variantes possibles de moult mais bien moins fréquents, a foison/ foison de ou a plentél plenté de, construits avec des noms, des verbes et des adjectifs, ainsi que grandement pour les verbes et adjectifs. Pourquoi ces expressions, déjà implantées, n'ont-elles pas connu l'expansion de beaucoup ? Une comparaison avec moult et très éclaire ce point. Dans ses premiers emplois, dans le fragment du Sermon sur Jonas (fin du Xe siècle), moult offre d'emblée une grande variété d'emplois, et il précède toujours l'élément sur lequel il porte. Mais cela change au siècle suivant : moult se place désormais souvent en tête de phrase, et il peut être séparé du terme sur lequel il porte. Cette position frontale pouvait lui conférer une valeur emphatisée : Mout est granz vs // est moult granz. 24. Ainsi que le révèlent par exemple les extraits de français parlé contemporain rassemblés par Cl. Blanche-Benveniste (2002), où aussi bien une enfant de sept ans (p. 26 : 'c'est très très mal ) qu'un agriculteur âgé emploient cette forme renforcée (p. 46 : 'les marches du bas -étaient très très larges'). Grammaticalisations et changements liés Quant à très, à ses débuts de morphème intensifieur d'adjectif ou d'adverbe, il était interprétable comme emphatique, nous l'avons vu, sur-intensifiant en quelque sorte un adjectif ou un adverbe déjà intensifiés : si très grant est ainsi doublement codé. Sa valeur spatiale originale était sans doute fondée sur une déixis 'subjective', situant la cible comme 'de l'autre côté' du locuteur. Par ailleurs, il portait en cette période sur des adjectifs 'subjectifs' supposant une évaluation par le locuteur. Pour moult comme pour très, on constate donc la présence d'un facteur d'emphase et de 'subjectivité'. Or beaucoup offre à ses débuts cette nuance d'emphase par subjectivation, et contrairement à moult, c'est dans le sémantisme même du mot que réside l'emphatisation. On l'a vu, beau coup apparaît d'abord essentiellement comme valence d'un verbe d'action humaine : l'idée première est bien d'exprimer la force d'une action humaine (coup), dans sa résonance esthétique et en insistant sur sa réussite (beau). Cela, aucun autre des termes existants ne pouvait le réaliser : foison de, plenté de, grandement, etc., peut-être 'subjectivables' car évaluatifs, ne sont pas sémantiquement 'agentivables'. Comme beaucoup, ils étaient polysyllabiques, donc d'un point de vue iconique, meilleurs pour coder l'intensité ; mais ils n'en avaient pas la nuance agentive humaine forte. Durant la période (XIVe siècle) où beau-coup coexiste avec moult dans les mêmes textes, si l'ordre des constituants de la phrase change, la position frontale peut être occupée, avec valeur focalisante ou topicalisante, par un autre terme que le sujet, et moult apparaît encore en tête, alors que beaucoup, d'abord valence du verbe, occupe la place post-verbale : ce phénomène de complémentarité apparaît bien chez Froissart (chapitre 5, et Marchello-Nizia 2004b). Ces deux adverbes apparaissent en cette période comme complémentaires, beau-coup tirant sa force emphatisante de son sémantisme, et moult de sa position frontale. 6.2 La forme de beaucoup (singulier, invariable) : l'influence de moult ? À la manière de foison, plenté, beau-coup aurait pu rester un syntagme pouvant garder une certaine plasticité : a foison, grant foison de, a grant plenté, etc. Or beau-coup s'est d'abord limité à la catégorie du singulier, puis adverbialisé. Cela peut s'expliquer par l'influence du statut grammatical de moult, qui avait cessé d'être accordé à l'époque où est apparu beau-coup, et était devenu un adverbe. 172 173 Grammaticalisation et changement linguistique 6.3 Beaucoup adopte des constructions du morphème qu'il remplace II est un autre caractère du nouvel adverbe dont ni son origine, ni le processus de grammaticalisation qu'il subit ne rendent compte : ce sont les positions et les constructions dans lesquelles il entre. Ainsi, beaucoup aux XIVe et XVe siècles peut suivre le nom ou l'adverbe qu'il détermine ; or cette position était impossible au groupe nominal originel (un) beau coup : (55) mais il en i ot des atrapés biaucop. (Froissart, Chroniques, 1/3, p. 703 : 'mais il y en eut beaucoup qui furent attrapés') (56) aussi m a-t-elle faict quelquefois du plaisir beaucoup. (Commynes, Mémoires 1, 68) En revanche cette position était possible pour moult : (57) Chevaliers boens et esleuz ot molt el chastel amassez. (Chrétien de Troyes, Charrette 550-1) Autre ressemblance : beaucoup peut, encore à la fin du XVe siècle, se construire séparé du verbe sur lequel il porte, comme le faisait moult : (58) qui beaucoup avoit souffert... (Commynes) Enfin, beau-coup se construit même parfois sans de, ce qui aurait été impossible avec son sens lexical originel, mais qui était l'une des possibilité de construction de moult comme on l'a vu (il i ad mult enemis,Thomas, Tristan et Yseut v.2510 : 'il y a de nombreux ennemis') : (59) Et entrèrent beaucoup gens avec eulx (Commynes) Ces trois cas peuvent s'expliquer comme un 'emprunt syntaxique' de beaucoup à son modèle moult. On voit ici apparaître une spécificité du processus de grammaticalisation : l'entrée dans la grammaire se fait à travers l'acquisition, par le nouveau morphème, des constructions propres au morphème qu'il va remplacer. Mais seule l'étude préalable de moult nous a permis de comprendre certaines particularités de beaucoup que son origine ne laissait pas prévoir, et seule l'analyse comparative du nouveau morphème et de l'ancien permet de comprendre, et de prévoir, quels sont les traits morpho-syntaxiques qui vont caractériser le nouveau. 174 Grammaticalisations et changements liés 6.4 La disparition de moult et l'achèvement du processus de grammaticalisation : les emplois de beaucoup chez Commynes Les Mémoires de Philippe de Commynes marquent l'achèvement du processus de grammaticalisation de beaucoup en français. Les chiffres sont nets : 164 occurrences de beaucoup contre seulement deux de moult. Beaucoup a en outre dans ce texte toutes les valeurs et fonctions qu'il a en français moderne, et entre dans les mêmes types de constructions. Tout d'abord, il a nature de 'pronom' (61) ou de 'déterminant' (60) : (60) Beaucoup furent esbahiz de ceste fantaisie (6, 44) (61) beaucoup de gens riches et ayses furent morts et destruictz.. .(2,156) Il occupe les fonctions de sujet comme ci-dessus, d'objet direct ou indirect, de complément prépositionnel. Beaucoup portait également sur le verbe : (62) Hz avoient beaucop souffert (8, 135) Il peut sembler que beaucoup pouvait porter aussi sur un adjectif : (63) ...ou quelque autre perte beaucoup moindre. (2, 71) (64) puis ladicte maladie ne fut si saige que auparavant, mais beaucoup diminué de son sens (2,129) Dans les deux énoncés précédents cependant, il ne s'agit pas d'adjectifs proprement dits, mais d'une part d'un adjectif au comparatif en (63) et en (64) diminué n'est pas un adjectif, mais une forme verbale avec un complément. Quant aux adverbes, c'est uniquement sur certains adverbes intensifs : plus et moins, trop, mieux, que peut porter beaucoup : (65) et y vint beaucoup plus largement gens (2,20) (66) elles ont les cornes beaucoup plus grandes (6, 60) Seul un texte de notre corpus admet la construction de beaucoup avec adjectif : les Cent Nouvelles nouvelles (mi-XVe siècle). Mais si l'on analyse de près chacun de ces cas, on voit que d'une part il s'agit d'un nombre très réduit de cas, et que ces adjectifs ne sont qu'attributs ou épithètes postposées et possédaient donc une autonomie accentuelle. Par la suite, cet emploi se rencontre ponctuellement, chez Du Bellay, ou Molière : (67) Leur savoir à la France est beaucoup nécessaire (Molière, Femmes savantes, IV,3) 175 Grammaticalisation et changement linguistiqi Mais cette grammaire reste restreinte : très, on le verra, est déjà largement implanté dans ces emplois. En français moderne, il reste quelque trace de cet état : en Belgique d'une part, dans le sud-est de la France d'autre part (spécialement devant participe passé : II est beaucoup spécialisé dans le glaucome), en Afrique francophone enfin (Queffélec 1993 : 36)25, beaucoup s'emploie comme variante de très devant un adjectif attribut : 77 est beaucoup fatigué. On rencontre cet emploi surtout à l'oral, réel ou représenté (théâtre de M. Pagnol par exemple). Dans les autres textes, comme en français moderne standard, les adverbes ou adjectifs intensifiés par beaucoup sont en fait soit des adverbes intensifieur s, soit des adjectifs déjà intensifiés : plus, trop, moins, peu, pis, mieulz. Dans le cas des adjectifs intensifiés, beaucoup porte sur le morphème intensifieur et non sur l'adjectif même (beaucoup plus grand). En cette période cruciale où se fixent ses emplois, le rôle essentiel du nouveau morphème beaucoup est donc d'intensifier le verbe ou de quantifier ou intensifier le nom. A la fin du XVe siècle, Commynes emploie beaucoup à peu près comme nous le ferions en français actuel ; un nouveau paradigme des quantifieurs-intensifieurs a émergé et s'est mis en place, où beaucoup a pris toutes les constructions de moult qui concernaient les éléments de premier niveau, nom et verbe, et très celles qui concernaient les éléments adjoints, adjectifs et adverbes. Par ailleurs, cette évolution qui allait dans le sens d'une 'nominalisation' des intensifieurs (Battye 1995) et dont la construction en de-N de moult (moult de N) puis l'apparition de beau-coup témoignent, conduit en français moderne à séparer à nouveau l'intensifieur du nom sur lequel il porte : (68) Il a beaucoup mangé de chocolat aujourd'hui ! 7 Explication et hypothèse : pourquoi moult a-t-il disparu en français ? Deux niveaux, deux morphèmes 7.1 La distinction de deux niveaux : d'abord moult et très, puis beaucoup Ce qui à notre avis est le plus important dans le changement global que nous venons de décrire, c'est qu'à un seul morphème, commode, plastique et multivalent, ont été substitués deux morphèmes, plus contraints dans leur position, et qui surtout se sont partagé le champ d'application de moult : beaucoup ne porte que 25. Selon A. Queffélec et son équipe, on entend en Centrafrique Elle est beaucoup en retard, Je suis beaucoup fatigué (1993 : 99), et II fait beaucoup chaud au Burundi (1983 : 36). 176 Grammaticalisations et changements liés sur les noms, les verbes, et une classe restreinte d'adverbes eux-mêmes intensifieurs ; très ne porte que sur les adjectifs et les adverbes. C'est ce partage des compétences qui nous semble capital. Le codage grammatical de cette distinction fait en effet problème. Les autres quantifieurs du français, exprimant la comparaison (plus, moins), le bas degré (peu, pas) ou le haut degré excessif (trop) n'ont pas opéré cette distinction, mais ont simplement développé une construction en de pour les noms, comme moult l'avait fait au XIIe siècle. 7.2 Les autres langues romanes De toutes les autres langues romanes, une seule a développé deux morphèmes pour coder cette distinction : c'est l'espagnol, qui a utilisé une différenciation préexistante d'origine phonétique (mult- évoluant différemment devant consonne et voyelle, et aboutissant soit à much-, soit à muy), en la transformant en une distinction morpho-syntaxique : muy porte sur les adjectifs et les adverbes, mucho quant à lui est incident au nom et au verbe26. Les autres langues romanes qui possèdent mult- (portugais, catalan, italien, roumain, rhéto-roman) opposent en général une forme adverbiale, invariable, à une forme variable pour le quantifieur, qui se construit avec de chaque fois que l'accord en genre et nombre est non visible (au masculin singulier). Ainsi par exemple en catalan oral on a/a molta calor /fa molt defred (même si la grammaire conseille/a moltfred) ; et certains dialectes connaissent même fa mol( t) de calor (sans accord entre molt et calor)21. L'occitan moderne a abandonné molt au XIXe siècle28, sans doute sous l'influence du français, et ce morphème a été remplacé par plan et força29. 26. C'est la nature phonique de la syllabe initiale (vocalique ou consonantique) du mot sur lequel porte le morphème qui avait à l'origine déterminé cette différenciation. 27. Je suis très reconnaissante à Narcis Iglesias qui m'a donné de précieuses indications sur le catalan. Par ailleurs, en catalan ancien, et même chez des écrivains contemporains dialectalisants, on peut trouver molta de suivi d'un nom féminin singulier, et moites de avec un nom féminin au pluriel : molta de bona gent, moites de portes. 28. Je remercie Hervé Lieutard des renseignements précieux qu'il m'a fournis concernant l'occitan. Molt est présent dans le dictionnaire de Lévy et dans celui d'Alibert, mais est aujourd'hui archaïque en occitan. Selon L. Alibert, « Molt, d'usatge extrèmament réduit, es sobretot un mot arcaïc. Es variable : Moltas gents. Moltas de gents. Molts se n trufan. » (Lofs Alibèrt, Gramatica occitana, C.E.O., Montpelhièr, p. 89). L'usage de molt est attesté encore au XIXe siècle dans une zone qui semble limitée au Limousin et au Quercy (voir Mistral, Trésor dôu Felibrige, qui donne plusieurs références littéraires). J. Ronjat cite en outre un texte cévenol du début du XXe s. : « N'i a moultes que risou » (Parlers provençaux modernes). 29. Voir J. Ronjat, Grammaire historique des parlers provençaux modernes, t. III, § 530-531. Dans l'usage ancien, devant un nom masculin sg., on a comme en ancien français aux XIIe- 177 Grammaticalisation et changement linguistique Il faut souligner que bien d'autres langues à l'extérieur du groupe des langues romanes opèrent également une telle distinction : ainsi en anglais much porte sur un verbe ou un nom, many sur un nom comptable, et very est l'intensifieur des adjectifs et des adverbes ; l'allemand oppose de la même façon viel et sehr.30 7.3 Une 'macro-grammaticalisation' ? Nous avons fait l'hypothèse que tous les changements qui se produisent dans les langues ne sont pas isolés et indépendants les uns des autres, mais qu'il existe des cas où des changements sont en relation les uns avec les autres. En particulier, nous avons posé que des changements qui se produisent sur une même période dans un même champ de la sémantique grammaticale peuvent avoir une même explication, et qu'ils doivent donc être analysés ensemble de façon à mettre au jour d'une part leur relation - s'il y a lieu, et d'autre part, à un autre niveau, leur cause commune. Dans le cas étudié ici, il apparaît que la seule description de l'entrée de beaucoup dans la grammaire du français permettait seulement d'y voir un cas de grammaticalisation, c'est-à-dire d'identifier le mécanisme du changement. En revanche, la mise en relation de ce changement et des deux autres changements qui se produisent dans le même champ de la sémantique grammaticale, l'expression de l'intensité et de la quantification de haut degré, à savoir le développement de très, et la disparition de moult, a permis d'atteindre un premier niveau d'explication, puisqu'on a pu montrer que ces trois phénomènes sont complémentaires. Enfin, la reconfiguration du système grammatical provoquée par r ensemble de ces trois changements - et non par chacun d'entre eux - devenait à son tour un phénomène de changement, un changement au niveau de l'ensemble du microsystème des intensifieurs-quantifieurs du haut degré, qui demandait à son tour à être interprété et expliqué. Ce qui est alors apparu, c'est que le résultat du triple changement était la distinction entre intensifieur-quantifieur portant sur les catégories majeures, ou 'têtes', du nom et du verbe (éléments constitutifs de l'énoncé), et intensifieur portant sur les catégories adjointes que sont l'adjectif et l'adverbe. Notre hypothèse a donc permis effectivement de relier par une même explication des phénomènes de changements qui autrement apparaissaient dispersés et sans cause évidente. Elle a permis en particulier de répondre à une question relative- Grammaticalisations et changements liés ment peu débattue dans les études sur le changement linguistique : celle de la disparition de formes, de constructions, ou même de paradigmes. Comment se fait-il qu'à un moment donné une unité disparaisse de la grammaire et soit remplacée par une nouvelle unité remplissant ses fonctions ? L'exemple de moult montre qu'on peut expliquer dans certains cas au moins la disparition d'un morphème, parce qu'il ne peut exprimer une distinction nouvelle ou en cours de développement au niveau du système grammatical. Mais comment ce type de changement, dans la forme même d'un paradigme, c'est-à-dire au niveau de la structuration du système grammatical, peut-il être nommé ? Il s'agit de coder dans un paradigme, celui des intensifieurs de haut degré, une distinction qui n'y était pas codée, celle de la catégorie des termes sur lesquels ils portent. Cette nouvelle distinction se réalise par l'entrée dans la grammaire de deux nouveaux termes, tous deux d'abord marqués de subjectivité. Ne pourrait-on voir dans cette innovation, tant dans le résultat - codage d'une distinction jusque là non marquée -, que dans le processus - via l'emphase et la subjectivité qui avec l'usage s'estomperont -, et dans le caractère unidirectionnel de ce processus - au cours des siècles suivants aucun changement ne témoigne d'une dégrammaticalisation de cette distinction entre éléments constituants de phrase et éléments adjoints -, l'aboutissement d'une 'grammaticalisation' ? Cependant, la nouvelle notion introduite est d'ordre purement grammatical, c'est une distinction purement interne au système de la grammaire, qui n'a pas de lien avec les objets du monde : le changement a lieu au plan de la structuration du système et de la sémantique grammaticale. C'est pourquoi nous proposerons d'y voir un type spécial de grammaticalisation : une 'macro-grammaticalisation'. Par ailleurs, ce changement structurel croise un autre changement, plus régional, qui concerne les quantifieurs de haut degré : celui qui a été évoqué à propos de l'évolution de moult, le passage d'une expression de type adjectival (multes vises) à une expression de type nominal (moult de). Ce second changement n'est pas remis en cause par le remplacement de moult par beaucoup, puisque beaucoup de s'est à son tour généralisé. XIIP siècles les deux constructions possibles, avec ou sans DE : p. ex. : Tinc molt interès a ou line molt d interès a... 30. Je remercie Povl Skârup d'avoir attiré mon attention sur ce point. 178 179 Chapitre 5 LA SUBJECTIVATION À L'ORIGINE DU PROCESSUS DE GRAMMATICALISATION : UNE ÉTAPE LIMITÉE 1 Problématique et enjeux Nous revenons dans ce chapitre sur une phase essentielle du processus de grammaticalisation, celle de la 'subjectivation', pour en préciser l'importance et la durée. Cela nous conduira à évaluer peut-être plus précisément les limites de cette phase et, en conséquence, la position qu'elle occupe au sein de la succession des étapes de ce phénomène complexe qu'est une grammaticalisation. On s'accorde à attribuer au phénomène sémantique de la subjectivation un rôle prépondérant dans la mise en mouvement des grammaticalisations, alors qu'il semble ne pas jouer un rôle aussi décisif dans les autres phénomènes de changement. Mais jusqu'ici on n'a pas précisé quelle est la durée de cette phase dans l'évolution de la nouvelle unité en début de 'grammaticalisation'. Nous tenterons dans ce chapitre d'éclairer ce point à travers l'analyse des emplois d'un morphème nouvellement grammaticalisé : une telle approche nous permettra d'évaluer, dans cet exemple précis, de quelle durée on peut créditer la phase de 'subjectivation'. Notre analyse portera sur les valeurs du jeune adverbe beaucoup à une période et dans un texte où il est encore en concurrence avec le morphème qu'il est en train de remplacer, moult, et en distribution complémentaire avec très. Nous avons choisi d'étudier ce micro-paradigme, dont nous avons retracé l'évolution au chapitre 4, dans une œuvre d'assez grande ampleur (687 pages), le Livre I des 181 Chroniques dans sa dernière version (troisième rédaction, dite 4de Rome', éditée par G.T. Diller), écrit vers 1400 par Jean Froissart. Nous avons fait ces choix pour trois raisons. Tout d'abord, pourquoi choisir des morphèmes d'intensité pour mener une telle enquête ? C'est qu'ils se prêtent particulièrement bien à ce genre d'analyse, du fait que ce sont des formes très sensibles aux phénomènes de subjectivation ; c'est pour cette raison d'ailleurs qu'ils connaissent dans les langues un taux de renouvellement relativement fort. Ce sont en effet par nature, sémantiquement, des évaluatifs, requérant donc nécessairement l'appréciation du locuteur. Et parmi eux, les marqueurs d'intensité ou de quantification de haut degré positif se révèlent en outre être facilement l'objet d'une emphatisation. Il nous sera donc relativement facile de détecter laquelle ou lesquelles des trois formes en présence moult, beaucoup et très, est la plus apte à l'expression de la subjectivité chez Froissart : est-ce beaucoup, la forme nouvelle ? Une fois défini le phénomène étudié, le choix de la période s'imposait : le tournant des XIVe-XVe siècles est la période où le paradigme moderne d'intensifieurs-quantifieurs beaucoup et très entre vraiment en concurrence avec moult, l'ancien morphème (voir chapitre 4). Jusqu'alors et depuis un siècle environ, les deux premiers morphèmes étaient utilisés en variation avec le troisième dans un petit nombre de textes : nombreux étaient encore les auteurs qui n'utilisaient pas beaucoup. Autour de 1400 on est encore dans cette phase de variation, mais déjà et pour la première fois on trouve un texte qui n'emploie que beaucoup et duquel moult est absent1 - mais c 'est un cas encore exceptionnel. Un demi-siècle plus tard en revanche, le système aura basculé, les nouveaux morphèmes commençant à l'emporter dans un grand nombre de textes. Quant au choix de l'œuvre enfin, il résulte du fait que Froissart est un historien, sans cesse confronté à une dialectique entre vérité - nous dirions : objectivité, mais le terme et peut-être la notion sont quelque peu anachroniques -, et présentation personnelle, et parfois partisane, des événements qu'il représente. Cette troisième rédaction du premier Livre de ses Chroniques est l'ultime version qu'il en a donnée, la plus autonome et la plus achevée sans doute, et son prologue est pour notre problématique particulièrement intéressant. Au Moyen Âge, c'était un lieu commun, au début des chroniques et des récits historiques, d'affirmer la véracité de ce qui allait suivre. Dans le Prologue de cette ultime rédaction de ses Chroniques (manuscrit de Rome), Froissart reprend ce topos, insistant sur la qualité de ses informateurs qui lui permet d'affirmer que son information est 'vraie', conforme à ce qui s'est réellement passé : L 182 Lasubjectivat^ 1. .. .je Jehans Froissars, trésoriers et chanonnes de Chimay, me voel ensonniier de mètre en prose et ordonner selonch la vraie information que je ay eu des vaillans honmes, chevaliers et esquiers <écuyers>... Je ai ce livre cronisiet et historiiet, ditté et ordonné apriés et sus la relation faite des desus dis , a mon loial pooir, sans faire fait ne porter partie ne coulourer non plus l'un que Vautre, (p. 35) Et tout au long de ce Livre reviennent les expressions ' dire vérité', 'Bien est vérité que , 'Vérité est que... ', 'de vérité2. Mais parallèlement, dans le même Prologue, Froissart évoque V « émerveillement » qui doit saisir le lecteur ou l'auditeur : 2. .. .je voel parler et tretier de grans mervelles : voirement se poront et deveront ceuls et celles qui che livre liront, or ont et veront esmervillier des grandes aventures que il i trouveront. Car je suppose que, depuis la création dou monde et que premièrement on se conmença a armer, on ne trouver oit en nulle histore tant de mervelles ne de grans fais d'armes conme il sont avenu ens ou temps et termes des guerres desus dûtes, tant par terre que par mer, et desquelles je vous ferai recort et mention, (p. 36) Pour un historien, intensifier un verbe ou un adjectif décrivant l'action d'un acteur de l'histoire du temps est un moyen de mettre en évidence sa valeur, et de faire apparaître ce personnage sous un jour plus favorable. L'emploi de morphèmes évaluatifs tels qu'intensifleurs et quantifieurs, éminemment subjectifs, induisent une lecture de la réalité qui influe nécessairement sur la perception qu'aura le lecteur ou l'auditeur des faits rapportés3. 2. Dans ce Livre de Froissart, les 78 occurrences de vérité dire / sçavoir, etc. (37 occurrences), dire voir/ voir dire (12), voirement ( 19), montrent l'importance de ce concept. Pour cette étude j'ai largement utilisé les concordances et les outils de la Base de Français Médiéval (BFM) de l'Équipe 'Corpus' de l'UMR ICAR (ENS-LSH-Lyon, université LyonTI et CNRS) : http :// bfm.ens-lsh.fr. 3. En effet, le mot réalité avec son sens moderne n'existe pas à l'époque où écrit Froissart ; il est apparu un siècle plus tôt, dans le vocabulaire du droit, avec un sens technique bien différent de son sens moderne, qui n'apparaît qu'au XVIe siècle (Marchello-Nizia 1999a : 64-65). Au Moyen Âge, on englobait sous l'unique terme de vérité ce que nous distinguons sous les termes de réalité, vérité, véracité, à savoir : 'ce qui s'est passé', 'l'adéquation du procès de narration à ce qui s'est passé', 'l'adéquation du récit tel qu'il est à ce qui s'est passé'. Dire la vérité renvoyait donc tout à la fois 1) à la réalité des faits (ce qui s'était réellement passé dans l'histoire) ; 2) à la vérité (conviction intime du locuteur de l'adéquation de ses dires à la réalité) ; et 3) à la véracité (conformité - ou non - objective de cette adéquation du récit aux faits). 183 Grammaticalisation et changement linguistique C'est dans cette perspective que nous allons analyser l'utilisation que fait Froissart des trois morphèmes beaucoup, moult et très. On s'attend a priori (voir chapitre 1, pp. 28-29), à ce que le plus récent de ces morphèmes, en l'occurrence beaucoup, soit plus 'subjectif, donc employé dans des contextes plus marqués que l'ancien, moult, dont l'usage érodé ne devrait plus susciter aucune surprise chez l'auditeur. 2 Les données et l'analyse des données 2.1 Variation synchronique et diachronie Pour mieux situer nos données, rappelons que le bouleversement étudié au chapitre 4, à savoir le remplacement de moult par beaucoup et très, n'était pas encore achevé en 1400. Un siècle plus tôt, vers 1300, ce mouvement s'esquissait à peine. Un siècle plus tard, il était parvenu à son terme, et au XVIe siècle moult n'était plus qu'un archaïsme. Froissart se situe donc en pleine période de mutation de ce sous-système grammatical des quantifieurs-intensifieurs, et dans les manuscrits de son œuvre coexistent en effet l'ancien et le nouveau systèmes. D'ailleurs, à première vue et à la lecture d'énoncés tels que (3), (4) et (5), où les morphèmes se trouvent employés dans des contextes narratifs comparables, et portent sur des lexèmes identiques, comme en (3) et (4) ou presque identiques (5), il semblerait que très et beaucoup se trouvent en variation libre avec moult : 3. a. Moult fu pour ces jours li rois d' Escoce rejois.. .(p. 237) 3. b.... toutes manières de gens furent très resjoi et a bonne cause...(p. 788) 4. a. Moult fu li rois d'Angleterre courouchiés de la mort ...(p. 577) 4. b....dont chil de V oost furent très courouchiet... (p. 663) 5. a. et moult en i ot de trebusciés en V aige biaucop .. .(p. 497) 35. Et la ot a cel assaut biaucop de honmes navrés et bleciés.. .(p. 420) 7. Voici la liste des verbes construisant une valence nominale intensifiée par beaucoup : ocire et prendre, estrepris, abatre, atraper, abatre et destruire, despendre (argent), venir, estre logié, estre navré, estre envoiié, faire, en i ot/la ot + passif, mener, seoir à table,parler de, encontrer, blesser, trouver, avoir de la painne, emmener, enmener, ramener, avoir, donner congié, traire hors, abatre et mahaignier, avoir avec soi. x 189 36. chil qui avoecques lui estoient furent pris et biaucop encores d aultres (p. 751) ~' 37. En la ville de Malignes vinrent biaucop de signeurs...(p. 292) 3.2 La spécificité sémantique de moult chez Froissart : portée 'subjectivée' Moult, on l'a vu, possède la plus large portée ; les termes ou groupes qu'il quantifie ou intensifie assument tous les emplois et toutes les fonctions, contrairement aux deux autres morphèmes. Il avait donc conservé au XIVe siècle la syntaxe de l'époque où il était seul morphème, et où il pouvait porter sur toutes sortes de termes : intensifieur d'adjectif épithète ou attribut (Un molt grant hardement ; Molt est granz). d'adverbe (molt richement), de nom massif (Molt joie. Mout ont soufertde martire) ou de verbe (Moutplore). moult était également quantifieur de noms comptables (mout de chevaliers), et dans certains cas on pouvait l'interpréter comme portant sur l'ensemble du prédicat verbal (mout s'en merveille 'il s'en étonne beaucoup' ; molt set d esches 'il sait bien jouer aux échecs'). Sa fréquence très élevée et la variété de ses emplois laisseraient penser à première vue que chez Froissart moult est un morphème bien plus banal que les deux autres morphèmes, qu'il intensifiait ou quantifiait donc moins fort, et était dès lors moins apte que les autres à l'emphatisation et à la subjectivation. Or, l'examen du sémantisme des lexèmes intensifiés par moult infirme nettement une telle conclusion : ils présentent en effet une spécificité qui contredit cette hypothèse. Moult intensifie des verbes, des participes passés, des adjectifs, et quantifie des noms, qui expriment soit un sentiment ou une émotion agréable ou désagréable d'un personnage, comme en (38)-(40) ci-dessous, soit une évaluation faite par l'auteur ou un personnage : il a donc chez Froissart une polarité sémantique subjective affirmée : 38. et moult amoit cheuls de Flandres (p. 803) 39. et encores amoit il moult les armes (p. 182) 40. et moult le desiroient a veoir (p. 182) Les verbes les plus fréquemment intensifiés par moult sont les suivants : soi esmervillier et esmervilliet (14) qu'il intensifie presque systématiquement, amer (9) et tenir a amour, convoitier, désirer (4) ; honnourer (3), remerchier, valoir (3), pour ceux exprimant un sentiment ou une évaluation positifs ; haïr (3), porter I venir a contraire (3), acargié, adamagié (2), afoibli (2),anoiier (2), contraindre, couster, destourbier (2), doloir, ensonnier (2), essilier, grever (2), perdre, regreter, travillier pour ceux exprimant le versant négatif. Bref, plus de 70 verbes 190 la subjectivatwr^ nettement 'subjectifs' sont intensifiés par moult, alors qu'aucun d'entre eux ne l'est par beaucoup. Du côté des adjectifs (et participes passés adjectivés) et des adverbes, c'est plus net encore : 347 d'entre eux sont intensifiés par moult. Les plus fréquents8 sont : pour les mélioratifs, vaillant (27) et vaillamment (10), grant (27) et grandement (10), bien (28), resjoï (24), fort (19) et fortment (2), doucement (19 : 'avec douceur'), bel (15) et bellement (3), sage (5) et sagement (8), volentiers (10), rice (8) et ricement (1), ordoneement (7 : 'comme il faut'), lié (2 : 'gai') et lieement (4), honnourable (1) et honnourablement (4), tenrement (5), hault (4), humle (1) et humlement (3), soubtil (3), gros (2), piteus (2 : 'capable de pitié'), preus (2), prisié (2). Et pour la péjoration : courouchié (22), dur (5) et durement (2), a envis (3 : 'malgré soi'), aigrement (2), cruel (2),felenesse (1) Qtfellement (1), mal (4), a malaise (2), pesant (2). En tout, on peut évaluer à au moins 420 (sur 606) les termes, tant verbaux, nominaux qu'adjectivaux ou adverbiaux, qui sont sémantiquement marqués par l'expression d'une subjectivité et intensifiés par moult ; cela représente près des trois quarts des emplois de cet adverbe. Mais un point surtout est important : ni beaucoup ni très, sauf en ce qui concerne une dizaine d'adjectifs pour très9, ne portent sur ces termes-là, moult en a en quelque sorte l'exclusivité. 3.3 Contrastes sémantiques entre beaucoup, moult, et très : une distribution complémentaire 1 Le sémantisme des noms et des verbes concernés par beaucoup diffère donc nettement de ceux avec lesquels se construisait moult chez Froissart. 8. Voici la liste quasi exhaustive des lexèmes 'évaluatifs' ou 'subjectifs intensifiés par moult : agréable (1), aigrement (2), a envis (3 : 'malgré soi'), ami (1), amoureuse (2), asprement(l), astrains et oppressés (1), aventureus (1), bacelereus (3), bel (15) et bellement (3), blasméiX), bleciéiV), bien (28), cargié(l), content (1), convoitous (2), courouchié (22), courtois (1), cruel (2), dévote (1), digne (1), divers (1) et diversement (2), doleureus (1) et doleureusment (1), doucement (19 : 'avec douceur'), dur (5) et durement (2), esbahi (1), esfraé (2), eslevé (1), esmeù (1), estragnement (l),felenesse (1) et féllement (1), fort (19) etfortment (2), grant (27) et grandement (10), gratieusement (1), gros (2 : mélioratif alors), hault (4), honnourable (1) et honnourablement (4), humle (1) et humlement (3), ireusement (1 : 'avec colère'), je?zft7 (1), joli (1), de legier et legierement (2 : 'facilement'), lié (2 : 'joyeux') et lieement (4), mal (4), a malaise (2), ordoneement (7 : 'comme il faut'), orguilleus (1), orible (1),pesant (2),piteus (2 : 'capable de pitié'), plaisant (1),preus (2),prisié (2), reveraument (1), resjoï(24), rice (8) et ricement (1), sage (5) et sagement (8), sobre (1), soubtil (3), tenrement (5), tourblé (1), vaillant (27) et vaillamment (10), vilainement ( 1 ), volentiers (10). Enfin, moult peut quantifier des noms tels que maus, griétés, etc. 9. Les adjectifs et adverbes pouvant être intensifiés aussi bien par moult ou très sont : bel, bien, courouchiet, cruel, dur, fort, grant, gros, hault, orible, resjoï, rice, vaillant, volentiers. 191 Grammaticalisation et changement linguistique Quant à très, comme on l'a vu, il porte sur une série d'adjectifs, pour la plupart eux aussi des évaluatifs, mais dont deux fréquents, bon et chier, ne sont pas intensifiés par moult, et plus du tiers de ses emplois concerne grant (65 cas). On pourrait en conclure qu'il y a bien une distribution complémentaire sémantiquement entre ces morphèmes, beaucoup étant plutôt employé comme quantifieur pour exprimer une réalité objectivable, et moult et très plutôt pour des évaluations. 3.4 Contraste positionne! Mais ce qui distingue plus nettement encore beaucoup de moult, c'est la contrainte du premier, postverbal et rhématique, et la souplesse de position du second, puisqu'une proportion notable des emplois de moult se trouvent en début d'énoncé (80 cas sur 606). De ce point de vue beaucoup et très se ressemblent, car tous deux sont limités dans leurs positions. Rappelons à présent brièvement un autre changement qui intervient dans la syntaxe de la phrase à cette époque, et qui interfère avec la question que nous analysons. Vers 1400 l'ordonnancement de l'énoncé déclaratif est en train de changer. L'ordre pragmatico-fonctionnel ' Verbe second avec Thème en tête ', qui caractérisait l'ancien français, avait subi un premier changement vers 1200 en prose, avec la fixation de l'objet nominal après le verbe. On a abouti alors à un ordre mixte, où la contrainte communicationnelle (Thème en tête) se croisait avec une contrainte syntaxique nouvelle (objet nominal post-verbal). Cette seconde contrainte faisait obstacle à la position initiale (topicalisation) de l'objet nominal, sauf en cas de focalisation du rhème. Cette situation instable a continué d'évoluer dans le sens d'une seconde contrainte syntaxique, plus forte encore : celle de l'expression, en position pré-verbale, du sujet, nominal ou pronominal. Dès lors on avait l'ordre SVO caractéristique du français moderne (voir chapitre 3, pp. 131-132, et Marchello-Nizia 1995). L'écriture de Froissart se situe à une étape où VO est fixé, mais où S V ne l'est pas totalement encore, et où il est encore possible de placer en tête un élément autre que le sujet. On a remarqué que dans les langues à organisation informationnelle de l'énoncé, les adverbes d'intensité ont une position préférentielle, en tête d'énoncé : c'est ce que l'on trouvait en ancien français, et c'est ce que l'on rencontre encore chez Froissart pour moult. Dans un cas sur huit moult se trouve en tête d'énoncé ou en première place de proposition, qu'il s'agisse de déclarative ou de subordonnée, et parfois même ce morphème ouvre un chapitre comme en (41). Dans ces deux cas, mais dans bien d'autres, moult est utilisé dans des contextes où le sujet du verbe est un actant majeur comme en (41) et (42), qui se trouve placé dans une situation particuliè- 192 La^ubjectiva^ à Y origine du processus de grammaticalisation rement émouvante. En (41), moult ainsi placé emphatise la peine que ressent le roi d'Angleterre de la mort de Robert d'Artois : nous donnons en (4Ibis) le contexte précédent, qui permet d'interpréter avec justesse la position topicalisée de l'adverbe. En (42), la reine d'Angleterre, enceinte et sur le point d'accoucher, veut intervenir auprès de son époux pour sauver les bourgeois de Calais : moult ençainte, en outre antéposé au verbe, dramatise par trois fois la scène ; nous donnons en (42bis) l'ensemble du contexte, où l'intensité omniprésente est presque systématiquement réservée à moult ; finalement la reine réussit à attendrir (amoloiier) le cœur du roi. 41. Chapitre CLXVI : Moult fu li rois d'Engleterre courouchiés de la mort mesire Robert d'Artois.. .(p. 577) 41 bis. Mesire Robers d'Artois onques ne pot estre bien sanés de une plaie que il ot ou chief... il ne vesquipoint depuis longement, mais morut. De laquelle mort li rois d'Engleterre fu moult courouchiés. et s'en vesti de noir, et ses ainnés fils li princes de Galles et li contes Derbi ; et fu ensepvelis moult solempnement as Augustins en la chité de Londres, et la lifist on son obseque moult reveranment le roi son signeur <époux>. (p. 843) 42bis. Tout chil siis bourgois av oient esté en la ville de Calais li plus ri ce et li plus manant .. Adont issi // rois de son hostel...et la roine dfEngleterre qui moult ençainte estoit, sievi le roi son signeur... Li rois se taisi tous quois et regarda moult fellement sus euls, car moult les haioit et tous les habitans de Calais, pour les grans damages et contraires que dou temps passet li avoientfait. Chils siis bourgois se missent tantos en genouls devant le roi et dissent ensi en joindant lors mains : « Gentils sires et nobles rois... [nous] nous mettons en tel point que vous nous veés en vostre pure volenté, pour sauver le demorant dou peuple de Calais qui sousfert a moult de grietés ... » Li rois ... dist moult ireusement : « On fâche venir la cope teste !... » Adontfist la noble roine d'Engleterre grande humelité, qui estoit durement enchainte... et dist : « Ha ! très chier s sires... or vous prie je humlement et reqier en propre don que, pour le Fil a sainte Marie et pour V amour de mi, vous voelliés avoir de ces siis honmes merchi < vous ayez pitié de ces six hommes >. » Li roi atendi un petit a parler et regarda la bonne dame safenme qui moult estoit enchainte etploroit devant lui en genouls moult tenrement. Se li amolia mor-}>e~2 (extension des Chapitre 6 CONTEXTES ET ÉTAPES D'UNE GRAMMATICALISATION : LES ARTICLES GÉNÉRIQUES EN FRANÇAIS1 1 Le rôle du sémantisme en diachronie pour identifier les étapes dans un processus de grammaticalisation L'innovation sémantique joue un rôle capital non seulement dans le déclenchement des processus de grammaticalisation, comme on l'a vu au chapitre 1, mais aussi dans le déroulement de ce processus. L'un des caractères de la grammaticalisation est en effet l'extension progressive des emplois d'un nouveau morphème, qui entre dans un nombre de plus en plus grand de constructions, où il exprime des notions inédites jusqu'alors et acquiert ainsi de nouvelles valeurs2. On a montré que l'apparition d'une nouvelle valeur pour un morphème est en général l'indice du passage à un stade de grammaticalisation plus avancé, et on a pu dès lors élaborer des chaînes sémantiques qui renseignent sur l'état du développement des unités grammaticales. L'un des champs privilégiés de ce type d'analyse a été le développement des articles, qui ne sont pas des morphèmes 'primitifs' ni universaux, contrairement par exemple aux déictiques. Dans les langues qui en possèdent, les articles sont 1. Je remercie Anne Carlier, Andrew Chesterman, Jacques Jayez, et tout spécialement Marc Wilmet, pour nos fructueuses discussions à Helsinki, à Paris, à Lyon et sur écran, concernant tant l'existence et l'interprétation de la notion de généricité, que l'analyse de certains énoncés. 2. Voir par ex. Hopper & Traugott (1993 :100) :« In so far as grammatical formshavemeanings, they will corne to serve a larger and larger range of meaningful morphosyntactic purposes. » 198 199 Grammaticalisation et changement linguistique toujours le résultat d'un processus de grammaticalisation, l'article défini résultant très souvent de la grammaticalisation d'un morphème démonstratif, et l'article indéfini de celle du numéral cardinal désignant l'unité (voir chapitre 2). Mais ces morphèmes n'apparaissent pas d'emblée dans tous les types de contexte et avec toutes les nuances sémantiques qu'ils peuvent porter. Au début de leur grammaticalisation, ils se rencontrent dans des usages bien spécifiques. Ainsi, l'article défini opère d'abord en contexte d'identifiabilité et de spécificité du réfèrent, qui restent ses emplois centraux, et l'on admet en général que c'est par la suite seulement que d'autres valeurs se développent, l'une de ces valeurs tardivement gagnées étant celle d''article générique'. L'expression de la notion de généricité, que l'on définit traditionnellement comme la dénotation d'un ensemble ou la référence au genre ou à l'espèce, n'est centrale pour aucun des articles. La généricité étant une notion dépourvue par définition du principe de référenciation individualisée, elle paraît se situer a priori à l'opposé aussi bien des valeurs de définitude référentielle et de spécificité portées originellement par l'article défini, que de celles de spécificité3 ou d'unicité portées par l'article indéfini. Et cependant, dans bien des langues, la généricité s'exprime au travers des articles, défini et indéfini spécialement. Concernant le français moderne, il ne fait aucun doute que le ou un, ou même des selon le contexte et la nature du SN, peuvent coder la valeur générique du nom qu'ils accompagnent - valeur fort éloignée de celles dont ils étaient porteurs à l'origine. On s'accorde généralement à voir dans l'expression du générique par un ou des articles l'une des étapes ultimes du développement des articles, précédant l'étape de leur grammaticalisation maximale, qui est leur transformation en purs morphèmes marqueurs de genre ou de nombre, c'est-à-dire de 'nominalité'4. L'apparition dans une langue d'articles à valeur générique prend donc valeur de test pour repérer à quelle phase de leur grammaticalisation ils en sont. Plusieurs études récentes ont affiné la connaissance que l'on avait du développement des articles en français (Goyens 1994, Epstein 1993 et 1994, Goyens et Carlier 1998, Carlier 2000,2001,2004). Bien qu'aucune ne soit consacrée à leurs emplois génériques, toutes signalent l'existence de cette valeur dès l'ancien français (désormais AF), mais sans préciser à partir de quand ces emplois sont devenus possibles. Ainsi par exemple, Epstein a montré que La Chanson de Roland (fin XIe-début XIIe siècle) exprimait massivement le générique par l'article zéro, mais qu'on trouvait dès cette époque quelques cas d'expression par 3. En ancien français, l'article un codait à la fois l'indéfinitude et la spécificité ('un certain N', 'un N précis'), mais ce n'est plus le cas en français moderne, où il n'indique plus que l'indéfinitude. 4. Cela correspond au 'stade IIP du cyle des articles selon Greenberg ('a mere sign of nominality ' 1978 : 69). 200 Contextes et étapes d'une grammaticalisation : les articles génériques en français l'article défini singulier ou pluriel5. Carlier et Goyens (1998) ont mis au jour la présence de les avec £ette même valeur dès la fin du XIIP siècle, et Carlier (2001 :131) a relevé un cas d'emploi générique de l'article défini pluriel // chez Chrétien de Troyes6. Mais à quel moment ces emplois sont-ils apparus ? C'est ce que nous tenterons de préciser dans cette étude, en déterminant à partir de quand et dans quels textes apparaît cette nouvelle possibilité, à quel stade du développement de chacun des articles elle se situe, et surtout quels sont les types de contextes qui rendent possible son développement et son extension^ 2 La notion de généricité et les articles La notion de 'généricité' ne va pas de soi. A. Chesterman (1999 : 124) la qualifie de 'particularly thorny problem', de 'inherently fuzzy idea'. En effet, bien qu'elle soit repérée et reçue comme une notion grammaticale à peu près indiscutée, il n'existe dans aucune langue de codage spécifique pour cette notion (Chr. Lyons 1999 :179). Les langues possèdent des moyens variés pour l'exprimer : lexicaux ('généralement', 'en général'), ou morphologiques - mais les morphèmes utilisés pour ce faire sont toujours destinés prioritairement à d'autres usages, et l'expression du générique apparaît comme un emploi secondaire. Ainsi dans les langues possédant des articles, l'expression du générique n'est qu'une de leurs valeurs possibles, pas toujours représentée cependant. Quant aux langues sans articles, elles utilisent d'autres moyens (pour le finnois par ex. voir Chestermann 1991, 20047). M. Wilmet (1988, 20032) va plus loin ; critiquant fermement l'utilisation, d'une « inquiétante plasticité » (1988 : 231) qui est faite de cette notion, il a proposé 5. Cf. Epstein (1994 : 67) relève seulement trois occurrences de ce type, mais cela est lié à la limitation de son corpus : « There are occasional uses of the definite article in OF with nouns that have generic référence. Under the traditional analysis, we would expect thèse nouns to occur with the zéro article, since they are not semantically definite : a. Si cum li cerfs s'en vait devant les chiens, DevantRollant si s'enfuientpaiens. [Roi v. 1874-5] ; b. La leauté doit Ven toz jorz amer [Char v. 442] ; c. .. .et fait un cap le entor lui, autre si con li senglers quand li cien l'asalent en le for est. [Auc X, 28-30]. » Et plus loin Epstein précise : « In every case, the sélection of the article is a matter of construal on the part of the speaker. » (1994 : 73). 6. « Ne me dist pas ma mere fable I qui me dist que li ange estoient I les plus bêles choses qui soient, ForsDeu qui est plus biaus que tuit. (Chrétien de Troyes, Perceval, 142-145) » (Carlier 2001 :131 ). Cet énoncé est cité dans le cours d'une discussion sur le développement du partitif. 7. « En finnois, les indicateurs de la définitude sont très variés. Ils comportent entre autres les adjectifs se, eràs,joku et le numéral y ksi, et l'alternance de cas entre nominatif/accusatif et partitif...Une lecture définie ou indéfinie se détermine en fin de compte sur la base du contexte, et donc de même pour une lecture générique. » (2004 : 69 ; les italiques sont de CMN) 201 Grammaticalisation et changement linguistique d'abandonner le terme et d'interpréter plutôt ces emplois comme la conjugaison d'une extensité maximale de la valeur de l'article et d'uneprédicativité universelle exprimée par le groupe verbal que construit le groupe nominal 'générique'. Nous nous accordons pleinement à la critique qu'il fait du réductionisme de la démarche qui consiste à accrocher la valeur de ' générique ' uniquement à 1 ' article, alors que c'est la combinaison d'une certaine valeur du SN tout entier ('extensité maximale') et d'une certaine valeur du prédicat (universelle) qui génère cette signification. Mais notre approche diachronique nous conduit à continuer à distinguer cette valeur des autres valeurs portées par les articles ; en effet, une étude en longue durée révèle que cet emploi des articles reste minoritaire, pour ne pas dire exceptionnel, pendant très longtemps, bien qu'il commence à être attesté dès le XIe siècle. Les autres emplois des articles en revanche (spécificité définie pour le ou indéfinie pour un) voient dans le même temps leur fréquence croître de façon considérable. C'est à cause de cette disharmonie chronologique, qui révèle un traitement particulier de la valeur d'extensité maximale couplée avec un prédicat universel (le cheval a quatre pattes), que nous conserverons ici la dénomination couramment admise de 'générique'. On emploiera le terme de généricité pour désigner toute référence qui se fait à la classe ou à la masse entière ainsi dénommée (Kleiber & Lazzaro 1987 : 76-79), et précisément dans des contextes exprimant un caractère général de cette classe (genre, espèce ou sous-espèce) ou de cette masse. Même si « chacun des membres de l'extension nominale » en question est concerné (Carlier&Goyens 1998 :84), la détermination générique se caractérise par « l'indiscernabilité des constituants individuels »(Corblin 1987 :93)8 et par l'impossibilité de rechercher un réfèrent particulier. Nous plaçant dans une perspective diachronique, nous nous demanderons donc à travers quel processus sémantico-cognitif, c'est-à-dire dans quel(s) type(s) de contexte(s) un morphème codant la définitude et la spécificité, ou un morphème exprimant l'indéfinitude, en viennent à exprimer une notion fort éloignée de leur sens originel. Mais avant d'aborder cette question, il nous faut préciser davantage les modes de codage de la 'généricité' en français moderne. Cela signifie qu'il n'y a pas de référence à un individu précis, mais non pas qu'il y ait neutralisation du principe d'individuation, comme le souligne A. Carlier (communication personnelle, ce dont je la remercie, et Carlier 2000) : dans « des énoncés comme Un homme est toujours l'ouvrage de sa mère (Guillaume) ou dans des prédicats réciproques Des amis s'entraident toujours I Des aimants s'attirent (Carlier 2000) il y a forcément une interaction entre deux individus, alors que leur statut générique n'est pas problématique. » 202 Contextes et étapes d'unegrammzti^^ 3 L'expression du générique en français moderne : une notion prototypique Trois facteurs caractérisent l'expression du générique en français moderne, dans la perspective que l'on vient de définir. 3.1 Un codage diversifié Tout d'abord, le générique se caractérise par la diversité de son expression morphologique. Comme plusieurs langues, le FM connaît trois façons canoniques d'exprimer le générique : par l'article défini singulier le, la, Y (pour les noms massifs et les comptables), par l'article défini pluriel les (pour les comptables), et par l'article indéfini singulier un : 1. Le castor construit des barrages (Kleiber & Lazzaro 1987 : 73). 2. L eau bout à 100 degrés. 3. L'ennui est source de tous les vices. 4. Les enfants aiment les animaux. 5. Les castors construisent des barrages (Kleiber & Lazzaro 1987 : 73). 6. Un cartulaire est un recueil de chartes. 7. Un castor construit des barrages (Kleiber & Lazzaro 1987 : 73)9. D'autres modes d'expression sont possibles, mais bien plus contraints : 8. Des arbres ont besoin d'eau pour vivre (Corblin). 9. Trois piqûres d'abeille tuent un homme (Kleiber & Lazzaro). 10. J'aime les chiens bien dressés (Wilmet 1988 : 238) 11. Pierre qui roule n' amasse pas mousse. Enfin, jusqu'au XVIIe siècle, et encore en FM dans des énoncés proverbiaux archaïsants tels que (11), l'absence d'article s'ajoute à tous ces moyens disponibles, comme c'est le cas encore dans les autres langues romanes, et dans de nombreuses autres langues telles que l'anglais, l'allemand, etc. (cf. Ch. Lyons chap. 4). 3.2 Le rôle du contexte Une seconde caractéristique de cette notion en FM, est le rôle capital que joue le contexte pour guider l'interprétation générique du groupe nominal (Combettes 203 Grammaticalisation et changement linguistiqi 1987 : 12-13 ; Chesterman 2004 : 65-67)10. Epstein insistait pour sa part sur l'importance des facteurs cognitifs et pragmatiques dans le choix entre présence et absence de l'article de façon générale11. Tous ces facteurs contextuels : fonction syntaxique du syntagme générique (sujet ou objet vs. oblique), saillance cognitive vs. non-saillance, organisation informationnelle de l'énoncé en termes de thème vs. rhème et d'avant-plan vs. arrière-plan, nature du prédicat (existentiel vs universel) apparaissent comme des éléments capitaux lorsqu'il s'agit de déterminer la construction d'un syntagme nominal générique. Kleiber a par ailleurs montré l'importance de traits externes à la notion pour entrainer l'emploi de l'un des articles de préférence aux autres : l'opposition massif/comptable, la présence ou l'absence du trait 'pluralité' (Kleiber 1989), la nature du procès indiqué par le verbe, le type d'énoncé enfin (définitoire, caractérisant, déontique, et nous ajouterons : comparatif) jouent un rôle dans ce processus. Au total, il apparaît que c'est en général la combinaison de divers marqueurs qui induisent une lecture générique. 3.3 Des contraintes particulières pour les emplois 'génériques' de chacun des articles En troisième lieu, les trois expressions canoniques du générique en FM ne sont pas de pures variantes l'une de l'autre : chacune est porteuse de contraintes particulières. Ainsi, concernant l'article défini, des impossibilités se révèlent très vite : si l'on veut donner une signification générale à l'énoncé suivant, le sujet ne peut être déterminé par l'article défini sg. (en revanche, un est possible) : 12. *U enfant ne met pas ses coudes sur la table en mangeant (déontique) Mais cela devient possible si le verbe est un déontique (Danon-Boileau) ou au futur (communication personnelle de J. Jayez) : 13. L'enfant ne (doitpas mettre I mettra pas) ses coudes sur la table. 10. « La généricité n'est donc pas une catégorie sémantique primitive, ni un concept homogène. Attribuer la notion de généricité est le résultat d'une certaine lecture, facilitée ou forcée par le contexte, une lecture générique plus ou moins prototypique, qui peut être déclenchée par plusieurs structures possibles, et qui manifeste une variabilité non négligeable de nuances sémantiques. » (Chesterman 2004 : 67). 11. « While the motivation for the construals of some nouns may be attributed to purely semantic factors such as referentiality or definiteness [ ...], as describedby Foulet, there areother cases in which the motivation can only dérive from factors relating to the rôle of the noun in the broader discourse context. » (Epstein 1994 : 73) Contextes etétapesd^ Un autre cas où l'article défini singulier est impossible en FM est le suivant : 14. *U Américain a mis le pied sur la lune en 1969. mais un changement opéré sur le nom rend l'énoncé possible : 15. Uhomme a mis le pied sur la lune en 1969. Des restrictions comparables touchent l'emploi à valeur générique de l'article pluriel les, ou de l'article indéfini un. Par exemple, ce dernier, dans une dislocation avec reprise en il ou ça, est porteur de valeur générique (Muller 1999 : 190 après Berthoud 1994 : Un enfant, il vous fait ça en deux minutes), alors que cette valeur est bloquée avec le prédicat d'existence // y a {Il y a un mec, il...). Selon Kleiber (1989), la diversité de ces possibilités et de ces contraintes montre que si ces trois articles peuvent exprimer le générique, ce ne sont pas les mêmes opérations sémantiques qui conduisent à cette valeur : « La généricité des trois types de SN est le résultat de trois processus sémantiques différents. La rencontre générique ne se produit qu'au bout de trois parcours interprétatifs non identiques, dont sont responsables au premier chef les trois déterminants. » (1989 : 76 ; cf. de même Kleiber & Lazzaro 1987) Et Langacker adopte la même position pour rendre compte de la diversité du codage du 'générique' en anglais (Langacker 1999 : chap. 8) : chacun des modes de codage introduit une nuance dans la façon de concevoir cette notion. 3.4 La généricité : un concept prototypique Cette hypothèse de mécanismes sémantico-cognitifs différenciés pour les divers modes d'expression du générique conduit à renoncer à concevoir la généricité comme une catégorie sémantique primitive et homogène, et à adopter la proposition de Chesterman (2004 : 66), de la considérer « comme un concept prototypique plutôt que classique », c'est-à-dire « un concept qui admet des exemplaires clairs et d'autres moins clairs », certains résultant d'une généralisation plus ou moins large. Comme nous allons le voir, l'analyse diachronique de l'expression de la généricité confirme une telle analyse. En effet, si la plupart des études de réflexion sémantique consacrées au générique se fondent sur des énoncés, forgés ou non, de type définitoire, tels que (1), (2), (3), ou (6) ci-dessus, où le nom générique est sujet et l'interprétation générique indubitable, l'analyse de corpus révèle qu'il ne s'agit pas là du seul type de contexte où peut surgir du générique : l'expression de propriétés moins centralement définitoires de la classe, comme dans (4) ou (5), (8) et (9) (qui peuvent se gloser par : 'En général... ' plutôt que : 'On peut définir 204 205 le castor comme un animal qui... '), ou bien la comparaison 'à parangon' (// est doux comme un agneau), sont également à notre avis des énoncés à valeur générique, résultant de parcours sémantico-cognitifs différents, même si l'on peut penser qu'ils sont moins centralement génériques, et que pour certains cas il s'agit peut-être plutôt de non-spécificité. 4 La question du développement des articles en français et la place du générique dans ce processus 4.1 De l'absence d'article à l'article obligatoire Concernant les périodes les plus anciennes du français, il y a un point sur lequel s'accordent les grammaires historiques et les manuels aussi bien que les recherches les plus récentes : l'expression du générique y était assurée massivement par l'article zéro, l'emploi de l'article défini étant plus tardif et restant longtemps exceptionnel. Foulet notait déjà que « les noms abstraits ou les mots pris dans un sens général s'emploient ordinairement sans article » (1930/19653:49), ce que confirment ses successeurs (Togeby 1979 : 45 ; Ménard 1988 : 26-27 ; Hasenohr 1993 : 39) : 16. Parole est toteperdue I S'ele n'est de cuer entendue. (Chrétien de Troyes, Yvain 152 : 'Une (la ? les ?) parole(s) qui n'est pas comprise par le cœur est complètement perdue') Moignet(1973 :106) énonce la même règle (« Le nom commun est employé sans article quand il est pris avec sa valeur la plus générale et qu ' aucune particularisation n'est requise »), mais en revanche il explicite la valeur sémantique 'typique' de cet emploi (1973 : 104) : « L'article défini s'emploie... en ancien français pour signifier que le substantif est pris dans l'acception la plus générale. L'être est désigné ainsi, non comme individu, mais comme type. Cf, dans les formules à caractère de proverbe : La maie garde pest le leu. (Roman de Renart 5592 : Taire mauvaise garde nourrit le loup') ». Dans le chapitre détaillé et nourri des réflexions récentes sur le sémantisme des déterminants qu'il consacre à l'emploi des articles en ancien français, Cl. Buridant (2000 : 105-122) constate lui aussi l'absence d'article à propos du générique, mais, de façon surprenante, il n'évoque pas la possibilité de la présence d'un article avec cette valeur : « Lorsque le SN est pris dans son extensité maximale, sans référence à une entité particulière, i.e. quand son extensité rejoint son extension, l'article n'est habituellement [ital. de CMN] pas employé. C'est le cas des SN génériques mettant 206 Contextes et étapes d'une grammaticalisation : les articles génériques en français hors jeu l'ancrage de l'occurrence dans des situations spécifiques, où le substantif, non discriminé, se réfère à une classe... : .. .maximes, définition, référence à un type, allégorie, comparaisons génériques... : Besoing fait vielle troter (Proverbes 236 : 'La nécessité fait trotter la vieille femme'). »(2000 : 110-111) Ce n'est qu' au terme de son analyse qu'il évoque de façon vague cette possibilité : « De l'ancien français au français contemporain s'observe un développement continu de l'article qui, ne se rapportant d'abord qu'au spécifique, se rapporte à présent au générique, hors situation, qu'il s'agisse de l'article défini, renvoyant au singulier à une occurrence typique d'une classe, au pluriel en emploi extensionnel à l'ensemble des éléments appréhendés par sommation dans l'ensemble des mondes possibles ; ou de l'article indéfini, renvoyant au singulier à une occurrence représentative d'une classe. » (2000 : 122) Les études de Goyens (1994), Epstein (1994,1995), et surtout Carlier & Goyens (1998) et Carlier (2001) sont plus précises et relèvent des attestations montrant que dès l'AF 1 'article défini, et dès le MF 1 ' article indéfini (Carlier 2001 ) peuvent être employés avec la valeur générique. Mais ces analyses sont fondées sur des corpus restreints12, et traitent de l'AF comme d'une synchronie. Elles n'ont pas pour but de préciser ni le moment d'apparition de ces emplois, ni les contextes sémantiques et syntaxiques favorables à cette innovation. Tel est le but que nous nous fixons : repérer les premières attestations de l'emploi en valeur générique des articles en AF, et analyser les contextes qui en ont favorisé le développement. 4.2 Les contextes favorables à l'apparition de l'article 'générique' en français Le générique n'étant pas une notion répandue et présentant donc une fréquence relativement basse dans les textes, l'analyse d'un vaste corpus est nécessaire pour en repérer les apparitions. Une telle démarche sur corpus a été impulsée par M. Goyens (1994) puis par Goyens et Carlier (1998), et notre tentative va dans la même direction. Seule en effet une approche 'outillée' et fine (Marchello-Nizia 2004), conduite sur les plus anciens textes français, nous permettra d'une part de mettre au jour les plus anciennes attestations, et d'autre part de définir les contextes favorables à l'emploi générique des articles. 12. Il s'agit essentiellement de La Chanson de Roland (env. 1100) pour Epstein (1994), et pour Goyens (1994) et Carlier et Goyens (1998) de la traduction en ancien français faite par Jean d'Antioche en 1282 de deux traités de Cicéron, le De inventione et la Rhetorica adHerennium. 207 Grammaticalisation et changement linguistique Comme on va le voir, cette analyse de corpus va nous conduire à élargir le type d'emplois susceptibles d'être caractérisés comme génériques, sans nous en tenir aux seuls énoncés canoniquement génériques habituellement étudiés (énoncés définitoires, déontiques ou proverbiaux, à SN sujet et thématique). Nous prendrons en compte en particulier les 'comparaisons à parangon', où la valeur générique, ou tout au moins non spécifiable, du parangon, est indiscutable. Et l'analyse de la différence entre les types de contextes qui admettent le générique nous conduira à proposer une 'échelle de généricité', du degré le plus haut pour les énoncés 'canoniquement génériques' de type prédicatif et définitoire, où la définition énoncée concerne l'ensemble des membres du groupe, jusqu'au degré le plus bas, dans le cas d'énoncés enchâssés et de syntagmes occupant une fonction grammaticale secondaire ou oblique - telle que 'complément (ou standard) de comparaison'. Notre démarche sera par ailleurs un peu différente de celle de nos prédécesseurs. En effet, selon le point de vue que l'on adopte, on est conduit à centrer différemment l'analyse. La perspective habituelle, centralement morpho-syntaxique, qui voit dans les emplois génériques des articles une étape dans l'élimination de l'absence d'article en français, n'accorde guère d'importance au sens des énoncés où se produit cette extension, et ne spécifie pas les contextes dans lesquels ce type d'extension se produit. Ainsi, R. Epstein écrit : « In the évolution of the article System from Old to Modem French, there has been a progressive élimination of the contexts in which a zero-marked noun can be used. Several concurrent developments underiie this change. First, the definite article has spread into generic contexts [nous soulignons]. Second, the indefinite article un has extended the range of its uses into non-specific contexts (in OF, it generally occurred only with indefinite-spécifie nouns)...Third, the partitive article (du, de la) now systematically appears with mass and abstract nouns, and a plural form des is used with indefinite plural count nouns. » (1994 : 66-67) Et A. Carlier (2001 : 66) insiste de même sur le fait que : « C'est en particulier dans le domaine du générique [nous soulignons] que l'article défini étend son emploi en évinçant progressivement le degré zéro de la détermination ». Cette vue, qui consiste à interpréter la détermination de noms en emploi générique par des articles comme la preuve d'une grammaticalisation plus avancée de ces morphèmes, était celle de Greenberg (1978), pour qui les articles tendaient à devenir de purs marqueurs nominaux du nombre et du genre (stade III), et c'était déjà le point de vue que soutenait M. Harris (1977 : 252). Et si Epstein (1993, 1994, 1995) s'oppose à Harris, ce n'est pas sur le fond, mais uniquement sur l'identification du degré de grammaticalisation atteint : il argu- Contextes et étape^unegr^^ mente que le FM en est encore au stade II de l'échelle de Greenberg. Pour Goyens enfin, l'article se généralise ainsi comme marqueur de la frontière gauche du syntagme nominal (Goyens 1994). En revanche, si l'on se place, comme nous le ferons ici, dans une perspective sémantico-cognitive, la question est de savoir ce qui rend possible cette progression des emplois de l'article, et en particulier par quels déplacements du sens elle est régie : il faut expliquer comment on peut passer du sens spécifique au sens générique, et quels contextes permettent ce changement. Seule une analyse d'une forte 'granularité' chronologique et syntaxique permet de reconstituer les étapes de ces changements : les sections 5 à 7 y seront consacrées. Notre étude se fera en cinq étapes : 1. dans la première, descriptive (section 5), nous recenserons les différents modes de détermination des noms à valeur générique en AF, et donnerons leur plus ancienne attestation, grâce à une étude exhaustive des plus anciens textes français ; 2. dans la seconde (section 6), nous analyserons les différents types d'énoncés à valeur générique attestés en AF, et nous les situerons sur une échelle de généricité ; 3. dans la troisième, diachronique (section 7), nous reprendrons la chronologie des divers modes d'expression du générique et de leurs contextes, et nous tenterons d'expliquer dans quels types de contexte l'usage des articles a pu se produire ; 4. en conclusion (section 8), nous verrons les implications théoriques de nos résultats pour la théorie de la grammaticalisation, et également pour la manière de concevoir la notion de généricité. 5 Les modes de détermination du nom générique en ancien et moyen français En AF, l'absence d'article est le mode normal de détermination du nom à valeur générique. Mais les autres modes de détermination du générique courants en FM (le, un, les) existent déjà, comme nous le verrons, même si ce n'est encore que dans une faible proportion. L'emploi de le et l'absence d'article ont été recensés par Epstein (1994) pour le début du XIIe siècle. Carlier et Goyens (1998) y ajoutent l'article défini pluriel, mais le texte qu'elles analysent est de la fin du XIIP siècle. Carlier (2001) signale en outre que l'article indéfini générique est plus tardif. Pour le MF, Combettes (1987 : 11) distingue cinq modes d'expression du générique : à le, un, et les, il 208 209 Grammaticalisation et changement linguistiq ajoute deux cas distincts d'absence d'article, selon que le nom est sg. ou pl., massif ou comptable (article zéro+Npl. comptable ou + Nsg. massif, et article zéro+Nsg. comptable). Nous prendrons en compte ces acquis, incomplets cependant pour l'AF. C'est pourquoi nous avons inclus dans notre corpus tous les plus anciens textes français écrits avant 1130, afin de pouvoir repérer, dans chaque cas, les plus anciennes attestations de chaque emploi13. Pour notre part, nous distinguerons donc entre : 1) l'absence d'article (+ Nom comptable sg. ou pi, ou + Nom massif), 2) l'article défini (+ Nom comptable sg. ou pl., ou + Nom massif), 3) l'article indéfini (+ Nom sg. comptable). À ces sept cas nous ajouterons deux constructions supplémentaires : 4) l'emploi d'un indéfini (tel, tout, nul ou autre + Nom), et 5) le démonstratif dit 'de notoriété' (cil + Nom pl.). Comme nous le verrons, tous les cas listés ci-dessous nous semblent relever, dans des contextes précis, d'une interprétation générique. Mais l'extension que l'on accorde à la notion de généricité n'est bien entendu pas la même dans tous ces types d'énoncé : nous reviendrons sur ce point ensuite. 1) article zéro + Nom comptable sg. ou pl., ou Nom massif : Le plus ancien exemple de générique se trouve dans les Serments de Strasbourg, dans un énoncé déontique, et il est construit sans article : 17. si salvarai cisî meonfradre Karlo.. .si cum om per dreit sonfradra saluar dift (Serments de Strasbourg, mi-IXe siècle : 'J'aiderai mon frère Charles ici présent 13. Notre corpus pour la période la plus ancienne comprend les textes suivants (in BFM : http :/ /bfm.ens-lsh.fr/) : Les Serments de Strasbourg, dans Textes d'étude (ancien et moyenfrançaisJ, éd. R. L. Wagner renouvelée par O. Collet, Genève, 1995, Droz (842) ; La Séquence de Sainte Eulalie, dans Textes d étude (ancien et moyen français), éd. R. L. Wagner renouvelée par O. Collet, Genève, 1995, Droz (fin IXe siècle) ; Le Sermon surJonas, éd. Guy de Poerck, « Le sermon bilingue sur Jonas du ms. Valenciennes 521(475) », in Romanica Gendensia IV, 1955, pp. 31-66 ; La Passion de Clermont, éd. D'A. S. Avalle, Naples, 1962, R.Ricciardi (an mil) ; La Vie de saint Léger, éd. J. Linskill, Paris, 1937, Droz (an mil) ; La Vie de Saint Alexis, éd. Chr. Storey, Genève,1968, Droz (milieu XIe siècle) ; La Chanson de Roland, éd. G. Moignet, Paris, 1970, Bordas (1080-1100) ; Philippe de Thaon, Le Comput, éd. Ian Short, 1984, Londres, Anglo-norman Text Society (1113-1119); Benedeit : Le Voyage de Saint Brendan, éd. I. Short et B. Merrilees, Anglo-Norman Text Society (1112-1120); Gormont et Isembart, éd. A. Bayot (3è édition revue), Paris, 1931, Champion (vers 1130). 210 Contextes et étapes d'une grammaticalisation : les articles génériques en français ainsi que tout homme (/ un homme /l'on) doit aider légitimement son frère') La construction sans article se trouve également en énoncé définitionnel, c'est-à-dire typiquement générique, dès le XIP siècle : 18. Chevere est un'itel beste Qui munted ait pur pestre. (Philippe de Thaon, Comput 1775-6, début XIIe siècle : 'La chèvre est un animal qui monte haut pour paître') Le pluriel ( 19) et le massif (20) se rencontrent aussi sans article, dans des énoncés comparatifs de type 'à parangon', que Ton peut rattacher à la valeur générique : 19. Pur ço sunt Francs si fiers cume leuns. (Chanson de Roland 1887 : 'A cause de cela les Francs sont aussi orgueilleux que des lions') 20. Toi a regard cum focs ardenz... (Passion 395-6 : 'Il a un regard semblable au feu ardent') 2) article défini + Nom comptable sg. ou pl., ou + Nom massif : L'article défini construisant un nom à valeur plus ou moins nettement générique, et qu'il soit massif (23 et 24) ou comptable (21 et 22), se rencontre aussi bien en énoncé définitionnel (24) qu'en comparaison (21 et 23) : 21. Si cum li cerfs s'en vait devant les chiens, Devant Rodant si s'enfuient paiens. (Chanson de Roland 1873-4, fin XIe-début XIIe siècles : 'De même que le cerf s'en va fuyant devant les chiens, Devant Roland s'enfuient les païens') 22. E li petitet e li gran I Et qui estevent per mult anz. (Passion 379-380, vers l'anmil : 'Et les grands et les petits (= tout le monde)...') 23. Tal a regard cum focs ardenz Et cum la neus blanc vestimenz. (Passion 395-6 : 'Il a un regard semblable au feu ardent, et comme la neige de blancs vêtements') 24. Car le eve signefie saint Espirit... (Philippe de Thaon, Comput 1800-1 : 'Car l'eau représente le saint Esprit') 3) un + Nsg (toujours comptable) : Les deux emplois les plus anciens de l'article indéfini déterminant un nom comptable à valeur (plus ou moins) générique sont deux cas de comparatif à parangon. Dans le premier (25) la présence de l'article peut s'expliquer par le fait qu'il s'agit d'une identification, d'une métaphore, plus que d'une simple comparaison (le Christ est l'Agneau de Dieu). Dans le second en revanche, il s'agit bien d'une comparaison. 211 Grammaticalisation et changement linguistique 25. A la mort vai cum uns anels.14 (Passion de Clermont 156 : '(Il = le Christ) va à la mort comme un agneau') 26. Si l'encaeinent altresi cum un urs. (Chanson de Roland 1826 : 'Ils l'enchaînent comme un ours' : la forme un indique que un ours est à l'accusatif) 4) tel, autre, tout, nul + Nsg : Dans certains énoncés comparatifs à nuance générique, c'est parfois un indéfini qui détermine le nom en question : 27. « Ben le me guarde, si cume tel félon ! De ma maisnee ad faite traïsun. » (Chanson de Roland 1818 : 'Garde-le moi bien, comme (on doit garder) (un) tel traître ! Il a trahi mon camp') 28. // descendierent del donjon plus fièrement que nus lion. (Eneas 5502 : 'Ils descendirent du donjon plus fièrement qu'aucun lion') 5) cil +N 'démonstratif de notoriété' : Les syntagmes ainsi dénommés, évoquant des situations prototypiques à valeur générale se rattachent à notre problématique. Les plus anciens cas se trouvent dans la Chanson de Roland (28), et en (29) l'alternance entre les trois modes de détermination montre qu'ils sont quasiment synonymes vers le milieu du XIIe siècle : 29. Luisent cil elme as perres d'or gemmées, I E cil escuz e cez bronies sasfrees... (Chanson de Roland 1452-53 : 'Les heaumes brillent avec leurs pierres serties dans l'or, ainsi que les boucliers et les cotes de mailles ornées d'or') 30. Cefu en mai, el novel tens d'esté, I Fueillissent gaut, reverdissent lipré (ms K : cil pré), / Cil oisel chantent bêlement et soé. (Charroi de Nîmes 14-16 : 'C'était en mai, au renouveau de l'été, Les bois bourgeonnent, les prés reverdissent, les oiseaux chantent de façon douce et harmonieuse') Tous ces énoncés ne sont pas tous à valeur centralement générique, certains ne le sont que de façon moindre. Mais il s'agit dans tous les cas de noms envisagés dans leur généralité, qui ne désignent pas des particuliers, de noms qui ne sont pas référentiables à un ou des individus, ou à une partie d'un ensemble précis pour les massifs. C'est pourquoi nous les avons retenus. 14. Comme le fait remarquer M. Wilmet (commutation personnelle), lorsque le comparé est le verbal ^P™" ™ V&Ut qUe si r°n suPPose dans la subordonnée une ellipse du prédicat Contextes et étapes d'une grammaticalisation : les articles génériques en français 6 Une typologie des énoncés génériques : critères sémantiques et contextuels Pour analyser cet échantillon d'énoncés couvrant la période la plus ancienne du français, qui va du milieu du IXe siècle (Serments de Strasbourg) au dernier tiers du XIIe siècle (Chrétien de Troyes, Y vain), nous avons opéré une synthèse des traits reconnus comme pertinents dans les études antérieures citées plus haut, et nous avons retenu les critères suivants, qui sont de trois sortes, sémantiques, syntaxiques et fonctionnels : 1. la sémantique du nom (comptable ou massif, singulier ou pluriel si comptable) ; 2. la sémantique du prédicat (nature du verbe) ; 3. la nature de l'énoncé (définitoire, comparatif, déontique) ; 4. la nature de la proposition (principale ou enchâssée) ; 5. la position dans l'énoncé du SN 'générique', et sa valeur informationnelle -ces deux traits étant souvent liés en AF ; 6. et sa fonction syntaxique (cf. Combettes 1987). Nous distinguerons ainsi sept sous-types sémantiques de la valeur 'générique' pour la période la plus ancienne de français, selon une échelle descendante allant du plus au moins générique. 1) Sujet générique d'un énoncé définitionnel : caractérisation de toute une classe Le cas de générique le plus classique est celui du nom sujet dans un énoncé définitoire énonçant une propriété générale de la classe d'objets désignée par ce nom, comme en (18) et (24) : 18. Chevere est un itel beste Qui munted ait pur pestre. (Philippe de Thaon, Comput 1775-6, début XIIe siècle : 'La chèvre est un animal qui monte haut pour paître') Avec ce type d'emploi, en AF c'est l'absence d'article qui est le mode le plus courant de détermination, mais on trouve aussi l'article défini singulier, comme en (24) et ci-dessous en (31) : 31. Li multuns signefie Le filz sainte Marie. (Philippe de Thaon, Comput 147'3-4 : 'Le mouton représente le fils de Sainte Marie...') Nous n'avons pas d'exemple de ce type d'emploi avant le tout début du XIIe siècle, chez Philippe de Thaon. Et déjà chez cet auteur se rencontrent les deux 212 213 Grammaticalisation et chan gement linguistique modes de détermination, avec un nom qui est toujours au singulier (cf. 18, 24 31): 32. Femme ne puet tant amer V omme con li hom fait lefenme. (Aucassin et Nicolete XIV-21-22, XIIP siècle : 'La femme ne peut/ n'est pas capable d'aimer autant l'homme que l'homme aime la femme') Cette variation persiste jusqu'au début du XIVe siècle, où apparaît la possibilité d'employer le nom au pluriel. Ainsi que l'a montré Combettes (1987), ces nouveaux emplois se rencontrent dans les débuts de chapitre d'un texte du début du XIVe siècle, la Chirurgie d'Henri de Mondeville, traité de chirurgie traduit du latin en prose française, et ils y alternent avec les anciens modes de détermination au singulier : 33. De mustelle. Mustele s enfuit par V oudor de la rue. De la taupe. La taupe est ochise se... Des fourmis. Les fourmis s enfuient se... De poulz. Poulz sont destruiz par lavement. Des guespes. Guespes s'enfuient se... (B. Combettes 1987 : 27) L'article indéfini est en revanche nettement plus tardif dans les énoncés génériques définitionnels. Il semble que l'occurrence repérée par Carlier & Goyens (1998) et Carlier (2001), datée du dernier tiers du XIVe siècle, soit l'une des plus anciennes ; l'article un désigne ainsi une sous-classe de rois tout entière, mais dotée d'un trait singulier, la folie : 34. Un royfol met son peuple a perdicion. (Nicole Oresme, Politique d'Aristote, Livre I, 66a)15 C'est au début du XVIIe siècle que l'absence d'article disparaît dans ces tours : La Fontaine est le dernier à l'employer (N. Fournier 1998 : 151) : 35. Femmes ne sont pas toutes reconnaissantes. Fille se coiffe volontiers d'amoureux à longue crinière. Selon Combettes (1987 :19), si le système a évolué vers une extension de l'usage de l'article, c'est parce que l'article zéro était devenu ambigu : « Ce qui est privilégié en MF, c 'est l'opposition défini/indéfini, les autres valeurs étant en quelque sorte dérivées...Le déterminant zéro en revanche se trouve . Il s'agit là d'un générique sous-spécifié par un adjectif. Mais dans le contexte précis - une discussion théorique sur les avantages de la monarchie avec succession par élection, par rapport à la monarchie avec succession par lignage (communicationpersonnelle d'A. Carlier, que je remercie ici)- la présence de cet adjectif ne limite pas la portée générique de l'énoncé. En effet, fou peut-il être assimilé à un trait intrinsèque, existentiel ? Ou n'agit-il pas comme un caractère particularisant - ce qui limiterait sa valeur générique ? Je remercie J. Jayez d'avoir attiré mon attention sur ce fait. 214 Contextes et étapes d'une grammaticalisation : les articles génériques en français triplement ambigu : générique ou non générique, spécifique ou non spécifique, mais aussi défini ou indéfini : d'où la tendance à limiter.. .les cas d'ambiguïté. » 2) Le sujet ou l'objet générique d'un verbe déontique Un cas sémantiquement proche du générique définitionnel, est celui où un nom générique est sujet d'un énoncé déclaratif déontique comme en ( 17) ou ci-dessous en (36), où le sujet (/' en) et l'objet topicalisé (la leauté) sont tous deux génériques. Le verbe de ces énoncés est devoir. Dans les cas que nous avons repérés, le nom générique avec prédicat déontique est soit sans article (17), soit avec un article défini (36). 36. La leauté doit l'en toz jorz amer (Charroi de Nimes 442 : 'La loyauté on doit toujours l'aimer') Le cas le plus ancien est celui attesté dans les Serments de Strasbourg en (17). 3) Le sujet collectif générique d'un prédicat non définitionnel Un troisième cas, proche également du premier, est celui d'un pluriel collectif désignant un peuple ou un groupe en tant que tel, comme en (19 : Francs, leuns) ou en (22). La différence est que le prédicat n'est pas définitionnel, mais exprime une caractéristique ponctuelle, limitée dans le temps. Avec ces noms au pluriel, on a soit l'article zéro (19), soit l'article défini // comme en (22) ou en (37) ci-dessous : 37. Li Griu dïent calo Eli Latins voco. Co est 'apelum' Enfranchesche raisun. (Philippe de Thaon, Comput 1093-5 : 'Les Grecs disent 'kalo' et les Latins 'voco', C'est 'nous appelons' en français') Cet emploi est attesté dès le début du XIe siècle dans la Passion de Clermont, avec et sans l'article défini. 4) La comparaison à parangon Un quatrième cas concerne un emploi important quantitativement : c'est celui du nom servant de complément dans les comparaisons 'à parangon' comme en (19 cume leuns), (20 cum focs ardenz), (23 cum la neus), (25 cum uns anels), (26 cum un urs), (28 plus fièrement que nus lion). Cette séquence est composée d'un nom NI spécifique, dont le réfèrent est identifié, qui est relié par comme à un nom N2 générique, par rapport auquel il est étalonné. On peut discuter de la plus ou moins grande valeur prototypique du N2. En effet, le point de comparaison se fait sur une propriété commune à N1 et à N2 - N2 étant admis, en connaissances partagées, comme un 'parangon' ou un exemplaire prototypique. C 'est cette propriété unique, sélectionnée (fierté en 19 et 28, ardeur en 20, blancheur en 23, etc.) ou cette qualification ('être enchaîné' en 26), qui est 215 Grammaticalisation et changement linguistique saillante, et c'est sur elle que porte la comparaison, et non pas sur les noms eux-mêmes avec l'ensemble de leurs propriétés. Cependant, comme le nom en question ne peut être instancié et ne correspond à aucun lion, ours, agneau, feu, neige particulier, nous proposons tout de même d'y voir une sous-espèce d'emploi générique. Notons que l'on trouve quatre possibilités de détermination, avec article zéro (19,20), article défini sg. massif (23), un (25 et 26), nus (28), et ce dès le début du XIe siècle ou pour nus dès la Chanson de Roland. Cet emploi est intéressant diachroniquement, car il est très anciennement attesté, dès le début du XIe siècle, avec une assez grande fréquence. Toutes les possibilités de détermination y sont d'emblée représentées, mais dans ce cas encore l'absence d'article est de très loin le mode de détermination le plus fréquent ; on le trouve encore en FM dans des locutions telles que blanc comme neige. 5) La comparaison avec le type : une relation d'identification (NI est un N2) Un autre type de comparaison, proche du cas précédent, et que le FM n'exprime plus de la même façon, est celle qui étalonne un N1 à un N2 (proto)typique, auquel NI s'identifie non plus par une seule propriété comme dans la comparaison à parangon, mais en totalité, comme en (27 si cume tel félon) ou en (38) ci-dessous. Le FM emploie dans ce cas en tant que, ou comme, ou en. 38. Espede ceindra cume tuit altre per. (Vie de saint Alexis 412 : Tl ceindra une épée comme tous les autres pairs') Attesté dès le XIe siècle, ce type de générique non prototypique se construit en AF soit avec l'article zéro, soit avec des indéfinis marquant l'identité (tel, autre). Dès l'origine les articles défini et indéfini sont exclus de cette construction. 6) Une comparaison de deux prédicats (VI est un cas de V2) Un troisième type de comparaison concerne le cas où l'on compare non pas deux noms, mais deux prédicats, comme en (17) dans les Serments de Strasbourg, ou en (21 : s'en aler I s'en fuir). Le second énoncé P2, le comparant, est soit déontique et sans article (17), soit exemplaire du procès décrit dans l'énoncé comparé (21), avec l'article défini. Etant exemplaire et non particulier, on peut le considérer comme ayant une certaine valeur générique. Dans cette construction attestée dès le IXe siècle sans article, l'article défini apparaît semble-t-il dans la Chanson de Roland au début du XIIe siècle. 7) Le démonstratif de notoriété (le réfèrent est un GN générique) Enfin, un dernier cas offre également à notre avis un cas de générique : c'est le déterminant démonstratif cil, employé au pluriel, en fonction de sujet le plus souvent, avec un nom désignant des êtres ou des objets toujours présents dans le Contextes et étapes d'une grammaticalisation : les articles génériques en français type de circonstance évoquée, comme en (29) pour les descriptions de combats, ou en (30) pour les évocations du printemps. C'est ce que l'on a nommé le 'démonstratif de notoriété', ou 'démonstratif épique' car il se rencontre surtout dans les chansons de geste, ou encore 'démonstratif absolu' (Wilmet 1986, Kleiber 1990b). On peut dans ce cas également discuter de la qualité de généricité du nom ainsi déterminé. Mais l'interprétation qu'on en donne habituellement correspond bien à un générique : ni anaphorique, ni cataphorique, ni ostensif, ni 'déictique discursif ou ' de re ', mais référant à des êtres ou objets entrant dans un paradigme bien connu et attendu, et pas davantage spécifiés. G. J. Me Cool (1981) interprétait lui aussi cet emploi comme un ' cil générique ', ce que Kleiber ( 1990b : 17) a précisé par la suite (1990b : 15, note 1) : ce n'est pas le NI en lui-même qui est générique, mais son réfèrent ; le NI a un réfèrent générique, ou plus exactement 'un réfèrent exprimé par un SN générique' ; et c'est le démonstratif qui guide l'interprétation générique du N, en indiquant que l'auteur fait appel à la connaissance supposée partagée par l'auditeur-lecteur du type de situation évoqué. Peut-être faut-il parler ici de 'généricité restreinte', pragmatique, limitée à une situation de communication particulière. La plus ancienne attestation de cet usage du déterminant démonstratif CIL se trouve dans la Chanson de Roland, au début du XIIe siècle. Et l'exemple du Charroi de Nimes en (30), où l'emploi de cil alterne avec l'absence d'article ou l'article défini pour exprimer la même notion partiellement générique, est une preuve de cette valeur du 'démonstratif de notoriété' : 30. Cefu en mai, el novel tens d'esté, I Fueillissent gaut, reverdissent lipré (ms K : cil pré), / Cil oisel chantent bêlement et soé. (Charroi de Nîmes 14-16 : 'C'était en mai, au renouveau de l'été, Les bois bourgeonnent, les prés reverdissent, les oiseaux chantent de façon douce et harmonieuse') Il est un dernier type d'emploi que pour notre part nous ne rangerons pas au nombre des noms génériques, bien que pour Greenberg ( 1978) ça en soit un. C 'est le cas d'un complément non actualisé, employé dans un énoncé général ou virtuel comme ci-dessous en (39) - (41) : 39. Et ab Ludher nul plaid nunquam prindrai qui meon vol cist meon fradre Karle in damno sit. (Serments de Str. 6-10 : 'Et avec Lothaire aucun accord jamais (je) ne prendrai qui par ma volonté pour mon frère Charles ici présent en dommage soit. » 40. In figure de colomb volât a ciel. (Séquence de sainte Eulalie 25 : 'Sous la forme d'une colombe elle s'envola vers le ciel') 216 217 Grammaticalisation et changement linguistique 4L En caritad toz es uniz. (Passion de Clermont 276 : '(II) [son royaume] dans la charité (=l'amour du prochain) est uni') Il s'agit bien plutôt dans ces cas de noms non spécifiques, que l'on ne doit pas systématiquement identifier à du générique. Dans les emplois 1) à 3), il s'agit d'énoncés déclaratifs autonomes, le nom est sujet d'un prédicat à valeur plus ou moins caractérisante et générale, et il est en position de topique. Dans les cas 4) à 7) en revanche, on a affaire à des énoncés moins centralement génériques, le nom se trouvant dans une proposition enchâssée, dépendante, et n'ayant donc jamais fonction de topique de phrase. Les sept configurations syntaxico-sémantiques décrites ci-dessus peuvent ainsi être situées sur une échelle de généricité, définie non pas tant par le degré de non-spécificité, de non-identifiabilité et de globalité, que par la nature de la fonction syntaxique du nom en question, par le statut enchâssé ou indépendant de la proposition où se trouve ce nom, et par la nature thématique ou rhématique du GN : tels sont les critères complémentaires qui nous sont en effet apparus comme définissant la notion de 'généricité'. Si l'on admet une telle définition graduée de la généricité, on constate que dès les plus anciens textes, à côté de l'article zéro qui domine, les modes d'expression moderne du générique, par les articles le, les et un, semblent déjà représentés, de façon encore limitée, mais non rare. 7 Étude du corpus en diachronie : chronologie des étapes du changement sémantique 7.1 Une explication diachronique Mais il semble que toutes les possibilités n'étaient pas déjà représentées dès le IXe siècle. Une analyse diachronique permettra d'expliquer les innovations successives, en explicitant les déplacements sémantiques qui en sont la condition, et surtout en analysant les contextes où apparait pour la première fois (attestée) le 'générique articulé'. Ce sont en effet à chaque fois des contextes qui permettent des réinterprétations, des 'glissements de sens ', et donc favorisent le changement. Récapitulons, en une chronologie grossière, les modes de détermination caractérisant l'expression de la généricité : dès le IXe siècle est attestée l'absence d'article (Strasbourg) ; et dès le début du XIe siècle apparaissent uns, le et les (Passion), qui au cours du XXe et du XIIe siècle s'emploieront peu à peu davantage. L'absence d'article aura à peu près disparu au XVIIIe siècle. Contextes et étapes d'une grammaticalisation : les articles génériques en français Mais un tel tableau est trompeur : il faut prendre en compte trois facteurs permettant de 'diachroniser' correctement cette évolution : 1. la fréquence relative de l'emploi d'un article par rapport à l'absence d'article ; comme on sait que l'évolution va vers un emploi systématique des articles en FM, aussi longtemps que cet emploi reste rare puis minoritaire, on peut penser que l'on n'est qu'au début du processus d'extension de son emploi ; 2. le fait que, quand l'une et l'autre constructions se trouvent dans la même phrase, la première occurrence est toujours sans article, comme pour 'donner le ton', l'article apparaissant dans la seconde occurrence, comme on l'a vu en (30) ci-dessus où l'on a d'abord gaut, puis li pré, puis cil oisel ; 3. la diversité des types de généricité, ce qui permet d'avoir une vue plus précise de l'évolution de leur détermination, et par exemple de voir que un N en phrase définitionnelle n'apparait, semble-t-il, qu'au XIVe siècle. On peut distinguer alors six étapes, en croisant le critère syntaxique (type d'énoncé, en proposition enchâssée ou en déclarative, et en fonction de sujet ou non) et le critère sémantique (selon qu'il s'agit d'une généricité plus ou moins forte). On distingue ainsi : • lre étape : IXe siècle : en subordonnée de comparaison à valeur déontique : absence d'article au sg. (Strasbourg) ; cet emploi perdure jusqu'au XVIIe siècle ; • 2e étape : Xe siècle : en subordonnée de comparaison : un + Nsg., le + Nsg. massif ; les + Npl. comme sujet principal (Passion) ; ces emplois sont toujours en vigueur en FM ; • 3e étape : XP-XIP siècle : en subordonnée de comparaison : le + Nsg. comptable, et absence d'article au pluriel (Roland), en subordonnée ; ces emplois perdurent jusqu'au XVIIe siècle ; • 4e étape : début XIIe siècle (avant 1120) : en principale à valeur universelle, le + N sg. comptable, en fonction de sujet topicalisé, avec un prédicat définitionnel (Comput) ; • 5e étape : début XIIe siècle (vers 1130-1150) : en principale, le + Nsg. massif/ abstrait, en fonction d'objet topicalisé (Charroi de Nîmes) ; 6e étape : fin XIVe siècle : en principale, un + N, en fonction de sujet topicalisé, avec un prédicat définitionnel (Nicole Oresme). On constate ainsi que ce n'est qu'au XIIe siècle qu'apparaissent des énoncés déclaratifs définitionnels - mais leur absence antérieure est peut-être due au type des textes qui nous sont parvenus. 218 219 Grammaticalisation et changement linguistique On examinera tout d'abord le cas d'un nom employé avec son extension maximale - donc générique - qui s'est rapidement, en trois siècles environ, grammaticalisé en un pronom sujet indéfini désignant un animé humain : on. 7.2 Le sujet indéfini Om ; de l'homme générique au pronom indéfini C 'est dans le plus ancien texte écrit en français, les Serments de Strasbourg (842), que l'on trouve le premier cas de nom générique : 17 (ci-dessus), si salvarai cistmeonfradre Karlo.. .si cum omper dreitsonfradra saluar dift. (Serments : 'J'aiderai mon frère Charles ici présent ainsi que tout homme / l'on doit aider légitimement son frère') Cette occurrence est passée inaperçue, car on a parfois identifié la forme om au pronom indéfini moderne on, qui il est vrai en dérive. Mais aux VIIP-IXe siècles ce mot est encore largement nominal, il n'est pas encore grammaticalisé en un pronom indéfini : ce stade-là est plus tardif. Dans cette phrase, on évalue un comportement individuel à l'aune d'une règle générale de l'humanité : aider et protéger son frère est donné comme une loi humaine ; om désigne donc les êtres humains en général. Un siècle et demi plus tard, dans La Passion de Clermont, on retrouve le nom générique om, dans le groupe om vius (332 : 'homme vivant', 'homme qui vive'), toujours sans article, et cette fois en fonction de sujet d'une déclarative : 42. quai agre dol, no.l sab om vius. (Passion de Clermont 332 : 'quelle douleur aigrie, ne le sait pas homme qui vive' ; de même aux vers 483 et 376 : contre omne, et peut-être au vers 8 : hom carnets) Mais dès le XIe siècle un article défini élidé s'emploie couramment devant ce mot, qui peu à peu s'affaiblit phonétiquement : Vuml Von I Ven. On peut voir là les étapes de sa grammaticalisation, et à la fin de ces étapes il se laisse traduire par 'on'. Dès ce moment-là les deux formes, avec ou sans article (toujours élidé dans ce cas) vont coexister jusqu'en FM (on, Y on) : 43. Sainz Boneface, que Y um martir apelet (Vie de saint Alexis 566 : 'Saint Boniface, qu'on nomme martyr... ') 44. Ne deit s un vent hom sururer. (Voyage de saint Brendan 1604 : 'On ne doit pas laisser passer le moment du vent favorable') 220 Contextes et étapes&uneg^ La première valeur, générique, de om ('être humain', ou 'homme' opposé à 'femme') se rencontre encore longtemps, sans article comme en (45), mais également avec l'article défini comme en (46) où l'article ne s'élide pas (// on/ huerrï), ou en (47) avec l'article un : 45. Femme est trop hardie d'amer, I molt set mialz hom son cuer celer. (Eneas 9877-8 : 'La femme est trop hardie en amour, l'homme sait mieux cacher ses sentiments.') 46. Car au besoing puet li hom esprouver Qui est amis.. .(Ami et Amile 2856 : 'Car dans la nécessité l'homme / on peut voir qui est son ami... ') 47. Se vos m'aviez tuit en ordre.. .1 jet tant de servise com anporroit feire a un home... (Chrétien de Troyes, Lancelot ou Le chevalier de la Charrete : ' Si vous m ' aviez tous... rendu autant de services qu ' on pourrait en rendre à un mortel... ' ) 7.3 Les plus anciens emplois de générique faible, en comparatives enchâssées : (si) com + absence d'article /le / un + N L'expression que l'on vient d'analyser se trouve dans un énoncé enchâssé exprimant une comparaison : elle est en cela représentative de tous les plus anciens exemples de générique que l'on a recensés en AF. Deux textes un peu postérieurs aux Serments de Strasbourg, écrits et copiés vers l'an mil, offrent eux aussi des emplois de générique dans des comparaisons : La Vie de Saint Léger et La Passion de Clermont. Ces textes sont écrits en une langue d'oïl mêlée de quelques traits franco-provençaux16. La Vie de saint Léger offre deux cas d'emploi d'un générique qui se trouve, comme dans les Serments, dans une comparative en si com ('ainsi que') : 48. Si cum ruôrs en cel es granz, e si cum flamm es clar ardanz. (Vie de saint Léger 203-204 : 'Ainsi que cercle dans ciel est grande [la clarté qui rayonne de saint Léger, signe de son élection par Dieu] et ainsi que flamme est clair brûlante'= '[Cette clarté] est vaste comme un cercle dans le ciel, et aussi brillante qu'une flamme') La Passion de Clermont, en revanche, offre un grand nombre de cas d'emplois du générique : six, qui se trouvent en comparatives non verbales (introduites par com), dont quatre sont sans déterminant comme en (20), et deux avec un article. 16. Malgré les efforts depuis deux cents ans de nombreux philologues tels que Fr. Diez, G. Paris, J. Linskill, D'A.S.Avalle), aucun dialecte précis n'est reconnaissable dans ces textes. Comme dans le cas des Serments de Strasbourg, et comme ce sera toujours le cas par la suite, la langue écrite est dès l'origine au moins partiellement une koinè : dialectalisée plus ou moins, mais jamais un texte écrit ne reflète un dialecte homogène et pur. 221 Grammaticalisation et changement linguistique En effet, deux nouveautés apparaissent dans la Passion : la présence de uns en (25) (vers 156 : cum uns anels) et de la en (23) (396 : cum la neus) pour introduire le SN de comparaison. Or Carlier & Goyens (1998:91) constataient que dans leur corpus (il est vrai limité à un texte du XIIP siècle pour l'ancien français) : 'un est encore inusité au générique'. Ainsi, si on considère qu'en comparative on a bien affaire à du générique, alors dès la fin du Xe siècle ou le début du XIe siècle on emploie non seulement l'article zéro, mais encore l'article défini sg. et l'article indéfini sg. pour désigner un nom massif dans une comparaison à parangon, c 'est-à-dire en atmosphère générique. Un siècle plus tard, dans La Chanson de Roland, on retrouve l'emploi de un en (26) , et en un autre cas (3154 : grosse cume uns tinels 'grosse comme un épieu' : dans la classe des armes, l'épieu est ce qu'il y a de plus gros). Dans ces deux énoncés, le N introduit par com a le même cas que le comparé : cela lui ferait-il perdre sa capacité à être générique en le particularisant, expliquant du même coup la présence de l'article spécifique indéfini ? 7.4 Identification à un générique (com + N, que + N) : absence d'article ou déterminant indéfini Un autre emploi qui relève du générique, même à valeur atténuée, est l'identification d'une instance connue et spécifiée à un N prototypique de la classe : 'en tant que', comme en (27 : si cume tel félon). Dans ce type d'emploi, ni l'article défini, ni un ne sont employés : seuls sont attestés en général l'absence d'article, et parfois autre ou tel. La même contrainte se retrouve en FM, où l'absence d'article permet d'opposer cette valeur identitaire (// travaille comme maçon) à une comparaison (// travaille comme un maçon). L'identification se fait en général par com, et ce dès le début du XIe siècle (49), elle peut aussi être exprimée par que, comme en (50) dans le même texte et en (51 ) par la suite dans l'expression faire que + sage I ber / etc. : 49. si V adorent cum redemptor. (Passion de Clermont 416 : 'Ils (= ses disciples) l'adorent comme leur rédempteur.') 50. Per tôt obred que ver us De us, I per tôt sosteg que hom carnels. (Passion de Clermont 7-8 : 'En tout il se comporta comme un vrai Dieu, en tout il a souffert comme un homme de chair') 51. De ço fist Lowis que ber. (Gormont et Isembart 534 : 'En cela Louis a agi en homme valeureux') 222 Contextes et étapes d'une grammaticalisation : les articles génériques en français 7.5 Pluriel collectif: le générique comme sujet en déclarative : article zéro ou li article défini pluriel Deux des emplois très anciens du générique en AF concernent d'une part une expression forgée pour désigner la totalité d'un groupe humain dès le XIe siècle, comme en (22) : 'les petits et les grands', ou bien 'les riches et les pauvres', etc., et d'autre part les noms de peuple ou groupes humains ou divins, comme en (37), dès le début du XIIe siècle. Le second, très présent dans certains textes et toujours au pluriel (Comput de Philippe de Thaon, Chanson de Roland), se construit soit sans déterminant (Francs), soit avec l'article défini pluriel comme en (37) (// Griu et li Latins). 7.6 Définitions génériques L'emploi d'un N générique sujet en énoncé déclaratif définitionnel se caractérise d'emblée par la double possibilité de construction, sans article ou avec l'article défini sg. ou pl. Ce type d'énoncé se rencontre surtout dans des textes encyclopédiques : le Comput de Philippe de Thaon est le premier ouvrage à en offrir un bon nombre, et il emploie au moins aussi souvent l'article défini (en général au sg.) comme en (31) (// multuns), que l'absence d'article comme en (18). Cependant ces deux emplois ne sont pas du même type. L'absence d'article s'emploie avec un nom comptable employé dans son extensité maximale avec un prédicat définitionnel comme en (18 : chevere), c'est-à-dire en emploi proprement générique. En revanche, il y a article défini lorsque le réfèrent est non pas la classe entière, mais une représentation symbolique de la classe (31 : // multuns) ou de la masse (24 : le eve). On peut expliquer de la même manière l'emploi en comparative des articles le ou un, comme dans la Passion ou dans la Chanson de Roland : // cers, la neus, etc. sont mis en relation avec un individu précis ; celui-ci est sujet d'une phrase déclarative dans laquelle la proposition comparative est enchâssée, il est topique du discours ; le nom comparant est certes prototypique, mais, placé en position secondaire, il semble perdre sa valeur pleinement générique pour être en quelque sorte individualisé. 7.7 Une chronologie des premières formes de détermination d'un N générique Dès les plus anciens textes français, diverses formes de détermination sont donc attestées, et dès le début du XIIe siècle, les principales constructions existent, comme l'indiquent les étapes que nous avons mises au jour. 223 Grammaticalisation et changement linguistique Ce n'est que plus tard qu'apparaît la détermination du nom générique par un en principale (ex. 61 ci-dessous). Quant au 'démonstratif de notoriété', qui n'existait pas en latin et apparaît au début du XIIe siècle (Chanson de Roland), il cesse d'être employé vers 1450 (Marchello-Nizia 1979/1997 : 156-157). 8 Explications : le développement des articles en atmosphère générique 8.1 De l'absence d'article à l'article défini singulier Comme on vient de le voir, dans les plus anciens textes (IXe-XIe siècles : Serments de Strasbourg, Séquence de sainte Eulalie, Passion de Clermont, Vie de saint Léger, Vie de saint Alexis), c'est dans les comparatives que l'on rencontre les cas les plus anciens de noms employés avec une valeur générique. Dans ces emplois, la détermination zéro comme en (17) (cum om..) et (20) (cum focs ardenz) coexiste avec l'emploi de l'article défini singulier comme en (23) (la neus), de l'article défini pluriel comme en (22) (// grant e li petit), de l'article indéfini un comme en (25) (uns anels), et même du groupe indéfini tuit autre. Un siècle plus tard (Chanson de Roland, Comput de Philippe de Thaon, etc.), on retrouve tous ces emplois. Mais on a en outre, car certains textes s'y prêtent, tel l'ouvrage à visée encyclopédique de Philippe de Thaon, des cas de générique 'canonique', définitionnels, comme en (18 : Chevere est unitel beste), (31 : Li multuns signefie...) et (24 : le eve signefie...). Prenant en compte l'interprétation de Kleiber & Lazzaro (1987 : cf. p. 205) et Kleiber (1998), selon laquelle les diverses formes de détermination d'un nom générique conduisent à cette interprétation suivant des voies différentes, nous examinerons tour à tour comment, pour chacun des déterminants, on est passé de l'absence de déterminant au choix de tel ou tel article. 8.2 Alternance entre la détermination zéro et l'article défini singulier et pluriel Dans les plus anciens textes, c'est donc surtout dans les comparaisons déontiques ou prototypiques ('à parangon') que l'on rencontre des emplois nominaux en atmosphère générique : ainsi pour le seul cas dans les Serments de Strasbourg (cum om...), pour les deux cas de Saint Léger (v. 203,204), pour six cas sur neuf de la Passion (le septième étant un collectif Li petitet e li gran v. 379, et les 8e et 9e une identification peut-être discutable comme générique)17, et pour quatre cas 17. Voir ci-dessus (49) et (50) en particulier. Contextes et étapes d'une grammaticalisation : les articles génériques en français sur six de la Vie de Saint Alexis (deux collectifs // grantetdi petit, et un cas de /' um v. 566). Dans ces comparatives, on a le plus souvent la détermination zéro (Serments de Strasbourg, Saint Léger, quatre cas sur six dans Passion, deux cas sur quatre dans Alexis). C'est dans la Passion de Clermont (un cas) et dans la Chanson de Roland (un cas) qu'on rencontre les premiers emplois de l'article défini dans cet emploi, à côté des emplois sans article. Dans la Passion, le N2 ainsi déterminé est un massif, 'la neige'. Un facteur favorise l'emploi de l'article dans ce cas précis : c'est la présence d'une première comparaison 'à parangon', mais sans article, dans le vers précédent (le feu), qui actualise par avance son complémentaire attendu : la neige. On fera l'hypothèse que si 'comme la neige' n'avait pas été une comparaison annoncée, on aurait eu 'cum neus", sans article. Ainsi, un siècle plus tard, dans la Chanson de Roland, la même métaphore se construit sans article - et pourtant dans ce cas neif est précisé par un complément (sur gelée) : 60. .. .Altresi blanches cume neif sur gelée. (Chanson de Roland 3323 : '.. .aussi blanche que (la) neige sur (le) gel') Le second emploi de l'article défini générique, toujours au singulier, est lui aussi marqué, et doublement : par la place initiale de la comparative en premier lieu et la position du comparé en tête d'énoncé, ce qui est la position thématique (et donc définie) par excellence en très ancien français ; mais aussi, en second lieu, par le caractère emblématique du comparant. Le cerf est en effet une figure du Christ dans bien des œuvres médiévales ; ce n'est sans doute pas le cas ici, mais la scène de chasse au cerf est également une 'connaissance' largement partagé. Et par ailleurs une figure rhétorique marquée est ici employée, qui est un chiasme syntaxique surprenant : si cum + N2 sujet + V + N'2 objet // NI complément + V + N'1 sujet : 21 (ci-dessus). Si cum li cerfs-N2-sujet s en vait devant les chiens-N' 2-régime. Devant Rodant-NI -régime si s'enfuient paiens-N1-sujet (Chanson de Roland 1873 : on pourrait rendre cela aussi bien par : 'Ainsi que le cerf... devant les chiens / Ainsi que les cerfs... devant les chiens / Ainsi qu'un cerf... devant des chiens... ') L'article défini singulier conduit à l'interprétation générique d'une façon propre : faut-il y voir déjà un massif (Kleiber 1997) ? ou une métonymie de la classe tout entière comme le pense Epstein (1994) ? « A speaker may also construe a generic noun as definite in order to portray the class itself as an individualized, bounded entity. » (1994 : 73) 224 225 Grammaticalisation et changement linguistique Nous pensons qu'au moins dans ces premiers cas, une certaine individuation suffisante à provoquer la présence de l'article pouvait être générée plutôt par le type de comparaison enjeu. Dans les exemples suivants plus tardifs, c'est un autre phénomène qui doit être souligné : quand une série d'emplois génériques fait alterner les diverses constructions, c'est toujours le terme sans article qui commence la série ; on l'avait vu en (32), on le voit à nouveau en (61 ) ci-dessous : 61. Femme ne puet tant amer V omme con li hom fait le fenme. (Aucassin et Nicolete XIV-21-22, XIIIe siècle : 'La femme ne peut/ n'est pas capable d'aimer autant l'homme que l'homme aime la femme') 8.3 Alternance entre la détermination zéro et lfarticle défini pluriel les Les occurrences de noms à valeur générique introduits par un article défini pluriel sont très peu nombreuses. Il s'agit dans les très anciens textes de l'expression globalisante // grant e li petit (Passion 379, Alexis 184 et 510). Ce n'est que chez Philippe de Thaon que des énoncés à sujet générique apparaissent, soit avec détermination zéro (Egyptien), soit avec l'article (// Griu). Dans le cas des pluriels génériques que nous avons repérés, le pluriel peut être interprété comme une sommation d'individus aboutissant à une interprétation en terme d'espèce. 8.4 Alternance entre la détermination zéro et l'article un C'est dans les deux mêmes textes qu'apparaissent les plus anciens emplois de un en contexte générique. Comme l'écrivent Goyens et Carlier (1998 : 106), un est le 'signe de l'unité individuelle', et il sert habituellement en cette période à introduire un réfèrent nouveau et déjà spécifié (id. : 97). Or aussi bien dans l'énoncé (25) (cum uns anels) de la Passion de Clermont que dans deux énoncés de la Chanson de Roland, cités en (26) (cum un urs) et au v. 3154 (cum un tinels) également, et d'autres comparables par la suite, il s ' agit bien de comparaison avec un élément non individualisé. Dans ces cas, il y a bien référence à la classe tout entière, à l'espèce des agneaux, des ours ou des épieux, dans un contexte exprimant un caractère général de cette classe (en l'occurrence, la douceur, ou le fait d'être systématiquement enchaînés, ou d'être plus épais qu'une lance). Malgré le un, il n'y a ni spécificité, ni référenciation individualisée possible ; chacun des éléments de la classe peut satisfaire à ce contexte, on a donc bien pour un la valeur tout à la fois aléatoire et distributive qui, selon Kleiber & Martin (1977) peut satisfaire au générique. On considérera donc bien ces emplois de comme un N comme des exemples archaïques de un générique. Il s'agit de 226 Contextes et étapes d'une grammaticalisation : les articles génériques en français génériques non centraux, puisque en emploi non thématisé et en fonction syntaxique secondaire, mais qui peuvent être interprétés comme des emplois avant-coureurs du un générique canonique. Mais comment expliquer les débuts de l'emploi de un dans ce cas ? Dans le premier exemple (25), la nature de la comparaison peut expliquer le codage d'une possible spécificité : NI est le Christ, N2 un agneau ; cela renvoie à une métaphore qui est indubitablement à l'époque une 'connaissance partagée', celle de 'l'Agneau de Dieu' ; l'agneau en question serait individualisé par le fait qu'il est identifié à un NI lui-même spécifié. Mais pour les deux exemples de la Chanson de Roland, il est difficile de raisonner de la sorte : ces comparaisons n'ont rien de marqué, elles expriment une comparaison avec n'importe quel élément de la classe 'ours' ou 'tinel'. Peut-être la présence du marqueur de spécificité un est-il une conséquence de la mise en relation du N2 avec un NI thématique, défini et bien spécifié. Dans son analyse de textes du XIVe siècle, Combettes (1987) n'a signalé aucun emploi générique de l'article indéfini. Il semble bien que l'occurrence repérée par Carlier & Goyens (1998) et Carlier (2001), datée du dernier tiers du XIVe siècle, soit l'une des plus anciennes : 34. Un royfol met son peuple a perdicion. (Nicole Oresme, Politique dAristote, Livre I, 66a)18 On aurait ainsi une archéologie du un générique qui se réaliserait en deux phases : 1. d'abord en contexte comparatif, dès le début du XIe siècle ; ainsi mis en relation avec un comparé spécifié, le comparant gagnerait, par contiguïté conceptuelle, le trait 'spécifique' qui lui permet d'être déterminé par un ; 2. trois siècles plus tard environ, l'emploi de un à valeur générique prototypique, en déclarative et en position thématique. 8.5 Alternance entre la détermination zéro et l'article défini : deux types de généricité ? Selon Carlier et Goyens (1998 : 95), l'alternance entre l'article zéro et l'article défini n'est pas une simple variante : elle coderait la différence entre deux types de généricité - extensionnelle et intensionnelle, le FM ayant perdu le second : « Cette alternance dans le cas du générique n'est toutefois pas entièrement libre. Le degré zéro de la détermination n'est possible que si référence est faite non pas à l'extension nominale comme une entité référentielle bien circonscrite, mais à 18. Pour l'interprétation (partiellement) générique de cet énoncé, voir note 15, p. 214. 227 Grammaticalisation et changement linguistique Contextes et étapes d'une grammaticalisation : les articles génériques en français l'intension ou au concept véhiculé par le nom. Nous ferons donc l'hypothèse que l'AF connaît une opposition entre deux types de généricité : le générique intensionnel, marqué par le degré zéro de la détermination, qui met en évidence le contenu intensionnel du SN ou le concept que ce SN véhicule, et le générique extensionnel, associé à l'article défini, qui.. .fait ressortir en outre sa dimension extensionnelle en appréhendant l'extension nominale comme un ensemble ». On peut se demander cependant si cette distinction sémantique est valide en très ancien français. Au début du XIIe siècle, Philippe de Thaon dans le Comput emploie aussi couramment les deux constructions pour introduire un générique : peut-on voir une nuance sémantique entre // Griu et Egyptien ? Entre // lunsdi et vendredi ? Notons que dans les deux cas, // Griu et // lunsdi sont des sujets antéposés au verbe, en déclarative, en tête absolue ; alors que Egyptien et vendresdi, comme Francs dans l'énoncé (19) sont en subordonnée ou en position postposée au verbe, c'est-à-dire en position non thématique. 8.6 Du XIVe au XXe siècle, une phase de variation (Combettes 1987; En ancien français, l'organisation de l'énoncé est d'ordre informationnel et pragmatique : les traits que nous venons de repérer en relation avec l'emploi d'un article devant le nom générique seraient en concordance avec cette primauté structurante. En revanche, au XIVe siècle, il semble bien que l'alternance entre article zéro, et article défini singulier ou pluriel soit désormais de l'ordre de la variante, comme le montrent les définitions du XIVe siècle relevées par Combettes (1987 : 27) en (33) ci-dessus p. 214, et qui peuvent comporter chacun des articles et l'absence d'article. A l'exception de l'absence d'article qui disparaît de ces tours au début du XVIIe siècle, la possibilité de variation persistera jusqu'au FM. 9 La généricité, un stade tardif de la grammaticalisation de l'article ? Notre exploration des plus anciens textes écrits en français a montré que tous les modes d'expression du générique par l'article semblent bien attestés dès le plus ancien français, dans des contextes précis dont il est difficile de nier la valeur générique. Leur fréquence n'est pas élevée, car la détermination zéro est le mode le plus général d'instanciation du nom à valeur générique alors, mais il ne s'agit pas d'hapax. Et il ne semble pas que l'un des articles soit employé plus fréquemment, ou plus anciennement que les autres. Quatre conclusions peuvent être tirées de ces constatations empiriques, chacun des aspects mis en évidence étant cohérent avec les autres : 1. Les articles existaient dès le proto-roman (Sabanééva 2003), ils avaient poursuivi leur évolution, et au Xe siècle leur grammaticalisation était parvenue déjà au stade où l'expression du générique était devenue l'un de leurs emplois possibles. Dans cette optique, les articles sont conçus comme des morphèmes possédant à leurs débuts une signification centrale, prototypique, qui va s'élargissant à travers de nouveaux emplois. Ce type de développement s'explique dans le cadre d'une conception prototypique de la notion de généricité (cf. pp. 205-206) : les emplois génériques périphériques apparaissent les premiers, dans des contextes faiblement généralisants, les emplois centralement génériques plus tard. 2. C'est non pas la chronologie de l'apparition des divers articles dans l'emploi générique qui est importante, mais la chronologie des types d'emploi et la nature des contextes dans lesquels le sens générique apparaît codé par un article. Trois facteurs au débjut favorisent l'emploi d'un article avec un nom générique : 1) la mise en rapport de ce générique avec un nom spécifié et bien identifié, par exemple dans une comparaison ; 2) la présence de facteurs pragmatiques ou sémantiques marqués qui tendent à subjectiver, donc à individualiser partiellement le nona générique (contraste, métaphore, connaissances partagées) ; ce sont les contextes à valeur subjective, tels que les énoncés évaluatifs que sont les comparatives, qui favorisent cette évolution ; 3) la position du nom 'générique' : c'est en tête de phrase avec une fonction thématique qu'il est plus souvent déterminé à ses débuts. 3. Ce qui est important, c'est le recul de l'absence d'article. Quels qu'ils soient, tous les emplois nominaux doivent à un moment ou à un autre être introduits par un article : l'emploi générique est simplement l'une de ces constructions. C'est la position soutenue par Carlier et Goyens (1998). Soulignons que le développement de l'emploi des articles pour l'expression du générique semble tout à fait parallèle au développement de l'article pour déterminer les noms abstraits : on a souligné le rapport entre ces deux nuances. 4. Un point concernant la relation entre synchronie et diachronie peut être précisé. Suivant Chesterman, en anglais moderne, pour l'expression du générique il y a primauté du pluriel sans article, qui a la plus grande extension. Et en français moderne, selon Kleiber, c 'est le défini singulier qui joue ce rôle, car il vaut aussi bien pour les noms comptables que pour les massifs. Or en diachronie on ne constate aucune de ces primautés. Il n'est donc pas possible de rabattre la synchronie sur la diachronie. 228 229 Chapitre 7 'MACRO-GRAMMATICALISATIONS' COMMENT ÉVOLUENT LES SYSTÈMES GRAMMATICAUX 1 Modifications au plan de la structure du système La description donnée au chapitre 4 de l'évolution du micro-système formé par les morphèmes moult, très et beaucoup, nous a conduit à poser l'idée que dans bien des cas, un changement ne peut être analysé seul, mais que c'est l'ensemble des changements liés qui doit recevoir une explication - par 'changements liés', nous désignions des changements concomitants et reliés sémantiquement de façon évidente puisque exprimant une même notion. Dans ce chapitre 7, nous traiterons de changements qu'il faut également traiter de façon liée, mais qui, eux, n'ont en apparence aucune relation. Il est en effet possible de mettre en évidence des similitudes entre les résultats obtenus par des transformations qui se déroulent à une même période, mais qui n'ont aucun rapport paradigmatique ou sémantique entre elles, contrairement à ce qui se passait pour moult, très et beaucoup ou d'autres phénomènes du même type. Notre propos dans ce chapitre est d'une part de mettre en lumière ce type de phénomènes, et d'autre part de développer une hypothèse capable d'expliquer l'existence de telles similitudes. Une telle démarche n'est pas nouvelle : on met par exemple traditionnellement en rapport la perte dans l'histoire du français de la déclinaison nominale avec le développement de l'ordre des mots sujet-verbe-objet. Mais c'est la 'théorie des principes et paramètres' dans la perspective de la Grammaire Universelle, qui a exemplairement approfondi cette idée : D. Lightfoot (1991) a ainsi montré 231 Grammaticalisation et changement linguistique "F comment des changements apparemment sans lien entre eux autre que chronologique, s'expliquent par l'introduction dans la grammaire d'un nouveau 'paramètre' unique1. Et, comme nous le constaterons de notre côté pour le type de changement étudié ici, « chaque introduction d'un paramètre se manifeste par un ensemble de changements de surface simultanés »2. Sans se situer dans cette perspective centralement syntaxique, notre démarche tend elle aussi à mettre en évidence l'existence de mutations d'un niveau abstrait, macro-grammatical, qui peuvent expliquer des phénomènes de changement sans rapport évident entre eux. Nous montrerons qu'on peut repérer des similitudes structurelles entre divers changements. Nous ferons l'hypothèse que ces changements sont la conséquence de modifications concernant non plus les formes ni même les paradigmes ou les catégories, mais qui touchent la structure même du système grammatical Ces phénomènes que nous regroupons en 'faisceaux de changements' sont liés non au plan de la grammaire, mais au plan de leur causalité : ils sont tous dans notre perspective des conséquences d'une mutation en train de se produire au plan de la structure de la grammaire. Ce type de changement pourrait correspondre à ce que Benveniste nommait ' classes formelles ', à ce qu ' il définissait comme des ' transformations innovantes ' : celles qui consistent en « la disparition ou l'apparition de classes formelles, modifiant ainsi l'effectif des catégories vivantes » (1968 : 126-127). Ces changements au niveau de la macro-structure grammaticale affectent le système même de distinctions et d'oppositions qui organisent la grammaire d'une langue, et sur lequel reposent les différents paradigmes. Ainsi par exemple, lorsqu'une distinction telle que 'proximal / distal' cesse d'être exprimée par un morphème, ou lorsque la distinction 'animé / inanimé' cesse de se faire à travers l'existence de paradigmes différents, nous avons affaire à un changement modifiant le stock des catégories caractérisant une langue (voir chapitre 1, pp. 57-59, les grammaticalisations des types 1 et 2). Au plan où nous nous plaçons, il ne s'agit plus d'oppositions en sémantique grammaticale s'exprimant ou non par des morphèmes ou des paradigmes spécifiques, mais il s'agit de la structure même de la grammaire, de la hiérarchisation et des rapports qui s'établissent entre les unités du macro-système. Ce sont de telles mutations qui sont causes de bon nombre de changements, grammaticalisations de type 1,2 ou 3, analogie, iconicité, etc. Nous argumenterons enfin qu'il s'agit bien là encore de grammaticalisation, possédant les traits spécifiques attendus de ce processus. 1. 2. Dans son ouvrage How to set parameters, D. Lightfoot a étudié l'introduction dans la grammaire de l'anglais de six nouveaux paramètres (1991 : 166-167). « Each new parameter setting is manifested by a cluster of simultaneaous surface changes » (Lightfoot 1991 : 167). ë * als > as, et de + les > dels > des. Insistons sur le fait que cette évolution ne peut se faire que si le déterminant est atone. L'explication apportée par Dees est d'autant plus assurée que les dialectes qui ne connaissaient pas la réduction de -Is final à -s dans les déterminants combinés aux prépositions a et de ne possédaient pas non plus ces : c'est essentiellement le cas de la Saintonge. 8 Notons que l'hypothèse de G. Kleiber n'explique pas ce fait. Il considère en effet que c'est la forme en -L qui est non marquée et qui donc pourrait être employée au heu de -ST, et non l'inverse - ce qui est le cas ici. 239 Grammaticalisation et changement linguistique Cette nouvelle analyse de l'origine de ces rendait compte de la valeur de certains de ses emplois qui, on l'a dit, ressortissaient à la valeur de la série en -L. Les trois arguments phonétique, dialectal, sémantique, concordaient, assurant la validité de la proposition d'A. Dees. Le développement de cette forme ces a été interprété comme un fait d'analogie, et il est en quelque sorte la suite normale du fait précédent : l'analogie grammaticale avec les ou mes s'iconifie à travers l'analogie formelle grâce au -s final. Mais l'ambiguïté de la forme ces peut être décrite en d'autres termes : il s'agit d'une forme neutralisée sémantiquement (comme elle l'est phonétiquement et étymologiquement) où cesse de fonctionner l'opposition entre -ST et -L : c'est de notre point de vue le point essentiel. Une telle neutralisation ne peut être le fruit du hasard, ou le résultat indifférent d'une double évolution phonétique9. Nous pensons qu'il faut ici changer de perspective et adopter une vue systématique, 'synchronique', celle des locuteurs français du XIITsiècle, qui n'avaient certainement pas connaissance de la double origine de ces, mais constataient simplement qu'ils pouvaient utiliser ces sans devoir marquer en même temps le trait 'distal' ou 'proximal'. C'est cela qui permet de mieux comprendre diachroniquement la signification du changement. Nombreux sont en effet les emplois de ces dans les textes médiévaux qui montrent nettement que cette nouvelle forme peut remplacer aussi bien cez, subjectif ou proximal, que cels, objectif, distal ou anaphorique. C'est ainsi le cas dans une chanson de geste écrite vers 1200, Ami et Amile : dans le premier exemple ces désigne un réfèrent présent dans la situation d'énonciation (en discours direct avec un verbe de parole au présent), il a donc à cet endroit la valeur d'un démonstratif déictique de la série en -ST ; mais dans l'énoncé suivant, ces armes est dans la même séquence que cel destrier et cel escu qui appartiennent à la série en -L, et les trois régimes sont gouvernés par un verbe qui n'est pas au présent de renonciation mais au futur : 6. « Et par devant ces chevaliers le di... » (Ami et Amile, v. 1401 : 'Et devant ces chevaliers (ici présents) je l'affirme.. /) 7. « Et je panrai cel bon destrier que mu, Toutes ces armes et cel pezant escu, Droit a Paris m en irai a vertu. » (Ami et Amile, éd. P. F. Dembowski, v. 1031-1034 : 'Et moi je prendrai ce bon cheval aux longs crins, toutes ces armes et ce lourd bouclier, et droit à Paris je m'en irai sans attendre.') cette et cest > cet devant voyelle (du paradigme en -st). Cette série est renouvelée non seulement dans la forme et par sa signification sémantique affaiblie, mais aussi par sa valeur grammaticale. Qu'a donc de spécifique ce nouveau paradigme au plan grammatical ? Essentiellement, d'être un paradigme de déictiques uniquement déterminants. Jusque là en effet, comme en latin et comme dans les autres langues romanes, les formes de démonstratifs étaient employées aussi bien comme pronoms que comme déterminants - même si certaines d'entre elles étaient déjà davantage employées avec l'une ou l'autre fonction. A présent, les deux paradigmes se distinguent formellement, et en particulier par la présence ou l'absence d'accent tonique. 10. Si le nouveau déterminant ce ne poursuit pas son évolution phonétique jusqu'à l'élision de -e devant un mot commençant par une voyelle, c ' est que le moment de cette évolution est passé. On sait en effet que les évolutions phonétiques, comme les autres changements d'ailleurs, ne sont pas a-temporels. Et c'est la forme cest > cet qui sera utilisée dans ce contexte phonologique. 242 M3LCro:gram^^ 2.5 4e étape : début du XIIIe siècle : apparition de la forme cis ; analogie encore ? m- I Un ultime phénomène confirme notre hypothèse de la constitution en cours d'un nouveau paradigme : l'apparition d'une forme de déterminant masculin singulier au cas-sujet (donc en -/-), cis. Cette forme, qui apparaît dans plusieurs textes à partir du début du XIIIe siècle, a elle aussi donné lieu à des identifications contradictoires, parce que dans ce cas aussi on raisonnait uniquement en termes de phonétique. Rheinfelder (1985/11:137) range cis dans la série CIST : pour lui il s'agit d'une forme du nord, picarde et wallone, qui s'expliquerait par le fait qu'au cas-sujet sg., cist aurait pris un -s désinentiel dans ces régions : cist+s > *cists dans lequel le groupe consonantique -sts se réduit à l'affriquée -z, donnant ciz ; cette affriquée se simplifie en -s à la fin du XIIe siècle, donnant la forme cis11. Mais cette interprétation se heurte à la réalité des textes. Dees ( 1971 :46-47 et 66-67) a montré que dans les mêmes textes cis peut avoir l'une ou l'autre valeur : ainsi par exemple, des 23 cis de la Chanson d'Aspremont, 18 se rattachent à CIST, et 5 à CIL. Chez un auteur picard du début du XIIIe siècle, Robert de Clari, cis a généralement valeur d'anaphorique (valeur dévolue à la série en -L). Dans d'autres textes du XIIIe siècle, cette forme peut fonctionner aussi bien comme équivalent de cist (exemples 11 et 12) que comme équivalent de cil (exemple 10) : 10. Ne ne cuide mie que cis grans doels soit pour ses frères. (La mort du roi Arthur, éd. J. Frappier, § 100 : 'Et il ne pense pas que ce grand chagrin soit dû à ses frères') 11. « que ge les ferai prendre ensemble ains que cis mois soit passez. » (ibid. 53 : 'car je les ferai surprendre ensemble avant que ce mois-ci soit passé') 12. « .. .S'en nulle ville le poissiez trouver, I Que cis chaitis poïst a lui parler. » (Ami et Amile, v. 119 : cis chaitis signifie « moi, malheureux / ce malheureux que je suis » : . .si en quelque ville vous pouviez le trouver, afin que ce malheureux (que je suis) puisse lui parler) Skârup (1993 :53) partage l'avis de Dees, et montre que phonétiquement cis peut non seulement venir de cist+s, mais également de cil+s. La forme cis, dont les grammaires font peu état, est loin d'être rare. Elle est attestée une centaine de fois dans le corpus BFM, mais elle se rencontre dans 16 textes seulement : outre dans la Chanson d'Aspremont, on la trouve dans des textes de la seconde moitié du XIIe siècle (mais les manuscrits sont plus tardifs) : Tristan de Béroul, les Quatre Livres des rois, Eracle de Gautier d'Arras, le Lai de Narcisse ; également autour de 1200 11. Mais il existait aussi une forme de pronom cis qui venait de cil + s :N'en escapa ne cis ne cist (Perceforêt, 42828). 243 Grammaticalisation et changement linguistique dans Ami et Amile, puis dans le premier quart du XIIP siècle chez Renaud de Beaujeu dans le Bel inconnu, chez Villehardouin, dans la Mort du roi Arthur, dans Guillaume de Dole et VEscoufle de Jean Renart (plus de 20 cas), dans YAtre périlleux, encore à la fin du XIIP siècle dans le Tristan en prose, dans les Récits d'un ménestrel de Reims et dans les Coutumes de Beaumanoir, et jusqu'au début du XIVe siècle dans la Chronique de Morée. Ses valeurs d'emploi dans ces textes montrent sa bivalence sémantique. On peut donc considérer que cis, neutralisant 1 ' opposition sémantique comme ces et ce, appartient au même paradigme naissant que ces deux formes. Pour notre part, nous voyons dans cis non un abrègement de cist ou une forme dialectale de cil, mais une tentative pour créer une forme de cas-sujet singulier masculine analogique de celle de l'article défini sujet //, comme ce l'était de le. Ainsi au XIIP siècle l'ancien français possède un troisième paradigme de démonstratifs, qui se caractérise par les quatre traits suivants : emploi exclusif comme déterminant, neutralisation de l'opposition sémantique, neutralisation de l'opposition de genre au pluriel, impossibilité d'être préfixées en et absence d'accent tonique. La constitution de ce nouveau paradigme presque complet, présenté dans le tableau 4 en parallèle avec le déterminant défini, a pris moins d'un siècle. Tableau 4 Article défini Déterminant démonstratif Masc. CSsg li CRsg le CSpl H CRpl les Masc. CSsg cis CRsg ce CSpl -CRpl ces Fém. Sg. la Pl. les Fém. Sg -Pl. ces Pour décrire complètement le système des démonstratifs au XIIP siècle en français, il faut donc ajouter au tableau des séries en -L et -ST, qui s'opposent semanùquement, un tableau de formes définies uniquement par leur catégorie grammaticale : a Wacr^gran^^ Tableau 5 Déterminants-pronoms démonstratifs (XIIIe siècle) Singulier Pluriel Masculin NB-Ces formes peuvent être préfixées en -i. CS cil / cist CR 1 cel / cest CR 2 celui / cestui CS cil/cist CR cels, ceus / ces (tonique) Féminin de même : icele, iceste... CSetCRl cele/ceste CR 2 celi / cesti __.-.— celés / cestes Déterminants démonstratifs (XIIIe siècle) Singulier Pluriel Masculin CS cis CR ce (+ consonne) CR ces (atone) Féminin ._-- ces (atone) Rappelons que dès l'origine il existait une forme de pronom démonstratif neutre, ce (également graphie ço, ceo, cen, et c devant voyelle), à valeur déictique ou anaphorique, mais neutralisée sémantiquement du point de vue déictique, contrairement aux séries CIST et CIL et aux adverbes ci, ça, la, iluec, çaienz, laienz. 2.6 5e étape : fin Xllle-début XIVe siècles : Les suffixes -ci et -la ; restauration de lfopposition sémantique L'étape suivante est celle de l'apparition des suffixes -ci et -la, obtenus par la grammaticalisation des adverbes déictiques correspondants, et dont le rôle est de rétablir l'opposition sémantique effacée : 13. « Amis, savroiz le me vos dire... cornant cist chastiax ci a non... ? » (Chrétien de Troyes, Erec 5334 :msGuiot : 'Ami saurez-vous me dire., .comment ce château [que l'on voit ici] se nomme ?') 244 245 Grammaticalisation et changement linguistique 14. « Che castiel la qui le connoist ? » (Richart le Biaus 3796 : XIIP siècle : 'Ce château la (n'appartenant pas au locuteur, et lointain) qui le connaît ?') Ce nouveau changement, qui se réalise dès la fin du XIIP siècle, est important car il montre que le 'but' des changements précédents n'était pas de neutraliser l'opposition sémantique entre les deux paradigmes, puisqu'il apparaît nécessaire de la rétablir. Ce à quoi conduisent ces changements, c'est à matérialiser, à 'grammaticaliser', une spécificité de la catégorie de déterminant démonstratif. 2.7 6e étape : XVe siècle : Création d'un nouveau paradigme de 'pronoms démonstratifs' Ce qui confirme notre hypothèse d'une mutation catégorielle, c'est la suite de l'évolution. Entre le XIVe et le XVIe siècle va en effet se constituer un paradigme complémentaire de démonstratifs qui seront uniquement des pronoms. En ancien français, les deux paradigmes de démonstratifs, celui en -L (cil, cel, celui, cele...) et celui en -ST (cist, cest, ceste...) comportaient au total 32 formes, comme on le voyait dans le tableau 1 (p. 235) : dans chacun des deux paradigmes il y avait trois formes pour le masculin singulier, deux pour le masculin pluriel, deux pour le féminin singulier, une pour le féminin pluriel ; et chacune des formes pouvait être préfixée en i- pour marquer la topicalisation ou l'emphase. Toutes ces formes pouvaient être employées comme pronoms. Mais parmi toutes ces formes potentiellement pronoms, dans le passage au français moderne, seules quatre formes ont subsisté : celui, ceux, celle, celles. Togeby (1974), Kukenheim et d'autres encore avaient été frappés par la ressemblance entre ce paradigme et celui des pronoms personnels toniques qui venait, depuis 1400 environ, de se réduire aux formes lui, eux, elle, elles (Zink 1997 : 150-154 ; Marchello-Nizia 1997/1979 :226-250). Nous avons apporté les preuves de la justesse de cette intuition (Marchello-Nizia 1995 : chap. 5). L'analyse d'un gros corpus de textes d'ancien et moyen français a révélé qu'une réorganisation des pronoms démonstratifs avait commencé au XIIP siècle, et qu'une relation s'était créée entre les pronoms cil et il. Tout d'abord, les pronoms sujets cil et cist, solidaires jusque vers 1250, divergent à partir de là : cist se raréfie et disparaît presque complètement vers 1320, alors que cil continue d'être employé un siècle encore environ, jusque vers 1420. Pendant près de cent ans donc, cil survit à son compagnon cist. D'autre part, on constate un parallélisme inattendu dans l'évolution des deux formes cil et //. Ainsi, certains auteurs voulant distinguer le singulier du pluriel créent deux formes parallèles, Hz et cilz (au lieu des formes attendues il et cil). Et au début du XVe siècle, la disparition de cil coïncide avec le moment où le pronom // cesse d'être un pronom tonique pour devenir un 246 'Macro^ammaticalisations' : comment évoluent les systèmesgrammaticaux clitique ; et de même que la forme lui va prendre les emplois de il en tant que pronom accentué, de même c 'est la forme celui qui va remplir les fonctions de cil. Les deux formes de sujet, à partir du début du XIVe siècle, suivent bien une évolution parallèle. Le pronom cil, ayant cessé d'être senti comme le complémentaire sémantique de cist, est devenu le pronom démonstratif correspondant à il, qui était alors une forme autonome et accentuée. A la lumière de cette correspondance, on peut mieux interpréter la sélection des seules quatre formes du nouveau paradigme : elles correspondent aux formes toniques du pronom personnel de 3e personne, et on peut les analyser en : 'particule déictique-f élément anaphorique' : c(e)+lui, c+elle, c+eux, c+elles. 2.8 XVe-XVIIe siècles : opposition catégorielle et simplification du système Les déterminants démonstratifs sont désormais ce/cet, ces, cestelcette, et les formes de pronom démonstratif celui/celle/ceux/celles ; les autres formes subsistantes disparaissent entre le XVe et le milieu du XVIIe siècle. L'assimilation au modèle dominant du couple déterminants/pronoms est achevée, et le système des démonstratifs est stable depuis le XVIIe siècle. 2.9 Synthèse et conclusion partielle L'ancien français possédait jusqu'à la fin du XIIe siècle un système de déictiques-anaphoriques où, comme en latin et dans les autres langues romanes, ce qui primait était l'opposition sémantico-pragmatique, et où n'existait pas la distinction entre le pronom, constituant syntaxique de niveau supérieur, et le déterminant, constituant de niveau inférieur. Dès le XIe siècle a commencé une évolution sémantique qui a modifié le mode de référence du démonstratif (Marchello-Nizia 2004c). Ce brouillage sémantique a sans doute favorisé un synchrétisme phonético-morphologique qui a abouti à l'apparition et au développement d'une forme neutralisée du point de vue sémantique, ces. La distinction entre éléments de premier niveau et éléments secondaires, distinction qui avait commencé à se développer dans les langues romanes avec l'apparition des articles en particulier, s'étend par étapes aux démonstratifs, puis, comme on va le voir, à d'autres micro-systèmes de la grammaire. L'hypothèse que nous venons de proposer permet de rendre compte de façon simple, globale et cohérente du bouleversement qu'a subi le système des démonstratifs français. Les explications antérieures, fondées totalement ou en partie sur les changements phonétiques, présentaient deux inconvénients : d'une 247 Grammaticalisation et changement linguistique part elles traitaient chaque changement aboutissant à la création d'une nouvelle forme comme un phénomène isolé. Ce que nous avons considéré comme des étapes dans une transformation apparaissait comme une série de mouvements arbitraires sans lien entre eux, et phonétiquement en effet il n'en existe aucun. D ' autre part, ce type d ' explication ne peut absolument pas expliquer la formation du paradigme des pronoms démonstratifs telle qu'elle s'est produite - on a parfois affirmé que ce sont les formes les plus fréquentes qui se sont conservées, ce qui ne correspond pas à la réalité. Notre explication a l'avantage d'établir une cohérence entre les divers changements. Comme on le voit, on a inversé la hiérarchie des causes habituellement reconnues : ce n'est plus l'arasement phonétique qui guide l'évolution, mais une mutation du système grammatical, qui tend à distinguer morphologiquement, à 'paradigmatiser' la distinction entre deux types d'éléments de même sens, l'un, le pronom, élément constitutif de la phrase, l'autre, le déterminant, élément constitutif du syntagme, c'est-à-dire de l'unité de rang inférieur. On considérera donc qu'il y a 'grammaticalisation', morphologisation d'une différence qui jusque là était uniquement syntaxique, entre éléments de premier rang et éléments de second rang. Ainsi qu'on va le voir, cette hypothèse est confortée par le fait que les démonstratifs ne sont pas les seuls morphèmes à opérer cette segmentation entre déterminants et pronoms à partir d'un état de langue où cette distinction n'était pas généralisée. 3 Les indéfinis et les possessifs, le pluriel de l'article indéfini : la complétion des paradigmes 3.1 Indéfinis Une série de changements, contemporains de celui que nous venons d'analyser et comparables dans leur résultat, sont également explicables par l'hypothèse de la différenciation évoquée, qui se développe et restructure peu à peu la grammaire. Il s'agit tout d'abord de l'introduction dans le paradigme des indéfinis de nouvelles formes permettant une distinction entre emploi de déterminant et emploi de pronom. Certaines sont apparues au cours du XIIe siècle, et bien qu'attestées sporadiquement, elles ne se sont généralisées, c'est-à-dire complètement 'grammaticalisées' jusqu'à devenir obligatoire (chapitre 1), qu'au XVe siècle, n'existant pendant quelques siècles que sous forme de variantes. 'Macro-grammaticalisations' : comment évoluent les systèmes grammaticaux C'est tout d'abordle cas de chaque. En ancien français, chascun est tout aussi bien pronom que déterminant : 15. Chascuns ot lance roide et fort. (Chrétien de Troyes, Yvain, v. 816 : 'Chacun (pronom) avait une lance droite et solide') 16. Si le fet chascun ior baignier... (Chrétien de Troyes, Yvain, v. 1883 : 'Et il le fait baigner chaque (déterminant) jour') Cependant, dans certains manuscrits du XIIT siècle, la forme de déterminant chaque apparaît de loin en loin : 17. et Kex o li chasque nuit gist. (Chrétien de Troyes, Charrette, v. 4818 : 'Et Keu avec elle couche chaque nuit') À partir du XVe siècle la distinction entre les deux fonctions sera systématiquement marquée. Le même phénomène se passe pour quelque et quelqu un, qui se développent tous deux au XVe siècle seulement, alors que quelqu'un existait depuis le XIIIe siècle mais sans être régulièrement employé, comme variante donc. Des déterminant indéfini pluriel 3.2 E-^ ~- ^--- Enfin, c'est également au XVe siècle que commence à être couramment employé dans un bon nombre de textes la forme du déterminant indéfini pluriel des. Jusqu'alors, le paradigme de l'article indéfini est incomplet : en ancien français en effet, un n ' existe qu ' au singulier, il n ' a pas de pluriel, et un nom indéfini pluriel a un article nul : un cheval I chevaus ('un cheval / des chevaux'), une arme I armes ; jusqu'au XIVe siècle, la forme de 'pluriel' uns, unes marque le duel (unes chausses 'une paire de chausses') ou le collectif (uns degrez 'des marches, un escalier'), mais jamais le simple pluriel. Désormais tous les paradigmes de déterminants sont complets et spécifiques. 3.3 Le possessif Quant au possessif, il possédait deux paradigmes : l'un, atone, mes/mon/ma, qui n'était que déterminant, et l'autre, mienlmoie, accentué, qui pouvait être déterminant ou pronom. Avant même le XVe siècle, le second sera limité à l'emploi de pronom. 249 248 Grammaticalisation et changement linguistique : commentéyoh^^ 4 Rapprochements, conclusion 4.1 Moult / très / beaucoup Rapprochons cette évolution de celle que nous avons décrite dans le chapitre 4 : dans le cas de moult/très/beaucoup, il s'agissait, selon l'interprétation que nous proposons, de distinguer les adverbes portant sur une unité de premier degré telle que les constituants phrastiques nom ou verbe (beaucoup), de ceux portant sur une unité de niveau syntagmatique telle qu'adjectif, ou adverbe (très) : cette distinction n'était pas marquée par le polyvalent moult. Il ne s'agit pas pour autant d'affirmer que l'explication proposée est la seule pour ces changements. D'autres mutations contemporaines du même type, concernant en particulier la contrainte qui s'instaure pour les éléments dépendants d'une même tête d'être contigus à l'intérieur du syntagme, ont favorisé l'avènement de la distinction que nous venons de mettre en lumière. Les déterminants jouent désormais un rôle capital, dans le marquage de la borne de gauche du syntagme, et l'apparition de formes spécifiques pour les déterminants permet d'indiquer sans ambiguïté le début du syntagme. 4.2 Les prépositions Enfin, on constate, de façon comparable, qu'entre le XIIP et le XVe siècle, les morphèmes prépositionnels du français, qui en ancien français étaient pour la grande majorité d'entre eux pluri-catégoriels (préposition, adverbes, particules ou préfixes aspectuels : Marchello-Nizia 2002b), voient leurs emplois se réduire à ceux de prépositions, les adverbes se réservant des formes spécifiques. En effet, sur soixante-dix morphèmes prépositionnels en ancien français, seuls une douzaine ne sont que prépositions : les autres occupent également d'autres fonctions. Or dans le passage au français classique, cette pluri-catégorialité disparaît. Ainsi par, qui pouvait être préposition (par le pré), particule (Moult par est granz) et préfixe verbal (parvenir), voit ses emplois non prépositionnels disparaître (même si on entend encore en français contemporain : ' il est par trop difficile ' ). D ' autres morphèmes en revanche, tel très, qui pouvaient être préposition, préfixe verbal ou nominal, puis adverbe, ne sont plus qu'adverbes. Ce type de changement peut être à notre avis rapproché des précédents : il s'agit de distinguer formellement entre des catégories de niveau différents du point de vue de l'analyse syntaxique ; la préposition, catégorie-tête, va être différenciée de catégories secondaires telles qu'adverbe ou particule, et de catégories ayant perdu leur autonomie pour devenir un formant, telles que les préfixes. 4.3 B 3.1 Une conception traditionnelle non théorisée Il est un premier modèle, non théorisé et en quelque sorte naïf, qui a servi à narrer plutôt qu'à décrire le changement linguistique tout au long de près de deux siècles d'étude du changement linguistique : c'est la formule A > B, ou A B, qui se lisait : A « devient, donne, se transforme en, aboutit à, etc. » B. Il s'agit de désigner, de nommer, un procès non théorisé. Ce qui est pris en compte ici est le système de départ et celui d'arrivée, ou la forme-origine et la forme-résultat, et l'on ne considère que deux systèmes, celui initial antérieur au changement, et celui qui lui est postérieur. 254 Comment modéliser les étapes du changement linguistique ? En effet, le structuralisme sous-jacent à cette description supposant un système nécessairement homogène, le changement se réduisait au remplacement d'un système A par un système B, différent sur un point de A. Qu'une telle position soit incompatible avec une pensée du changement va de soi : on ne peut aboutir qu'à une aporie, et c'est ce qui apparaît à l'évidence chez les linguistes qui, au long de ces décennies, ont perçu cette contradiction. Ainsi Ch. Bally (1926 :18) écrivait : « Les langues changent sans cesse et ne peuvent fonctionner qu'en ne changeant pas. À chaque moment de leur existence, elles sont le produit d'un équilibre transitoire. Cet équilibre est donc le résultat de deux forces opposées : la tradition, qui retarde le changement, lequel est incompatible avec l'emploi régulier d'un idiome, et d'autre part les tendances actives, qui poussent cet idiome dans une direction déterminée.» Et A. Martinet, dans son étude fondatrice Économie des changements phonétiques (20052 /1955 : 71) soulignait encore plus clairement cette 'antinomie' : « L'antinomie de base. L'évolution linguistique en général peut être conçue comme régie par l'antinomie permanente des besoins communicatifs et expressifs de l'homme et de sa tendance à réduire au minimum son activité mentale et physique. Sur le plan des mots et des signes, chaque communauté linguistique trouve à chaque instant un équilibre entre les besoins d'expression qui demandent des unités plus nombreuses, plus spécifiques et proportionnellement moins fréquentes, et l'inertie naturelle qui pousse vers un nombre plus restreint d'unités plus générales et d'emploi plus fréquent. » (chapitre 4) Un demi-siècle plus tard, dans leur article fondateur de 1968, Weinreich, Labov et Herzog soulignaient, sous la forme d'une question provocatrice, la contradiction inhérente à la position de leurs prédécesseurs : « If a language has to be structured in order to function efficiently, how do people continue to talk, while the language changes, that is, while it passes through periods of lessened systematicity ? » (1968 : 100) 3.2 La théorie des 'Principes et paramètres' et la réanalyse : une théorie catastrophiste du changement théorisée Une autre approche adopte également le principe d'un changement en un mouvement : il s'agit de la théorie des principes et paramètres, dans le premier modèle proposé par D. Lightfoot (1979). Selon lui, tout changement ayant nécessairement pour source l'apprentissage de 'sa' langue par un enfant natif et se réalisant sous la forme d'une 'réanalyse', le processus est forcément unique et prend donc la forme d'une 'catastrophe', c'est-à-dire d'un changement drastique matérialisant le changement de système (cf. R. Thom, et chapitre 1). 255 Grammaticalisation et changement linguistique Contrairement aux conceptions précédentes, celle-ci est théorisée : elle repose sur une certaine idée de la grammaire et de son apprentissage, et il s'agit d'un véritable modèle du changement, même s'il a été très vite fort discuté, de sorte que Lighfoot a par la suite renoncé à considérer ce processus comme le seul mécanisme de changement. Dans ce modèle, comme dans la description traditionnelle évoquée précédemment, il n'existe que deux états de la grammaire : il y a un AVANT et un APRES le changement, mais le changement lui-même est réduit à un processus simple. 4 Trois états : A -> état de variation A + B -> B Mais si on considère non pas seulement l'innovation' (Andersen), mais le changement avec extension, alors il faut distinguer plusieurs étapes, et l'on est en même temps contraint de prendre en compte le caractère dynamique de la langue. 4.1 La conception socio-linguistique de la langue Si l'article de 1968 que nous citions plus haut est encore considéré, quatre décennies plus tard, comme un jalon dans la pensée du changement, c'est qu'il articule d'emblée variation et changement, synchronie et diachronie, en affirmant que le changement est dans la variation, et que tout système linguistique est complexe, stratifié et hétérogène. Dès lors, tout changement supposait trois états : deux homogènes, celui de départ (ne comportant que la forme ancienne) et celui d'arrivée (ne comportant que la nouvelle forme), et un état hétérogène, où fonctionnaient comme des variantes l'ancienne et la nouvelle forme : État A —> État de variation A et/ou B -> État B Cette conception, propre à la socio-linguistique, a conduit à penser autrement toute modification du système, qu'il s'agisse d'un morphème, d'une construction, d'un lexème. Elle offre en effet la capacité de penser l'étape intermédiaire comme complexe. Mais surtout, elle permet de rendre compte de ce que l'on trouve empiriquement. Cette étape supplémentaire, complexe, est très souvent attestée dans les documents qui nous sont parvenus, témoins d'une période où la variation était récurrente. Et grâce à l'utilisation de gros corpus de données, il arrive que l'on puisse identifier le début de cette étape de transition et sa fin. Cette possibilité nouvelle de penser le changement est le résultat de la prise en compte de l'hétérogénéité du langage, liée à l'usage que font les locuteurs de leur langue, et à la fonction pragmatique inhérente à la langue puisqu'elle est codée dans la grammaire. Comment modéliser lesétapes_du_ch^^ linguistique ? 4.2 Approches diachroniques : théorisation de Y étape intermédiaire Un modèle tel que celui de la grammaticalisation pose qu'un phénomène se déroule de façon progressive, et donc que dans le passage du stade initial où la nouvelle unité n'existait pas, au stade final où elle s'est intégrée pleinement au système grammatical, il existe toujours un stade intermédiaire où les deux systèmes coexistent. C'est seulement lorsque cet état de variation disparaît, et que la forme ou l'usage antérieur ou bien est devenu a-grammatical, ou bien n'est plus senti comme ayant aucune parenté avec le nouveau morphème, que l'on peut dire que le processus de grammaticalisation est achevé. Dans certains cas d'ailleurs l'ancienne unité ou construction ne disparaît pas aussitôt, mais coexiste avec la nouvelle sur une longue durée et sans qu'on puisse prévoir à coup sûr sa disparition (longtemps ? définitivement ?). C'est le cas par exemple en français des deux négations, ne... pas et pas seul, qui coexistent depuis le XVP siècle chez les locuteurs, ou encore des diverses constructions de l'interrogation. Cet état intermédiaire, qui n'est pas propre au processus de grammaticalisation, mais à tout processus de changement et même à toute analyse de type socio-linguistique des systèmes synchroniques, a été bien des fois affirmé, et a même conduit J. T. Faarlund (1990 :48-49) à formuler le 'principe de coexistence synchronique' : « A change from one form F to another form G cannot take place unless F and G can coexist as alternatives in a language. A diachronie change, then, can be seen as the resuit of two spécifie historical processes : the appearance of a new form as an alternative to an already existing form, and the disappearance of one of two coexisting, alternative forms at a later stage. » On pourrait voir là le versant diachronique de la perspective variationniste en synchronie. Il s'agit de définir une synchronie complexe, et même hétérogène : c'est en effet à cette étape qu'une grammaticalisation débutante devient perceptible. La grammaire générative a progressivement pris en compte elle aussi cette étape dans le cadre de la théorie des principes et paramètres, sous le nom de 'grammaires en compétition' (A. Kroch : competing grammars), qui peuvent coexister chez le même locuteur. 256 257 Grammaticalisation et changement linguistique 5 Quatre états : B. Heine : un modèle quadriphasé ; la seconde phase, A+B, est affinée et problématisée 5.1 Heine (2002) : importance du contexte Après une période où Heine utilisait, comme tout diachronicien, un changement en trois étapes (Heine 1993 : 49), il a proposé, dans un article important qui synthétisait bon nombre de réflexions en cours, un modèle plus complexe, en quatre étapes, qui mettait en évidence le rôle crucial du contexte (2002 : 86-92). Ce 'scénario' a pour particularité d'affiner de façon décisive l'étape intermédiaire, en y distinguant deux étapes. Le but est clair : mettre en évidence les étapes du changement à travers l'analyse de la modification des contextes dans lesquels le mot se rencontre. Le point de départ est l'idée que ce que l'on nomme 'changement de sens' d'un mot est en fait une modification des constructions dans lesquelles il apparaît. Heine déplace ainsi la description du phénomène du plan de la seule sémantique au plan de la syntaxe. Il distingue quatre stades : • Le stade I, stade initial (initial stage), où dans tous ses emplois le mot a son sens originel (source meaning) ; Le stade II est nommé 'contexte de transition' (bridging context) ; à cette étape apparaît un contexte, possiblement ambigu, donnant lieu à la construction d'une inférence qui conduit à une nouvelle signification, cette nouvelle signification apparaissant au premier plan (target meaning foregrounded) ; • Le stade III est l'étape de 'contexte de passage' (switch context) : apparaît un type de contexte incompatible avec la signification originelle du terme, c'est-à-dire impossible au stade I ; dès lors, dans cet emploi nouveau, le sens initial est relégué à l'arrière-plan et même effacé, et le nouveau sens permet au mot d'apparaître dans des contextes tout à fait nouveaux, et pas seulement dans les contextes ambigus qui avaient permis son apparition. On peut considérer cette étape comme celle qu'on décrit sous le nom d"extension\ ou d"actualisation' selon le terme de H. Andersen (2001) ; • Le stade IV enfin est celui de la 'conventionalisationy des nouveaux contextes qui marquent la primauté du sens nouveau qui seul subsiste. Le critère, alors, est le concept proposé par Hagège de 'preuve par anachronie' (the proofby Anachrony principle, 1993 : 200-202). Cela signifie que les unités source et cible peuvent se construire et apparaître côte à côte : Je vais aller au cinéma (aller verbe plein et aller auxiliaire du futur), Je ne ferai pas un pas de plus (pas substantif et pas adverbe de négation). Ce phénomène est le signe qu'une grammaticalisation est achevée et que le signe ainsi entré dans la morphologie peut coexister avec sa 'source' sans que le locuteur en soit conscient ni même rapproche les deux états de la même forme. Comment modéliser les étapes du changement linguistique? Comme le souligne Heine, les divers stades de cette évolution peuvent coexister à une même période. Nous avons par exemple en français la forme ai qui peut être : soit le présent 1 du verbe plein avoir ('posséder' : J'ai une robe, et aussi J'ai une robe déchirée où chacun des verbes a un agent différent), soit l'auxiliaire du passé (J'ai déchiré une robe, où l'agent des deux formes est le même), soit l'auxiliaire du passé de verbes non transitifs (J'aiparlé : auxiliarisation totale), soit la terminaison du futur synthétique où l'emploi comme auxiliaire a évolué, s'est grammaticalisé en affixe (Je parler-aï). Nous savons en effet qu'en latin tardif et en roman le verbe habeo ('j'ai') a été auxiliarisé par deux fois, tout d'abord pour former le futur (cantare hâbeo > cantar-âyyo > chanter-ai), et ensuite pour former le passé (cantâtum hâbeo). Dans ce scénario, Heine distingue clairement entre III et IV, entre la phase de 'production-interprétation' à un stade interpersonnel en quelque sorte (III), pragmatique, et la phase d'achèvement de la grammaticalisation, d'adoption du nouveau morphème ou de la nouvelle construction par la grammaire (IV). Or cela, les analyses antérieures ne le faisaient pas. Ce nouveau modèle permet de mieux décrire les deux phases du changement qu'Andersen nomme 'innovation et 'actuation (1989,2001) - ce que d'autres déisgnent par le terme 'actualization . La phase II correspond tout à la fois au moment de l'apparition chez un locuteur de la nouvelle forme et au début de son utilisation, avant que par extensions successives (utilisation dans des contextes de plus en plus différents) elle se grammaticalisé. 5.2 la sémantique du prototype (Geeraerts, De Mulder) Selon l'approche développée par Geeraerts (1997), qui correspond à la conception 'prototypique étendue' développée par Kleiber (1990), les catégories prototypiques ont quatre propriétés qui permettent de prendre en compte et de décrire le changement sémantique : 1. les membres de ces catégories présentent différents degrés de typicalité (+ ou -) ; 2. elles se structurent autour d'un membre central ; 3. les catégories ne sont pas enfermées dans des contraintes nécessaires et suffisantes ; 4. elles ont des limites floues et peuvent donc intégrer de nouveaux membres. Comme le montre De Mulder (2001 : 20-21) dans son analyse à propos de aller, - sur le modèle de celles fournies pour go en anglais (Givon 1989, Traugott 1987, etc.), cette conception permet la coexistence de deux valeurs du même lexème et de deux interprétations pour le même énoncé. 258 259 Grammaticalisation et changement linguistique Comment modéliser les étapes du changement linguistique ? « Les structurations prototypiques permettent de regrouper beaucoup d'informations...Elles permettent d'intégrer de façon flexibles les nouvelles informations dans des structures déjà existantes.. .Puisqu'elle présente les sens comme dynamiques par nature, la sémantique du prototype présente un point de départ tout indiqué pour interpréter les évolutions sémantiques. » Et comme le signalent De Mulder et Venderheyden (2000 : 135), la sémantique diachronique prototypique utilise les mêmes mécanismes que la sémantique historique antérieure (Bréal, Ullman), expliquant les changements de sens par la métaphore ou la métonymie. 5.3 Une approche cognitive (M. E. Winters) Dans l'approche cognitive proposée par M. Winters (1989, 1990, 1995), et fondée sur la sémantique du prototype, le déplacement sémantique s'expliquerait par un déplacement de saillance, par la mise en saillance d'un trait sémantique secondaire jusque là. Ainsi, lorsqu'on constate empiriquement que le changement sémantique va dans le sens d'une 'subjectivation', on peut décrire ce déplacement comme la focalisation d'un trait jusque là périphérique, mais qui fait évoluer le sens du terme dans cette direction (en particulier Traugott 1989,1995 : 31-35, Traugott et Dasher 2002). Ce type d'explication, centrée sur l'activité cognitive du locuteur-innovateur, et qui trouve dans la sémantique du prototype un cadre d'analyse adéquat, se situerait parfaitement dans le scénario proposé par Heine (2002). C'est ce que nous allons développer. 6 Un modèle en quatre phases Nous adopterons donc un modèle en quatre phases, synthétisant en quelque sorte les apports des trois approches précédentes. Nous l'illustrerons par deux exemples, les grammaticalisations qui ont abouti à la création de beaucoup d'une part, et à celle du futur périphrastique en aller d'autre part. Dans l'état A initial, qui représente la phase I de départ, la saillance est sur le premier élément du groupe coup d épée : 77 avoient veu un biau coup fere au chevalier nouvel. (LaMortleroiArtu,p. 14 : Tls avaient vu le nouveau chevalier frapper un coup superbe') Dans l'état Ab, représentant la phase II, on peut rencontrer des contextes ambigus qui peuvent générer par inférence une interprétation métaphorique : Nos engins getoient au leur et les leurs aus nostres, mes onques n oy dire que les nostres feissent biau cop. (Joinville, 193 ; voir p. 145) Dans l'état suivant, aB, la construction reste la même, mais apparaissent des contextes nouveaux avec cette expression : elle se construit avec des verbes incompatibles avec l'ancienne valeur concrète, lexicale, de beau coup, telforsvoyer 'se tromper, s'égarer' : « Vous avezforvoié beau cop ». (Manière de langage écrite en 1396 : 'Vous vous êtes tout à fait égaré') Dans l'état ultime, ou phase IV, la nouvelle valeur, grammaticale, est nettement séparée de l'ancienne, lexicale, au point que les deux valeurs peuvent coexister dans le même énoncé, selon le 'principe d'anachronie' développé par Hagège ( 1993) : à cette ultime étape, on peut construire : beaucoup de beaux coups d épée (ou encore : // va aller au marché). À partir de cette totale autonomisation de la nouvelle valeur, grammaticale, du terme, vont se développer des emplois inédits, par extension, tels que beaucoup pronominal, ou bien construisant un complément de nom animé humain (beaucoup de gens) : Grammaire : états Beaucoup Aller + Inf A La saillance est sur le 1er élément : x Donner un beau coup d'épée Il va à Paris Ab La syntaxe permet F ambiguïté Sans faire beau-coup Il va chercher un livre aB La saillance se déporte sur le 2e élément : la syntaxe n a pas changé. Pour ALLER la syntaxe reste la même, mais la saillance porte sur DIRE et sa valence Beaucoup de terre, de peine Forsvoyer beaucoup Il va dire son avis B Beaucoup viennent, Beaucoup de beaux coups Il va aller au cinéma Comme on le voit, la nature du contexte nous permet d'identifier le stade auquel en est l'évolution du nouveau morphème : comme le soulignait Heine (2002), le contexte joue un rôle capital. 260 261 Mais il reste un certain nombre d'inconnues : existe-t-il des régularités dans la façon dont on passe d'une phase à l'autre ? Chaque étape (II et lîl spécialement possede-t-elle ses spécificités ? binent; Existe-t-il des contextes plus favorables que d'autres à l'innovation, et donc à une possible évolution ? ne 7 Les types de contexte favorables au changement, sélectionnés pour la Phase-2 7.1 Des régularités dans le choix des contextes de changement Il semble, empiriquement, que ce ne sont pas tous les types de contextes dans lesquels un changement commence à apparaître - qu'il s'agisse d'une nouvelle prononciation, d'une construction nouvelle, d'un nouveau morphème, etc. Un certain nombre de cas empiriques permettent de formuler une hypothèse provisoire : la nature, syntaxique et informationnelle, de l'énoncé dans lequel se trouve la forme en possible changement, et la position de cette forme dans cet énoncé, semblent jouer un rôle. 7.2 Fonctions syntaxiques et thématiques non marquées favorables au changement D'après un certain nombre de cas étudiés, il semble que la nouvelle signification se développe de préférence dans des contextes présentant des points communs : ce sont des situations où l'emploi n'est pas marqué cognitivement ou informationnellement : non pas dans une fonction telle que sujet, mais plutôt dans une fonction adjacente ; non pas en tant qu'élément topicalisé, mais en tant qu'élément non marqué du point de vue de la topicalisation : en phrase enchâssée par exemple ; non pas dans des types de phrase marqués, mais d'abord dans une construction non marquée (phrase déclarative). 262 Comment mode User les étapes du changement linguistique ? 7.2 Trois cas : la grammaticalisation emprunte des voies non marquées... 7.2.1 Beaucoup Ainsi, concernant un groupe nominal tel que (un) beau coup (deN), si comme le pose la grammaire cognitive (Langacker 2001 : 330), « a subject is properly characterised as theprimary clausalfigure », on attendra donc que le changement ait lieu d'abord en fonction d'objet - ce qui par ailleurs est la construction la plus courante de cette expression. Et c'est justement ce qui se passe : comme on l'a vu aux chapitres 4 et 5 (pp. 146-147 et 189), c'est justement en fonction d'objet que beaucoup (+ N) développe ses premiers emplois ; et encore chez Froissart, cet emploi reste de loin le plus fréquent. 7.2.2 Les déterminants démonstratifs ce et ces La nouvelle forme de déterminant, neutralisée tant pour le genre que sémantiquement, se rencontre d'abord dans des énoncés où elle détermine non pas un nom sujet, mais un régime : il n'existe d'ailleurs pas de forme de cas-sujet correspondant à ces en ancien français, au début, et la forme cis de cas-sujet, analogique (voir chapitre 7, pp. 243-245), apparaît tardivement. 7.2.3 Les connecteurs de conséquence en français moderne (C. Rossari 1998) Dans un article de 1998, C. Rossari étudie les connecteurs de conséquence en français et en italien, au sein desquels, pour le français, elle distingue deux groupes : ceux à grande latitude d'emploi (donc, par conséquent, alors) et ceux ne reliant que des énoncés assertifs (de ce fait, du coup, pour cette raison) (1998 : 115): « Parmi les connecteurs pragmatiques, certains ne peuvent articuler que des assertions, alors que d'autres sont combinables avec des suites non assertives, telles que des impératifs ou des questions. C'est le cas des connecteurs de conséquence qui se partagent en deux groupes en fonction de cette propriété. De ce fait, du coup, pour cette raison sont des connecteurs qui ne peuvent être combinés qu'avec des assertions, alors que donc, par conséquent, alors acceptent à leur gauche ou à leur droite des questions ou des impératifs, comme l'atteste le contraste entre les énoncés (a) et (b) : la. Ton père est fatigué, donc / par conséquent / alors ne le dérange pas ! lb. ? ? Ton père est fatigué, de ce fait / du coup ne le dérange pas ! [...] 5a. Je ne te demande pas de finir ce travail immédiatement. Donc/alors pourquoi es-tu si stressée ? 5b. ? ?Je ne te demande pas de finir ce travail immédiatement. De ce fait pourquoi es-tu si stressée ? » 263 Grammaticalisation et changement linguistique Elle constate que certains de ces connecteurs peuvent être employés en tous types d'énoncés, alors que ceux aux emplois restreints ne peuvent être employés que dans des contextes non marqués, tels que phrase la déclarative assertive ; ils sont impossibles, ou difficilement acceptables, en interrogation ou en phrase jussive. Pour rendre compte de cet état de fait, elle est conduite à argumenter que : « les deux types de portée sémantique qui caractérisent les connecteurs de conséquence [...] sont en relation avec le stade de grammaticalisation du connecteur [je souligne]. Les connecteurs du premier groupe ont atteint un stade de grammaticalisation plus avancé que ceux du second... En d'autres termes il est plus adéquat d'expliquer ces restrictions via des stades différents de grammaticalisation que via des fonctionnements hybrides quant à la portée. » (1998 : 124) Si cette analyse se vérifie en diachronie, alors on aura une preuve supplémentaire que la grammaticalisation, et peut-être plus largement le changement linguistique, opère d'abord en contexte non marqué. 8 En conclusion... Les propositions et hypothèses formulées dans ce chapitre ont pour but de nous permettre d'affiner les critères grâce auxquels, peu à peu, on comprendra mieux par quelles modifications très fines dans leur syntaxe, par quels déplacements contextuels, à travers quels processus cognitifs, les unités linguistiques peuvent évoluer tant dans leur nature catégorielle que dans leurs valeurs sémantiques. 264 BIBLIOGRAPHIE Adams, James Noël (1976). «A Typological Approach to Latin word order », Indogermanische Forschungen, pp. 70-99. Adams, Marianne P. (1987). Old French, Null Subjects and Verb Second Phenomena. Ph.D. Dissertation, University of Califomia, Los Angeles. Aitchison, Jean (199P/1983). Language change : progress or decay ? Cambridge : Cambridge University Press. Aitchison, Jean (1991). The seeds of speech : Language origin and évolution. Cambridge : Cambridge University Press. Andersen, Henning(l 973). « Abductive and Deductive Change », Language 49, pp. 765- 793. 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Genève : Droz. 282 INDEX abduction : 44, 72, 78, 79 accord : 93, 116, 136, 157, 158, 159, 163, 164, 166, 177, 217 acquisition : 35, 72, 174 actualisation (actuation, actualization) : 21, 78, 85, 86, 89, 95, 258, 259 adjectifs : 40, 47, 95, 108, 121, 126, 130, 131,134, 144,149,150,152, 153, 154, 155,159, 164,166,168, 169, 170, 171, 172,173, 175, 176, 177, 178, 188, 189, 190, 191, 192, 201,233 adverbes : 19,20,41, 52,56,73,108,109, 113, 121, 123, 125, 130,135, 149, 150, 152, 153, 154, 155, 160, 165, 166, 168, 170, 171, 173, 175, 176, 177, 178, 188, 189, 191, 192, 233, 234, 245, 250 adverbes en -ment : 56, 121, 122,123,171 affaiblissement : 14,26, 30, 34, 35, 36, 39, 53, 112 • phonétique : 53, 112 • sémantique : 35 affixation, affixe : 39,40,52,53,115,117, 259 agent, agentivité : 23, 54, 113, 116, 117, 118, 120, 126, 143, 146, 147,259 agglutination : 40, 41 aimer I clamer : 91, 94 Aitchison J. : 69, 73, 76, 94, 104 aléatoire (caractère - du changement) : 20, 65, 100, 226 aller(+ infinitif) : 15,19,28,35,43,47,54, 88, 93, 102, 115, 118, 120, 143, 148, 235, 258, 259, 260, 261 allocutaire : 25, 26, 34, 70, 122 allons, allez, va...: 122 ambiguité : 11, 144, 162, 261 'anachronie' (principe d'-) : 43, 50, 120, 258, 261 analogie : 8, 17, 18, 31,46, 63, 66, 67, 68, 77, 78, 82-97, 104, 105, 110, 119, 134, 135, 136, 232, 237, 240, 242, 243 analogique (extension) : 77, 89, 95, 134 anaphore, anaphorique : 43,186,217,234, 240, 241,242, 243,245,247 Andersen H. : 21,44,52,59,69,72,79,80, 81,85,86, 95,256, 258,259 animé : 99, 112, 118, 127, 148, 189, 220, 232, 261 Anttila R. : 65, 66, 69, 77, 87, 89, 96, 100 apprentissage : 44, 68,70, 72, 75, 79, 255, 256 après que/avantque :90,129,166,243,259 arbitraire : 76, 89, 90 • du signe : 89 architecture de la grammaire : 57 article: 110-111 • défini : 10, 15, 19, 52, 53, 54, 86, 94, 102, 108, 110, 111, 112, 130, 134, 200, 201, 203, 204, 205, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 213, 215, 216, 217, 220, 221, 222, 223, 224, 225, 226, 228, 237, 239, 244 • développement des - : 199, 200, 206, 224 • générique : 200, chap. 6 283 Grammaticalisation et changement linguistique Index • indéfini: 19, 58, 90, 110, 111, 200, 203, 205, 207, 209, 210, 211, 214, 222, 224, 227, 248, 249 •partitif : 58, 81, 110, 111 • spécifique : 222 • zéro : 200, 206, 210, 214, 215, 216, 218,222, 223,228 aspect : 114-120 • non accompli : 117 assimilation : 46, 78, 89, 247 auto-régulation : 71, 77, 104 auxiliaire : 23, 28, 40, 43, 44, 52, 55, 90, 114-120, 258,259 avoir : 21,23,40,41,47,49,72,75,77,78, 85, 99, 103, 113, 114, 115, 116, 120, 127, 134,140, 143, 147, 148, 154, 159, 163, 172, 178, 186, 187, 189, 193,196, 214, 219, 227, 233, 238, 243, 259 beaucoup : 9,10,11,19,39,40,43,44,46, 47, 56, 57, 58, 81, 86, 112, 116, 121, 127, 134, 137-179, 181-197, 231, 233, 250, 254, 260, 261,263 Benveniste E. : 27, 58, 59, 73, 109, 232 BFM (Base de français médiéval) : 140, 144, 149, 155, 156, 183, 210, 237, 243 bien : 122 Blank A. : 44, 100 Bolinger D. : 55, 114 Bon appétit ! (Geeraerts) : 47 Bopp Fr. : 17 Bréal M. : 35, 78, 83, 100, 138, 260 BrunotF. :71,76, 82, 83,88 Bybee J. : 19,20,21,24,25,36,48,52,54, 75, 108, 114, 119, 120, 142, 143 C Campbell L. : 33,45,46,61,66,67,72,80, 81,85, 89, 95,97 'canaux' d'évolution (channels) : 51 Carlier A. : 11, 111, 199, 200, 201, 202, 207, 208, 209, 214, 222, 226, 227, 228, 229 catastrophe (R. Thom, D. Lightfoot), catastrophique : 15, 28, 31, 33, 44, 68, 72, 73, 75, 79, 85, 90, 102, 103, 105, 150, 156,157,159,161, 169, 174, 231, 232, 254, 255 catégorie : 20,32,41,45,49,51,55,58,68, 76, 77, 78, 86, 97, 102, 109, 111, 112, 114, 115,121,123, 126, 130, 135, 139, 158, 160,165,167, 171, 173, 179, 204, 205, 244, 246 causalité : 69, 232 causes (du changement) : 68, 69-77, 158 cez : 159, 212, 236, 237, 238, 2395 240 chacun I chaque : 249 chaine : 39, 52, 53 chaine sémantique • espace > temps > cause > concession : 38 • mouvement > aspect > temps : 117 changement : 7, 8,9,10,13,14,15,16,17, 18,19,20,21,22,23,24,29,30,31,32, 33,34,37,39,40,43,44,45,48,52,56, 58,59,61,62,63,64,65,66,67,68,69, 70,71,72,74,75,76,77,78,79,80,82, 84,85,86,87,88,91,93,94,95,96,97, 98, 100, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 110, 112,117,133, 134, 135, 137, 140, 142, 148,149,152, 154, 156, 157, 159, 160,164,165,171, 176, 178,179, 181, 185,192,195,197, 205, 209, 218, 231, 232, 233,234, 236, 240, 241, 242, 246, 248, 250,251, 253, 254, 255, 256, 258, 259, 260, 262, 263, 264 • du sens des mots : 63 • linguistique : 7,8,9,13,14,15,16,19, 30, 31, 33, 59,62,63, 64,66,70,73, 79, 85, 88, 97, 106, 179, 197, 253, 254, 264 • thérapeutique : 94, 103-104 • résultats du - : 102-105 changements : 8, 9, 10, 13, 17, 21, 26, 28, 29,32, 33,35,41,42,44,45,46,49,55, 56,57,58,59,61,62,63,64,65,66,67, 68,69,70,71,72,73,76,77,80,83,84, 87, 101, 102, 104, 105, 107, 108, 109, 123, 126, 133,134, 135, 137, 138, 141, 142, 143, 157,160, 166, 178, 209, 231, 232, 233, 237, 238, 242, 246, 247, 248, 250, 254, 255, 260 • - concomitants : 69, 231 • - liés : 9, 57, 69, 102, 137, 138, 231 • en chaine : 87 • faisceaux de - : 10, 69, 232 Chesterman A. : 11, 199, 201, 204, 205, 230 chose : 113 choucroute : 95 chronologie : 197, 209, 218, 223, 229 • des types d'emploi : 229 -ci et-là : 114 cis : 243, 244, 263 cliticisation : 40, 41, 85, 135 clitique : 40,41,43,52,112,118,239,247 coalescence : 17, 40, 41 codage : 15, 177, 179, 201, 202, 203, 205, 227 cognitif : 8,21,71, 86, 95 • activité : 59, 64, 69, 80, 81, 82, 260 • processus : 7, 8,14,16,63, 69,72,78, 79, 80, 97, 100, 195, 264 cohérence (typologique) (consistency) : 105 Combettes B. : 11, 55, 125, 140, 203, 209, 213, 214, 227, 228 comparaison : 18, 62, 108, 127, 144, 172, 177,185, 206, 208, 211,212,215, 216, 219, 221, 222, 225, 226, 227, 229 • à parangon : 215, 216, 222 comparatisme : 14 'compétition' • grammaires en - (Kroch) : 31, 42, 80, 103, 257 complexe • processus - : 24, 48 complexité : 48, 57, 106 Condillac : 17 conditionnel : 102, 119, 129, 131 conjonctions de subordination : 18, 55 connecteur : 108, 121, 122, 264 contact : 68, 72, 97, 98 contamination : 67, 82, 89, 95 contexte : 9, 23, 24, 25, 37, 42, 44, 101, 113, 148, 159, 193, 200, 201, 202, 203, 204, 205, 207-209, 214, 226, 227, 234, 242, 253,258,261,262, 264 • - de transition (bridging -Heine) : 23, 258 contiguïté : 41, 47, 105, 164 continuité : 20 continuum : 20, 115 conventionalisation (conventionalization) : 23, 37, 258 corpus : 8, 75, 88, 98, 121, 140, 144, 149, 154, 155, 159,175, 194, 201, 205, 207, 208, 210, 218, 222, 234, 243, 246, 256 Coseriu E. : 59, 68 côté : 124-128 'courant' (drift) : 48, 61, 64, 65, 104, 105 création analogique : 241 Culioli A. : 26, 27, 73 cumul (de marques) : 49 cycle, évolution cyclique : 56 D déclinaison nominale : 231 'décoloration' (Bréal) (bleaching) : 35,45 Dees A. : 113,238,239,240,241,242,243 définitionnel (énoncé) : 211, 213 dégrammaticalisation : 32, 99, 167, 179 déictique : 19, 114, 217, 240, 245, 247 démonstratif : 39,41,43,45,52,54,86,87, 94, 108, 110, 111, 112, 113, 129, 134, 200, 210, 212, 216, 217, 224, 234, 236, 237, 238, 239, 240, 242, 244, 245, 246, 247 • de notoriété : 212, 216, 217, 224 déplacement : 24,25,34,35,36,37,81,96, 253, 260 • du sens : 24, 35 désémantisation : 34, 35 Detges U. : 37,80, 118, 120 diachronie, diachronique : 156, 257 diastratie : 68, 74 Diessel H. : 55, 108, 113 directionalité : 47, 64, 94 discours : 13, 17, 19, 26, 28, 37, 53, 70, 127, 147, 153, 154, 197, 223, 240 disparition : 10, 22, 53, 57, 58, 77, 78, 87, 102, 103, 104, 110, 116, 133, 134, 139, 141, 154, 155, 156, 157, 160, 165, 166, 175, 178, 179, 232, 246, 257 distinction grammaticale : 58 dites ! disons, etc. : 122 284 285 Grammaticalisation et changement linguistique Index diversité : 13, 14, 62, 74, 144, 149, 203, 205,219 do (angl.) : 19, 36, 46, 54, 67, 73, 255 doublets : 109, 112, 135-136 'driff : 48, 61, 64, 65, 104, 105 dynamique : 16, 20, 24, 31, 48, 256 • système - : 71, 77 E échelle : 10, 17, 20, 51, 52, 98, 108, 109, 121,208,209,213,218 • de grammaticalité : 17, 51 • de rénovation de la grammaire : 108 écologie linguistique : 75 économie: 29, 30, 85,91,93 • paradigmatique : 91 emphatisation : 74,172,173,182,190,194 empirique : 13, 33, 38, 51, 52, 103 emprunt : 8, 63, 66, 67, 68, 77, 86, 90, 92, 97,98,99, 110, 135, 174 empruntabilité (échelle d'-) : 97, 98 énonciation : 27, 73, 240 épistémique (modalité) : 117 Epstein R. : 52, 111, 200, 201, 204, 207, 208, 209, 225 ergativité : 102 érosion phonétique : 39 espace (expression de) : 27,28, 36, 37, 38, 63, 68, 100, 126, 239 être : 114-115 évaluatif : 144, 169 évolution des langues : 7, 8, 9, 11, 14, 64, 67,74, 103, 104, 106, 107 expressivité : 24, 25, 26, 30, 34, 104 extension : 21, 31, 44, 47, 67, 71, 77, 80, 81, 82, 85, 89, 91, 94, 95, 97, 110,112, 134, 136,139, 141, 146, 156,167,170, 197, 198,199, 201, 202, 206, 208, 210, 214, 219, 220, 228, 230, 233, 256, 258, 261 F facteur(s) (de changement) : 16,24,47,68, 69,70, 71,72,73,74,75,76,77, 88,96, 100, 101, 106, 112, 156, 203, 204, 219, 229 • déclencheurs : 68, 72, 101, 106 • socio-linguistiques : 70 • socio-pragmatiques : 70, 100 faillir: 117, 119 faut (il faut mieux —> il vaut mieux) : 95 feuille ( morphème : 10, 15, 22, 24, 30, 32, 286 287 Grammaticalisation et changement linguistique Index 33, 34, 39,40,41,42,47,49, 51, 52, 53, 86, 92, 103, 109, 112, 113, 121, 126, 129, 137, 138, 139, 141, 142, 144, 147, 148, 152, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 162, 166, 167, 169, 170, 171, 172, 173, 174, 176, 177, 179, 181, 182, 184, 185, 189, 190, 192, 194, 195, 196, 197, 199, 200, 202, 232, 233, 251, 256, 257, 259, 261,262 lexicalisation: 33, 68, 77, 99, 110, 119, 135,157,165 Lightfoot D. : 28,31,33,44,68,72,73,75, 79, 80, 85, 90, 102, 103, 105, 231, 232, 255 linguistique historique : 7, 13, 14, 61, 66, 67, 80, 87, 101, 102, 103, 137 locuteur : 13,15,16,21,25,26,27,28,29, 30,31,36,37,43,46,59,63,68,69,70, 72,73,74,78,80,86,97,113,146,147, 170, 173,182, 183, 194, 195,196, 197, 234, 246, 257, 258, 259 • activité du - : 16, 79 Lodge A. : 74 M macro-grammaticalisation : 178, 179 macro-système : 59, 71, 76, 142, 232, 251 Marchello-Nizia C. : 55, 74, 81, 108, 113, 132, 134,139,167,170, 173,183,192, 207, 224, 233, 238, 242, 246, 247, 250 marquage : 94, 194, 250 mécanisme (de changement) : 78, 256 Meillet A. : 8,16,17,18,19,20,25,26,30, 34,35,39,44,51,55,63,66,69,70,72, 77, 83, 84, 89 Melis L. : 22, 46, 47 mémorisation : 80, 81 métaphore : 37, 47, 64, 81, 100, 144, 145, 148,211,225,227, 229, 260 • métaphorisation : 37, 128, 146 • usage métaphorique : 25 métonymie : 37, 47, 100, 225, 260 • métonymisation : 37 mètre : 76 mica (it. dial.) : 44 mie (ancien fr.) :44, 54,56,121,135,171, 243 modalité, modal • déontique : 100, 117, 118, 119, 204, 210,213, 215,216,219 • épistémique : 28, 100, 119 mode(s) : 9, 82, 83, 137, 202, 203, 205, 209,212,214,218,229 modèle : 7,8,10,13,16,18,19,20,21,22, 24,26,29,37,56,64,72,74,75,79,82, 84,88,90,91,92,93,96,174,247,253, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 260 • quadriphasé : 258 • théorique : 13, 16, 56 modélisation : 24 • du changement : 24 modification : 16,22,23,35,43,68,70,76, 86, 89, 92, 94, 95, 97, 101, 102, 105, 143, 233, 234, 253, 256, 258 • du système : 76, 101, 233, 256 monsieur : 135 morphologie : 41,43,53,56,63,76,82,83, 87, 88, 94, 98, 99, 107, 108, 165, 251, 258 morphologique : 39,40,45,47, 66,76,79, 80, 83, 84, 88,121, 134, 145, 169, 196, 197, 198, 203 morphologisation : 248 motivation : 25, 80, 204 moult : 10, 58, 82, 86, 137-141, 148, 149, 152-166, 169-179, 181, 182, 184, 185, 187-196, 231,233,250 • accord : 93, 116, 136, 157, 158, 159, 163, 164, 166, 177,217 • constructions : 14, 16, 20, 22, 23, 25, 27, 35, 36, 40, 41, 43, 47, 50, 55, 57, 75,80,81,82,86,135,141,146,148, 158, 164, 170, 174, 175, 176, 177, 179, 185, 187, 188, 199, 210, 219, 223, 226, 228, 229, 251, 254, 257, 258 • portée : 9,47,155,156,157,162,163, 165, 166, 169, 186, 188, 190, 195, 214, 227, 264 • topicalisation : 190, 192, 194, 196, 197, 246, 262 mouvement : 19,28,32,33,36, 38,54,98, 100,103, 117, 118, 120, 121, 126, 168, 181, 184, 189, 197,255 N ne... pas: 19,22, 112, 257 négation : 19, 42, 43, 44, 50, 54, 55, 56, 102, 112, 121, 128, 130, 258 néo-grammairiens : 83, 84, 96, 101 néologie lexicale : 71 Nichols J. : 97, 98, 102 niveaux : 10,24,32,39,42,48,53,57,62, 63, 104, 106, 134, 176, 198, 233, 251 nom : 15,20,32,33,40,42,50,52,58,72, 76, 84, 86, 88, 96, 105, 108, 109, 110, 111,112,113,121,123,124,125,126, 127, 128, 130, 132, 133, 142, 156,157, 158, 159, 160, 162, 163, 164, 165, 166, 174, 176, 177, 178, 186, 187, 188,189, 190, 200, 201, 205, 206, 209, 210, 211, 212, 213, 214, 215, 216, 217, 218,220, 222, 223, 224, 228, 229, 233, 239, 249, 250, 257,258,261,263 nombre (expression du) : 130 norme : 70, 74, 101 numéral: 19, 45, 111,200, 201 O objet (complément d'objet direct) : 131-133 obsolescence : 53, 77, 103, 138, 139, 155 on: 111-122, 220-221 opération : 25, 27, 44, 54 optimisation : 14 ordinateur : 71 ordre des mots : 45, 55, 98, 159, 164, 165, 185,231,233 ouvrable : 88 P paradigme : 14, 41, 49, 51, 57, 58, 81, 90, 93,94,99,102,108,109,110,138,139, 165, 176, 179, 182, 196, 217, 234, 237, 238, 241, 242, 243, 244, 246, 248, 249, 251 paramètre : 76, 79, 105, 132, 232 partie du corps : 28, 38, 100, 128 Paul H. : 19, 43, 44, 72, 73, 83, 84, 90, 93 penser: 103, 117, 118, 119 périphrase : 138 personne : 113 peut-être : 122, 130 Peyraube A. : 11, 17, 35, 45, 67, 77, 81 phonétique (changement) : 101 polygrammaticalisation : 111 position (initiale) : 132, 159, 192 possessifs : 233, 248 postposition : 125 pourtant : 29, 39, 47, 122, 146, 225 pragmatique : 10,16,19,21,24,25,26,27, 29,34,37,45,59,70,81,100,122,194, 197,217,228,234, 256, 259 préposition : 15,28, 36,40,41,50, 52,74, 78,85,98,102,108,123-128,129,135, 146,150,153,163, 166,167, 168,170, 171, 172, 250 Prévost S. : 11,32, 33, 125, 140 principe : 22, 31, 32, 33,37,49,50,64, 71, 78,79,80,82,83,89,91,93,94,95,104, 200, 202, 255, 257, 261 • de coexistence synchronique (Faarlund) : 22, 257 • de dé-catégorisation (Hopper) : 40 • de transparence (Transparency) (Lightfoot) : 79, 80, 104, 105 • structural (C. Lehmann) : 105 processus : 7,8,9,10,13,14,15,16,17,19, 21,22,23,24,26,27,28,29, 30,31,32, 33,34,35,36,37,38,39,40,42,43,45, 46,47,48,49,50,51,53,54,56,57,61, 62,63,64,67,68,69,72,73,74,77,78, 79,80, 81,82,84,85,86,87, 88, 89,90, 91,93,94,95,96,97,99,100,101,102, 106, 108, 112, 113, 117, 123, 126, 128, 129, 131, 135, 136, 141, 143, 144, 145, 146, 148, 149,165,166, 172, 174, 175, 179, 181, 195, 196, 197, 199, 200, 202, 204, 205, 206, 219, 232, 241, 253, 255, 256, 257, 264 • cognitif : 7,8,14,16,63,69,72,78,79, 80, 97, 100, 195, 264 • de changement : 7,9,16,22,23,30,31, 288 289 Grammaticalisation et changement linguistique 33, 36, 49, 77, 84, 87, 89, 102, 166, 197,257 • de grammaticalisation : 8, 9, 10, 17, 19,21,22, 27, 31, 32, 33, 34, 35,40, 42,45,46,47,48,49, 50,53,56,57, 81,99,108,123,126,128,135,141, 144, 145, 148, 174, 175, 181, 195, 199, 200, 257 pronom : 41, 43, 52, 78, 85, 87, 111, 112, 113, 122,130,132, 133,134, 135,175, 220, 233, 234, 237, 238, 241, 242, 243, 245, 246, 247, 248, 249 • honorifique : 111 • personnel : 85, 111, 112, 134, 247 prototype : 24, 259, 260 prototypique : 53, 96, 100, 126, 143, 204, 205, 215, 216, 222, 223, 227, 229, 253, 259, 260 • sens : 54, 100 remotivation : 93, 104 remplacement (d'une forme par une autre) 9 re-parenthésage : 44 réversibilité : 33 Romaine S. : 31, 73 routine : 30 quantifieur : 125,144,146, 148, 156, 157, 158, 159, 160, 163,164, 165,177,186, 190, 192, 194 question : 8,9,15,16,23,24,31,32,41,43, 45,49,55,58,66,74,78,80,85,96,97, 98, 100, 108, 109, 114, 115, 124, 133, 144, 156, 160, 178,192, 194, 202, 206, 209, 212, 216, 218, 227, 253, 254, 255 R Ramat P. : 18, 33,55,57,99 réanalyse : 7, 8, 16, 17, 28, 30, 31, 36,43, 44,45,46,47,62,63,66,67,68,69,73, 77,78,79, 80, 81,82,85,86,87,89,90, 95, 97, 104, 116, 135, 141, 144, 145, 146, 156, 158, 166, 167, 171, 197, 254, 255 reconfiguration du système grammatical : 178 réinterprétation : 16, 44, 45, 78, 79, 80, 116, 144, 146, 158 relation : 7, 21, 25, 30, 37, 47, 69, 82, 84, 86, 90, 91, 93, 94, 95, 96, 98,118, 120, 134, 138, 142, 178, 183, 216, 223, 227, 228,230, 231,246, 264 saillance : 24, 96, 204, 253, 260, 261 SapirE. : 18,61,64, 65 sémantique : 10,17,19,21, 23, 24, 25, 27, 32,34,35,36,37,38,39,45,47,51,52, 54,58,66,68,69,73,75,77,80,82,88, 89, 93, 95, 96, 99, 100, 102, 112, 115, 116, 117,119,120,121, 122, 125,126, 127, 129,135,136, 138, J43, 144, 147, 166, 168,169,170,172, 178,179, 181, 186, 190, 194,197,199, 204, 205, 206, 213, 218, 219, 228, 231, 232, 233, 234, 235, 237, 240, 241, 242, 244, 245, 246, 247, 253, 258, 259, 260, 264 sens : 9, 13, 14, 15, 23, 24, 26, 27, 28, 30, 32,33,34,35,36,37,39,40,42,44,47, 53,54,57,69,71,73,78,79,80,82,83, 84,86, 88,90,91,93,94,95,96,97,99, 100, 103, 104,115,116, 119, 121, 122, 123, 126, 127,128,129, 139, 143, 144, 145, 146, 147,148, 157, 159, 170, 174, 175, 176, 183,185,192, 202, 206, 208, 209, 218, 229, 233, 234, 241, 248, 258, 260 signe : 20, 34, 43, 91, 148, 154, 168, 221, 226, 258 • arbitraire : 34 • expressif : 34 similarité : 82, 94, 97 Simone R. : 11, 18, 89,91 simplicité: 71, 78, 82, 105 simplification : 90,93,94,95,104,112,247 • du système : 104, 247 socio-linguistique : 22,31,74, 80,92,241, 254, 256, 257 Sôrés A. : 11,38,42, 134 spatial : 36, 39, 57, 126, 127, 170 • du - au temporel : 39, 126, 127 Index spécifique : 10,23, 35, 39, 68, 82,92,110, 111,119,147,158, 201, 207, 209, 215, 227, 242 subjectivable : 52 subjectivation : 9,10,26,27,34,37,47,70, 73, 144, 173, 181, 182, 184, 190, 194, 195, 196, 197, 198,260 subjectivité : 52, 55, 74, 100, 136, 173, 179, 182, 185, 191, 194, 195 subordonnant : 28,128-130,135,150,168 Sweetser E. : 35, 36 synchronie : 7, 21, 22, 185, 194, 195, 196, 197, 207, 230, 256, 257 synecdoque : 37 syntaxe : 22,23,41, 53, 56,57, 63,66, 69, 79,80,81,88,89,94,95,105,108,131, 135,160,165,188, 190,192, 251, 258, 261,264 système : 9, 10, 14, 16, 18, 20, 22, 24, 27, 29,31,49,56,57,58,59,63,64,65,68, 70,71,72,73,76,77,78,82,83,84,85, 86, 88, 91, 95, 96, 98, 104, 105, 106, 108,113, 134,136, 138, 142, 179, 182, 197, 214, 231, 232, 233, 235, 237, 244, 247, 248, 251, 254, 255, 256, 257 • auto-régulation du - : 77 • - dynamique : 64, 71, 77 TalmyL. : 18, 28, 39 TAM marqueurs de temps, aspect, mode : 114-120 téléologie : 61, 64, 103 temporalité : 57, 63, 68, 115 temporel : 36,115,117,121,122,123,126, 127, 129 temps : 20,21,27,28,35,36,37,38,39,41, 42, 52, 57, 63, 68,78, 83, 90, 100, 101, 103, 106, 110, 114, 115, 117, 118, 122, 126, 131, 133, 138, 146, 152, 157, 183, 187, 193, 195, 202, 215, 239, 240, 251, 254, 256 tendance : 27, 93, 104, 172, 215, 255 tête : 38, 54, 100, 128 Thom R. : 79 Tooke J. H. : 17 topicalisation (marqueur de) : 125 Traugott : 15,18,19,25,26,27,28,32,35, 36,37,38,39,41,46,47,48,53,70,74, 75,78, 82, 99, 100, 115, 119, 129, 199, 259, 260 très • réanalyse : 7, 8, 16, 17, 28, 30, 31, 36 43,44,45,46,47,62,63, 66,67, 68, 69, 73,77,78, 79, 80, 81, 82, 85, 86 87,89,90,95,97,104,116,135,141 144, 145, 146, 156, 158, 166, 167 171, 197, 254, 255 typologie : 8, 9, 10, 17, 49, 57, 61, 62, 66, 78, 87,92,101,102,103,104,109, 213 typologique : 66, 67, 78, 105, 106 U un, uns : 9, 49, 58, 69, 73, 178, 187, 212, 215, 218, 222, 224, 226, 233, 249 unidirectionalité : 30, 32, 48, 100 universelle (grammaire) : 142 usage : 15,16,18,19,21,22,25,26,29,44, 68,73,75,79,86,88,93,113,123,138, 153, 154, 177, 179, 184, 185, 194, 209, 214, 217, 256, 257 variante : 21,63,69,74,157,176,228,249 variation : 9,10,13, 21,22, 53, 63,69,74, 80, 102, 155, 157, 158, 163, 182, 184, 185, 194, 214, 228, 254, 256, 257 vaut (il - mieux) : 95 verbe : 17,20,23,27,32,33,35,36,39,43, 50,52,54,55,58,75, 81,88,90,93,99, 109,112, 114, 115, 116,118,119,120, 121, 122, 131, 132, 133,134,145, 147, 156, 158, 160, 162, 163, 164,165, 167, 173, 174, 175, 176, 177,178, 183, 186, 187, 188, 189, 190, 192, 194, 196, 204, 213, 215, 228, 233, 240, 250, 258, 259 • de mouvement : 27, 116 • déontique : 215 Victorri B. : 20 voir (passif) : 118-119 voix : 115 vouloir: 99, 103, 119,241 290 291 vouloir dire : 99 W Wilmet M. : 11,72,199,201,203,212,217 Winters M. E. : 24, 96, 101, 253,' 26o' ue TABLE DES MATIERES Sommaire Introduction 292 Chapitre 1 La grammaticalisation : un type de changement, et un modèle théorique 13 1 La tâche de la linguistique historique 13 2 La « grammaticalisation » : un nouveau paradigme 14 2.1 Le renouveau des analyses du changement linguistique 14 2.2 La 'grammaticalisation' : un seul terme, deux significations 15 2.3 Plan du chapitre 16 2.4 Origines de cette approche 17 3 Présupposés théoriques et enjeux cognitifs d'une telle démarche 19 3.1 La mutabilité des signes 19 3.2 Les oppositions structuralistes revisitées : tout changement est une variante synchronique qui a réussi 21 3.3 La fonction communicative des langues, construite sur des opérations mentales récurrentes ? 21 4 Étapes du processus de grammaticalisation 22 5 Facteurs à l'origine de l'entrée dans la grammaire de nouveaux mots : pragmatique, facteurs sociaux, ou bien nécessité de la structure du système lui-même ? 24 5.1 Le changement sémantique à l'origine des grammaticalisations : propension naturelle des formes ? désir d'expressivité ? ou pression sociale ? 24 5.2 L'inférence suggérée 25 5.3 La 'subjectivation' : Traugott (1980 et passim), Langacker, Culioli 26 5.4 De la parole (Saussure) à la grammaire : les 'maximes communicationnelles' et la 'main invisible' (R. Keller) 29 293 Grammaticalisation et changement linguistique Table des matières 12 13 1Â Caractères spécifiques des grammaticalisations 30 6.1 Progression, unidirectionalité, obligation 30 6.2 Catastrophe ou progression ? 31 6.3 L'unidirectionalité est-elle nécessaire ? 32 6.4 « Du signe expressif au signe arbitraire » (H. Frei 1929) 34 Changements sémantiques à l'œuvre aux diverses étapes de la grammaticalisation : la 'migration d'inférence', le calcul du déplacement sémantique 34 7.1 Du pragmatique au sémantique 34 Affaiblissement sémantique, ou déplacement et réorganisation du sens ? 35 Quel type de changement sémantique ? 37 Chaînes du processus sémantique, échelles 38 et hiérarchies : des universaux sémantiques et cognitifs ? 38 8 Changements parallèles aux divers niveaux 39 8.1 Changements formels concomitants 39 8.2 Affaiblissement phonétique 39 8.3 Affaiblissement prosodique et accentuel 40 8.4 Dé-catégorisation morphologique 40 8.5 Figement syntaxique : « La morphologie d'aujourd'hui est la syntaxe d'hier » (« Today's morphology is yesterday's syntax » T. Givôn 1971) 8.6 Changements aux divers niveaux 8.7 Fréquence accrue 8.8 A quoi se détecte une grammaticalisation en cours ? (Hagège 1993 : 195-198 et 2001 : 1616) 9 Changement au niveau syntaxique : la réanalyse 9.1 Le processus de réanalyse 9.2 La réanalyse est-elle systématique dans le processus de grammaticalisation ? 10 Existe-t-il une spécificité du processus de grammaticalisation ? 10.1 On peut en douter si on analyse le processus en ses éléments 10.2 Définition : un phénomène complexe, 'une combinaison de phénomènes de changement' (Traugott & Heine 1991, vol. 1: 7 : « Grammaticalization is a subset of phenomena occurring in change ») 48 10.3 Vers l'élaboration de 'Paramètres' (C. Lehmann 1985/1995) et de 'Principes' (P. Hopper 1991 : 17-36) 49 11 Degrés et étapes de la grammaticalisation ('clines') : échelles de grammaticalité et renouvellement de la morpho-syntaxe 51 11.1 'Chemins de grammaticalisation' et 'échelles de grammaticalité' 51 11.2 Des échelles de 'grammaticalité' : du moins grammatical au plus grammatical 52 11.3 Renouvellement des unités de la grammaire 53 12 Lexèmes et catégories poreux à la grammaticalisation ? (Heine & Kuteva 2002) 54 12.1 Y a-t-il des lexèmes plus sujets que d'autres à être grammaticalisé s ? 54 294 41 42 42 43 43 43 45 46 46 12.2 Y a-t-il des catégories plus éphémères, plus sujettes aux changements, que d'autres ? 13 Importance et limites de cette approche 13.1 Importance quantitative et de fréquence 13.2 Limites de cette approche 14 Pour une typologie des grammaticalisations : les quatre types de grammaticalisation 14.1 Les niveaux de grammaticalisation et l'architecture de la grammaire 14.2 Le rôle du système de la langue dans le changement 15 Le rôle du locuteur dans le changement : du 'dépositaire' de la langue à l'utilisateur, et de l'utilisateur au 'bâtisseur de langages' Éléments d'une typologie des changements linguistiques : causes, processus, résultats et principes Typologie, ou téléologie ? Situer les grammaticalisations Deux hypothèses Régularités attestées (XIXe-XXP siècles) 'Drift', 'conspiration', téléologie : la perception de régularités informulées Historique de la démarche typologique (XIXe-XXIe siècles) Nature et niveau des changements Activité du locuteur et processus cognitifs : le rôle du locuteur dans le changement Facteurs déclencheurs Inventaire des facteurs propres à déclencher une variation puis un changement Apprentissage de la langue Subjectivation La pression de la norme 'haute' (Ferguson 1985) Distinction : Keller et Haspelmath Fréquence Décision politique ou écologique Nécessité de la néologie Changements en chaîne Changement au niveau du macro-système grammatical Auto-régulation du système grammatical Mécanismes et processus de changement 3.1 Types de mécanismes de changement : un historique Réanalyse (réinterprétation, abduction, réanalyse, exaptation, actualisation) Grammaticalisation Analogie, extension 3.4.1 Définition et rôle dans l'analyse linguistique 3.4.2 L'analogie : ses spécificités par rapport à la réanalyse et à la grammaticalisation Chapitre 2 1.1 1.2 1.3 1.4 1.5 1.6 1.7 2.1 2.2 2.3 2.4 2.5 2.6 2.7 2.8 2.9 2.10 2.11 3.2 3.3 3.4 55 56 56 56 57 57 59 59 61 61 61 62 63 64 66 67 69 69 69 72 73 74 74 75 75 76 76 76 77 77 77 78 81 82 82 85 295 Grammaticalisation et changement linguistique 3.4.3 3.4.4 3.4.5 3.4.6 3.4.7 Les divers champs d'application de l'analogie Les traits distinctifs du processus analogique : une 'réduction de l'arbitraire du signe' (R. Simone 1996 : 187) Régularités de la relation entre la forme-base et la ou les forme(s) analogique(s) : dissymétrie Typologie des diverses formes de l'analogie Aspects cognitifs de l'analogie Emprunts Lexicalisation Changement sémantique Évolutions phonétiques Résultats du changement 4.1 Modification du stock des unités ou des notions Disparition de formes et de distinctions 4.2.1 Disparition : le corrélat de la variation 4.2.2 Changements thérapeutiques ? Simplification du système Changements dans la hiérarchie du système 3.5 3.6 3.7 3.8 4.2 4.3 4.4 5 Conclusion et perspectives 6.2 6.3 6.4 Chapitre 3 Les grammaticalisations dans l'évolution du français 1 Quelle est l'importance relative des grammaticalisations dans la constitution de la grammaire d'une langue ? 2 Articles 3 Pronoms personnels 4 Indéfinis 5 Démonstratifs 6 Auxiliaires 6.1 Temps, mode, aspect Origine et évolution : du verbe à l'auxiliaire et à l'affixe : être et avoir Des lexèmes verbaux de mouvement ou d'agentivité humaine, aux auxiliaires modaux, aspectuels et temporels Tout verbe est-il un auxiliaire potentiel ? 7 Adverbes et connecteurs 7.1 Formes 7.2 Évolution sémantique 8 Prépositions 8.1 Formes 8.2 Évolution sémantique 9 Subordonnants 9.1 Formes 9.2 Évolutions sémantiques : du temporel au logique 10 Marqueurs de genre et nombre 11 De quelle catégorie à quelle catégorie ? Chemins catégoriels 12 Grammaticalisations en syntaxe 12.1 De SOV à S VO (XIP-XV6 siècles) 87 91 93 95 97 99 100 101 102 102 102 102 103 104 105 106 107 107 110 111 112 113 114 114 115 117 117 119 121 121 122 123 123 126 128 128 129 130 130 131 131 Table des matières 12.2 Perspectives typologiques pour une évolution future ? 133 13 Les grammaticalisations et les autres changements : dé-grammaticalisations, disparitions, analogies, lexicalisations, emprunts, etc. 134 14 Les doublets : la 'grammaire dupliquée' 135 Chapitre 4 Grammaticalisations et changements liés : la grammaticalisation de BEAUCOUP et le remplacement de MOULT par TRÈS et BEAUCOUP en français 137 1 Changements liés : le cas de la grammaticalisation de beaucoup en français 137 1.1 Changements liés isochrones 137 1.2 De moult à beaucoup et très : un phénomène de compensation 138 2 Le cas de beaucoup : une grammaticalisation exemplaire 142 2.1 Profil des candidats à la grammaticalisation : deux mots polysémiques et subjectivables 142 2.2 Coup : un substantif polysémique et perméable à l'emploi formulaire, exprimant une action physique (de la main) humaine 143 2.3 Beau : un adjectif évaluatif, polysémique et perméable à la composition 144 2.4 lre étape : Les premières phases d'un processus de grammaticalisation : métaphore et 'subjectivation', ambiguité et réinterprétation, réanalyse 144 2.5 2e étape : Contraintes sur la forme : réanalyse et recatégorisation 145 2.6 3e étape : Extension et diversification des emplois de beaucoup : de l'objet direct au complément prépositionnel 146 2.7 4e étape : Modification de la compositionalité sémantique de beau-coup : les verbes qui le régissent et les noms qu'il régit 147 2.8 Ce qui reste inexpliqué 148 3 Coexistence et concurrence de moult, très et beaucoup : jalons chronologiques 149 3.1 Tableaux et corpus 149 3.2 La phase de coexistence de variantes : beaucoup et moult, très et moult 149 4 Moult : l'énigme de sa disparition en français 155 4.1 Une disparition à expliquer 155 4.2 Valeurs, portée et position de moult 156 4.3 L'évolution en trois temps de moult quantifieur : déterminant-adjectif > adverbe > nom. Position et portée ; accord et perte de l'accord ; développement de DE : une 'lexicalisation' ou une évolution normale des quantifieurs ? 157 4.3.1 La disparition de l'accord de moult quantifieur 157 4.3.2 La position initiale de moult quantifieur et intensifieur 159 4.3.3 La construction moult + de + N : une nominalisation du quantifieur ? 163 4.3.4 L'évolution de moult quantifieur et de moult intensifieur 164 4.4 Le recul et la 'dé-grammaticalisation' de moult : quelle cause ? 165 5 Très : re-catégorialisation et réanalyse, un autre processus de changement 166 5.1 Très : un adverbe 'récent' 166 5.2 Chronologie des emplois de très 167 296 297 Grammaticalisation et changement linguistique 5.3 La sémantique de très : parcours, franchissement, intensité. De l'intensité emphatisée à l'autonomie morphologique 169 5.4 Très et moult : de la cooccurrence à la concurrence 171 En quoi moult et très peuvent-ils expliquer les spécificités du nouveau morphème beaucoup ? 172 6.1 Pourquoi beau-coup ? Une forme à fort charisme subjectif et actif : de la focalisation positionnelle à l'emphatisation sémantique 172 La forme de beaucoup (singulier, invariable) : l'influence de moult ? 173 Beaucoup adopte des constructions du morphème qu'il remplace 174 La disparition de moult et l'achèvement du processus de grammaticalisation : les emplois de beaucoup chez Commynes 175 Explication et hypothèse : pourquoi moult a-t-il disparu en français ? Deux niveaux, deux morphèmes 176 7.1 La distinction de deux niveaux : d'abord moult et très, puis beaucoup 176 7.2 Les autres langues romanes 177 7.3 Une 'macro-grammaticalisation' ? 178 6.2 6.3 6.4 Chapitre 5 La subjectivation à l'origine du processus de grammaticalisation : une étape limitée Problématique et enjeux Les données et l'analyse des données 2.1 Variation synchronique et diachronie Chiffres : les trois morphèmes Les constructions de beaucoup Les constructions de moult Les constructions et la portée de très D'autres morphèmes intensifieurs-quantifieurs fréquents Comparaison des trois morphèmes 3.1 La spécificité de beaucoup chez Froissart : des emplois ' La spécificité sémantique de moult chez Froissart : portée 'subjectivée' Contrastes sémantiques entre beaucoup, moult, et très : une distribution complémentaire ? Contraste positionnel Variation et grammaticalisation 4.1 Variantes en synchronie : moult 'subjectif et beaucoup ' Début de la 'grammaticalisation' : la phase de 'subjectivation' est-elle une illusion ? La phase de 'subjectivation' : une première étape limitée dans le temps Synchronie et diachronie Un point de théorie en conclusion 2.2 2.3 2.4 2.5 2.6 3.2 3.3 3.4 4.2 4.3 4.4 4.5 181 181 184 184 185 185 187 188 chez Froissart 189 189 subjectifs' ? 189 190 191 192 194 194 195 195 196 197 objectif Chapitre 6 Contextes et étapes d'une grammaticalisation : les articles génériques en français 1 Le rôle du sémantisme en diachronie pour identifier les étapes dans un processus de grammaticalisation 199 199 Table des matières 2 La notion de généricité et les articles 3 L'expression du générique en français moderne : une notion prototypique 3.1 Un codage diversifié 3.2 Le rôle du contexte 3.3 Des contraintes particulières pour les emplois 'génériques' de chacun des articles 3.4 La généricité : un concept prototypique 4 La question du développement des articles en français et la place du générique dans ce processus 4.1 De l'absence d'article à l'article obligatoire 4.2 Les contextes favorables à l'apparition de l'article 'générique' en français 5 Les modes de détermination du nom générique en ancien et moyen français 6 Une typologie des énoncés génériques : critères sémantiques et contextuels 7 Étude du corpus en diachronie : chronologie des étapes du changement sémantique Une explication diachronique Le sujet indéfini Om : de l'homme générique au pronom indéfini Les plus anciens emplois de générique faible, en comparatives enchâssées : (si) com + absence d'article / le I un + N Identification à un générique (com + N, que + N) : absence d'article ou déterminant indéfini Pluriel collectif : le générique comme sujet en déclarative : article zéro ou // article défini pluriel Définitions génériques Une chronologie des premières formes de détermination d'un N générique Explications : le développement des articles en atmosphère générique 8.1 Del' absence d ' article à 1 ' article défini singulier Alternance entre la détermination zéro et l'article défini singulier et pluriel Alternance entre la détermination zéro et l'article défini pluriel les Alternance entre la détermination zéro et l'article un Alternance entre la détermination zéro et l'article défini : deux types de généricité ? 8.6 Du XIVe au XXe siècle, une phase de variation (Combettes 1987) 9 La généricité, un stade tardif de la grammaticalisation de l'article ? Chapitre 7 'Macro-grammaticalisations' : comment évoluent les systèmes grammaticaux 1 Modifications au plan de la structure du système 2 L'évolution des démonstratifs en français (XIP-XVP siècles) : le passage d'une opposition sémantique à une distinction catégorielle 2.1 Deux paradigmes en distribution complémentaire sémantique deviennent deux paradigmes s'opposant catégoriellement 7.1 7.2 7.3 7.4 7.5 7.6 7.7 8.2 8.3 8.4 8.5 201 203 203 203 204 205 206 206 207 209 213 218 218 220 221 222 223 223 223 224 224 224 226 226 227 228 228 231 231 233 233 298 299 Grammaticalisation et changement linguistique 2.2 2.3 2.4 2.5 2.6 2.7 2.8 2.9 lre étape : vers 1100 : Cez forme du déterminant féminin pluriel : un premier changement, la neutralisation du genre pour le déterminant pluriel 2e étape : fin du XIIe siècle : L'apparition de la forme de déterminant ces : neutralisation de l'opposition sémantique et de la différence étymologique 3e étape : vers 1200 : La création analogique de ce : constitution d'un nouveau paradigme 4e étape : début du XIIIe siècle : apparition de la forme cis : analogie encore ? 5e étape : fin XIIF-début XIVe siècles : Les suffixes -ci et -la : restauration de l'opposition sémantique 6e étape : XVe siècle : Création d'un nouveau paradigme de 'pronoms démonstratifs' XVe-XVIIe siècles : opposition catégorielle et simplification du système Synthèse et conclusion partielle 3 Les indéfinis et les possessifs, le pluriel de l'article indéfini : la complétion des paradigmes 3.1 Indéfinis 3.2 Des déterminant indéfini pluriel 3.3 Le possessif 4 Rapprochements, conclusion 4.1 Moult I très I beaucoup 4.2 Les prépositions 4.3 'Macro-grammaticalisations' ? Chapitre 8 Comment modéliser les étapes du changement linguistique ? Quel type de contexte est-il favorable au changement ? 1 Deux questions capitales en débat 2 De l'état A à l'état B : catastrophe ou progression ? Une ou plusieurs étapes 1 3 Un premier modèle en une unique étape : A —> B 3.1 Une conception traditionnelle non théorisée 3.2 La théorie des 'Principes et paramètres' et la réanalyse : une théorie catastrophiste du changement théorisée 4 Trois états : A -> état de variation A + B B 4.1 La conception socio-linguistique de la langue 4.2 Approches diachroniques : théorisation de 1' étape intermédiaire 5 Quatre états : B. Heine : un modèle quadriphasé ; la seconde phase, A + B, est affinée et problématisée 5.1 Heine (2002) : importance du contexte 5.2 La sémantique du prototype (Geeraerts, De Mulder) 5.3 Une approche cognitive (M. E. Winters) 6 Un modèle en quatre phases 7 Les types de contexte favorables au changement, sélectionnés pour la Phase-2 236 237 241 243 245 246 247 247 248 248 249 249 250 250 250 251 253 253 254 254 254 255 256 256 257 258 258 259 260 260 262 Table des matières 7.1 Des régularités dans le choix des contextes de changement 7.2 Fonctions syntaxiques et thématiques non marquées favorables au changement 7.2 Trois cas : la grammaticalisation emprunte des voies non marquées... 7.2.1 Beaucoup 7.2.2 Les déterminants démonstratifs ce et ces 123 Les connecteurs de conséquence en français moderne (C. Rossari 1998) 8 En conclusion... Bibliographie Index Table des matières 262 262 263 263 263 263 264 265 283 293 300 301 Champs linguistiques Recherches Brès J., La narrativité Cervoni J., La préposition. Étude sémantique et pragmatique Defrancq B., Uinterrogative enchâssée Dostie G., Pragmaticalisation et marqueurs discursifs. Analyse sémantique et traitement lexicographique Englebert A., L'infinitif dit de narration Fuchs C. (Éd.), La place du sujet en français contemporain Furukawa N., Grammaire de la prédication seconde. Forme, sens et contraintes Furukawa N., Pour une sémantique des constructions grammaticales. Thème et thématicité Gaatone D., Le passif en français Goes J., L'adjectif. Entre nom et verbe Gosselin L., Sémantique de la temporalité en français. Un modèle calculatoire et cognitif du temps et de Vaspect Cmtm de Gosselin L., Temporalité et modalité I f ^^fMon S j F Linguistique eî »i Grobet A., L'identification des topiques dans les dialogues \% Pédagogique <ây Hadermann P., Étude morphosyntaxique du mot Où ^^°our$ Heinz M., Le possessif en français. Aspects sémantiques et pragmatiques Jonasson K., Le nom propre Kleiber G., Anaphores et pronoms Léard J.-M., Les gallicismes Melis L., La voie pronominale. La systématique des tours pronominaux en français moderne Marchello-Nizia Ch., Grammaticalisation et changement linguistique. Myers J. M., Modalités d'apprentissage d'une langue seconde Rosier L., Le discours rapporté. Histoire, théories, pratiques de Saussure L., Temps et pertinence. Éléments de pragmatique cognitive du temps Manuels Bal W., Germain J., Klein J., Swiggers P., Bibliographie sélective de linguistique française et romane. 2e édition Bracops M., Introduction à la pragmatique. Les théories fondatrices : actes de langage, pragmatique cognitive, pragmatique intégrée Chiss J.-L., Puech C, Fondations de la linguistique. Études d'histoire et d'épistémologie Chiss J.-L., Puech C, Le langage et ses disciplines. XIXe -XXe siècles Delbecque N. (Éd.), Linguistique cognitive. Comprendre comment fonctionne le langage Gaudin Fr., Socioterminologie. Une approche sociolinguistique de la terminologie Gaudin Fr., Guespin L., Initiation à la lexicologie française. De la néologie aux dictionnaires Gross G., Prandi M., La finalité. Fondements conceptuels et genèse linguistique