PHILOSOPHIE ET LANGAGE Jean-Claude Anscombre et Oswald Ducrot l'argumentation dans la langue 2' édition PIERRE MARDAGA, EDITEUR A // ? LIEGE - BRUXELLES "T ~») à celle de Marie. L'effet de la négation s'explique alors — puisque, si on nie >, on obtient, en bonne logique, <. Devient compréhensible également l'aspect rhétorique décrit plus haut. Si, en effet, (1) correspond à la relation il est compatible avec une situation où Pierre est beaucoup plus grand que Marie. Comment pourrait-il alors venir à l'appui d'une conclusion qui se tirerait aussi de la petitesse de Pierre ou de la grandeur de Marie? Voilà donc notre pragmatique «désintégrée», et devenue un corollaire de la sémantique. Anscombre, 1975, p. 14-59, donne divers arguments contre cette solution, dont la discussion systématique devrait comporter deux phases. On montrerait d'abord que l'explication proposée empêche de compfendre la possibilité de certains enchaînements et l'impossibilité de certains autres. Pourquoi la suite Pierre est aussi grand que Marie, et Marie aussi grande que Pierre est-elle sentie comme ridiculement redondante, et la suite Pierre est aussi grand que Marie, mais Marie pas aussi grande que Pierre comme contradictoire? Si aussi grand devait se comprendre comme >, le second membre de phrase, dans chacune de ces suites, apporterait une information à la fois différente de celle donnée par le premier, et compatible avec elle. Ou encore, pourquoi (3) peut-il s'utiliser dans certaines situations, mais jamais (4)? (3) Pierre est aussi grand que Marie, mais pas plus grand. (Réponse à quelqu'un qui a déclaré Pierre plus grand.) (4) Pierre est aussi grand que Marie, mais il n'a pas la même taille. L'acceptabilité différente de (3) et de (4) fait en effet problème si (1) offre le choix entre > et =. Dans (3), le second segment nie l'éventualité que la taille de Pierre soit supérieure, et cela ne choque pas. Comment expliquer alors qu'on ne puisse pas nier aussi l'égalité, comme le ferait (4)? En d'autres termes, si (1) comporte une disjonction, pourquoi une et une seule partie de la disjonction peut-elle être ultérieurement mise en question ? Admettons provisoirement, dans une seconde étape de la discussion, que l'énoncé (1), pris dans sa totalité, puisse signifier, parfois, que la taille de Pierre est au moins égale à celle de Marie. On montrera que cette signification n'est pas, en tout cas, attachée au morphème aussi. Comment comprendre, sinon, que l'on forme, sans redondance, l'expression au moins aussi grand"? Comment expliquer, de même, qu'on dise exactement aussi grand, ce qui n'a aucun sens si aussi grand signifie ? Plus grave : si je sais que Pierre et Marie ont exactement la même taille et que je déclare Pierre a une taille égale ou supérieure à celle de Marie, on me reprochera de ne pas avoir dit tout ce que je sais. Mais nul ne me fera ce reproche si j'ai dit que Pierre est aussi grand. D'où on peut conclure que le morphème aussi n'est pas directement responsable d'une éventuelle interprétation par ^. D'où viendrait donc cette interprétation? Il s'agit, dira-t-on, d'une t loi générale selon laquelle tout énoncé peut être compris de façon litotique, de sorte qu'il n'exclut jamais un énoncé «plus fort» que lui. S'appliquant, dans le cas de (1), à une signification littérale qui pose seulement l'égalité, cette loi de discours amène à comprendre que l'égalité est «le moins qu'on puisse dire», et qu'il s'agit peut-être de plus, à savoir d'une supériorité. Sous cette forme, la thèse discutée échappe aux contre-exemples. Mais on paye l'adéquation descriptive récupérée d'une incapacité explicative. On n'explique même plus la négation. Si en effet la lecture ^ est introduite, le cas échéant, par 26 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE une loi de discours régissant l'interprétation des énoncés, comment expliquer l'énoncé négatif: (5) Pierre n'est pas aussi grand que Marie. La loi, puisqu'elle concerne les énoncés, intervient seulement après que (5), dans sa totalité, a reçu une interprétation littérale: elle ne peut donc pas servir à produire cette première interprétation, qui donnera simplement les tailles pour différentes. Mais on ne voit pas pourquoi la litote, appliquée à cette indication, la transforme plutôt en infériorité qu'en supériorité. De sorte que l'effet minorant de la négation reste mystérieux. Allons plus loin — car la difficulté tient à un point essentiel. On définit l'effet litotique en disant qu'un énoncé prend une signification plus forte que sa signification littérale. Mais comment savoir ce qui est plus fort ? Si la signification littérale de l'énoncé affirmatif est l'égalité, pourquoi la supériorité est-elle considérée comme une signification plus forte ? Et, dans l'énoncé négatif où la signification littérale est l'inégalité, pourquoi la signification plus forte est-elle, cette fois, l'infériorité? En d'autres termes, l'utilisatioi d'une loi comme la litote suppose que les significations littérales aient, auparavant, été graduées, que la notion de force ait, auparavant, été définie. Or ceci est impossible si la signification littérale est purement informative et comporte seulement des notions comme « égalité » ou «inégalité» (disons, en anticipant, que la théorie des échelles argu-mentatives vise, notamment, à introduire dans la signification littérale une gradation qui permette, ensuite, d'appliquer des lois analogues à la litote). Si nous avons présenté en détail cette discussion, c'est que la thèse discutée illustre une tendance générale à récupérer au niveau informatif les phénomènes pragmatiques. Le mouvement est le suivant. On a, au départ, le sentiment d'une différence entre être aussi grand et avoir la même taille : la deuxième expression comporte une symétrie absente de la première. Mais cette non-symétrie du comparatif d'égalité, on veut la traduire en termes d'informativité, en supposant qu'elle reflète l'existence d'une relation non symétrique entre les objets comparés (la relation mathématique ^). Ce faisant, on force malheureusement les faits. Car on ne peut nier qu'au niveau informatif, aussi grand implique l'égalité et est incompatible avec la supériorité. Il nous faut donc concilier le caractère non symétrique de la comparaison, et le fait qu'elle puisse poser entre les objets une relation symétrique. Pour cela, nous proposons de considérer les particularités argumentatives du comparatif d'égalité comme un phénomène originel, irréductible. Dans la description de (1) nous introduirons donc à la fois une indication informative (égalité des tailles), qui pose une symétrie, et une indication rhétorique relative à l'utilisation ar-gumentative de l'énoncé, c'est-à-dire à la double orientation notée plus haut, et qui, elle, a un caractère non symétrique. Supposons qu'on nous accorde par ailleurs que l'introduction de l'argumentati-vité dans la représentation la plus profonde des énoncés rend possible de prévoir, en vertu d'une loi générale d'abaissement, l'effet particulier de la négation sur le comparatif d'égalité5. Dans ce cas, la thèse néo-positiviste exposée plus haut sera battue en brèche sous ses deux formes. D'abord parce que cette valeur pragmatique qu'est l'argumentativité ne sera plus considérée comme dérivée, mais comme première; ensuite parce que certains phénomènes informatif s (les conditions de vérité de la négation) seront, eux, dérivés de données argumentatives. Nous n'avons pas cherché, jusqu'ici, à définir l'argumentativité: v'nous avons seulement montré, sur des exemples, que la description sémantique d'un énoncé ne peut pas se réduire, à quelque niveau que ce soit, à une sémantique informative (celle de Morris), mais qu'elle doit contenir, dès le départ, des indications concernant l'utilisation éventuelle de cet énoncé pour appuyer tel ou tel type de conclusion. Ainsi nous avons donné comme un caractère essentiel de (1) de pouvoir servir seulement des conclusions que serviraient aussi, soit Pierre est grand, soit Marie n'est pas grande. Quant à l'exemple de presque nous le traiterions en disant ceci: si on utilise presque A pour soutenir une conclusion C, on reconnaît par là même que A serait encore plus efficace en faveur de C. Ainsi s'explique que presque 20 % ne puisse pas être utilisé pour la conclusion peu. Car 20 % devrait alors encore mieux convenir. Or il est absurde que 20 % aille plus dans le sens de peu que presque 20 %, qui désigne des quantités inférieures. Ce bilan des pages qui précèdent fait apparaître qu'il y a deux pré-y dicats fondamentaux à expliquer : « utiliser l'énoncé A en faveur de la conclusion C (= donner à A l'orientation argumentative C)», et 5. Une démonstration en ce sens a été proposée dans Ducrot, 1973b, p. 238-260. Nous avons remanié depuis les mécanismes interprétatifs indiqués dans ce livre, ann de les mettre en accord avec les principes théoriques exposés dans la deuxième partie de la présente étude. 28 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ARGUMENTATION ET LANGUE 29 «considérer A comme plus efficace que B (= comme un argument plus fort que B) en faveur de C ». Sur le premier point, il faut mettre en garde contre certaines confusions qui rendraient nos thèses intenables. « Utiliser A en faveur de C », cela ne revient pas seulement, pour nous, à dire A afin que le destinataire pense C. Car n'importe quel énoncé peut être employé pour susciter chez l'auditeur n'importe quelle idée : je peux recourir à (1) pour rappeler à mon interlocuteur qu'il a rendez-vous avec Marie. Si nous n'éliminons pas ce type d'emploi — fondé sur une relation causale entre renonciation de A et la pensée de C — la caractérisa-tion d'un énoncé par des restrictions argumentatives devient impossible. Une solution serait de remplacer penser par conclure dans la première esquisse de définition. On obtient: «dire A afin que le destinataire conclue C». L'idée qui s'introduit ici est que le passage de A à C doit se faire en vertu de règles, de principes que le destinataire tient (ou est censé tenir) pour valides. Mais cette première restriction est encore insuffisante. Car je peux très bien énoncer (1) afin que vous soyez amené à conclure, sachant Marie très petite, que Pierre n'est pas grand — ce que je ne voulais pas dire. De même, je peux dire que presque 20 % des automobilistes dépassent le 120 afin que vous en déduisiez qu'ils sont peu nombreux — si je sais que vous tenez 20 % pour une quantité faible. Ou encore, pour faire entendre à quelqu'un qu'il est en retard, il peut être avantageux de lui dire qu'il est presque à l'heure. Si pourtant nous acceptions de tels emplois comme des exemples d'argumentation, nous devrions renoncer aux analyses données plus haut. Et la description argumentative des énoncés se confondrait avec la sémantique logique, qui définit le sens d'un énoncé comme l'ensemble de ses « conséquences ». Une nouvelle restriction est donc nécessaire. Argumenter pour C au moyen de A (employer A en faveur de la conclusion C), c'est, pour nous, «présenter A comme devant amener le destinataire à conclure C», «donner A comme une raison de croire C». Avec cette restriction, on exclut les exemples de l'alinéa précédent. Ainsi, en disant à quelqu'un qu'il est presque à l'heure, je ne présente pas mon énonciation comme destinée à lui signaler son retard — bien que mon désir soit peut-être de lui faire tirer cette conséquence. Aussi est-il impossible, si le retard est tenu pour fautif, d'enchaîner l'énoncé en question avec une formule de reproche (Tu te fiches du monde, tu es presque à l'heure), sauf avec une nuance ironique dont l'apparition atteste qu'une règle a été enfreinte. Encore un mot sur ce point dont tout dépend. Supposons qu'on nous objecte la possibilité, et le caractère «normal» (au moins, dépourvu d'ironie) du dialogue suivant: X: - Tout va bien, je suis presque à l'heure. Y: - Si tu es presque à l'heure, tu es donc en retard. Ne faut-il pas reconnaître que Y, ici, «présente»presque à l'heure comme une raison d'admettre en retard, et qu'il y a donc une argumentation, même au sens de la dernière définition? On notera pourtant que Y n'a pas choisi l'argument presque à l'heure : il le reprend à son interlocuteur, pour le réinterpréter. C'est une sorte de citation. Et ce caractère de reprise est nécessaire à la phrase de Y. On le prouve en notant qu'il est beaucoup plus difficile de trouver un emploi pour la suite Tu es en retard, car tu es presque à l'heure, enchaînement à la rigueur possible en remplaçant car par puisque. Or il est caractéristique de car par rapport à puisque de ne pas pouvoir introduire une proposition où on rappelle simplement ce que l'auditeur vient de dire (X ne peut pas dire II fait beau, et Y répondre Eh bien sortons car il fait beau). Si donc l'enchaînement qui nous est objecté est impossible avec car, c'est sans doute parce qu'il exige que Y ait repris à X l'expression presque à l'heure. Nous conclurons que cet enchaînement a un statut particulier : Y ne peut pas présenter presque à l'heure comme un argument qui serait sien, il faut qu'en employant cette expression, il retourne un argument de son adversaire. Allons plus loin. Y n'a même pas, à proprement parler, une «thèse». Il ne cherche pas à démontrer à X que celui-ci est en retard (X le sait bien, puisqu'il a dit presque à l'heure), mais juste à le lui rappeler, en explicitant le contenu informatif d'une expression dont l'autre s'est servi. Or il ne s'agit pas, là non plus, d'une circonstance fortuite apparue dans le dialogue particulier que nous avons imaginé. Il est au contraire nécessaire, pour que la réplique de Y soit tant soit peu naturelle, que sa «conclusion» soit déjà reconnue par X. Si on la remplace par une proposition quelconque qui, tout en étant une conséquence plausible du retard de X, pourrait n'être pas admise par lui, on rend la réplique de Y fort étrange — comme serait la phrase Si tu es presque à l'heure, il faut que tu t'excuses. De cette discussion on retiendra que notre définition de l'argumentation exclut la réplique en question — puisque le locuteur Y ne présente pas un argument, mais reprend un argument de l'adversaire, et qu'il ne défend pas non plus une conclusion, mais rappelle un point déjà acquis. Or ces deux circonstances sont essentielles à l'enchaînement considéré: 30 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ARGUMENTATION ET LANGUE 31 sans elles, il devient difficile d'énoncer, l'une en faveur de l'autre, les deux propositions qui le constituent. Ceci donne à cet enchaînement' un caractère particulier parmi tous ceux qui sont tenus, au sens habituel du mot, pour des argumentations. Il n'est donc pas absolument arbitraire, de notre part, de nous être écartés de ce sens, et d'avoir utilisé un concept plus restrictif. D'une façon générale, il y a, à la base de notre travail, la décision, peu à la mode, de ne pas prendre pour objet tous les enchaînements réels entre énoncés, ni même ceux d'entre eux qui manifestent ce qu'on appelle d'habitude une intention argumentative. Nous considérons un sous-ensemble de ces derniers, ceux qui satisfont à une défi-Knition de l'argumentation volontairement limitative. Délibérément, nous décrivons une sorte d'argumentation idéale. Ce faisant, nous ne pensons pas revenir à la grammaire traditionnelle et — comme on nous l'a reproché — étendre aux suites de phrases une normativité que celle-ci réservait aux phrases, ce qui reviendrait à vouloir enseigner, non seulement comment on doit parler, mais comme on doit conclure et répondre. Notre thèse est bien différente. Pour nous, // * est constitutif du sens d'un énoncé de prétendre orienter la suite du dialogue. Dire que l'énoncé Qui est venu ? est une question, c'est dire qu'il prétend obliger le destinataire à répondre, et dire qu'il présuppose que quelqu'un est venu, c'est dire qu'il prétend exclure des réponses possibles une réplique comme Mais personne ! Cela ne signifie pas, Dieu merci, qu'on répond toujours aux questions ni qu'on respecte toujours les présupposés, encore moins qu'il y a obligation à le faire. Mais la langue est telle qu'on ne peut pas poser une question sans se présenter comme imposant à l'autre des obligations de ce genre — ou ce n'est plus une question. Cette thèse, qui constitue selon nous le structuralisme sémantique, amène à décrire les énoncés par le type de dialogue qu'ils prétendent ouvrir (et non, ce qui serait du distributionalisme, par les dialogues qu'ils ouvrent en fait). Notre conception de l'argumentation se situe dans ce cadre. C'est, ^pour nous, un trait constitutif de nombreux énoncés, qu'on ne puisse pas les employer sans prétendre orienter l'interlocuteur vers un certain type de conclusion (par le fait qu'on exclut un autre type de conclusion): il faut donc dire, quand on décrit un énoncé de cette classe, quelle orientation il porte en lui — ou encore, au sens restrictif défini plus haut, en faveur de quoi il peut être argument6. Ce qui 6. Des expressions décrites parfois comme ayant une simple fonction phatique (écoute!, tu vois) servent en fait à marquer que l'énoncé où on les introduit est la n'empêche pas que bien des conclusions seront tirées de lui, qui ne relèvent pas de sa valeur argumentative. De même, bien des réactions à une question n'appartiennent pas à l'éventail de réponses qu'elle propose, et qui la constitue comme question. Pour définir le second prédicat (« considérera comme un argument plus fort que B en faveur de C »), il faut d'abord, à partir de la définition précédente — qui concerne l'utilisation d'un énoncé, construire la notion d'argumentation virtuelle. On notera qu'on peut tenir un énoncé pour un argument possible, et ne pas utiliser cette possibilité. Une telle situation se reflète dans les tournures concessives. En disant Bien que Jean vienne, Pierre restera, on reconnaît l'énoncé Jean viendra apte à appuyer la conclusion Pierre ne restera pas. Mais on refuse de l'utiliser, parce qu'on a des raisons d'admettre la conclu-^ sion inverse. La structure grammaticale de la langue distingue donc argument possible et argument décisif (c'est un de ses avantages, s'il s'agit de formuler une recherche empirique, sur le langage logique habituel qui ne connaît, en fait d'argument, que la preuve). Une autre raison de ne pas utiliser un énoncé, tout en le considérant comme un argument possible, est qu'on le croit contestable ou faux. Et, là encore, il s'agit d'une éventualité reconnue par la grammaire. Une concessive potentielle (ou irréelle) — Même si Jean vient (était venu), Pierre partira (serait parti) — montre à la fois qu'on accorde à la proposition subordonnée une certaine potentialité argumentative (la venue de Jean est un argument possible contre le départ de Pierre), et qu'on refuse de l'accepter pour vraie; il faut donc, pour décrire les concessives, recourir au concept «estimer A argumentati-vement utilisable en faveur de C», en entendant par là: «admettre que quelqu'un puisse argumenter pour C au moyen de A si, en plus, il croit A vrai et n'a pas, par ailleurs, de raison de refuser C ». Cette notion permet aussi de mieux formuler la description que nous avons donnée ailleurs pour la conjonction mais (correspondant à l'allemand aber ou à l'espagnol pero), qui marque une opposition, non entre les propositions conjointes, mais entre les conclusions qu'on pourrait tirer d'elles. Nous dirons que p mais q donne à entendre que p est utilisable en faveur d'une certaine conclusion C, et q en faveur de la conclusion inverse, sans que le locuteur lui-même prenne forcément parti soit pour C soit pour non-C (On comprend alors, vu ce qui a été dit de aussi, la possibilité de l'enchaînement Pierre est aussi prémisse d'une argumentation, la nature de l'argumentation changeant selon l'expression employée. 32 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ARGUMENTATION ET LANGUE 33 grand que Marie, mais il n'est pas grand, et l'impossibilité de Pierre est aussi grand que Marie, mais il est grand1). Revenons au prédicat qui nous concerne directement, « considérer A comme un argument plus fort que B en faveur de C ». Sa définition sera: «penser que si quelqu'un utilise B en faveur de C, il doit croire A utilisable pour C, mais peut utiliser A sans croire pour autant B utilisable» (utilisable est à prendre au sens défini plus haut). Ceci permet de décrire l'adverbe même lorsqu'il sert à surenchérir (cf. // se peut que Pierre et même Jean viennent). Car cette phrase donne à entendre, notamment, que le locuteur: a) estime les énoncés Pierre vient et Jean vient utilisables pour une certaine conclusion C non précisée; b) considère le second comme plus fort que le premier par rapport àC. Vu les définitions précédentes, la clause b) signife que, pour le locuteur, on ne saurait utiliser Pierre vient en faveur de C sans admettre a fortiori qu'on utilise Jean vient (au cas où on croit cet énoncé vrai, et où on n'a par ailleurs aucune raison de ne pas accepter C). Les définitions données jusqu'ici concernent l'attitude du locuteur vis-à-vis des énoncés. C'est lui le sujet des prédicats, lui qui «utilise A. ..», «estime A utilisable...», «considère^ comme plus fort que B. ..». Nous n'avons donc pas encore atteint notre but, caractériser argumentativement les énoncés eux-mêmes, et il reste à éliminer des prédicats précédents la variable « locuteur». Nous discuterons un des concepts construits à cet effet, le concept «A est plus fort que B». Nous lui donnons le sens : a) En quelque circonstance que ce soit, et quelle que soit la conclusion C, si on utilise B en faveur de C, on doit croire A utilisable pour C; b) Il y a des circonstances où un locuteur peut utiliser A, pour une certaine conclusion C, sans pour autant croire B utilisable pour C. Ce concept, qui introduit un ordre entre les énoncés et justifie 7. En remplaçant grand par petit , le premier enchaînement aussi devient impossible. C'est qu'un autre facteur, plus informatif qu'argumentatif, intervient alors. L'emploi, dans une comparaison d'égalité ou d'infériorité, de l'adjectif marqué petit laisse entendre que les termes comparés sont effectivement petits. D'où une contradiction dans le premier enchaînement. Mais l'impossibilité du second, qui ne contient , lui, aucune contradiction, est purement argumentative. 1 l'expression «échelle argumentative», nous semble essentiel (il permet notamment de comprendre l'application à la langue d'une loi rhétorique comme la litote — qui suppose une gradation des énoncés8). Or nous le croyons applicable à de nombreux couples d'énoncés français. On peut, par exemple, prendre pour .8 une comparaison d'égalité du type de (1), et pour A le comparatif de supériorité correspondant. C'est pourquoi on peut avoir aussi grand et même plus grand (mais jamais aussi grand et même moins grand, ni moins grand et même aussi grand). Ou eucore, on prendra pour A un énoncé élémentaire et, pour B, l'énoncé obtenu en modifiant par presque le prédicat de A (A = Le repas est prêt, B = Le repas est presque prêt). Ce dernier type d'exemples a suscité diverses objections dont la discussion nous semble éclairante. Elles consistent à imaginer des cas où il y a une discontinuité brutale entre les situations décrites par A et par presque A. (Il a été élu/Il a été presque élu; Il est mort/Il est presque mort). Dans ces cas — c'est la première objection — personne n'aura l'idée d'employer à la suite l'une de l'autre les deux expressions, et de dire, par exemple, // a été presque élu, il a même été élu. Nous répondrons que cet enchaînement est en revanche concevable à l'intérieur d'un dialogue. Qu'on imagine le soir d'un premier tour d'élections. X annonce avec satisfaction que son candidat est presque élu dès le premier tour, et Y, qui arrive avec les résultats officiels, surenchérit: // est même élu. Si la suite incriminée est impossible, c'est donc parce que ses deux composants sont en contradiction flagrante, et qu'un même locuteur ne peut pas les prendre en charge à la fois. On objectera peut-être qu'en changeant de locuteur entre presque A et A, nous faussons le jeu, et que, dans un dialogue, tout est possible. Justement non! Supposons, dans la situation précédente, que les résultats définitifs apportés par Y mettent le candidat assez loin de la majorité. Il est inconcevable que Y réplique à X: // lui manque même pas mal de voix. Nous reconnaissons donc volontiers que la discontinuité informative séparant presque A et A peut rendre invraisemblable la suite presque A et même A. Mais cela ne signifie pas que les deux énoncés ne sont pas dans la relation — explicitée par même — d'énoncé moins fort à énoncé plus fort. La raison en est seulement qu'on a souvent du mal à juxtaposer presque A et A — vu l'incompatibilité des informations qu'ils apportent. 8. Dans Ducrot, 1973b, ce concept servait en plus pour la formulation des lois de négation et d'implication. Cela n'est pas, à proprement parler, nécessaire, si ces lois (cf. deuxième partie du présent article) sont reformulées à partir d'entités plus abstraites que les énoncés. 34 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ARGUMENTATION ET LANGUE 35 Lorsque cela est possible, en effet (cf. dialogue précédent), les deux énoncés se trouvent bien dans la relation argumentative que nous | avons décrite, et l'emploi de même est concevable. Une seconde difficulté, signalée notamment par D. Lacombe, est indépendante du critère de même, et tient à la définition de la relation J «être un argument plus fort». Car il est possible, quand il y a dis- 1 continuité entre A et presque A, de construire des situations où on peut utiliser presque A en faveur d'une certaine conclusion, mais non j point A. Ainsi // est presque élu dès le premier tour est un argument possible pour// faut qu'il continue à tenir trois réunions par jour la semaine prochaine, conclusion qu'on ne peut certes pas appuyer sur // est élu dès le premier tour. En fait cette objection, tout à fait valable à l'époque où elle nous a été faite, ne porte plus contre la défini- 1 tion de la force argumentative donnée dans le présent article (et des- j tinée précisément à l'éliminer). Car nous exigeons seulement qu'en utilisant presque A, on reconnaisse A (l'argument le plus fort) comme utilisable, c'est-à-dire, selon notre définition de ce mot, comme pou- i vant être utilisé au cas où on l'estimerait vrai et où on n'aurait, d'autre part, aucune raison de refuser la conclusion. Or il se trouve, I dans tous les contre-exemples, que la vérité de l'argument A enlève, ! ipso facto, toute raison d'être à la conclusion. I ',' Cette défense paraîtra sans doute pure argutie. Elle revient, di-ra-t-on, à exiger que A puisse être toujours utilisé — sauf quand il ne le peut pas. Bien plus, avec la définition laxiste donnée au mot utilisable, le couple presque A A ne semble plus satisfaire la deuxième exigence contenue dans le concept d'argument plus fort. Comment f ' imaginer des circonstances où on utilise A pour une conclusion C sans croire aussi presque A « utilisable » ? Pour répondre sur ce point, il suffit d'imaginer (et cela nous semble facile) une situation où, utilisant // est élu pour la conclusion Son parti doit être satisfait, on : n'envisagerait cependant pas d'utiliser pour cette conclusion l'argument // est presque élu. Nos adversaires objecteront: «C'est que, dans la situation imaginée, seule une élection complète peut être un motif de satisfaction. Mais c'est là une de ces « raisons » qui ne doi- * vent pas intervenir pour déterminer ce qui est «utilisable» ou non.» Pour répondre, nous rappellerons que, lorsqu'on utilise presque A en faveur de C sans admettre qu'on puisse utiliser A (cf. alinéa précédent), c'est que A suffit pour la conclusion non-C (Si quelqu'un est | élu, il n'a plus besoin de tenir des meetings). Il en est autrement g quand, utilisant A pour C, on n'envisage pas l'emploi de presque A. I Ce n'est pas toujours parce que presque A donne une raison contre ï C; il se peut, simplement, que presque A ne donne pas une raison suffisante pour : il se peut que la quasi-élection ne soit pas une raison de croire à l'insatisfaction du parti, sans suffire pour autant à faire croire à sa satisfaction. Dans ce cas, presque A n'est pas, au sens de notre définition, «utilisable» en faveur de la conclusion (ce qui empêche de l'employer, en effet, ce n'est pas une «raison» qui amène à croire à la conclusion inverse). Un fait rend encore plus apparente la différence entre les deux cas. Lorsque presque A peut être employé pour C et non pas A, A peut être employé pour non-C (Il est élu, il n'aura plus besoin...). Mais lorsque/! peut être employé pour C, et non pas presque A, presque A ne peut pas être employé pour non-C (Il est impossible, si l'élection est un motif de satisfaction pour le parti, de dire // est presque élu, son parti ne sera pas satisfait.) Il s'agit donc bien de deux mécanismes distincts. Cette discussion à propos de presque permet de donner à la thèse générale présentée ici une nouvelle formulation. Parmi les causes qui amènent à employer (ou non) un énoncé A pour une conclusion C, nous faisons trois catégories : 1. les considérations d'opportunité: vu les circonstances, A est (ou non) bon à dire. Il s'agit d'une rhétorique «non intégrée», dont nous ne nous sommes pas occupés; 2. les raisons factuelles : on croit (ou non) à la vérité de A et de C, et au fait que la vérité de A entraîne celle de C ; 3. la structure argumentative, objet de la rhétorique intégrée: il s'agit d'une orientation interne des énoncés vers tel ou tel type de conclusions, orientation non déductible du contenu informatif. Ainsi l'énoncé// est presque en ballotage ne peut servir pour la conclusion Les élections lui ont été favorables, conclusion qu'on peut appuyer en disant // est presque élu au premier tour. Et pourtant les informations données par les énoncés (dans le premier cas, il est élu, dans l'autre, battu) feraient prévoir l'inverse. L'existence des «raisons factuelles» rend impossible de déterminer, par une étude linguistique de deux énoncés, s'il est raisonnable d'argumenter pour l'un au moyen de l'autre. Mais qui le nie? En faisant apparaître la notion de « structure argumentative », nous avons voulu montrer, en revanche, que certains énoncés sont lin-v guistiquement inaptes à appuyer certaines conclusions — et cela indépendamment de toute logique. 36 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ARGUMENTATION ET LANGUE 37 2. La rhétorique intégrée et la description sémantique Nous espérons avoir précisé, peut-être justifié, l'idée de rhétorique intégrée, hypothèse selon laquelle toutes les relations argumentatives entre énoncés (et non pas seulement, ce qui serait banal, entre énon-ciations) ne sont pas déductibles de leur contenu informatif. Reste à déterminer le statut de ces relations dans la description sémantique. Constituent-elles un fait primitif, irréductible, ou doit-on postuler un niveau plus profond où elles trouveraient leur explication? Dans le dernier cas, ce niveau ne saurait être, vu ce qui vient d'être dit, celui des pures valeurs informatives. Nous serions donc amenés (et nous le serons) à placer sous les relations argumentatives entre énoncés des relations argumentatives entre entités plus abstraites, et à imaginer un calcul qui dérive les premières des secondes. Nous aurons à faire un usage constant des notions, fondamentales à nos yeux, d'énoncé, dénonciation, d'énoncé-occurrence, de contenu et d'acte de parole, dénonciation sera pour nous l'activité langagière exercée par celui qui parle au moment où il parle. Elle est donc par essence historique, événementielle, et, comme telle, ne se reproduit jamais deux fois identique à elle-même, dénoncé-occurrence sera ce qui fait l'objet de renonciation; ces deux notions sont intimement liées, et si l'on considère renonciation comme un procès, Vénoncé-occurrence en est alors le produit (linguistique). Il est tributaire de renonciation qui l'engendre et lui confère par là-même son statut: il n'y a donc pas plus d'énoncés-occurrences identiques qu'il y a d'énonciations identiques, et dans renonciation de: Je viens, je viens. il y a deux sous-énonciations distinctes produisant deux énoncés-occurrences différents. Comment expliquer alors que l'on ressente une certaine proximité entre ces deux sous-énonciations ? Pour y parvenir, nous ferons appel au concept d'énoncé: l'énoncé est ce qui subsiste de l'énoncé-occurrence lorsque l'on fait abstraction de l'aspect événementiel de ce dernier; l'énoncé est donc une classe d'énoncés-occurrences, la classe des énoncés-occurrences ne se différenciant que par les marques historiques qui leur sont conférées par renonciation. Pour utiliser la terminologie anglo-saxonne, l'énoncé-occurrence est un token, alors que l'énoncé est un type. Quel est le statut méthodologique de ces différents concepts ? Rappelons tout d'abord (O. Ducrot, 1973a) ce que nous entendons par description sémantique d'une langue naturelle. Pour nous, faire la description sémantique d'une langue naturelle L, ce sera construire une machine — au sens d'un ensemble de règles formelles — ayant même capacité que les locuteurs parlant L, à savoir celle d'associer une signification à toute énonciation proférée devant eux dans L. L'entreprise que nous poursuivons est donc celle d'une simulation des faits linguistiques. Ce serait à notre sens une erreur que de considérer ces faits linguistiques que nous tentons de décrire comme un donné brut: bien que concernant la phase préliminaire à la description — celle dite d'observation — ils n'en reflètent pas moins la subjectivité de l'observateur; ce dernier ne peut établir le corpus des «faits» que moyennant un certain nombre d'hypothèses. C'est sur ces hypothèses — que l'on a proposé d'appeler hypothèses externes — que s'appuie la recherche, et l'on ne saurait donc modifier ne serait-ce que l'une d'entre elles sans par là-même remettre en question la description tout entière. D'une tout autre nature sont les hypothèses relatives aux différents mécanismes intervenant dans la description sémantique. Ces hypothèses internes concernent le type de règles formelles à utiliser et leur agencement, en d'autres termes la nature du métalangage dans lequel se fera la description sémantique. La mise en question d'une hypothèse interne ne modifie que ce métalangage, et n'apporte en particulier aucune altération aux hypothèses externes — alors que la réciproque est fausse — mê-rie s'il arrive fréquemment que l'examen attentif d'une hypothèse interne suscite de nouvelles observations et amène à reconsidérer tout ou partie du corps des hypothèses externes; mais ces dernières doivent être justifiables indépendamment des hypothèses internes. Nous illustrerons la dichotomie hypothèse interne/hypothèse externe à l'aide des deux concepts que nous n'avons pas encore définis: ceux d'acte de parole et de contenu. Pour expliquer que certaines énonciations non seulement servent à accomplir des actions ou à en faire accomplir à l'auditeur, mais sont en elles-même des actions, J. L. Austin et ses continuateurs ont introduit la notion d'acte de parole illocutoire, en entendant par là des actions spécifiques à certains modes de dire et accomplis dans ces dires9. Ainsi renonciation de Je promets de bien travailler — qui est une promesse de bien travailler — comporte un acte de parole (illocutoire pour Austin) de promesse de bien travailler, signalé dans la structure superficielle de l'énoncé par la présence du syntagmeje promets. L'émergence d'une telle notion nous paraît relever typi- 9. Si l'on admet d'une part que tout acte illocutoire a pour foncton première de modifier la situation des interlocuteurs, c'est-à-dire est un/oi'-e et d'autre part que toute énonciation — y compris l'assertion — comporte au moins un acte illocutoire, on est alors amené à faire en fait l'hypothèse externe que tout dire est un faire. 38 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE quement du niveau des hypothèses externes. On décide par avance d'observer un certain fait sous l'angle d'une théorie de l'action, fixant ainsi l'objet de la recherche sémantique qui aura pour tâche d'en donner une interpétation adéquate. Que l'on décide de procéder différemment, et toute la description sémantique s'en trouvera affectée. Il est clair que deux descriptions sémantiques de Je promets de bien travailler dont l'une utiliserait le concept d'acte de parole et l'autre non, seraient radicalement différentes. Que l'on songe à ce que seraient les descriptions de cet énoncé dans l'optique fonctiona-liste d'une part, et sous l'angle de la philosophie analytique d'autre part. 'A l'hypothèse externe d'acte de parole correspond l'hypothèse interne de contenu : ayant circonscrit dans le donné empirique l'objet linguistique «acte de parole», nous réfléchissons cette option au niveau de la machine en décidant de décrire les énoncés comme comportant un ou plusieurs contenus affectés de marqueurs d'actes illo-cutoires. Ces marqueurs indiquent les potentialités illocutoires de l'énoncé, et servent donc à prédire que l'on ne pourra procéder à renonciation de l'énoncé considéré sans par là-même effectuer un certain nombre d'actes de parole. C'est ainsi que Je promets de bien travailler se verra, au niveau de la machine, affecter un contenu du genre de [Je travaillerai bien] accompagné du marqueur d'acte «promesse». Remarquons que ce faisant, nous prenons la décision de décrire un acte de parole-token réalisé dans renonciation à l'aide d'un marqueur, qui indique un acte de parole-type. Remarquons également que les contenus sont des rouages de la machine, c'est-à-dire des formules du métalangage: ce ne sont donc pas des énoncés, même si, faute d'un métalangage constitué, nous nous voyons contraints de représenter ces contenus sous forme d'énoncés, ce qui amène d'ailleurs à des confusions méthodologiques dont nous avons été parfois les premières victimes. Pour réduire ce risque, nous ferons les conventions graphiques suivantes : « Je promets de bien travailler» sera un énoncé-occurrence; Je promets de bien travailler, l'énoncé correspondant; [Je travaillerai bien], un contenu. Traduction au niveau de la machine de l'hypothèse externe «acte de parole», le concept de «contenu» fait partie du corps des hypothèses internes: on pourrait tout aussi bien opter pour un autre type de représentation sans que l'objet linguistique à décrire en soit modifié. Alors que nous affectons à l'énoncé Je viendrai demain le contenu [Je viendrai demain] affecté du marqueur d'acte illocutoire «Assertion», la sémantique générative, partant du même donné, fait ARGUMENTATION ET LANGUE 39 une hypothèse interne différente, dite hypothèse performative : à l'énoncé Je viendrai demain correspond au niveau de la machine la structure Je dis que je viendrai demain. Au vu de ce qui vient d'être dit, on pourrait formuler contre nous l'objection suivante: décider de décrire Je promets de bien travailler comme le contenu [Je travaillerai bien] affecté du marqueur d'acte illocutoire de promesse revient finalement à fonder la description sémantique sur la forme superficielle de l'énoncé en question, moyennant une transformation syntaxique, celle qui permet de passer de Je promets de bien travailler à Je promets que je travaillerai bien. Notre «hypothèse interne» ne serait alors — sous une forme dissimulée — qu'une hypothèse concernant des relations de paraphrase entre énoncés, c'est-à-dire bel et bien une hypothèse externe. Cette apparente coïncidence n'est due en fait qu'à la simplicité de l'exemple choisi, et il est aisé de montrer que nous sommes entièrement responsables des contenus que nous attribuons aux énoncés, que leur choix n'est en rien contraint par la forme de ces énoncés, en signifiant par là que les contenus — ou plutôt leur traduction en langue naturelle — n'apparaissent que fortuitement dans la structure superficielle. Soit par exemple: Je promets de continuer à bien travailler. Un certain nombre de raisons — liées en particulier à la théorie de la présupposition — nous conduisent à décrire un tel énoncé comme comportant les contenus [Je travaillais bien avant] et [Je travaillerai bien] affectés respectivement d'un marqueur d'acte de présupposition10 et d'un marqueur d'acte de promesse. Or ces deux contenus, bien qu'en quelque sorte déduits de la présence de continuer dans l'énoncé étudié, n'apparaissent pas comme tels en structure de surface. Ils ne le peuvent d'ailleurs pas, n'étant qu'une construction du linguiste destinée à rendre compte des phénomènes sémantiques liés au comportement du verbe continuer. Après avoir ainsi fixé notre cadre méthodologique, il nous reste à y introduire l'argumentation, et plus précisément les concepts de classe et d'échelle argumentatives. Il nous semble en effet que les premières présentations que nous en avons données comportent de sérieuses difficultés, dues à une confusion entre hypothèse externe et hy- 10. Nous considérons ici la présupposition comme un acte illocutoire, au même titre que l'assertion, l'ordre ou l'interrogation. Sur son traitement dans le cadre d'une théorie polyphonique de renonciation, voir Ducrot et al., 1980, chap. 1, et Ducrot, 1982, sections 7 et 8. 40 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ARGUMENTATION ET LANGUE 41 pothèse interne, c'est-à-dire entre l'objet de la description sémantique et la description sémantique elle-même. Quel est en effet le postulat sous-jacent à ces présentations? Celui qu'il existe de façon régulière, entre des énoncés comportant certaines caractéristiques bien précises, des relations relevant de ce que nous avons appelé plus haut «argumentation». Partant de cette constatation empirique (hypothèse externe), on définit alors les concepts de classe argumentative, échelle argumentative, supériorité argumentative, échelle absolue; on articule enfin autour de ces notions de base le calcul proprement dit, c'est-à-dire que l'on formule à partir d'elles des concepts opératoires — loi de négation, loi d'inversion, etc. — dont la finalité est de permettre une explicaï-on du comportement sémantique des énoncés considérés. Autrement dit, les concepts tant primitifs qu'opératoires sont des éléments de la machine, des hypothèses internes destinées à appréhender l'objet sémantique défini par les hypothèses externes. Or toutes ces hypothèses internes, ou prétendues telles, reposent sur la notion d'énoncé. Ainsi la loi de négation : si un énoncé p est argument pour un énoncé q, alors la négation descriptive11 ~ p de p est argument pour ~ q. En fait il nous est apparu nécessaire, dans la construction effective de la machine, de la faire fonctionner sur des contenus et non sur des énoncés. Nécessaire tout d'abord pour traiter les phénomènes présuppositionnels12 en général (les contenus affectés d'un marqueur d'acte illocutoire de présupposition reçoivent dans notre calcul sémantique un traitement spécifique). Nous ne reviendrons pas sur ce point, mais nous voudrions prouver qu'il en est de même pour les phénomènes argumentatifs, et qu'en particulier les différentes lois concernant la négation ne sont effectivement opératoires que si elles sont reformulées en termes de contenus. Tant qu'elles sont formulées en termes d'énoncés, ces «lois» ne font rien d'autre que résumer des observations. N'étant que la constatation de régularités d'ordre empirique, la présentation qui a été faite des échelles argumentatives ne serait donc qu'un faisceau d'hypothèses externes. L'erreur faite serait ainsi de même nature que celle que commettrait un distributionaliste qui prendrait les régularités distri-butionnelles relevées dans un corpus pour l'explication de ces mêmes régularités. C'est ce que nous essayerons de montrer, en faisant ap- 11. Pour la distinction négation descriptive /négation polémique, cf. supra, note 3. 12. Remarquons qu'il ne faut pas confondre l'hypothèse externe: «En procédant à telle énonciation, j'accomplis un acte de présupposition», et l'hypothèse, interne cette fois: «L'énoncé a tel contenu présupposé». paraître la faible puissance explicative de la notion d'argumentativité telle qu'elle est présentée dans Ducrot, 1973b. Une première constatation possible est que la confusion qui fait l'objet de la présente discussion avait toutes chances de se produire. Pour des raisons de clarté d'exposition, les exemples avaient en effet été choisis particulièrement simples, et ce afin d'éviter l'interférence des phénomènes traités avec d'autres phénomènes. Or cette façon de procéder présente un inconvénient: l'extrême simplicité de ces exemples fait que, bien souvent, leur description sémantique comporte un seul contenu, dont l'expression en langue naturelle est très semblable — sinon identique — à l'énoncé de départ. Il n'est donc pas étonnant dans ces conditions que les hypothèses externes aient pu, au moins partiellement, avoir l'apparence d'hypothèses internes, et paru en posséder le pouvoir explicatif, puisqu'en somme rien ou presque ne différenciait l'énoncé de son contenu. Une lecture plus attentive révèle cependant que cette première présentation des échelles argumentatives portait en germe sa propre révision. Ainsi, pour analyser le comportement argumentatif de l'énoncé: e = Le tonneau est encore à moitié vide, il était procédé de la façon suivante: attribution à e des deux contenus (respectivement posé et présupposé) : Ci = [En t, le tonneau est à moitié vide] Ci = [En tx > t, ~ [le tonneau est à moitié vide]] dans lesquels / désigne le moment de renonciation. Puis, pour parvenir au résultat final — à savoir que e fait allusion à un processus de remplissage, c'est-à-dire qu'à un moment tx ultérieur à t le tonneau sera plus qu'à moitié rempli — application au contenu ~ [le tonneau est à moitié vide] d'une loi concernant la négation et dite loi d'abaissement. Or cette loi d'abaissement n'avait été définie que pour les énoncés comportant une occurrence de la négation ne... pas, alors que ~ [le tonneau est à moitié vide] est un contenu comportant une occurrence de la négation formelle (c'est-à-dire du métalangage) que nous avons représentée par ~. C'était donc déjà faire apparaître la confusion entre hypothèses externe et interne. Il y a plus. Considérons l'exemple suivant: (6) Jean a eu du mérite de venir: il ignorait que ça se passerait bien formé des deux énoncés e = Jean a eu du mérite de venir et e' = il ignorait que ça se passerait bien, auxquels on est conduit à attribuer les contenus suivants : 1 42 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ARGUMENTATION ET LANGUE 43 Ci = posé de e = [venir était méritoire de la part de Jean] Ci = présupposé de e = [Jean est venu] Ci = posé de e' = [Jean ne pensait pas que ça se passerait bien] Ci = présupposé de e' = [ça s'est bien passé]. La considération des contenus ci-dessus montre que ce que fait renonciation de (6), c'est non pas d'introduire une relation argumentative entre e et e', mais de présenter Ci comme argument pour Ci, et s'appuyant sur cette relation entre contenus, de conclure de e' à e. Il serait d'ailleurs impossible de soutenir que Ci est argument en faveur de Ci, ou Ci en faveur de Ci ou de Ci. Cette position permet par ailleurs de déduire aisément, moyennant la transposition aux contenus de la loi de négation citée plus haut, le comportement sémantique de : (7) Jean n'a eu aucun mérite de venir: il savait que ça se passerait bien dont l'analyse conduit aux mêmes contenus présupposés Ci et Ci, et aux contenus posés ~ Ci et ~ Ci. La loi de négation fournit alors immédiatement le résultat cherché, à savoir que (7) présente — Ci comme argument pour ~ Ci, indépendamment de la conservation des présupposés Ci et Ci, ce que la considération d'une simple relation entre énoncés n'aurait certes pas permis de faire apparaître. Un dernier exemple enfin, faisant cette fois intervenir la Loi d'abaissement. Soit: (8) Seul Pierre est aussi grand que Marie. On peut montrer — et nous l'admettrons — que renonciation de (8) ne peut avoir pour thème que Marie. Dans ces conditions, et si l'on fait l'hypothèse que la relation argumentative a effectivement lieu entre énoncés, un énoncé du type: p(x) = x est aussi grand que Marie se voit affecter des contenus posé et présupposé (cf. Anscombre, 1975) du type de : C\(x) = [x a la même taille que Marie] Ci(x) = [p(x) est un argument pour une conclusion r que l'on peut tirer de [Marie n'est pas grande]]. Pour construire à partir de là une description de (8)n, nous supposerons cet énoncé obtenu par application de l'opérateur Seul à la 13. Ducrot, 1972, p. 52 sq. forme propositionnelle p(x), le tout étant affirmé de Pierre. On obtient alors pour (8) les contenus suivants, respectivement posés et présupposés14. Ci = [(V x =/= Pierre) ~ [x a la même taille que Marie]] [Pierre a la même taille que Marie] [p (Pierre) est un argument pour une conclusion r que l'on Ci — { peut tirer de [Marie n'est pas grande]] [(Y x Pierre) [~ p(x) est argument pour une conclusion ~ r que l'on peut tirer de [Marie est grande]]. Pour pouvoir tirer de ces indications sémantiques le résultat souhaité — comment se répartissent par rapport à la taille de Marie les tailles des individus concernés — il faudrait appliquer la loi d'abaissement au contenu C\(x) qui est partie intégrante de Ci. Remarquons que ce seul point fait déjà problème, puisque, stricto sensu, la loi d'abaissement ne peut s'appliquer à cette entité formelle qu'est la négation d'un contenu. Mais même en passant outre, nous nous heurterions à une difficulté majeure: la loi d'abaissement — étendue donc aux contenus — stipule en effet que feffet de la négation sur un contenu se déduit, au sens fort, de sa position sur une échelle argumentative; or ni dans Ci ni dans Ci nous ne trouvons d'indication permettant de situer C\(x) = [x a la même taille que Marie] sur une échelle. Les seules indications qui se trouvent mentionnées sont relatives à l'appartenance de p(x) à l'échelle déterminée par r, mais non à celle de son contenu posé Ci(x). C\(x) sera donc nié sans abaissement et Ci recevra la valeur [(V x + Pierre) [x n'a pas la même taille que Marie]], c'est-à-dire que d'après notre calcul (8) serait compatible avec les deux situations suivantes : Pierre Marie Barnabe Adélaïde Barnabe Adélaïde Pierre Marie Figure I. Figure 2. 14. Nous utilisons le symbolisme logique pour alléger l'écriture, et uniquement dans ce but. 44 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ARGUMENTATION ET LANGUE 45 Or le sentiment général des sujets parlants est que (8) n'est compatible qu'avec le cas I. I et II sont en revanche tous deux compatibles avec : (8') Seul Pierre a la même taille que Marie. Ce qui fournit une preuve supplémentaire à l'appui du caractère non strictement informatif de (8) face à (8'), et montre en outre les limitations inhérentes au fait de considérer l'argumentation comme une relation entre énoncés. Si donc nous pensons que la théorie des échelles argumentatives recèle certaines potentialités explicatives, il nous faut lui restituer son véritable statut méthodologique, celui d'un ensemble de concepts opératoires qui, prenant appui sur un donné préalablement découpé par le linguiste, permet d'en effectuer une simulation. Four réaliser une telle ambition, nous devons faire de l'argumentation non seulement une notion empirique — une hypothèse externe — mais également une hypothèse interne, dont le champ d'action ne peut alors être que les contenus, seules entités linguistiques reconnues par la machine. Ayant dégagé dans la masse des faits linguistiques certaines régularités sémantiques, nous décidons de les considérer comme conséquences d'une même cause, l'existence d'une rhétorique intégrée, se manifestant par une relation argumentative entre énoncés d'un type bien précis: c'est là l'idée développée dans la première partie de ce travail. Nous réfléchissons cette hypothèse externe au niveau de la machine en y introduisant — à titre, répétons-le, d'hypothèse interne — une relation formelle —3 entre contenus, destinée à permettre la représentation de la relation empiriquement dégagée. Si par exemple renonciation par un locuteur L d'un énoncé p argumente en faveur d'une conclusion r, nous décrirons ce phénomène en disant non pas que p est, pour L, dans la classe argumentative déterminée par r — ce qui est la présentation faite dans Ducrot, 1973b — mais que tel contenu c attaché à p est dans la relation formelle —3 avec tel autre contenu c' attaché à r. Dans l'exemple examiné plus haut: (6) Jean a eu du mérite de venir: il ignorait que ça se passerait bien nous ferions correspondre à l'aspect argumentatif empirique la formule du métalangage: [[Jean ne pensait pas que ça se passerait bien] —3 [venir était méritoire de la part de Jean]]. Autrement dit, ce seront désormais des contenus qui apparaîtront sur les échelles argumentatives, et non plus des énoncés, comme dans la première présentation qui en avait été faite. Tout l'appareil argumentatif décrit dans cette présentation est donc à reformuler en termes de métalangage. Ainsi la loi de négation ne serait plus une loi concernant la négation (descriptive) ne... pas..., mais serait relative à la négation formelle du métalangage15; en utilisant les notations de la logique proposition-nelle16, elle aurait à peu près la forme ci-après: h- Ci -3 Ci o. ~ Ci -3 ~ Ci Ci et Ci étant bien entendu des contenus. Cette façon de procéder permet d'élucider un phénomène qui semblait tout à fait inexplicable dans le cadre de la première présentation: celui des morphèmes à négation implicite. Dans cette première version, si un énoncé p était argument pour une conclusion r, la négation (descriptive) de p était, en vertu de la loi de négation, argument pour la négation de r. Or certains morphèmes du français semblent être doués de la même faculté, alors que la structure superficielle des énoncés dans lesquels ils apparaissent ne comporte aucune occurrence de ne... pas... Si l'on accepte par exemple de dire: L'entrée coûte 50 F, c'est cher on acceptera également de dire : Il faut payer 50 F pour entrer, c'est cher mais certainement pas : * // suffit de payer 50 F pour entrer, c'est cher. En revanche, si on juge 50 F une somme faible, on pourra dire: // suffit de payer 50 F pour entrer, ce n'est pas cher. Il paraît donc raisonnable d'attribuer aux morphèmes comme il suffit une négation implicite à laquelle on étendrait alors la loi de négation. Ce faisant, on se heurte à l'objection suivante: nous avons décrit Pierre est aussi grand que Marie comme étant un argument pour une conclusion r que l'on pouvait tirer de Pierre est grand ou de Marie n'est pas grande, selon que Pierre ou Marie était le thème de renonciation accomplie. Certains faits nous ont conduits par ailleurs à faire 15. Nous ne prétendons pas qu'à la négation ne ... pas ... correspondrait la négation formelle ~, mais simplement que ~ serait un opérateur du métalangage intervenant dans la description sémantique de ne... pas... 16. Nous procédons de la sorte pour bien marquer la différence entre la relation argumentative empirique entre énoncés, et la relation formelle du métalangage, qui, une relation entre contenus, c'est-à-dire entre formules du métalangage. Mais il est clair que la logique propositionnelle ne saurait fournir une formalisation adéquate des langues naturelles. 46 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ARGUMENTATION ET LANGUE 47 intervenir une négation implicite dans la description de Seul : l'énoncé Pierre est le seul à être aussi grand que Marie devrait donc être argument — toujours selon la loi de négation — pour une conclusion r' que l'on pourrait tirer de Pierre n'est pas grand ou de Marie est grande, suivant que le thème est Pierre ou Marie. Ainsi l'on a (avec Marie comme thème): Marie est très grande: Pierre est le seul à être aussi grand qu'elle mais non: * Marie n'est pas grande: Pierre est le seul à être aussi grand qu'elle ce qui semblerait confirmer notre analyse. Malheureusement (avec Pierre comme thème) : Pierre est très grand: il est le seul à être aussi grand que Marie est tout à fait possible, alors que : * Pierre n'est pas grand: il est le seul à être aussi grand que Marie. semble faire problème. Ce phénomène est inexplicable si l'on persiste à faire de l'argumentation une relation entre énoncés. Transposé en termes de contenus, le problème apparaît sous un jour nouveau: à ce niveau, celui du métalangage, la distinction négation explicite/négation implicite n'a plus de raison d'être: il n'y a plus qu'une seule négation, formelle, seule concernée par la loi de négation, et qui interviendra dans l'interprétation tant de la négation implicite que de l'explicite, éludant ainsi le problème d'une éventuelle extension de la loi de négation. Cette négation formelle ~ affectera un ou plusieurs des contenus attribués à un énoncé, selon la description que l'on choisira d'en faire. De la même façon, la relation formelle —3 jouera entre certains de ces contenus. On comprend alors qu'il y ait selon les cas renversement argumentatif ou pas: si les contenus affectés par la négation ~ entrent également dans une relation —3, alors la loi de négation jouera, et, en structure superficielle, l'orientation argumentative globale en sera inversée. Si en revanche les contenus sur lesquels porte ~ n'entrent dans aucune relation de type —3, la loi de négation n'aura pas à intervenir, et par rapport à l'énoncé de départ — celui qui ne comporte pas le morphème étudié — l'orientation argumentative sera conservée, et cela malgré la négation implicite. On aura sans doute remarqué qu'à plusieurs reprises nous avons fait intervenir dans la description du comparatif d'égalité aussi... que... un élément sémantique — un contenu donc — concernant l'existence entre deux contenus de la relation formelle —3. Dans le cas de aussi... que..., il s'agissait par exemple du contenu [// y a un contenu c tel que [[Pierre a la même taille que Marie] —3 c] et [[Pierre est grand] —3 c]]. Notre description sémantique faisant largement appel aux notions de posé et de présupposé, il est donc légitime de s'interroger sur la place qu'occupent de façon générale les contenus argumentatifs relativement à ces deux concepts. Nous voudrions montrer plus précisément, en reprenant des raisonnements présentés ailleurs, qu'il y a tout intérêt pour la description à leur conférer le statut de présupposés. Soit l'énoncé: (9) Même Pierre est venu. Rappelons que nous donnons de (9) la description suivante (cf. Anscombre, 1973): posé = [Pierre est venu] présupposé = [D'autres que Pierre sont venus] élément argumentatif = [// y a un contenu c tel que [Pierre est venu] est un argument pour c plus fort que [d'autres que Pierre sont venus]] Nous ferons l'hypothèse que cette description est satisfaisante — le problème posé étant non pas ton degré d'adéquation aux faits, mais le statut de l'élément argumentatif dégagé dans cette description. Appliquons les trois critères de l'interrogation, de la négation (descriptive) et de l'enchâssement: Est-ce que même Pierre est venu ? Il est faux que même Pierre soit venu. Je suis sûr que même Pierre est venu. Il semble bien que le même élément argumentatif se retrouve dans ces trois énoncés, qui paraissent présenter la venue — effective ou éventuelle — de Pierre comme significative. Son statut présupposi-tionnel découle alors de son invariance dans les trois transformations d'interrogation, de négation et d'enchâssement. Il permet en outre de rendre compte de certains phénomènes. Soit par exemple à expliquer l'impossibilité suivante: (10) * Une mule vaut mieux qu'un âne, même mauvais. Nous ferons l'hypothèse que (10) est dérivé à partir de: (11) Une mule vaut mieux qu'un âne et de: (12) Une mule vaut mieux même qu'un mauvais âne. 48 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ARGUMENTATION ET LANGUE 49 D'après la description générale de même, le contenu (12 a) = [Une mule vaut mieux qu'un mauvais âne] — posé de (12) — est donc pour un certain contenu c un argument plus fort que (11 a) = [Une mule vaut mieux qu'un âne] — posé de (11). Or (11 a) implique (12 a), la réciproque étant fausse, et c'est une loi générale de l'argumentation que si trois contenus Ci, Ci, d, sont tels que: a) Ci implique Ci, la réciproque étant fausse, b) Ci est argument pour C3, alors Ci est pour C3 un argument plus fort que Ci. Par conséquent, (11 a) devrait être pour c un argument plus fort que (12 a) et non l'inverse; on explique ainsi à partir de l'élément argumentatif proposé l'impossibilité de (10). Accorder à cet élément le statut présupposi-tionnel permet en outre d'expliquer l'impossibilité de: (13) * Est-ce qu'une mule vaut mieux qu'un âne, même mauvais? par la conservation du présupposé dans l'interrogation, et le caractère normal de: (14) Une mule ne vaut pas mieux qu'un âne, ni même qu'un mauvais âne par l'invariance du présupposé lors de l'application de la négation, et moyennant la loi (logique) de contraposition: si un contenu Ci implique un contenu Ci, alors ~ Ci implique ~ Ci. Un dernier exemple, celui du comparatif d'égalité aussi ... que va nous permettre d'illustrer l'hypothèse générale que l'élément argumentatif attaché à un énoncé — lorsqu'un tel élément existe — a le statut de présupposé. Considérons le dialogue: (15) Crois-tu que Pierre aura son examen? Il a raté l'épreuve de français, et il lui reste les mathématiques à passer. (16) Est-ce que l'épreuve de mathématiques est aussi difficile que l'épreuve de français ? Bien que l'énoncé (16) soit une question, il paraît comporter l'indication sous-jacente que si la difficulté de l'épreuve de mathématiques est du même ordre que celle de l'épreuve de français, c'est un bon argument pour une conclusion du genre de Pierre ratera son examen. On pourrait d'ailleurs très bien faire suivre (16) du commentaire: (17) Car alors il risque d'être recalé. Et l'on comprend pourquoi il peut en être ainsi. C'est que alors se paraphrase par Si l'épreuve de mathématiques est aussi difficile que l'épreuve de français, ce qui fait de (17) un énoncé implicatif, de structure si p, q ,énoncé possible seulement (cf. Ducrot, 1973b, § «L'implication») si le contenu attaché à p et objet de l'acte de sup- position, est par avance argument pour le contenu posé de q. Or tel est bien le cas en (17), si l'on admet que dans les énoncés comparatifs de la forme A est aussi a que B l'élément argumentatif que nous avons suggéré est un présupposé17 (Remarquons que les arguments que nous avons invoqués ne constituent en rien des preuves: ils ne montrent que le caractère cohérent des hypothèses internes que nous avons faites). Les développements qui précèdent amènent à introduire dans la description sémantique au moins les trois composants suivants à la place de ce que nous avons appelé ailleurs composant linguistique CL: un premier composant CLi attribue aux énoncés des contenus affectés de marqueurs d'actes. Parmi ces actes figurent des actes de présupposition, et, parmi ces contenus, certains font intervenir la relation —3. Le second, CL2, transforme les contenus à l'aide d'un calcul fondé sur des lois argumentatives, telles les lois de négation et d'abaissement. CL3 déduit, compte tenu de cette transformation des I contenus à travers CL2, l'orientation argumentative globale de l'énoncé, et, s'il sert à accomplir un acte d'argumentation, à quel type de conclusion il peut être destiné. Lorsqu'un tel acte est accompli, il s'appuie sur des contenus argumentatifs qui, nous l'avons vu, I ont le statut de présupposés, c'est-à-dire sont marqués pour un acte illocutoire de présupposition. Si donc on veut faire de l'acte d'argumenter un acte illocutoire, il nous faut alors admettre l'existence d'actes illocutoires dérivés d'autres actes illocutoires, ce qui amène à une révision d'ensemble de la notion d'illocutoire, jusqu'ici assimilée à linguistiquement primitif. * 17. Il y avait quatre possibilités pour introduire l'argumentation dans la description sémantique : j a) En faire un contenu présupposé, solution retenue dans le présent travail. | b) En faire un contenu posé: il devient alors impossible d'expliquer des faits comme j ceux exposés à propos de (13) et (14). j c) En faire une indication spécifique, ni posée, ni présupposée: la description argu- | mentative d'un énoncé s'ajouterait à son analyse en posé/présupposé. Ce serait réduire J l'argumentation à son aspect de relation entre énoncés. On n'expliquerait pas, en ou- 1 tre, pourquoi les éléments argumentatifs satisfont aux mêmes critères que les éléments 1 présupposés. I d) Déduire le comportement argumentatif des énoncés de l'analyse traditionnelle en présupposés. Soit par exemple à expliquer que l'énoncé p = Il a peu mangé ne puisse pas être présenté comme argument pour q = Il n'est pas à jeun, bien que p entraîne logiquement q. La raison en serait que le lien logique concerne le seul présupposé dep [il a mangé] et que les lois générales de la présupposition interdisent d'enchafnersur les présupposés. Sans entrer dans le détail de la discussion, disons que cette "*t* amène à affecter à certains énoncés des présupposés arbitraires. Par exemple C)*®" vait avoir le présupposé ~ [taille de Pierre > taille de Marie], qui n'a aucune justification indépendante. * Texte publié dans Langages, n° 42, juin 1976, p. 5-27. Chapitre 3 Echelles argumentatives, échelles implicatives, et lois de discours 1. Le recours aux Lois de discours Il est amusant de voir certaines thèses que l'on a soutenues sans rencontrer grand écho commencer à être reçues avec faveur au moment précis où l'on s'en détache. C'est la situation où nous met un article de G. Fauconnier (Fauconnier, 1976), discutant les recherches que nous menons, depuis quelques années, sur la valeur linguistique fondamentale de l'argumentation, et leur préférant une démarche plus ancienne (Ducrot, 1969, p. 32 sq.) à laquelle nous voudrions maintenant renoncer (démarche, à dire vrai, présentée surtout à partir de textes américains). Le débat n'est pas sans enjeu: il s'agit de savoir si l'on doit, lorsqu'on décrit les énonciations accomplies dans une langue naturelle, prendre pour point de départ une détermination des conditions de vérité des énoncés. Au niveau fondamental de la description, on indiquerait donc uniquement (ou comme nous le faisions, principalement) ce que les énoncés impliquent, au sens logique ou «quasi-logique» du terme. Les propriétés sémantiques dont on ne peut rendre compte à ce niveau seraient décrites à un second niveau, au moyen de ce que nous appelions des «lois de discours» (Ducrot, 1970, p. 27) — ce que H.P. Gric? appelle des maximes conversationnelles (Grice, 1975, p. 45). Nous cherchons maintenant (Anscombre, 1973; Ducrot 1973b) à explorer une possibilité concurrente. Dès le niveau fonda- 52 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ECHELLES ARGUMENTATIVES 53 mental — car nous en maintenons un — nous introduisons systématiquement des notions sans rapport avec une logique de la vérité. Ainsi, la relation d'argumentation nous apparaît de plus en plus devoir remplacer celle d'implication, trop liée, selon nous, à une activité particulière, le raisonnement, pour pouvoir décrire des faits généraux de langue — même si on ajoute aux implications de la logique standard des «quasi-implications pragmatiques». L'introduction de valeurs argumentatives dès le premier niveau permet une réduction considérable du second, souvent pléthorique. Ce qui ne signifie d'ailleurs pas que nous supprimions ce dernier. Son existence est la conséquence directe d'un de nos postulats de base, la possibilité d'utiliser, pour décrire sémantiquement l'infinité des énonciations, la description préalable d'un système plus abstrait, celui des phrases (terme que nous préférons maintenant à «énoncé», lorsqu'il s'agit de désigner des entités linguistiques abstraites — angl. type — et non pas leurs réalisations particulières — angl. token). Le recours aux lois de discours, démarche que G.F. voudrait étendre, nous servait autrefois, par exemple, pour expliquer certains phénomènes liés aux expressions de quantité, notamment le caractère apparemment anarchique du morphème un peu dans les propositions indépendantes et dans les subordonnées conditionnelles (Ducrot, 1970, p. 26-27). La phrase J'ai un peu d'argent dans ma poche «... est interprétée généralement comme excluant qu'on en ait beaucoup ...». En revanche, dans la conditionnelle Si j'ai un peu de temps libre, je ferai ce voyage, «... la quantité présentée comme condition suffisante du voyage n'est pas, de toute évidence, limitée vers le haut, et il est bien clair que le locuteur ferait également le voyage au cas où il aurait beaucoup de temps libre...». La solution proposée était que l'expression J'ai un peu de X n'exclut pas à un niveau fondamental (= en langue), qu'on en ait beaucoup: «... Affirmer l'existence d'une certaine quantité, qui est faible, cela n'est pas affirmer la faiblesse de la quantité qui existe». J'ai un peu de X a donc, à ce niveau, les mêmes conditions de vérité que J'ai au moins un peu de X. Reportons cette valeur dans la subordonnée de la phrase citée plus haut: on comprend alors que la phrase totale implique la réalisation du voyage au cas où le locuteur a non seulement un peu, mais beaucoup de liberté. Pour expliquer ce qui se passe dans l'assertion indépendante J'ai un peu d'argent dans ma poche, nous nous servions d'une loi de discours, dite Loi d'Exhaustivité, selon laquelle «... lorsqu'on parle d'un certain sujet, on est tenu de dire, dans la mesure où cela est censé intéresser l'auditeur, et où, d'autre part, on a le droit de le faire, tout ce que l'on sait sur ce sujet...». Pour cette raison, «... en affirmant avoir un peu d'argent, on donne souvent à entendre, pratiquement, qu'on en a seulement un peu...». Mais cette valeur restrictive que le mot peu possède, lui, dès le niveau fondamental de la langue, «... est seulement suggérée, à titre d'effet de sens, par l'emploi de un peu... ». La manœuvre permise par les lois de discours est facile à expliciter. Supposons qu'une proposition p (par ex. J'ai un peu de temps libre) paraisse avoir deux valeurs sémantiques différentes vi («j'en ai au moins un peu») et V2 («j'en ai en tout et pour tout un peu») selon qu'elle est, respectivement, énoncée à l'intérieur d'une phrase plus complexe c (Si j'ai..., je ferai ce voyage), ou énoncée isolément. Ayant distingué les valeurs fondamentales, attachées aux phrases elles-mêmes, et les valeurs dérivées qu'elles prennent lors de renonciation, on décide que la valeur fondamentale de p est vi, et que l'enchâssement, phénomène syntactico-sémantique profond, opère sur vi pour construire la valeur fondamentale V3 de la phrase totale. Au moment de renonciation, les lois de discours vont modifier les significations fondamentales. Si p est employée isolément, vi va devenir V2 (en disant J'ai un peu de temps libre, je sous-entends, par exhaustivité, que j'en ai juste un peu). Mais ces lois n'agissent pas de la même façon lorsque p est enchâssée à l'intérieur de c. Si donc elles ont encore à s'exercer, elles agiront sur la valeur fondamentale V3 de c, et ce faisant, il est tout à fait possible qu'elles laissent intact l'élément vi dont V3 est constitué. Dans notre exemple, la phrase complexe c, vue selon sa valeur fondamentale, V3, donne comme condition suffisante du voyage le fait que le locuteur ait (au moins) un peu de temps libre. Si l'exhaustivité modifie cette valeur, ce sera, par exemple, en vertu d'un processus que nous avons souvent décrit, pour ajouter l'idée qu'il s'agit aussi d'une condition nécessaire: sans (au moins) un peu de temps libre, pas de voyage. Bien que la Loi d'Exhaustivité ait joué, elle n'a pas transformé le contenu vi de la subordonnée (qu'il faut encore comprendre à l'aide d'un au moins). On obtient donc bien le résultat cherché, et on rend compte, à partir d'une même signification fondamentale, des deux valeurs différentes que prend un peu, énoncé dans une subordonnée conditionnelle et dans une indépendante. On voit la fonction des lois de discours dans ce que nous appelions «l'économie de la description sémantique». Elle consiste à retarder l'apparition d'une nuance de sens (par exemple de la lecture restrictive de un peu), «exclue de l'énoncé» (nous dirions aujourd'hui: phrase), et rapportée à l'acte d'énonciation. On obtient par là un «échelonnement de l'interprétation», ce qui «... permet de mettre 54 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ECHELLES ARGUMENTATIVES 55 provisoirement entre parenthèses certains éléments sémantiques qui se trouvent indésirables pour certains calculs, et de les insérer seulement une fois ces calculs effectués...» (Ducrot, 1972, p. 136). C'est cette démarche que nous tentons actuellement, non certes d'éliminer, mais de réglementer: nous aimerions recourir à une loi de discours comme l'exhaustivité dans les seuls cas où cela se justifie par d'autres raisons que la commodité de calcul. G.F. propose au contraire d'en étendre l'usage. Il simplifie le niveau fondamental (que notre théorie, au contraire, enrichit), en n'y admettant que des relations de type logique. Il tente ainsi — comme Horn, 1972 — d'expliquer par un système d'implications sous-jacentes les gradations apparentes dans la plupart des catégories linguistiques; et lorsque les implications postulées amènent à des prévisions contraires à l'observation, il fait appel à des lois de discours pour rendre compte de ces discordances. On sait, depuis Sapir au moins, que certaines catégories sont orientées: glacial est «plus» que froid, et froid «plus» que frais. Le même ordre vaut entre brûlant, chaud et tiède, ou encore entre obligatoire, conseillé et permis. L'analogie entre les trois séries peut s'établir même si on ne sait pas définir la relation «plus que» au moyen de laquelle on les décrit. Elles ont en effet certaines propriétés communes, révélées par l'effet de divers opérateurs (Ducrot-To-dorov, 1972, p. 147 sq.). Ainsi presque froid se situe entre froid et frais, et non entre froid et glacial. Or, de la même façon, presque chaud est intermédiaire entre chaud et tiède, et presque conseillé, intermédiaire entre conseillé et permis. Cette action est... L'eau est... A A obligatoire -- brûlante -- glaciale conseillée -- chaude -- froide presque conseillée - - presque chaude - - presque froide permise -- tiède -- fraîche Comment définir la relation «plus que» qui constitue ces échelles? G.F. fait cette première hypothèse (en accord avec nous), qu'elle ne relie pas à proprement parler les morphèmes (dans notre exemple, les adjectifs), mais les phrases construites en introduisant ces morphèmes dans un même contexte. Il faut donc lire les échelles représen- tées plus haut, en y plaçant, plutôt que les adjectifs eux-mêmes, les phrases obtenues lorsqu'ils complètent les contextes indiqués au-dessus des échelles). La deuxième hypothèse de G.F. (celle-ci, nous la discuterons) est que la relation d'ordre constitutive de l'échelle se déduit à partir d'une relation d'implication entre les phrases. Si on a l'ordre frais-froid-glacial, c'est que // fait glacial implique // fait froid, qui implique II fait frais: une phrase est impliquée par toutes celles qui, sur la même échelle, lui sont supérieures. Cette conception implicative de la graduation impose de faire une troisième hypothèse, que nous appellerons, pour simplifier, «mini-maliste». Puisque, pour tout couple de phrases d'une même échelle, l'une des deux implique l'autre, il faut admettre que toutes sont compatibles entre elles (on peut tenir pour vrai à la fois que l'eau est fraîche et qu'elle est glaciale), ce qui revient à introduire dans chacune un au moins implicite: pour que soient vraies, à propos de la même situation, L'eau est fraîche et L'eau est glaciale, il faut que la première de ces phrases soit à peu près équivalente à L'eau est au moins fraîche, et n'exclue pas une température proche de zéro. La même conception s'applique aux comparatifs. Nous avons donné divers arguments pour admettre une échelle où A est plus grand que B est supérieur à A est aussi grand que B, échelle où ne se trouve pas A est moins grand que B (Anscombre, 1975, p. 16 sq.). Si on interprète cette graduation selon l'hypothèse implicative, on doit décider que A est plus grand que B implique A est aussi grand que B, et par suite, que cette dernière phrase a à peu près la même valeur que A est au moins aussi grand que B. Dernier exemple, les expressions numériques. Supposons accordé que Odette a trois enfants est au-dessus de Odette a deux enfants. Il faut dans ce cas admettre, si on accepte la thèse implicative, que la première phrase implique la seconde, qui doit se comprendre comme Odette a au moins deux enfants. Seul ce dernier exemple fait intervenir explicitement une expression quantitative, mais, en réalité, ils mettent tous enjeu, selon G.F., l'idée de quantité. Leur caractéristique commune serait d'attribuer à un objet une certaine quantité d'une certaine «substance». En disant qu'il fait frais, froid ou glacial, on attribuerait à l'atmosphère diverses quantités de la substance «froid», quantités marquées par les trois adjectifs. De même, en disant que A est aussi grand que B, on lui attribuerait une certaine quantité de la substance «taille», quantité notée par référence à la taille de B, supposée connue. Cette structure commune des phrases scalaires, G.F. la définit en deux étapes. Une 56 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ECHELLES ARGUMENTATIVES 57 première généralisation (p. 23, formule 38) les décrit comme revenant à attribuer à un objet x un prédicat A à un degré q. Puis une reformulation de cette thèse (p. 25) précise que le degré du prédicat doit être interprété comme la présence dans l'objet d'une quantité déterminée de la « substance » correspondant au prédicat. La raison d'une telle formulation nous semble la suivante. Si x possède une quantité q de A, il est assez raisonnable d'admettre qu'il possède aussi les quantités inférieures à q: si j'ai cinq pièces dans ma poche, j'en ai également trois. D'où il suit que la possession d'une quantité, quelle qu'elle soit, est compatible avec la possession des quantités supérieures. C'est pourquoi la lecture minimaliste est à peu près vraisemblable s'il s'agit de possession. Vraisemblance dont elle bénéficie, par contrecoup, dans le cas des autres phrases, si on leur attribue, au niveau profond, une structure possessive. Admettons que les phrases A est aussi grand que B et La nuit est fraîche attribuent à A la possession d'une certaine quantité de taille et à la nuit, la possession d'une certaine quantité de froid, on a alors moins de difficulté à les estimer compatibles avec des phrases qui attribuent aux mêmes objets des quantités supérieures de ces «substances», et qui posent, par exemple, que A est plus grand que B, ou que la nuit est glaciale. Allons plus loin. Une fois que la structure possessive a été ainsi généralisée, la thèse minimaliste prend une forme particulière, et particulièrement intéressante. L'introduction des au moins ne tient plus aux mots quantitatifs eux-mêmes, mais à leur utilisation dans des phrases dont la valeur fondamentale est de signaler un avoir. G.F. peut maintenir que deux enfants signifie «exactement deux enfants» (et non pas «au moins deux»), que aussi grand signifie « exactement égal » (et non pas « au moins égal »), et que frais désigne la seule quantité de froid appelée «fraîcheur», à l'exclusion des quantités supérieures: l'effet de minimalisation tiendrait à l'introduction de ces morphèmes dans des contextes où ils marquent une quantité possédée. Dans de tels contextes, ils produisent des propositions compatibles avec celles que produiraient les morphèmes marquant des quantités supérieures. Ce que nous avons appelé le « mi-nimalisme» de G.F. doit donc être spécifié comme un «minimalisme contextuel» en entendant par là qu'on n'en verrait pas les traces dans un lexique du français: les descriptions données aux mots de quantité seraient les descriptions traditionnelles. La différence apparaîtrait seulement à la mise en phrase. Même sous cette forme modérée, le minimalisme implique cepen- dant un recours décidé aux lois de discours, destiné à gommer la plupart de ces au moins postulés dans la structure sémantique profonde des phrases. Nous avions, on se le rappelle, utilisé la «Loi d'Exhaustivité» pour expliquer qu'on ne dise pas «J'ai un peu d'argent» si on en a beaucoup (sauf volonté de tromper, ironie ou litote). G.F., de même, recourt à la «Maxime de Quantité» de Grice pour expliquer l'incongruité de «Odette a deux enfants» si on pense qu'elle en a trois, ou de «A est aussi grand que B» si on le sait plus grand. Dans la mesure où elle implique la phrase inférieure, la phrase supérieure «dit plus» (en ce sens qu'elle donne plus d'information). La règle imposant de donner le maximum d'information pertinente exige donc de toujours recourir aux phrases supérieures. D'où il résulte qu'en employant une phrase scalaire quelconque, on laisse entendre qu'on ne pouvait pas en employer une plus forte. Résumons ce résumé. Si, comme le veut l'hypothèse implicative, le phénomène scalaire est d'ordre logique, il est nécessaire d'admettre l'hypothèse minimaliste (contextuelle ou non), qui requiert à son tour un usage énergique des lois de discours. Nous essayons, quant à nous, d'attribuer à ce phénomène une autre structure, de type argumentatif. Par là, nous compliquons sa description. Mais cette thèse, outre qu'elle s'accorde mieux avec la conception générale de la langue qui est la nôtre, évite le minimalisme et limite le recours aux lois de discours: on a moins besoin d'envoyer la rhétorique défaire ce que la linguistique a fait. Pour justifier notre démarche, nous essaierons de montrer, sur deux points précis, le type de problème qui nous a fait renoncer, partiellement au moins, aux commodités des lois de discours. Nous parlerons d'abord du morphème même, excellent révélateur des phénomènes scalaires. C'est ensuite l'hypothèse minimaliste que nous examinerons, envisagée dans sa version «contextuelle»: outre une utilisation massive des lois de discours, elle nous paraît entraîner des complications considérables. La nature sémantique de même: même opérateur argumentatif C'est un examen critique des travaux de C.J. Fillmore, 1965, B. Fraser, 1971, et L. Horn, 1969, qui nous avait permis de dégager la nature argumentative — et non pas logique — du même traditionnellement qualifié d'enchérissant. Nous écrivions ainsi (Anscombre, 1971, p. 29): «... Les énonciations comportant le même que nous 58 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ECHELLES ARGUMENTATIVES 59 décrivons sont prononcées à des fins d'argumentation. Le locuteur | cherche à prouver à l'interlocuteur la vérité d'une certaine assertion; il invoque à cet effet, explicitement ou implicitement, un certain ! nombre d'arguments dont l'un, qu'il met en relief à l'aide de même, ; lui paraît avoir plus de force que les autres, être la meilleure preuve de ce qu'il avance ...». Notre thèse est donc que même a fonda- j mentalement une valeur argumentative, que son apparition au cours d'une énonciation présente une proposition /?' comme un argument en faveur d'une conclusion r, et un argument plus fort que des propositions p antérieures, pour cette conclusion et pour le locuteur ' considéré, bien entendu. Dans cette optique, même révèle l'existence d'une organisation argumentative inscrite dans la langue — primitive donc —, et en particulier non déductible de valeurs informatives ou logiques. Pour CF., au contraire, l'ordre établi entre deux propositions p et p' dans une phrase du type p et même p' repose sur des ; implications liées à leur valeur informative. Ce qui rend p' plus fort que p, c'est que p' implique p, et non l'inverse. j Or dans l'immense majorité des phrases de ce type, ce lien impli-catif entrepetp' est absent. Ainsi, dans l'exemple de G.F. : (1) Il a la licence, le 3e cycle, le doctorat d'état, et même le certificat d'études ' il est bien clair que l'obtention du certificat d'études ne suppose pas celle des titres précédents. La solution de G.F. est que même ne > porte pas à proprement parler sur la dernière information fournie par (1) (le certificat d'études), mais sur le total des informations véhicu- ' lées: certificat d'études + doctorat d'état + 3e cycle -t- licence. Ce , total implique évidemment chacune des informations antérieures, 1 l'inverse n'étant pas vrai. Cette façon de procéder peut être générali- j sée et permet donc toujours de se ramener au schéma implicatif : elle semble par là-même rendre notre analyse argumentative tout à fait ! superflue. Dans les cas où/?' n'implique pas/?, il suffit d'appliquer la i loi logique banale selon laquelle la conjonction de p et p ' implique p. J i Nous ne songeons certes pas à nier que même puisse concerner la totalisation de p et/?'. Mais ce n'est ni une condition nécessaire ni \ une condition suffisante pour son emploi. * Tout d'abord, il est des cas où il n'y a ni implication ni possibilité de totalisation, et dans lesquels cependant l'emploi de même est habituel. Par exemple: (2) Il avait peur de retrouver sa maison occupée par l'envahisseur, ou même détruite. (3) Si vraiment tu es pressé, prends l'express, ou même mieux, l'avion. Il en est d'ailleurs ainsi, d'une façon générale, pour toutes les oc-curences de ou même telles que les deux membres de la disjonction soient exclusifs l'un de l'autre. D'autre part, la possibilité de totalisation de p et de p' est loin de suffire à autoriser l'emploi de même : il faut de plus que soient remplies certaines conditions, et qui sont précisément de nature argumentative. Prenons l'exemple: (4) Il a tous les diplômes possibles et imaginables: la licence, le 3e cycle,le doctorat d'état, et même le certificat d'études. Exemple dans lequel non seulement il y a totalisation informative, mais où de plus même concerne cette totalisation. Ce que dit (4), c'est que l'ensemble des diplômes cités autorise la conclusion r - Il a tous les diplômes possibles et imaginables, aucun d'eux ne semblant être un argument spécialement favorable à r, raison pour laquelle on peut les permuter sans que le sens de (4) en soit affecté. Remarquons que (4) se traite aisément dans le cadre argumentatif: nous avions en effet observé (Anscombre, 1971, p. 11 sq., Anscom-bre, 1973, p. 46 sq.) que les segments concernés directement par une occurence de même peuvent être de nature très diverse. Nous avions même traité explicitement un cas de totalisation à l'aide de la notion de prédicat complexe. Mais nous observions également que la détermination de ces segments — i.e. la portée (scope) de même — ne pouvait se faire sur la seule base de la phrase sous-jacente à renonciation, qu'il fallait la connaissance d'autres facteurs, et en particulier celle de la conclusion, but de renonciation. Dire que même est possible dans (4) parce qu'il y a totalisation et que la force égale des divers arguments avancés induit une conclusion du type tous ... ou beaucoup ... — ou que l'on pourrait tirer de tous ... ou beaucoup ... — c'est pour nous mettre la charrue avant les bœufs, et prendre l'effet pour la cause. C'est au contraire parce que la conclusion visée est tous ... ou beaucoup — ou une conclusion que l'on pourrait tirer de tous ... ou beaucoup ... — que même peut concerner une totalisation qui confère force égale à chaque argument avancé. Les arguments ne peuvent être également favorables que par rapport à la conclusion r qu'ils sont censés servir. Pour que même porte sur la totalisation, il faut donc, selon nous, que soient réalisées certaines conditions argumentatives bien spécifiques. Un fait nous confirme d'ailleurs dans cette analyse: dans cer- 60 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE taires phrases, malgré une totalisation des informations, marquée par une occurrence de et, l'introduction de même n'est pas possible. Ou bien, si elle l'est, elle ne concerne pas cette totalisation. Ainsi on ne rencontrera la phrase : (5) C'est un type cultivé: il a la licence, le 3e cycle, le doctorat d'état, et même le baccalauréat que dans des emplois ironiques (mais qui viennent alors à l'appui de nos thèses), alors qu'elle devrait être d'un emploi normal s'il suffisait d'opérer une simple totalisation. Ce qui empêche dans (5) même de porter sur cette totalisation, c'est que (licence + 3e cycle + doctorat d'état + baccalauréat) n'est guère supérieur, comme argument pour r= c'est un type très cultivé, à (licence + 3e cycle + doctorat d'état). Même est à plus forte raison impossible lorsque (p + p') est inférieur à p pour la conclusion r visée. On dira difficilement: (6) Il boit très peu: un demi-verre de vin à chaque repas, et même une goutte de cognac avant de se coucher. C'est que p + p' (vin + cognac) est un argument plus faible que p (vin) pour conclure à la sobriété. Une autre condition impérative pour que la portée de même soit la totalisation (p + p') est que p soit déjà vu comme argument en faveur de r. On rencontrera rarement: (7) Pierre a enseigné dans trois universités: Paris, Aix et même Lyon. Or (7) serait possible sans même : ce qui le rend difficile, c'est que chaque proposition prise isolément, ne constitue pas un argument pour la conclusion r = Pierre a enseigné dans trois universités. Notons que (7) redevient possible en remplaçant trois ou en le lisant comme beaucoup de; c'est à notre avis une première raison pour distinguer conclusion appréciative et conclusion informative. De même, la phrase (trouvée dans un journal): (8) Jour de trêve politique: à la réception annuelle de l'Elysée, on pouvait rencontrer Giscard, Chirac, et même Georges Marchais devient impossible si l'on substitue à Jour de trêve politique une conclusion r' comme Le P.C. devient mondain. Dans ce cas, même ne peut plus porter sur la totalisation. C'est que si la présence simultanée de Giscard et Chirac, considérée comme/?, est un argument pour la première conclusion, elle ne l'est plus pour la seconde. i ECHELLES ARGUMENTATIVES 61 i Une troisième condition pour que le « scope » de même soit la to- i talisation (p + p') est que p et /?' soient argumentativement coorien- i tées. Essayons d'introduire même dans le deuxième membre de ■ phrase de : ! ' (9) Il ignore Proust, et il a lu tout le nouveau roman. I II nous faut alors imaginer une conclusion pour laquelle p = Il ignore Proust et p' = Il a lu tout le nouveau roman, pris isolément, sont des arguments favorables. La simple totalisation ne saurait suf- ; fire à l'emploi de même, y compris dans le cas d'une conclusion du type de r = Sa culture est hétéroclite, qui exige pourtant cette totali- , sation. D'une façon plus générale, nous distinguons — suivant en cela une suggestion de A. Ibrahim, 1978, deux types d'emploi de et pour la structure p et p' : ou bien p et p' sont argumentativement coorientés, ou bien ils sont argumentativement opposés, mais dans j ce dernier cas, la conclusion que l'on peut tirer de p et p' concerne précisément cette hétérogénéité. Par exemple: 1 (10) C'est bizarre: il est riche, ce garçon, et il a peu d'amis. (11) Il a de la chance, ce garçon: il est riche, et il a beaucoup i d'amis. ! Même n'est juxtaposable à et que dans le second cas. i Notons qu'il n'est pas toujours aisé de décider si le scope de même est ou n'est pas la totalisation. En particulier, le critère de permuta- j tion des facteurs s'avère peu fiable, et pose d'ailleurs un problème intéressant. Il semble y avoir en effet des cas de totalisation sans ( permutation possible. Ainsi, dans notre contexte français, on dira fa- cilement : ! (12) Marie connaît des tas de langues: l'anglais, l'allemand, l'es- | pagnol et même l'hébreu i mais beaucoup plus difficilement: 1 (13) Marie connaît des tas de langues: l'allemand, l'espagnol, l'hé- ' breu et même l'anglais | bien que la conclusion favorise — et en fait exige — une opération de i totalisation. De tels faits — signalés d'ailleurs par G.F. — font pro- | blême pour lui. Lorsqu'en effet p et p' sont logiquement indépen- | dants, la possibilité de dire p et même p' tient, de son point de vue, à la loi logique (/? et/?') —> p. Mais puisque l'on a aussi bien (p et p ) —> p ', on devrait toujours pouvoir dire p ' et même p, ce qui n est pas nécessairement le cas pour (13). Pour résoudre cette difficulté, G.F. surajoute à sa théorie un recours aux probabilités conditionnelles, en '- 62 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE suggérant cette contrainte supplémentaire que, pour l'emploi de p et même p', la probabilité de p', sachant que p est réalisé, doit être inférieure à celle de p. L'impossibilité de (13) tiendrait alors au fait que la probabilité de savoir l'anglais lorsqu'on connaît l'allemand, l'espagnol et l'hébreu semble au contraire supérieure à la probabilité de connaître ces trois langues. Trouver un contre-exemple à cette contrainte reviendrait à exhiber une phrase p et même p' telle que: a) On n'a pas p' -»• p, ce qui, dans la perspective de CF., oblige à recourir à la totalisation. b) Il n'y a pas possibilité de permutation entre.p et/?'. c) p augmente la probabilité de/?', au point de la rendre supérieure à celle de p. Ces conditions nous semblent satisfaites par la phrase : (14) Il ne fera pas de vieux os: il fume du haschish, et il prend même de l'héroïne. Si nous disons «semble satisfaire», c'est pour la raison suivante: bien qu'en fait la probabilité de fumer du haschish soit inférieure à celle, fumant du haschish, de prendre de l'héroïne, CF. peut soutenir qu'ici «... l'échelle de type probabiliste est construite par la phrase elle-même plutôt que suggérée par le contexte...». Une fois opérée cette nouvelle adjonction, la théorie devient bien évidemment infalsifiable. Deux remarques cependant: cette échelle construite par la phrase ne doit même pas être attribuée à son locuteur, qui peut prononcer (14) sans penser pour autant que le haschish est une protection contre l'héroïne. Par ailleurs, on peut s'interroger sur l'utilité de notions probabilistes — intéressantes parce que s'appuyant sur une théorie constituée — si on doit, pour les appliquer, leur ôter tout caractère contrôlable. Peut-on considérer que la notion de probabilité a encore un sens mathématique lorsqu'elle est créée par celui qui parle au moment où il parle ? Remarque: d'une façon générale, nous avons souvent discuté l'utilisation fréquente — en particulier par les linguistes américains — d'un opérateur du type expectation à l'aide duquel C.J. Fillmore, 1965 traitait even et Lakoff, 1971 décrivait but. Les nombreux problèmes que l'emploi de cet opérateur soulève nous paraissent montrer son inadéquation fondamentale. Il ne sert en fait qu'à donner une allure pseudo-informative à des phénomènes qui relèvent en réalité de l'activité d'énonciation. I i j ECHELLES ARGUMENTATIVES 63 | ! | Dans une perspective argumentative, la phrase (14) ne pose aucun i problème particulier: ne fondant pas l'emploi de même sur des impli- cations, nous n'avons nul besoin d'une totalisation-scope dans (14). i Le locuteur présente l'héroïne comme plus dommageable pour la I santé que le haschish. Qu'il n'y ait pas totalisation argumentative , n'implique pas pour autant qu'il y ait indépendance argumentative. Il i peut se faire qu'en disant p et même p', je signifie que c'est p' sa- i chant que p — ou encore p' dans l'hypothèse p — qui est plus fort que /?, et non pas /?' seul. Nous admettons donc un moyen terme entre l'indépendance et la totalisation, fait déjà signalé à propos de \ l'enchaînement dans un cadre présuppositionnel (Ducrot, 1972, p. 84 : sq). i Revenons à (12) et (13): énoncer la phrase Marie connaît des tas de langues c'est apporter une information de type numérique (un i nombre de langues inhabituel), mais aussi et surtout formuler une 1 appréciation sur la valeur, les connaissances, ... etc. de Marie. Ce ' phénomène n'est pas propre au morphème des tas de..., on le constate également avec d'autres morphèmes comme nombreux, une foule de, beaucoup, une quantité non négligeable, un nombre important... etc. Notre thèse sera que même vise l'aspect appréciatif,* lequel constitue donc la conclusion à laquelle il fait allusion. D'une [ ' façon tout à fait générale d'ailleurs, l'argumentation telle que nous l'entendons est dirigée vers des conclusions d'ordre appréciatif et non pas factuel. Un exemple: si l'on donne au mot trilingue une va-! leur purement factuelle (ce qui n'est pas possible avec un mot comme polyglotte), dépouillée de tout élément appréciatif, on ne pourra pas ( dire : (15) Marie est secrétaire trilingue: elle parle anglais, allemand et i même hébreu. j! Pour argumenter en faveur de la conclusion appréciative de (12), on i peut prendre en considération des éléments d'ordre qualitatif ou i d'ordre quantitatif: soit la difficulté, soit le nombre de langues J parlées. Or introduire l'hébreu impose la primauté de l'aspect quali- ■;' tatif : pour un Français, l'hébreu n'est pas une langue comme l'espa- 1 gnol ou l'anglais. Et du point de vue qualitatif, l'hébreu est nécessai- rement l'argument le plus fort. Il n'y a donc ni totalisation-scope, ni ;v[ possibilité de permutation, d'où le caractère bizarre de (13). Si en 1 revanche, on substitue italien a hébreu dans (12), c'est alors l'aspect i quantitatif qui prévaut puisque aucune des langues citées n'est plus qualitativement supérieure aux autres. Pour justifier l'appréciation qui sert de conclusion, même doit alors porter sur la totalisation, et la permutation redevient possible. 64 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ECHELLES ARGUMENTATIVES 65 Dans les exemples que nous venons de traiter, la description implicative de même peut être à la rigueur sauvée — mais, à notre point de vue, de façon quelque peu ad hoc — en recourant à la totalisation, additionnée de probabilités conditionnelles. Mais il y a toute une série de cas où (même) cette solution n'est pas viable, compte tenu des relations logiques existant entre p etp'. Il peut se faire tout d'abord que dans une phrase p et même p', il y ait implication de p versp', i.e. l'inverse de celle préconisée par G.F. Ainsi : (20) Dupont a lu tous les livres de Chomsky, même Bains de sang. Ou encore : (21) Ça n'est pas cher, ça coûte 10 F, peut-être même 8 F. Remarque: Dans (21), il n'y a implication dep àp' que si on admet la thèse «minimaliste» de G.F. On pourrait penser à se tirer d'affaire dans (20) en considérant que tous n'est pas à prendre dans son sens informatif fort, mais dans un sens affaibli: beaucoup, presque tous, la plupart... etc. Mais alors que l'on peut dire : !presque tous \ beaucoup de S livres de Chomsky, la plupart des ) mais pas Bains de sang On tient d'ordinaire pour contradictoire: (23) Dupont a lu tous les livres de Chomsky, mais pas Bains de Sang. Pour ne pas être contradictoire, (23) exige une situation dénonciation qui indique clairement que Bains de Sang ne fait pas partie de tous les livres. Par exemple, cet ouvrage vient juste de paraître, et Dupont ne le sait pas, ou encore n'a pas eu le temps de le lire du fait de sa récente parution. En revanche, (22) n'est jamais contradictoire. Une solution argumentative est plus facile, car ce qui est argument peut être — et les exemples en sont nombreux — renonciation, ou plus précisément le choix des phrases. Le choix de Dupont a lu Bains de Sang peut apparaître dans certaines situations comme plus fort que Dupont a lu tous les livres de Chomsky, étant donnée la conclusion visée, par exemple si l'on veut montrer, à propos du linguiste Dupont, qu'il est un inconditionnel de Chomsky. Mais la phrase n'aurait pas de raison d'être si Dupont n'était pas spécialiste de linguistique. Une deuxième série de contre-exemples est fournie par le cas oùp' implique unilatéralement p, mais où on ne peut cependant pas dire p et même p'. Ainsi : (24) Le dîner n'est pas prêt, il est même presque prêt. Considérons d'autre part: (25) Pierre a aux environs de 30 ans, je crois même 29 ans. Bien que là encore, on ait p' —>p, la possibilité est entièrement liée à la conclusion visée : (25) est possible si et seulement si on veut montrer la jeunesse de Pierre. Cette possibilité n'est donc pas liée à l'implication — puisque (25) est incompréhensible, malgré l'implication, si on veut montrer que Pierre n'est plus tout jeune. Un troisième cas enfin est celui où p et p' sont logiquement contradictoires, et où pourtant on peut les relier par même : (26) Cette route est à peine éclairée, elle n'est même pas éclairée du tout. (27) Le dîner est presque prêt, et il est même prêt. Les conditions d'énonciation de (27) sont certes un peu particulière, ce qui à notre avis provient de la contradiction entre p etp'. Le locuteur de Le dîner est presque prêt se reprend — au vu d'un fait nouveau — et ajoute // est même prêt. L'important est que la contradiction n'empêche aucunement d'introduire p' par même. Autre exemple (entendu à la radio) : (28) La combativité du prolétariat n'a pas varié: elle a même augmenté. Ni le locuteur ni les auditeurs ne sont gênés par cet énoncé logiquement contradictoire. C'est que les deux membres de phrase sont argumentativement compatibles, car le locuteur s'opposait à un interlocuteur «bourgeois» qui n'envisageait, en fait de variation, qu'une diminution. Dans un tel contexte, parler de non-variation revient donc à parler en faveur d'une augmentation. On pourrait objecter que dans ce contexte, il n'y a pas vraiment contradiction informative, car n'a pas varié y signifie n'a pas diminué. Une telle remarque n'est pas réfutable, mais la supposer vraie ne nous débarrasse pas pour autant du problème de l'argumentation: pour calculer le contenu informatif de n'a pas varié, il faut au préalable avoir déterminé l'intention argumentative commandant l'emploi de varier. 66 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ECHELLES ARGUMENTATIVES 67 C'est donc admettre le fondement argumentatif de l'effet de la néga- I tion (notre Loi d'Abaissement) pourtant mis en doute par G.F. Encore un exemple vécu — une conversation sur un quai de gare : i A : - Tu étais en retard au rendez-vous, B: - Non, j'étais exactement à l'heure, i A : - Alors, ta montre retarde, ! B: - Non, regarde, elle est à l'heure, elle est même en avance sur la 1 gare. La dernière réplique de B peut être considérée comme contradic- j toire dans la mesure où B lui-même admet que l'heure de la gare est l'heure exacte. Ce qui la rend possible, c'est que les deux propositions liées par même sont argumentativement coorientées : elles servent l'une comme l'autre à montrer que B n'était pas en retard. Un dernier exemple enfin : i (29) La place de cinéma est bon marché : elle coûte 10 F, elle coûte même moins de 10 F. Il nous semble inévitable de considérer 10 F et moins de 10 F comme logiquement incompatibles, et ce, quelle que soit l'interprétation donnée a 10 F: exactement 10 F ou au moins 10 F. La seule façon d'éviter la contradiction serait d'interpréter 10 F comme au plus 10 F au vu de la conclusion visée La place de cinéma est bon marché. Mais ce serait encore une fois faire appel, pour la détermi- i nation d'un contenu informatif, à l'argumentation, recours que G.F. refuse catégoriquement. 1 i A vrai dire, cet exemple nous pose à nous-même un problème: comment expliquer que 10 F et moins de 10 F puissent avoir même j orientation argumentative ? Notre solution est de poser que : j a) Une phrase comme La place coûte 10 F est fondamentalement • orientée vers une conclusion du type de C'est cher. I b) Une loi de discours que nous appelons Loi de Faiblesse, veut que si une phrase p est fondamentalement un argument pour r, et si par ailleurs, lorsque certaines conditions (en particulier contextuel- i les) sont rassemblées, elle apparaît comme un argument faible (pour r), elle devient alors un argument pour ~r. Si par exemple on tient La place coûte 10 F pour un faible argument de cherté, cette phrase ( peut devenir un argument de bon marché. On notera que nous i n'avons pas dit « Si 10 F est une quantité faible» : il n'y a en effet, ni j au niveau de la phrase, ni à celui de renonciation, de quantités faibles ou fortes. Il n'y a que des arguments faibles ou forts, et pour une conclusion donnée. L'appréciation des quantités ne se fait qu'au travers de ces intentions argumentatives. Le recours à une loi de discours nous paraît justifié par la double constatation suivante : a) D'une part, renonciation de la phrase Ça coûte 10 F est, nous l'avons vu, susceptible des deux orientations, vers le cher et vers le bon marché. b) D'autre part, lorsque l'on applique à cette phrase un opérateur dont la mise en œuvre exige la prise en considération de la valeur argumentative fondamentale — négation descriptive, à peine, quand même, mais ... etc — c'est l'orientation vers le cher qui est seule prise en compte. C'est pourquoi on n'aura jamais: - C'est cher, la place coûte à peine 10 F. - La place est chère, mais elle coûte quand même 10 F. quelle que soit l'appréciation portée sur la quantité 10 F. Le Figaro du 6 juin 1977 nous fournit l'exemple suivant, qui ne peut se comprendre qu'en faisant jouer la Loi de Faiblesse, à propos d'un match de tennis opposant G. Vilas et B. Godfried: «... Devenir champion du monde sur terre battue, s'assurer l'un des titres les plus enviés en abandonnant trois jeux à son adversaire, tel est l'exploit réalisé hier au stade Roland Garros par Guillermo Vilas, le conquistador...». Fondamentalement, Vilas a abandonné trois jeux à son adversaire est orienté vers une conclusion r du type Vilas a mal joué, ou Vilas a eu des difficultés. C'est la faiblesse de la quantité — vue cette conclusion et pour n'importe qui tant soit peu versé en tennis — qui fait appliquer la Loi de Faiblesse, et permet d'en conclure à C'est un exploit. 3. L'hypothèse minimaliste Une autre tentative de récupération informative est à l'œuvre dans ce que nous avons appelé l'hypothèse minimaliste. Celle-ci consiste, / on se le rappelle, a soutenir que Pierre a 20 ans, Pierre a bu un litre, signifient que Pierre a au moins 20 ans et qu'il a bu au moins un litre. Nous discuterons d'abord cette hypothèse en général, et nous nous demanderons ensuite si elle permet, comme le veut G.F., de rendre compte de l'effet de la négation sur les indications scalaires. 68 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ECHILLES ARGUMENTATIVES 69 On remarquera en premier lieu que l'hypothèse minimaliste complique certaines descriptions, par exemple celle des interrogations. Ainsi, comment interpréter la question: (30) Quelle quantité Pierre a-t-il bue ? Si avoir bu une quantité x, c'est avoir bu au moins x, il semble inévitable de comprendre (30) comme Quelle quantité Pierre a-t-il au moins bue ? Mais le singulier du mot quantité est alors illogique : si Pierre a bu au moins x, on doit dire a fortiori, pour toute quantité x' inférieure ou égale à x, que Pierre a bu au moins x'. Il y a donc une infinité de quantités que Pierre a au moins bues, même s'il n'a bu qu'une seule fois. La seule question raisonnable, dans le cadre minimaliste, est celle qui recourrait au pluriel: (31) Quelles quantités Pierre a-t-il bues? Une fois admise cette conséquence, (au moins) deux problèmes apparaissent : a) Il faut expliquer pourquoi (31) n'est pas utilisé, si Pierre n'a bu qu'une fois, alors qu'il est, du point de vue des échelles implicatives, le seul énoncé «logique». Bien plus, il serait inintelligible, dans cette situation, à qui n'a pas lu G.F. b) Même si on admet cet «illogisme» de la langue, il reste à expliquer la genèse de la phrase interrogative au singulier. Il faudrait imaginer un processus comme le suivant. On partirait de la phrase asser-tive Pierre a bu x; on lui donnerait pour valeur primitive celle que lui confère une lecture minimaliste (au moins x). Puis on ferait jouer la Loi d'Exhaustivité, qui imposerait de comprendre que Pierre a bu exactement x ; et c'est sur la phrase assertive munie de cette valeur dérivée que serait construite la question. Ainsi la transformation syntaxique donnant naissance à l'interrogation exigerait l'intervention préalable d'une loi de discours appliquée à une phrase qui n'a pas été énoncée. En supposant même que le concept de loi de discours garde un sens dans ces conditions, il reste que son usage, dans ce cas particulier, ne peut guère être justifié par un critère de simplicité. Si donc on accepte la théorie des échelles implicatives, ce ne peut être pour des raisons de simplicité, mais, par exemple, parce qu'on leur attribue un pouvoir descriptif supérieur. Or, il nous semble que la conception minimaliste permet mal d'expliquer certaines oppositions linguistiques, notamment l'opposition entre : (32) Socrate a bu autant qu'Alcibiade. (33) Socrate a bu la même quantité qu'Alcibiade. (structures que nous nous sommes effoicés d'opposer radicalement, i en comparant les argumentations possbles à partir de a est aussi ' grand que b et a a la même taille que b . Si on comprend les énoncés de quantité comme des indications i minimales, (32), pris à la lettre, est nécessairement vrai dès que S. et A. ont bu, ne serait-ce qu'une goutte. El effet, si X a bu Q présente I Q comme un minimum, il faut, dans (32), appliquer cette règle à la \ fois à ce qu'a bu A. et à ce qu'a bu S. Le sens n'est donc pas S. a bu au moins la quantité exacte bue par A., mais A. a bu au moins la quantité au moins bue par A., affirmation vraie même si S. a bu 2 litres et A., 3 litres. Dans cette situation, il y a des quantités — par exemple 1 litre — que S. et A. ont, l'un st l'autre, au moins bues. Or il est clair que (32) n'est jamais tenue pour vraie dans une telle situation. Cette difficulté a bien sûr été envisagée par G.F. : pour l'éviter, j il introduit dans sa paraphrase un pluriel « Quelle que soit la quantité ■ bue par A., S. a bu cette quantité...» (p. 31), «S. a bu les mêmes ! quantités qu'A...» (p. 32). Moyennant ce passage au pluriel ou à l'universel, on peut sans danger sous-entendre des au moins dans les ; deux termes de la comparaison : les quantités que A. a au moins bues | (il y en a une infinité), S. les a, lui aussi, au moins bues; ou encore: pour toute quantité, si A. l'a au moins bue, alors S. l'a également au l moins bue. Ji Mais une fois ces structures postulées, la théorie implicative ne distingue plus (32) de (33) (= S a bu la même quantité que A.). En ! (33) aussi, G.F. doit lire les quantités comme des minimums, puisque i la minimalisation est liée, pour lui, à toutes les indications quantitati- ves, et non au seul morphème autant. (33) doit donc également être paraphrasée avec un pluriel: S a bu les mêmes quantités qu'A., pa- 1 raphrase déjà donnée pour (32). La différence argumentative entre ces deux structures devient alors inexplicable. ! On nous reprochera peut-être de soulever une difficulté purement j verbale, liée à l'ambiguité de la paraphrase S. a bu les mêmes quan- tités que A., expression qui peut soit laisser ouverte, soit exclure, la I possibilité que S. ait bu d'autres quantités. Or il faut, nous dira-t-on, lui donner le premier sens pour décrire (32) (autant), et le second i pour (33) (la même). Admettons cette solution, elle ne fait que re- pousser le problème, car elle consiste à introduire dans la sémantique de autant un au moins 2, qui s'ajoute au au moins 1 dû à la présence | d'expressions quantitatives: S a, [au moinsi], [au moins 1] bu, les quantités [au moins 1] bues par A. (ce qui n'exclut donc pas que S ait [au moins 1] bu des quantités qui n'ont pas été [au moins 1] bues par ECHELLES ARGUMENTATIVES 71 A.). En revanche, (33) comporterait seulement des au moins i, imposés par la contrainte générale liée, dans l'hypothèse minimaliste, aux indications de quantité. A la place du au moins 2 introduit par autant, la même introduirait un opérateur analogue à exactement, en tout et pour tout: S. a en tout et pour tout [au moins 1] bu les quantités [au moins 1] bues par A. Une telle démarche, si elle rend compte de la différence entre autant et la même quantité, a de lourdes conséquences. Comment, en effet, expliquer la présence ou l'absence de au moins 2? On pourrait recourir à la notion de thématisation (solution inspirée de Zaslawsky, 1977, § 4, 5, 6), moyennant trois hypothèses: 1. Le comparatif d'égalité (autant, aussi que) impose que le thème soit donné par le sujet grammatical (ici Socrate). 2. L'attribution à un thème d'un certain propos n'exclut jamais que ce thème soit justiciable d'autres propos de même nature, mais plus forts. D'où l'introduction de au moins 2 dans (32). 3. Les assertions d'égalité constituées avec le même, ou bien n'ont pas de thème, ou bien sont thématisées sur leurs deux arguments, ce qui oblige à considérer les attributions comme exhaustives; d'où la lecture en tout et pour tout. A quoi nous répondrons que l'énoncé avec autant n'est pas nécessairement thématisé sur le sujet grammatical. C'est ce qui rend possible une figure argumentative dont nous avons souvent parlé: A. n'est pas bien fort: S a bu autant que lui. — où A. est clairement le thème, caractérisé par la comparaison avec S. C'est également ce qui rend possible d'appliquer à S. un même enchérissant qui en fait nécessairement un propos (Anscombre, 1973, p. 15, note 29; Vogt, 1977, p. 98-99): A. n'est pas bien fort: même S. a bu autant que lui. D'autre part, l'introduction de la thématisation dans les structures fondamentales, même si elle «sauve» la théorie implicative, nous semble contraire à l'esprit de cette théorie, qui est d'isoler une sémantique profonde, indépendante des contraintes liées à l'activité d'énonciation. Si l'on choisit — comme c'est notre cas — d'introduire de telles contraintes dès le premier niveau, pourquoi ne pas prendre d'emblée celles qui sont d'ordre argumentatif? Il y a bien sûr une autre possibilité: rendre le comparatif d'égalité (aussi, autant) intrinsèquement responsable de la minimalisation. Mais G.F. lui-même la rejette, et nie qu'il y ait un au moins attaché en propre à la logique de aussi (p. 33). Cette solution reviendrait d'ailleurs à' appliquer au problème du comparatif la version non contextuelle de l'hypothèse minimaliste. Ce serait faire de aussi/autant... que des équivalents intrinsèques de la relation mathématique « ^ », et donc revenir à la version la plus banale du minimalisme, que nous avons discutée à plusieurs reprises (cf. Anscombre-Ducrot, 1976, p. 11-12). Une difficulté plus générale de l'hypothèse minimaliste est qu'elle impose tantôt de faire intervenir, tantôt de ne pas faire intervenir la Loi d'Exhaustivité, sans qu'il semble possible d'expliciter les mécanismes qui la déclenchent. Considérons, par exemple : (34) Pour un voyage qui dure 21 jours et 45 au plus, vous pouvez bénéficier du tarif APEX. Personne, pensons-nous, n'envisagerait d'utiliser (34), qui devient en revanche tout à fait banale si on ajoute au moins après 21 jours. Comment, dans l'hypothèse minimaliste, expliquer que le prédicat durer 21 jours ne soit pas compris dans (34), comme compatible avec durer 22, 23, 24... jours? Il faudrait admettre, dans le cas de (34), une application automatique — et non pas facultative — de la loi d'Exhaustivité, qui imposerait de lire exactement 21. Cette nécessité de donner à l'Exhaustivité un caractère automatique, non motivé, apparaît particulièrement dans l'exemple choisi. En effet: - La loi d'Exhaustivité devrait s'appliquer à un membre de phrase (la relative qui dure 21 jours), donc à une entité linguistique qui ne fait pas, en tant que telle, l'objet d'une énonciation. Comment parler encore, dans ces conditions, de Loi de discours? - Cette application devrait se faire malgré un contexte linguistique tout à fait défavorable à la lecture exhaustive, et qui favorise au contraire le sens durer au moins 21 jours, fondamental selon l'hypothèse minimaliste; ce dernier sens est en effet le seul qui justifie l'indication complémentaire 45 jours au plus. Or, si l'application de la loi d'Exhaustivité dans (34) est non pas déclenchée par des circonstances particulières, mais automatique, pourquoi postuler pour cette phrase une valeur fondamentale minimaliste condamnée d'avance à disparaître? Pour notre part, nous cherchons de plus en plus au contraire, non pas à éliminer, mais à contrôler le recours aux lois de discours. Ainsi nous y avons recours — G.F. l'a relevé — pour expliquer le fait suivant. L'expression pas très chaud devrait, selon la valeur fondamentale que nous lui attribuons, pouvoir qualifier toute température 72 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE P inférieure à celle qualifiée par très chaud, même une température glaciale. Or, en réponse à une demande d'information, et sauf volonté de litote, elle désignera une température vue comme relativement élevée. Notre explication est que le destinataire, pour décoder pas très chaud, s'interroge sur le choix du locuteur: pourquoi a-t-il dit pas très chaud, et non pas simplement pas chaud? Une réponse facile à cette question est que le locuteur voulait désigner une zone impossible à décrire au moyen de pas chaud, donc une zone relativement chaude. On notera, à propos de cette analyse, qu'elle subordonne l'intervention de la loi de discours à des raisons bien précises, la concurrence de deux expressions entre lesquelles le locuteur doit choisir. Il ne s'agit pas de ce déclenchement automatique nécessaire à la thèse minimaliste. Supposons admise notre critique générale du minimalisme. Il reste que la conception implicative, donc minimaliste, des phénomènes scalaires a le mérite — spectaculaire — de rendre compte sans coup férir de ce que nous avons appelé l'effet d'abaissement dû à la négation. On sait que dans la plupart des contextes, les phrases négatives : (35) La place ne coûte pas 10 F. (36) Cette thèse n'est pas vraisemblable. se comprennent comme «La place coûte moins de 10 F», «Cette thèse est moins que vraisemblable» Plus généralement, la négation de la phrase E exclut à la fois E et les phrases supérieures à E. Ainsi (35) et (36) n'excluent pas seulement les phrases positives : (35') La place coûte 10 F. (36') Cette thèse est vraisemblable. Elles excluent aussi des phrases supérieures comme : (35") La place coûte 15 F. (36") Cette thèse est certaine. G.F. signale que ce phénomène se prévoit facilement du point de vue implicatif, selon lequel la phrase supérieure implique par définition l'inférieure, ce qui permet d'écrire (35") -> (35'), et (36") -> (36'). Or, on ne peut pas tenir une phrase pour fausse sans tenir également pour fausses celles qui l'impliquent (loi de contraposition). Dans la mesure où la négation d'une phrase exige l'affirmation de sa fausseté, on a donc nécessairement: (35) _» [(35') est faux] -► [(35") est faux] (36) -» [(36') est faux] ->(36") est faux] ECHELLES ARGUMENTATIVES 73 Ainsi cet effet d'abaissement dont nous rendons compte, pour notre part, au moyen d'un calcul compliqué fondé sur des règles argumentatives, se déduit en quelques lignes à partir de la théorie implicative. Le problème est cependant de savoir si cette déduction est une explication. Pour expliquer un fait, par exemple l'abaissement, il faut le relier à d'autres faits. Or ce n'est pas un fait que (35") -» (35'). Certes G.F. affirme (p. 19): «... on s'accorde à dire que «logiquement» il en est ainsi». Mais, en réalité, un logicien, même entouré de guillemets, ne peut rien dire sur la réalité de telles implications. Il peut dire que tout ensemble de 15 éléments a des sous-ensembles de 10 éléments, ou, non sans une certaine audace, que toute réalité mesurable par le nombre 15 contient comme partie une réalité à laquelle on doit affecter, dans le même système de mesure, le nombre 10 — de sorte qu'une somme de 15 F contient une somme de 10 F. Mais cela ne nous apprend rien sur les prédicats linguistiques «coûter 10 F» et «coûter 15 F» '. Bien sûr, c'est encore un fait logique que si (35") et (35') sont lus de façon minimaliste (avec interpolation de au moins), alors le premier implique le second — de sorte que l'effet d'abaissement de la négation se déduit de la lecture minimaliste: en signalant ce fait, G.F. a montré combien il est révélateur de confronter des observations de langue avec des données logiques, c'est-à-dire d'en construire une paraphrase logique. Mais l'intérêt principal de ces confrontations nous semble de faire apparaître des inadéquations. La remarque de G.F. est importante dans la mesure où les phrases en question n'ont pas forcément la lecture minimaliste, ce qui permet cette reformulation du problème linguistique: pourquoi des phrases qui ne contiennent pas de au moins se comportent-elles parfois comme si elles en contenaient un? Si nous avons introduit la notion d'argumentation, c'est pour lever ce paradoxe. Nous pensons expliquer l'abaissement, car nous le mettons en relation — moyennant certaines hypothèses — avec d'autres faits argumentatifs, ou, en tout cas, avec des phénomènes que nous tenons pour des faits. On nous répondra que les implications entre phrases ne jouent pas, dans la théorie de G.F., le rôle de faits, mais d'hypothèses: elles sont 1. Admettons qu'une somme de 15 F contienne une somme de 10 F. Pour en tirer l'implicationX coûte 15 F —> X coûte 10 F, il faudrait supposer en outre: X coûte Y = (df) // faut donner Y pour avoir X. L'implication disparaît en revanche avec une définition du type: X coûte Y = (df) // est nécessaire et suffisant de donner Y pour avoir X. 74 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE explicatives parce qu'elles mettent en rapport l'abaissement avec d'autres faits observés indépendamment, et prévisibles eux aussi si on admet ces implications. Nous ne discuterons pas ici l'existence de ces autres faits: nous voudrions seulement montrer le coût de l'entreprise, en indiquant des cas où il y a abaissement et où les implications nécessaires pour en rendre compte sont particulièrement contre-intuitives. Pour ce faire, nous choisirons des phrases à valeur perfective, où l'indication quantitative apparaît comme une limite supérieure, ainsi: (37) Le sommet de la Meije atteint 4000 m. Les mots sommet et atteindre rendent cet énoncé peu compatible avec : (38) Le sommet de la Meije atteint 4500 m. Il est donc délicat d'admettre l'hypothèse que (38) implique (37) et que, par contraposition, [(37) est faux] implique [(38) est faux]. Or cela n'empêche pas que la négation descriptive de (37) signifie toujours que la Meije fait moins de 4000 m. Même chose avec des phrases comme J'étais là depuis deux heures, Je roulais à 60 km/h. Si leur emploi est destiné à faire connaître le temps passé ou la vitesse, leur négation se comprend toujours comme J'étais là depuis moins de deux heures, Je roulais à moins de 60 km/h. Et pourtant les implications à partir des phrases supérieures sont, dans les deux cas, particulièrement problématiques. On remarquera d'ailleurs que, même dans les contextes où l'implication peut sembler raisonnable, elle devient invraisemblable dès que l'on est attentif aux phénomènes d'aspect, sans que la négation cesse de signifier moins de. Supposons raisonnable de conclure de // a bu 1/2 litre h II a bu 114 de litre — sous prétexte qu'il y a, dans le déroulement du processus «boire 1/2 litre», un instant où est réalisé le processus «boire 1/4 de litre». Il faut remarquer cependant que le passé composé français a pour fonction non seulement de relater un processus, mais aussi d'indiquer l'état présent qui en résulte (aspect accompli): avoir bu x = se trouver dans l'état de quelqu'un qui a bu x. Dans ce cas, l'implication de la quantité supérieure à l'inférieure n'a plus de justification, ce qui n'empêche en rien l'effet d'abaissement: accusé d'être en état d'ivresse, quelqu'un se défendra en disant qu'il n'a pas bu 1/4 de litre. B'une façon générale, nous avons l'impression que les implications en question sont avant tout un «truc» de logicien, permettant que la négation logique, appliquée à la représentation logique d'une phrase, j ECHELLES ARGUMENTATIVES 75 I ' ait le même effet que la négation (descriptive) de la langue, appliquée ! à cette phrase. Un exemple classique de ce procédé. En disant qu'un i certain comportement n'est pas facultatif, on n'envisage pas la possi- ' bilité qu'il soit interdit; on le présente au contraire comme obliga- i toire. Pour rendre compte d'un tel fait, on pose habituellement que j l'interdiction implique la facultativité, qui serait (dans la terminologie du «carré logique») un subalterne. Rien certes n'interdit cette ma-\ nœuvre, à condition de voir que c'en est une. Mais nous en préférons une autre. Nos hypothèses générales sur l'argumentation conduisent à admettre une échelle où l'interdiction est au-dessus de la facultativité, échelle orientée vers la dissuasion (alors que permission et obli-î gation sont sur une échelle inverse, orientée vers l'incitation): décla- rer une action facultative, c'est donner une raison de ne pas la faire, I raison que l'on peut bien sûr, comme tout argument, qualifier ensuite d'insuffisante. Pour dire cela, nous nous appuyons sur l'emploi de j mais dans des phrases comme: —. C'est facultatif, mais tu as intérêt à le faire. ' Nous nous appuyons aussi sur l'effet paradoxal obtenu en substi- tuant ici et à mais, ou en disant : i - Fais-le: c'est facultatif. i A quoi s'ajoute encore le fait que les augmentatifs (C'est absolu- \ ment facultatif) insistent sur la possibilité de ne pas faire l'action, non sur celle de la faire. Une fois admise cette échelle, l'application de la Loi d'Abaissement 2Yournit tout de suite le résultat désiré. Bien sûr, une telle ex-1 plication, comme celle que nous discutons, a pour coût diverses hy- I pothèses: pour relier les données que nous prenons comme faits 1 (l'effet de mais, et, « :», absolument, d'une part; d'autre part, l'équi- ! valence entre non-facultatif et obligatoire), nous avons besoin de nos | hypothèses générales sur l'argumentation. Si nous préférons cette «manœuvre», c'est qu'il s'agit d'hypothèses générales, qui ne por-I tent pas sur l'interprétation de telle ou telle phrase particulière, j comme c'est le cas lorsqu'on interpole des au moins. Jusqu'ici, nous avons fait comme si le recours aux implications j logiques et à la contraposition rendaient compte de la négation et | ! 2. En fait, la Loi d'Abaissement, présentée dans Ducrot, 1973b, comme une loi indé- i pendante (un «axiome»), se déduit des autres lois argumentatives relatives à la nega- l tion (par exemple de la loi d'inversion argumentative). Le détail de cette déduction fera l'objet d'une publication ultérieure. 76 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ECHELLES ARGUMENTATIVES 77 nous avons simplement montré le coût de l'opération. Nous voudrions étudier maintenant deux cas où la théorie implicative permet mal de prévoir l'effet de la négation. Il en est ainsi d'abord avec la négation que nous avons appelée polémique ou métalinguistique : - Ce n'est pas vraisemblable, c'est sûr. - Ça ne coûte pas 10 F, mais 15. Il faudrait admettre qu'ici l'implication du sûr au vraisemblable, ou de 15 F à 10 F a été effacée avant même l'intervention de la négation. Ce qui est contraire à l'esprit d'une sémantique logique, qui, par définition, fait agir les lois de discours après les opérateurs linguisti-co-logiques. En revanche, dans l'optique argumentative, la négation polémique pose peu de problèmes. Il suffit de dire que cette négation, à l'inverse de la descriptive, ne tient pas compte de la valeur argumentative de la phrase niée, de sorte que la Loi d'Abaissement, fondée sur cette valeur, ne peut pas jouer. Dans la mesure où l'argumentativité d'une phrase constitue, selon nous, un de ses présupposés, et où la négation polémique, d'une façon très générale, met entre parenthèses les présupposés, une telle solution s'intègre dans notre théorie — alors que l'effacement des implications représente, pour la conception implicative, une pièce rapportée. Il y a plus grave. Essayons de traiter, avec la contraposition, la négation d'un comparatif d'égalité, dont le thème est, non pas le sujet grammatical, mais le complément. Nous noterons Gy (x) une phrase qui caractérise x, pris pour thème, par le fait qu'il a «la quantité de taille» de y (et donc, peut-être, une quantité supérieure). Supposons d'autre part que y est plus grand que z. On doit alors avoir, dans le cadre de la théorie implicative : Gy (x) - Gz (x) Prenons donc A pour thème dans : (38) A est aussi grand que B. (38) se représentera comme GB (A). Au cas où C est plus grand que B, on aura Gc (A) -* GB (A), et, par contraposition, ~ GB (A) ~ Gc (A). Ainsi la négation de (38) implique que A n'a pas non plus la quantité de taille des personnes plus grandes que B: elle présente donc A comme plus petit que B — ce qui correspond bien au sens observé. Mais que se passe-t-il si B est le thème de (38), éventualité dont nous avons rappelé plus haut la possibilité? Selon la version contextuelle du minimalisme, le au moins n'est pas lié au morphème aussi ... que, qui marque seulement, l'égalité: la minimalisation tient à ce qu'en attribuant à la personne prise pour thème la quantité de taille de l'étalon, on n'exclut pas qu'elle possède une quantité de taille supérieure. Il faut donc représenter (38) par GA (B). Mais si D est plus grand que A, on a, d'après la formule générale, GD (B) —> GA (B); d'où ~ GA (B) —* ~ GD (B). Autrement dit, la négation de (38), avec B pour thème, impliquerait que B n'a pas la quantité de taille des gens plus grands que A et qu'il a donc une taille égale ou inférieure à celle de A. Ce qui est évidemment contraire à la valeur effective de la phrase. Il y a bien sûr plusieurs façons de sauver la thèse implicative. L'une est de renoncer à la version contextuelle du minimalisme, et de revenir à la conception banale selon laquelle aussi grand que signifie au moins égal à . — Nous avons déjà signalé les difficultés soulevées par cette thèse. Une seconde solution consisterait à dire que si B peut être le thème pragmatique, ce dont on parle, il n'est jamais le thème sémantique, ce dont on affirme quelque chose. — Mais cette distinction est loin d'être claire, et demanderait en tout cas à être explicitée. On pourrait enfin soutenir que, lorsque B est le thème, ce qui lui est attribué, ce n'est pas la quantité de taille de A, mais sa quantité de petitesse: B a la petitesse de A, et éventuellement plus (de petitesse). — Reste alors à donner un sens à une mesure de la petitesse, et à l'inclusion d'une petitesse dans une autre. En tout cas, le renversement postulé ici suppose un recours caché à des notions analogues à l'argumentativité, recours que nous préférons utiliser ouvertement. On aura remarqué que nous ne prétendons pas avoir réfuté la théorie implicative des phénomènes scalaires. C'est que nous cherchons actuellement à développer, corrélativement à nos recherches intra-linguistiques sur l'argumentation, une méthodologie qui interdirait de parler de bons modèles, de bonnes théories. Tout ce que l'on peut faire — mais on doit le faire — c'est de montrer ce que suppose l'application d'un modèle, son coût: le «fait» véritable, dans cette perspective, ne se confond pas avec l'observation. Un fait, c'est une relation entre un modèle et des observations. Autrement dit, c'est l'ensemble de biais que l'on doit imposer à l'observation, et l'ensemble d'hypothèses supplémentaires que l'on doit accepter, pour la rendre compatible avec le modèle. Prenant au sérieux ce principe de «tolérance» — qui est tout autre chose qu'une formule de politesse — nous avons voulu l'appliquer au modèle implicatif, en montrant les distorsions systématiques qu'il introduit. Par là, nous espérons avoir contribué à établir un «fait». On établirait un «fait» analogue en montrant les distorsions liées au modèle argumentatif que nous 78 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE construisons, car nous ne le présentons pas comme décrivant la structure, ou comme apportant /'explication. Si nous le développons, c'est afin d'expliciter les manœuvres auxquelles on est conduit dès le moment où l'on introduit la pragmatique3 — entendue comme la mise en rapport des participants du discours au travers de leurs énonciations — dans le niveau sémantique fondamental, c'est-à-dire qu'on l'utilise pour autre chose que pour corriger, sous forme de lois de discours, les insuffisances d'une description antérieure*. 3. Ce sens — relativement étroit — que nous donnons au terme pragmatique nous empêche de prendre à notre compte la dénomination implication pragmatique utilisée par G.F. lorsqu'il élargit la notion d'implication en la fondant non seulement sur les axiomes logiques standards, mais sur des «meaning postulâtes» décrivant certains préjugés de la collectivité linguistique. * Texte publié dans Sémantikos, vol. 2, 1978, nos 2-3, p. 43-66. Chapitre 4 Lois logiques et lois argumentatives 1. L'argumentation dans la description sémantique Nous voudrions introduire dans le cadre méthodologique d'une description sémantique générale nos recherches sur le statut de l'argumentation dans la langue. Le point de départ en est, rappelons-le, le suivant. Linguistes et philosophes ont toujours été frappés par les possibilités de « raisonnement» — en un sens très vague du terme — offertes par le langage. Mais ils ont généralement choisi de réduire cette activité de « raisonnement» à la mise en œuvre de relations logiques, i.e. de relations entre valeurs de vérité des énoncés utilisés: incompatibilité, implication..., etc. Or si la prise en considération du «raisonnement» nous semble linguistiquement pertinente, sa réduction à la logique (entendue comme système de valeurs de vérité) nous paraît en revanche inacceptable. Le refus de cette réduction se situe à deux niveaux, correspondant à deux types différents d'hypothèses. Distinction que nous n'avons d'ailleurs pas toujours assez clairement respectée dans nos recherches sur l'argumentation, bien qu'elle fonde notre conception générale de la description sémantique. Un premier niveau d'hypothèses est relatif à l'observation. Nous décidons par exemple que tel enchaînement entre énoncés est impos- 80 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 81 sible — contraire à l'esprit de la langue — même si en fait on peut le rencontrer et qu'il est, «logiquement», parfaitement justifiable : (1) Il fait presque nuit, allume seulement tes veilleuses. (2) Il fait à peine nuit, allume tes veilleuses. Inversement, nous déclarons «acceptables» des enchaînements pourtant contradictoires en termes de valeurs de vérité, et que l'on pourrait très bien considérer comme absurdes. Ainsi la réplique de B dans le dialogue : A : Le dîner est-il prêt ? B: Oui, presque. Dans un cas comme dans l'autre, rejet ou acceptation ne sont pas vraiment imposés, mais constituent des hypothèses observationnelles — nous dirons plus loin hypothèses externes. Mais notre refus se situe également à un second niveau d'hypothèses, les hypothèses internes. Ainsi l'inacceptabilité de (1) et (2) ne tient pas selon nous à ce que la vérité des énoncés donnés comme prémisses ne suffit pas à assurer celle des énoncés donnés comme conclusions. Certes, il serait possible — et cela a été tenté — d'attribuer, tant aux prémisses comportant presque et à peine qu'aux conclusions, des conditions de vérité telles que les premières ne puissent pas raisonnablement servir à établir les secondes. Mais le coût théorique de cette tentative nous paraît par trop élevé et nous incite à construire une hypothèse concurrente: d'une part attribuer aux énoncés en question une autre description, fondée non plus sur les conditions de vérité, mais sur des concepts d'une autre nature, que nous appelons argumentative; d'autre part, formuler des lois mettant en rapport ces concepts. Ce deuxième type de décision concerne non pas Y observation, mais cette fois les mécanismes explicatifs. Pour mieux expliciter cette démarche, il nous faut d'abord rappeler notre conception de la description sémantique. Nous entendons par description sémantique le couple hypothèses externes/hypothèses internes (cf. Ducrot, 1973a, p. 120). C'est cette dichotomie que nous voudrions illustrer à propos des problèmes de « raisonnement ». La première catégorie, celle des hypothèses externes, a pour fonction de fournir ce que l'on convient d'appeler les faits, ou encore les données, les observables. Quels sont ces faits dont s'occupe la description sémantique? D'une part le découpage d'une occurrence de discours en segments discursifs élémentaires — que nous appellerons plus loin énoncés — d'autre part l'acceptabilité ou la non-acceptabilité de telle ou telle occurrence effective, ainsi que l'attribution d'un sens à ces occurrences et la détermination des relations sémantiques qu'elles entretiennent entre elles. Il ne s'agit dans aucun de ces cas d'un donné brut imposé de l'extérieur au linguiste, mais d'un ensemble de décisions de sa part : il est coextensif à toute description linguistique de créer ses propres observations. Les hypothèses externes, qui créent les observations, commandent en fait tout le système, puisque celui-ci va consister en mécanismes explicatifs permettant la prévision rétrospective de ce que l'on a décidé d'observer. Ces mécanismes explicatifs impliquent des hypothèses d'une toute autre nature. Ce sont les hypothèses internes. Elles consistent à imaginer des entités abstraites, à les mettre en correspondance avec les observables, et à construire un appareil formel permettant de calculer — entre entités abstraites — des rapports analogues à ceux postulés entre les observables correspondants. Cette distinction nous permet de définir la notion de coût théorique d'une description sémantique. Supposons en effet que la relation « observée » entre les faits A et B ait amené à établir une relation formelle entre deux entités abstraites X et Y. Il peut se trouver que cette dernière relation oblige par contre-coup à mettre en rapport deux faits C et D, dans la représentation desquels interviennent X et Y, alors que dans un premier temps, C et D étaient des observables indépendants. Ce sont ces nouvelles hypothèses externes impliquées par les hypothèses externes antérieures et les hypothèses internes chargées d'en rendre compte que nous appellerons le coût théorique de la description sémantique. Donnons un exemple, suggéré par un récent article de Fauconnier (1976). La plupart des linguistes acceptent à titre de faits les énoncés A = Odette a deux enfants et B = Odette a trois enfants. G. Fauconnier admet en outre un troisième observable, l'existence d'un discours suivi, susceptible d'être pris en charge par un même énonciateur: Odette a deux enfants et même trois. Pour expliquer l'occurrence de même dans un tel contexte, G.F. postule qu'il existe, entre l'entité abstraite Y correspondant à B et l'entité abstraite X correspondant à A une relation d'implication: Y —> X. Cette hypothèse (interne) peut sembler intuitivement fondée : il paraît en effet difficile de tenir B pour vrai sans accepter en même temps la vérité de A. Mais le coût théorique d'une telle hypothèse est bien loin d'être négligeable. Supposons en effet qu'on prenne également pour observables — ce que fait G.F. — les énoncés C =Pierre est aussi grand que Jacques et D = Pierre est plus grand que Jacques, ainsi 82 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 83 que le discours suivi: Pierre est aussi grand que Jacques, et même plus grand. On est alors amené à postuler, pour rendre compte de la présence de même, entre les entités V et W correspondant à C et D la même relation d'implication qu'entre X et Y: W —> V. Or cette hypothèse interne conduit par contre-coup à faire l'hypothèse — externe — que C et D sont dans la même relation intuitive que A et B, i.e. qu'on ne peut admettre plus grand sans accepter aussi grand, ce qui n'a aucune évidence intuitive (pour une analyse détaillée de ce problème, cf. chap. 3). Autre conséquence importante de la dichotomie entre les deux types d'hypothèses: une hypothèse externe ne saurait constituer une hypothèse explicative. Supposons que l'on ait admis à titre d'observables deux régularités phénoménales Ri et R2. Dire par exemple que Ri est l'explication de R2 n'a pour nous aucun sens et ne constitue même pas une hypothèse. En revanche, on peut imaginer — hypothèse interne — un mécanisme M qui serait sous-jacent à la fois à Ri et à R2, et dont l'existence conduit à cette hypothèse externe que Ri et R2 sont «apparentés». Explicitons cette démarche sur un exemple (traité, ainsi que l'analogue avec déjà, dans Ducrot, 1973b, p. 253 sq.). Soient: (Ri) Chaque fois que l'on admet La bouteille n'est pas à moitié pleine, on admet La bouteille est moins qu'à moitié pleine. (R2) Chaque fois que l'on a admet La bouteille est encore à moitié pleine, on admet La bouteille sera moins qu'à moitié pleine. L'erreur — que nous avons nous-mêmes commise — consiste à considérer Ri comme une loi explicative (notre Loi d'Abaissement), et explicative de R2, i.e. à prendre Ri pour le mécanisme sous-jacent à R2. Ce qu'il faut en réalité, c'est poser les deux hypothèses internes : a) Les énoncés intervenant dans Ri et dans R2 mettent en œuvre la même entité abstraite, à savoir une négation formelle notée ~ (sous-jacente à la fois aux morphèmes ne... pas et encore). b) Cette négation ~ obéit, dans le calcul déterminant l'interprétation sémantique, à une loi provoquant un effet d'abaissement. Moyennant a) et b), on aboutit à cette hypothèse externe que Ri et R2 sont apparentés. Que conclure de ce long préambule, en ce qui concerne le problème particulier traité ici? Que l'alternative entre lois logiques et lois argumentatives n'est pas à situer au plan de l'observable, mais à celui des hypothèses internes, si du moins les lois envisagées sont destinées à avoir valeur explicative. Au niveau des observables, les « lois » — qu'elles soient de nature logique ou argumentative — ne sont que des régularités phénoménales dépourvues de valeur explicative. Si on fait intervenir le niveau des hypothèses internes, en revanche, la fonction explicative des mécanismes supposés apparaît clairement: elle tient aux relations nouvelles que ces mécanismes intercalent dans les observables pris comme point de départ. Les notions de coût théorique et de loi explicative apparaissent ainsi intimement liées: l'explication d'un fait observé se confond avec l'introduction de relations non encore observées. De quelle nature vont être nos hypothèses externes et internes, ou si l'on préfère, quel type de description sémantique proposons-nous? Nous partons de cette hypothèse observationnelle globale que tout locuteur d'une langue est ou se croit capable d'expliciter, d'interpréter les énonciations dont il est auteur ou témoin. Ce qui ne signifie pas qu'il y ait, pour chaque énonciation, une et une seule valeur sémantique qui serait sa «vraie» interprétation. Nous croyons au contraire possible d'assigner à chaque énonciation une multiplicité1 de valeurs sémantiques — mais non pas n'importe lesquelles. Ces possibilités et impossibilités de valeurs sémantiques sont pour nous des faits, i.e. constituent autant d'hypothèses externes. Quant aux hypothèses internes, ce sont des mécanismes interprétatifs postulés pour comprendre que telle interprétation soit possible et telle autre non. Il nous faut maintenant définir ce terme d'«énonciation», que nous avons jusqu'ici utilisé dans son sens non technique. Supposons qu'un certain locuteur X s'adresse à un auditeur Y en ces termes : Je viens, je viens. Pour se faire, il lui a fallu effectuer un certain nombre d'opérations, et en particulier, construire une suite d'éléments — les «mots» — selon des règles bien précises. On pourrait arrêter là l'analyse. Nous ferons cependant cette autre hypothèse externe — traduisant le sentiment que X s'est «répété» : il y a dans le discours de X l'utilisation par deux fois du même matériau linguistique. Qui plus est, nous déciderons que le même matériau est encore à l'œuvre 1. Cette multiplicité a bien d'autres sources que les ambiguïtés syntaxiques ou lexicales. Elle va même au-delà de la détermination des sous-entendus ou des significations dérivées. Elle tient avant tout à la difficulté de décider qui parle, et à qui — difficulté particulièrement patente lorsqu'un discours rapporte un autre discours. Ainsi on est tenté d'admettre un discours rapporté dans: «... La peste, puisqu'il faut lap-peler par son nom, faisait aux animaux la guerre... ». Mais s'étend-il à la seule subordonnée, et, dans celle-ci, quel est l'énonciateur original? 84 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 85 si ailleurs et à un autre moment, un locuteur X' dit ou a dit à un auditeur Y' : Je viens. D'une façon plus générale, nous distinguons le matériau linguistique, identique à travers ses emplois, et ses multiples réalisations — les occurrences — dont chacune est originale, et à plus d'un titre. Nous conviendrons d'appeler énoncé-type le matériau linguistique, l'entité Je viens dans notre exemple. Pour les diverses réalisations, nous choisirons le mot énoncé (c'est le token de l'Ecole d'Oxford). Selon ces définitions, notre premier exemple comporte deux énoncés différents, occurrences du même énoncé-type, et possédant des caractéristiques «historiques» (notamment spatio-temporelles) distinctes. Enfin, nous entendrons par énonciation l'événement que constitue la production d'un énoncé, i.e. l'apparition d'une occurrence d'un énoncé-type2. Etant données les distinctions qui précèdent, l'hypothèse faite plus haut — tout sujet parlant est capable d'interpréter une énonciation — peut se reformuler de la façon suivante : tout sujet parlant est capable d'attribuer à un énoncé une valeur sémantique, valeur que nous appellerons sens de l'énoncé. Le problème va être désormais d'élaborer une systématique régissant l'attribution de ce sens. Une première idée consiste à fonder la description des énoncés sur celle des énoncés-types sous-jacents. C'est ainsi que nous considérions autrefois une énonciation comme la somme d'une situation de discours, d'un énoncé-type, et de son emploi dans cette situation. Le coût de cette démarche — qui se situe déjà au niveau des hypothèses internes — nous a finalement amenés à la rejeter. Comment en effet, à l'aide de la seule notion d'énoncé-type, décrire la valeur de l'énoncé de J'espère dans le dialogue : - Est-ce que Pierre va venir au rendez-vous ? - J'espère. La solution que nous proposons est le recours à une autre entité abstraire que l'énoncé-type, à savoir ce que nous appellerons la phrase. La première tâche de notre description sémantique sera donc l'assignation aux énoncés non pas d'un énoncé-type, mais d'une phrase, suite de symboles non nécessairement attestés dans l'énoncé. Ainsi, dans le dialogue ci-dessus, à l'énoncé J'opère sera affectée la phrase: /J'espère que pl (malgré l'identité de l'énoncé-type, une autre phrase serait attribuée à J'espère, utilisé de façon absolue comme 2. Signalons au passage le très réel problème de la délimitation et du dénombrement des énonciations. Doit-on décider, dans le cas de Marie est venue, mais elle était avec sa mère ou Pierre est venu, et même Paul, que l'on a une ou deux énonciations, et pourquoi ? acte d'espérance. Se contenter ici de l'énoncé-type aurait pour coût théorique l'assimilation des deux énoncés). Bien que construite à partir du matériau linguistique présent dans les énoncés, la phrase ne coïncide pas en général avec ce matériau, et peut en particulier comporter des variables — ici p — faisant allusion à son environnement discursif réel ou virtuel. En ce sens, la phrase n'est pas susceptible d'être énoncée. Mais elle peut recevoir une signification, en entendant par là que cette suite de symboles qu'est la phrase peut faire l'objet d'un calcul destiné à lui affecter des formules, dont on déri- * vera ensuite — moyennant la situation de discours, nécessaire notamment pour instancier le p de notre exemple — la valeur sémantique des énoncés. La signification de la phrase n'est donc qu'un ; , construit théorique en vue du calcul du sens de l'énoncé; de ce point '• 1'. de vue, elle ne saurait être confondue avec un prétendu «sens litté—1 ral ». Qu'est-ce donc que cette signification? Une de nos hypothèses internes est que la signification d'une ; phrase ne peut être traitée «en bloc», et qu'il faut y distinguer des * éléments disjoints. Le calcul de la signification passera donc par la-— décomposition de la phrase en divers éléments que nous appellerons y les contenus, ayant éventuellement des statuts (illocutoires) différents. Ce qui nous permet d'expliquer que l'on puisse ajouter Mais il se trompe après : Ç>)l Pierre s'imagine que Jacques viendra mais beaucoup plus difficilement après: (4) Pierre a tort de croire que Jacques viendra alors que ces énoncés donnent exactement la même information. Notre solution est que cette information est constituée par deux contenus séparés a = [Pierre croit que Jacques viendra] et b = [Jacques ne viendra pas]. Mais a et b ont des statuts illocutoires inverses dans (3) et dans (4): a est asserté dans (3) et présupposé dans (4), alors que b est présupposé dans (3) et asserté dans (4). Une autre hypothèse interne est que ces contenus ne sont pas tou- * jours immédiatement interprétables: ils peuvent consister en instructions renvoyant à l'instance de discours. Ainsi, pour interpréter les divergences observationnelles (par exemple le comportement vis-à-vis de la négation), entre les deux énoncés: - Pierre est aussi grand que Jacques. - Pierre a la même taille que Jacques. 86 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 87 nous assignons aux phrases qui leur sont affectées un contenu commun, asserté, à savoir [taille de Pierre = taille de Jacques], et introduisons de plus dans la description de la première un contenu ins-tructionnel présupposé du type de: «chercher le contenu r pour lequel le contenu asserté est argument», absent de la seconde. A ce niveau des contenus, peuvent donc apparaître des contenus qui sont des relations entre d'autres contenus, ainsi la relation «être argument pour» citée plus haut. Le problème fondamental que se propose de traiter cet article est de savoir si ces relations doivent être fondées sur les seules lois logiques traditionnelles, ou s'il faut faire t intervenir, comme nous venons de le proposer, une notion d'un autre ordre, celle d'argumentation. t. 2. Les relations logicoïdes (niveau observationnel) Pour traiter ce problème, nous nous placerons d'abord au niveau observationnel, i.e. à.celui des énoncés. C'est-à-dire que nous allons formuler un certain nombre de propositions qui jouent, dans notre recherche, le rôle de constatations empiriques, de données. Les biais, les a priori qui leur sont nécessairement incorporés constituent pour nous des hypothèses externes, supposées distinctes des hypothèses internes au moyen desquelles nous en rendons compte, et qui feront l'dbjet des derniers paragraphes. Parmi les multiples propriétés des énoncés, nous nous intéresserons ici à celles qu'on peut introduire sous la rubrique générale de propriétés «logicoïdes» (néologisme que nous utiliserons seulement pour les besoins et la durée de cet article — avec cette seule justification que nous affectons d'autres emplois aux termes existants). Un énoncé a un aspect logicoïde dans la mesure où sa compréhension exige qu'on l'estime susceptible de conduire à d'autres énoncés : on ne peut pas penser l'avoir compris si on n'admet pas que le locuteur l'a donné comme l'indice ou la preuve (peut-être réelle, peut-être seulement prétendue) que tels ou tels autres énoncés seraient légitimes ou au moins vraisemblables. Nous ne pouvons certes pas prouver qu'il faille introduire parmi les faits sémantiques — i.e. parmi ceux qui concernent le sens des énoncés — la façon dont certains énoncés conduisent vers d'autres. Il s'agit d'une décision de notre part. Disons simplement qu'elle a pour nous au moins deux intérêts. D'une part elle permet de donner une forme structurale à la sémantique linguistique : celle-ci ne peut plus être destinée à fournir un équivalent des énoncés des langues particulières dans un langage parfait où toute signification trouverait sa traduction univoque, mais à exprimer des rapports entre les énoncés d'une même langue. Ceci n'exclut d'ailleurs pas que pour donner une expression systématique à ces rapports, on fasse correspondre aux énoncés de chaque langue des formules appartenant à un métalangage artificiel construit, à titre d'hypothèse interne, pour cette langue même; tout ce qui est exclu, c'est que ces formules soient présentées comme une notation universelle du sens, indépendante de la langue dans laquelle il est communiqué. A notre décision de considérer les phénomènes logicoïdes, nous attachons un deuxième intérêt, plus local. Elle nous permet de prendre au sérieux, i.e. d'estimer révélatrice, une ambiguïté lexicale que l'on découvre dans certaines langues romanes. Il s'agit du fait bien connu que le mot français sens (italien sènso, portugais sentido) dénote à la fois la signification (anglais sensé, allemand Sinn) et la direction (anglais direction, allemand Richtung). A travers ce glissement se manifeste peut-être le sentiment d'un rapport effectif entre la valeur sémantique d'un énoncé et la direction dans laquelle cet énoncé conduit (cf. les expressions abonder dans le sens de quelqu'un, ne pas comprendre dans quel sens quelqu'un a parlé..., etc., expressions où on ne saurait dire duquel des deux sens il s'agit). Une fois établie la catégorie des propriétés logicoïdes, et une fois leur importance sémantique décidée, il nous faut introduire une classification parmi elles, classification dont la pertinence constitue une autre hypothèse externe. Nous distinguons d'abord des propriétés syntagmatiques, ou discursives, lisibles, pour un énoncé donné, dans son environnement effectif, et des propriétés paradigmatiques reliant un énoncé à d'autres dont la présence, implicite ou explicite, n'est nullement nécessaire (il s'agit donc, selon le terme de Saussure, de relations in absentia). Parmi les phénomènes syntagmatiques eux-mêmes, on peut établir une subdivision entre ceux qui manifestent une activité de déduction que l'énonciateur prétend effectuer personnellement, et ceux qui tiennent seulement à une appréciation portée sur les conclusions possibles à partir de tel ou tel énoncé... conclusions que le locuteur ne tire pas nécessairement lui-même, en ce sens qu'il peut ne pas les prendre à son compte. On est dans le premier cas, par exemple, lorsque deux énoncés sont coordonnées par des conjonctions comme donc, en effet, puisque ( ou lorsque l'introduction de telles conjooc- 88 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE tions est sentie comme une simple explicitation). Le locuteur s'appuie sur celui qui précède donc, ou suit en effet et puisque, pour montrer qu'il faut admettre l'autre (une formulation plus attentive devrait d'ailleurs préciser qu'admettre un énoncé signifie ici reconnaître la légitimité des actes illocutoires accomplis grâce à lui. Ce qui, dans certains cas, implique que l'on obtempère aux exigences imposées au destinataire par ces actes. Admettre un énoncé assertif, c'est faire ce qui est demandé par l'acte d'assertion, à savoir croire. Admettre un ordre, cela peut consister à accomplir l'action que l'ordre prétend rendre obligatoire, c'est-à-dire obéir). Un deuxième type de propriété syntagmatique est constitué par les cas où le locuteur, sans accomplir lui-même l'acte de conclusion, ou même en refusant de l'accomplir, signale ou reconnaît sa possibilité. Il s'agit alors de ce que l'on pourrait appeler une «évaluation». La première observation qui nous a fait repérer ce genre de phénomènes, est l'emploi de l'adverbe d'enchérissement même dans une phrase non assertive (Anscombre, 1973, p. 54). Poser la question «Est-ce que même Pierre est venu?», c'est présenter la venue de Pierre comme un argument très fort pour telle ou telle conclusion. Mais le locuteur ne tire pas lui-même cette conclusion, puisqu'il n'est pas sûr de la venue. Nous avons signalé de telles évaluations dans de nombreux autres phénomènes linguistiques; ainsi, nous en avons fait un trait spécifique de la conjonction mais et des constructions concessives (cf. notamment Anscombre-Ducrot, 1977). En disant «Il fait beau, maisje_^uis Jatigué», je reconnais que le beau temps pourrait amener mon destinataire à telle ou telle conclusion (par exemple à l'idée que je suis content ou que je veux sortir), mais j'ajoute la deuxième proposition afin de donner une raison de refuser cette conclusion, raison qui me semble donc devoir l'emporter sur la raison inverse présentée dans la première. Dans le cas des concessives introduites par quoique, bien que... etc. (// est fort bien qu'il soit petit), ce que je reconnais, c'est, plus précisément, la possibilité d'argumenter au moyen de ce qui est dit dans la subordonnée (// est petit) contre ce qu'affirme la principale (// est fort). Mais je refuse de suivre cette virtualité argumentative, et j'affirme la principale (les concessives représentent ainsi un cas particulier de la structure générale qui nous sert à définir mais; elles peuvent d'ailleurs toujours être paraphrasées par un mais, qui équivaut alors à cependant: il est petit, mais cependant fort. Dans ce cas, la conclusion envisagée à partir de la première proposition n'est pas seulement contraire à ce qu'on doit conclure de la seconde: elle est directement contraire à cette seconde elle-même). LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 89 Il nous faut insister sur le verbe reconnaître utilisé à propos des exemples précédents. Nous l'avons choisi pour bien marquer que le locuteur, non seulement attribue au destinataire une tendance à conclure de la petitesse à l'absence de force, ou du beau temps à la satisfaction, mais qu'il admet la légitimité de cette tendance, qu'il la prend pour ainsi dire à son propre compte. A la fois reconnue et refusée par le locuteur, elle ne constitue pas ce que nous appelons un sous-entendu (une implicature conversationnelle, au sens de Grice): le locuteur ne peut pas la présenter comme imputable au seul destinataire. En un certain sens, il doit lui apporter sa caution personnelle. Dans une thèse récente sur la rhétorique d'Aristote (Eggs, 1978), E. Eggs signale que nous donnons par là à ces virtualités argumentatives le statut qu'Aristote donnait aux «opinions» fondant les «lieux» (topoi). La seule réserve que nous ferons à ce rapprochement est la suivante. Les opinions impliquées par l'emploi de mais ou des concessives ne sont pas nécessairement des opinions générales, fondées sur une idéologie de la collectivité; il suffit que locuteur et destinataire soient d'accord à leur propos. Les lieux dont il s'agit ici sont relatifs à une situation de discours particulière. La différence entre les deux types de phénomènes discursifs dont nous venons de parler, l'^gte de conclusion et l'évaluation, apparaît nettement à travers les deux valeurs que peut prendre, en début de réplique, la conjonction pourtant. Imaginons le dialogue: X : Il paraît que Pierre a été recalé à son examen. Y: Pourtant il a l'air tout content. La réplique de Y peut avoir deux fonctions. L'une serait de réfuter celle de X. Cela revient à dire que Y fait un acte de déduction: il signale un fait (l'air heureux de Pierre), dont il tire une conclusion (Pierre n'a sans doute pas été recalé) contraire à l'affirmation de X. On notera d'ailleurs que cette interprétation s'impose si on fait précéder pourtant d'une mise en doute comme Ce n'est pas possible ou Tu es sûr?; selon une observation de E. Eggs, ce pourtant se traduit en allemand par doch ou aber doch. Mais il est également possible que Y veuille simplement signaler une bizarrerie: bien qu'il ait échoué, Pierre a l'air heureux. Dans ce cas il s'appuie sur l'idée que l'échec de Pierre peut légitimement amener à conclure qu'il aura l'air mécontent. Mais il ne tire pas lui-même cette conclusion: ce qui l'intéresse, c'est la coexistence de deux données qui d'habitude s excluent, coexistence dont il tire des conclusions du type «Pierre est exceptionnel»» (interprétation presque nécessaire si pourtant est précédé d'interjections comme Incroyable ! ou Pas possible!). Pour 90 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 91 montrer que la langue elle-même distingue les deux fonctions qui viennent d'être attribuées à pourtant, il suffit de comparer cet adverbe avec néanmoins, qui est susceptible seulement de la fonction appréciative. Si la réponse de Y commençait par néanmoins, on comprendrait nécessairement qu'il a voulu mettre en évidence un contraste. Parmi les phénomènes logicoïdes dont nous faisons l'inventaire, en nous tenant au niveau des hypothèses externes, c'est-à-dire de l'observation, il faut maintenant citer une deuxième catégorie fondamentale, qui n'est plus d'ordre syntagmatique, mais paradigmatique. C'est ce que nous appellerons les relations inférentielles ou relations logiques, en ce sens qu'elles expriment des rapports entre valeurs de vérité. Comprendre certains énoncés, c'est en même temps penser que si on les tient pour vrais, on est obligé d'admettre pour vrais tels ou tels autres, qui sont leurs conséquences. Quelquefois, il s'agit de conséquences que l'on peut dire intrinsèques, en ce sens qu'elles appartiennent aussi à toutes les autres occurrences de l'énoncé-type utilisé, quelle que soit la situation (en supposant, bien sûr, que les mots utilisés aient, dans ces situations, même réfèrent). Ainsi Pierre a les oreillons entraîne Pierre est malade. Ainsi encore, Pierre s'imagine tout savôlr~sntraîne Pierre ne sait pas tout (plus précisément, il s'agit ici, rappelons-le, d'une présupposition). Croire possible d'admettre le premier énoncé de chacune de ces paires, sans admettre le second, c'est, pour beaucoup de linguistes, ignorer la langue française elle-même: d'où l'idée, souvent soutenue, qu'il s'agit d'inférences analytiques. < F Mais une deuxième catégorie de relations inférentielles nous paraît sous-jacente à l'activité linguistique. Celles-ci, que nous appellerons extrinsèques, sont liées au contexte et à la situation de discours. Leur existence nous semble attestée par le fonctionnement des conjonctions «logiques» puisque, donc, en effet..., etc. Plus exactement, pour bien situer le caractère hypothétique de ce qui est dit ici, elle est incluse dans la façon dont nous comprenons ce fonctionnement. Lorsque nous décrivons les différences entre si et puisque, nous sommes amenés à signaler, parmi bien d'autres, le trait suivant. Alors qu'un énoncé de type Si p, q pose l'existence d'un lien impli-catif entre p et q (d'où son usage fréquent pour faire connaître ce lien au destinataire), la suite q puisque p présuppose que p justifie q. Aussi le locuteur de puisque ne se présente-t-il pas comme voulant annoncer un tel rapport justificatif : au contraire, il prend (plus exactement, il fait comme s'il prenait) ce rapport pour accordé. En d'au- tres termes, il s'appuie sur ce rapport, se réfère à lui, y fait allusion. On vérifie aisément que le même trait appartient aux coordinaûons p donc q ou q en effet p. Dans tous ces cas, le locuteur traite le lien entre p et q comme un élément constitutif de l'univers du discours, préalable à l'énoncé lui-même, qui se contente de l'exploiter. On ne peut comprendre un enchaînement comme Pierre est là, puisque (en effet) sa voiture est en bas, sans supposer que, dans la situation de discours où on se trouve, il est déjà — ou devrait être déjà — évident pour le destinataire que la présence de la voiture atteste celle de Pierre. Si donc on accepte la façon dont nous « lisons » les discours de ce type (hypothèse externe), on doit dire que l'usage du français exige l'admission commune par le locuteur et le destinataire de certaines relations inférentielles empiriques. Certes, ces inférences varient selon les circonstances, et on ne saurait demander au linguiste d'en faire la liste. Mais leur existence même est inscrite dans la langue: celle-ci fait comme s'il existait, antérieurement au discours, non seulement les relations inférentielles analytiques dont il a été question plus haut, mais aussi des relations inférentielles empiriques auxquelles font allusion nos donc, en effet..., etc. Les hypothèses externes qui ont guidé notre classification des propriétés logicoïdes des énoncés amènent à se demander si l'une des classes distinguées n'est pas sous-jacente à telle ou telle autre. Notamment, on peut chercher si les enchaînements conclusifs syntagmatiques dont le discours est le lieu ne peuvent pas se réduire à ces relations inférentielles paradigmatiques (empiriques ou analytiques) dont l'existence est présupposée par la langue. Autrement dit, la possibilité de présenter, à l'intérieur d'un discours, q comme une conclusion de p, s'explique peut-être entièrement par l'acceptation d'une relation inférentielle allant de p kq, i.e. par la croyance que si p est vrai, q ne peut manquer de l'être. Et de même, en inversant les termes, pour les impossibilités de conclure. Nous voudrions montrer qu'une telle réduction est inconcevable — étant donnée la façon dont nos hypothèses externes nous amènent à voir et à classer les faits3. Un premier exemple, auquel nous avons fait allusion dès le début. Etant donnée la question Le dîner est-il prêt ?, nous décidons de considérer comme réponse la réplique OuL_presque, et d'y compren- 3. Les partisans de la thèse que nous discutons donnent aux relations inférentielles une valeur explicative. Nous avons préféré parler de «réduction» plutôt que d «explication», car pour nous — cf. § 1 —, l'explication est autre chose qu'une régulante observationnelle, et se situe au niveau des hypothèses internes. 92 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 93 dre le presque comme une justification donnée en faveur du Oui. Or nous admettons d'autre part une inférence analytique entre Le dîner est presque prêt et Le dîner n'est pas prêt: si on croit le premier énoncé vrai, on doit croire vrai le second — ou alors on ne comprend ni l'un ni l'autre. C'est dire qu'ici l'inférence va dans un sens contraire à la conclusion effective. Inversement, nous décidons que l'enchaînement. Non,~preSTjtte^szu bien est opposé à la structure du français, ou bien suppose que le presque n'est pas dit en faveur du Non, mais est introduit par un mais implicite. Or c'est le contraire qui devrait se passer, si l'enchaînement ne faisait qu'étaler syn-tagmatiquement des inférences paradigmatiques. Autre exemple, emprunté à un bulletin municipal publié avant les dernières élections législatives: «... Depuis un an, la municipalité a fait beaucoup pour le village... Ainsi le chemin rural allant vers X a été partiellement remis en état... ». Cet enchaînement atteste une inférence (empirique): remettre partiellement le chemin en état, c'est être utile au village. Mais nous admettons d'autre part une équivalence inférentielle, analytique, entre remettre partiellement en état et ne pas remettre totalement en état (la vérité de chacun de ces prédicats impose celle de l'autre). Si donc l'enchaînement pris en exemple ne reposait que sur l'inférence qui lui est sous-jacente, un énoncé du type Le chemin rural n'a pas été totalement remis en état devrait pouvoir servir discursivement à la même conclusion. Or l'impossibilité de cet enchaînement est pour nous une hypothèse externe: si nous trouvons juxtaposés les énoncés La municipalité a fait bea-coup... et Le chemin rural n'a pas été totalement remis en état, nous décidons de lire entre eux un mais, et non pas un en effet. Ce qui vient d'être dit à propos du premier type de phénomène syntagmatique logicoïde, les conclusions, vaut aussi pour le second, les appréciations. Elles non plus ne peuvent se réduire à des inférences. Revenons à la structure p mais q; p y apparaît, avons-nous dit, comme un argument en faveur d'une conclusion r, et q comme un argument pour non-r. Si «être un argument» signifiait «être l'antécédent d'une inférence valide», tout énoncé p mais q amènerait, lorsque p et q sont tous deux assertés, à une contradiction : le locuteur déclarerait admettre à la fois r et non-r, contradiction particulièrement flagrante lorsque mais se paraphrase par cependant. Il faudrait admettre à la fois q et non-q. Pour éviter cette conséquence, tout en maintenant le fondement inférentiel de mais, certains sémanticiens ont recours à des notions de type probabiliste, et suggèrent que l'inférence va non pas depkr, mais dep à// est probable (fréquent que r. Moyennant cette addition, la contradiction disparaît: rien n'empêche d'admettre la vérité dep, celle de q, et une inférence de p à la probabilité de r — tout en acceptant de déduire non-r de q. D'une part, nous avons une certaine répugnance devant cet usage purement verbal d'une notion aussi sérieuse que la probabilité. Mais surtout il y a, parmi les emplois de mais que nous tenons pour acceptables, de nombreux cas peu compatibles avec la solution précédente. Ainsi lorsque q est un présupposé dep. Que l'on songe à cette affiche, fréquente dans les magasins: «Nous regrettons, mais nous n'acceptons plus les chèques». Ou à l'enchaînement, Jean s'imagine tout savoir, mais il y a certaines^^Sês~'qïïril ne sait pas. Il existe, avons-nous dit, une inférence analytique, de type présuppositionnel, entre p= Jean s'imagine tout savoir et q = Il y a certaines choses que Jean ne sait pas. Comment admettre alors que mais (paraphra-sable ici par cependant) soit fondé sur une inférence préalable entre p et // est probable que non-q? Certes, cela ne constituerait pas, au sens fort du terme, une contradiction: rien n'interdit qu'une proposition p entraîne à la fois la vérité de q et la probabilité de non-q. Mais cette inférence, postulée pour sauver la description logique de mais, n'est guère suggérée ici par l'intuition : elle appartient plutôt à ce que nous appelions le coût théorique. Admettons-la cependant. Une autre difficulté apparaît. Si le locuteur, pour pouvoir énoncer p mais q, prenait en considération les inférences dont p est l'antécédent (p'réa-labement à cette énonciation), on ne comprendrait plus, dans l'exemple ici discuté, qu'on ait le sentiment d'une opposition entrep et q, car il existe, dans ce cas particulier, une inférence parfaitement analytique allant dep à g. Et cette inférence est bien plus décisive en faveur de q que ne l'est, contre q, l'inférence que l'on a postulée, et qui permet de conclure seulement à l'improbabilité de q : p est donc globalement orienté vers q. Comment expliquer alors que son enchaînement à q soit senti comme une opposition ? Pour mieux voir combien les conditions d'emploi de mais sont étrangères à l'existence préalable de relations inférientielles, il suffit de remplacer le p de notre exemple par p ' = Jean a tort de croire qu'il sait tout. L'enchaînement avec mais q = mais il y a certaines choses qu'il ne sait pas devient alors difficile: il faudrait plutôt en effet. Or les informations données par p et parp', sont exactement les mêmes, et permettent donc l'inférence des mêmes propositions, à savoir : a) q b) Jean croit que non-q. Si donc p impose le conséquent // est probable que non^q, p' doit 94 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 95 l'imposer tout autant, et si c'est cette inférence qui rend possible le mais, ce mais doit pouvoir s'intercaler dans les deux cas. Or il n'en est rien. Pour résoudre le problème, il faut se rappeler que le passage dep à p ', inverse la répartition en asserté/présupposé : q est asserté par p ', et présupposé par p. On vient alors à l'idée que mais opère un choix parmi les inférences issues de la première proposition : il ignore systématiquement les inférences présuppositionnelles, régularité qui serait une application particulière de notre Loi d'Enchaînement. On comprend ainsi la possibilité de p mais q, puisque p ne fait que présupposer q, et l'impossibilité dep' mais q, puisque p' asserté q. Mais que peut signifier ce recours à la présupposition et à la loi d'enchaînement? Pour nous, il montre que les coordinations logicoïdes, particulièrement celles qui, établies au moyen de mais, marquent une appréciation, ne sont pas fondées sur les seules inférences. Ce qui est déterminant, c'est de savoir à quel titre une proposition est inférée d'une autre (q ne s'infère pas au même titre de p et dep'). Or ces différents titres, ces différents statuts inférentiels, ne peuvent pas se décrire eux-mêmes en termes d'inférences. Il faut faire intervenir des notions d'un autre ordre, sinon on ne comprendra jamais l'orientation donnée à p (= les virtualités argumentatives qu'on lui attribue) lorsqu'on dit p mais q. 3. Les relations logicoïdes (niveau explicatif) Le paragraphe précédent se situait au seul niveau observationnel. Nous avons d'abord inventorié les enchaînements discursifs où un énoncé est présenté soit comme légitimant, soit comme pouvant légitimer l'acceptation ou le refus d'un autre. Puis nous avons noté qu'on ne peut se servir d'une langue sans reconnaître entre ses énoncés des relations inférentielles, ou encore «logiques», en entendant par là que la vérité de certains entraîne — empiriquement ou analyti-quement — la vérité de certains autres. Enfin nous avons montré l'impossibilité de réduire le premier type de phénomène au second : l'utilisation logicoïde de la langue ne se décrit pas entièrement, selon nous, en termes de relations entre conditions de vérité, i.e. de logique dans notre terminologie4. Il reste maintenant à présenter un au- 4. Si l'on réservait le mot «logiques» pour les inférences analytiques, et si on appelait les autres « pragmatiques » notre thèse devrait -w reformuler ainsi : les phénomènes tre type de rapports, que nous appelons argumentatifs. et que nous croyons susceptibles de pallier les insuffisances de l'explication logique. Nous développerons d'abord l'idée que ces rapports argumentatifs, bien qu'ils se manifestent dans les phénomènes, doivent être décrits à un autre niveau méthodologique, celui des «hypothèses internes » : ils relient ces entités abstraites que nous nommons « contenus» et qui nous servent à représenter la valeur sémantique des phrases, la «signification». Une première étape dans ce développement consiste à rapporter aux phrases elles-mêmes certaines des distorsions existant entre utilisation logicoïde des énoncés et relations logiques. Supposons que nous rencontrions l'enchaînement Jean m'a attaqué, mais il l'a fait assez mollement. Il demande que le "ToTuTêTiï^vâTue de façon contraire — en ce qui concerne les conclusions possibles —Jean m'a attaqué et // l'a fait assez mollement. Une telle opposition est logiquement peu compréhensible, dans la mesure où le second énoncé — compte tenu des anaphoriques il et a fait — implique le premier. Si Jean m'a attaqué mollement, il faut qu'il m'ait attaqué. Bien plus, l'absence d'indications temporelles distinctes dans les deux énoncés oblige à les comprendre comme décrivant le même comportement de Jean, qui reçoit deux qualifications: l'une le caractérise comme attaque, l'autre le situe à une place particulière parmi les attaques. L'opposition entre les deux énoncés est donc logiquement imprévisible, et constitue un exemple de distorsion entre enchaînement syntagmati-que et inférence paradigmatique. Pour expliquer cette distorsion, on soutiendra peut-être que l'opposition marquée par mais tient ici à la situation d'énonciation: la même motivation qui flùT regretter d'avoir été attaqué amène d'habitude à prendre son parti d'une attaque molle. Mais s'il en était ainsi, si l'orientation des énoncés tenait à des dispositions psychologiques accidentelles, on pourrait imaginer de conjoindre par et — en faisant varier ces dispositions — d'autres réalisations de ces mêmes énoncés-types. Or nous n'arrivons pas à trouver possible la suite Jean m'a attaqué, et il l'a fait assez mollement. Nous n'imaginons pas mieux la coordination Jean m'a attaqué, mais il l'a fait assez énergique me nt^, alors qu'un et serait ici concevable. Ainsi donc, le fait que les prédicats attaquer et attaquer assez mollement aillent en logicoïdes ne se réduisent pas à des inférences, que celles-ci soient logiques ou pragmatiques. 5. Sauf si l'on comprend «attaquer» dans une sorte de discours rapporté (= faire ce que, toi, tu appelles «attaquer», et qui n'est pas réellement une attaque). 96 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 97 sens inverse, alors que attaquer et attaquer assez énergique ment vont dans le même sens, ce fait nous semble caractériser les deux énoncés-types utilisés, et par delà, les phrases qu'ils manifestent. Supposons — deuxième exemple — qu'un automobiliste, accusé de conduire avec une alcoolémie trop forte, réponde J'ai bu très peu de vin à mon dernier repas. Cette réponse nous paraît — hypothèse externe — impossible à étiqueter comme un aveu, une concession, mais seulement comme une justification ou une défense (le test sur lequel nous nous fondons est l'impossibilité de faire précéder la réplique en question de C'est vrai ou Je le reconnais). Ce fait montre, une fois de plus, la distorsion entre la valeur inférentielle d'un énoncé et ses virtualités discursives: l'énoncé, impliquant que le locuteur a bu du vin, apporte des informations qui, en elles-mêmes, constituent la matière d'un aveu. On pourrait penser, à première vue, que cette distorsion est d'origine situationnelle. Etant donné que la législation française autorise à conduire en deçà d'un certain taux d'alcool, on entre dans un processus de justification dès que l'on signale la faiblesse de la quantité bue. A quoi nous objecterons deux choses. D'abord que l'automobiliste, s'il avait Ait J'ai bu un tout petit peu aurait donné exactement les mêmes informations que dans le premier cas, légitimant les mêmes inférences. Son énoncé devrait pourtant, dans le même cadre juridique, être compris comme un aveu, et être introduit par C'est vrai ou Je le reconnais. Imaginons d'autre part que le code français exige des conducteurs la sobriété absolue. Dans cette nouvelle situation, la réplique avec très peu, bien qu'apportant alors des informations suffisantes pour établir la culpabilité, reste incapable de fonctionner comme aveu (notre test distri-butionnel le prouve). On vérifiera d'ailleurs qu'en R.D.A., où l'alcoolémie zéro est la seule permise, l'énoncé Ich habe wenig Alkohol getrunken garde la même orientation que son correspondant français, identique à celle qu'il aurait en R.F.A., où le code est semblable au nôtre. Comme l'exemple des modificateurs mollement et énergique-ment, celui de peu et un peu autorise une double conclusion. Il montre une fois encore que l'emploi argumentatif des énoncés ne se déduit pas de leur pouvoir inférentiel. D'autre part, que cette disparité n'a pas pour responsable la seule situation d'énonciation, mais qu'elle est ancrée dans les structures linguistiques manifestées au moment de la parole, i.e. dans les phrases. Ce qui précède nous amène donc à une hypothèse interne qui s'ajoute aux hypothèses externes concernant l'observation des enchaînements discursifs: nous décidons d'inclure, dans la caractérisa- tion sémantique des phrases, des indications relatives à leur orientation argumentative. Ainsi, nous introduirons une relation formelle «avoir même orientation argumentative». Elle vaut par exemple pour les deux phrases correspondant aux énoncés Jean a bu peu d'alcool et Jean n'a pas bu d'alcool, mais non pas pour celles correspondant à Jean a bu peu d'alcool et Jean a bu un peu d'alcool. Elle vaut également pour le couple de phrases assigné à Jean m'a attaqué et Jean m'a attaqué assez énergiquement; elle ne vaut pas pour le couple Jean m'a attaqué et Jean m'a attaqué assez mollement. Elle vaut encore pour Jean s'imagine qu'il sait tout et Jean est sûr qu'il sait tout, mais non pour le couple Jean s'imagine qu'il sait tout et Jean a tort de croire qu'il sait tout. Arrivé à ce point, une alternative se présente. Première possibilité: attribuer directement à chaque phrase une orientation argumentative, comme une caractéristique primaire que l'on ne cherche pas à rapporter à une structure plus abstraite. Deuxième possibilité: voir l'orientation argumentative comme un produit, un résultat calculé à partir d'une première carac-térisation de la phrase où cette orientation n'apparaît pas encore comme telle. A l'intérieur de la première possibilité, un nouveau choix se présente. On peut se contenter d'énumérer les phrases de la langue étudiée en fournissant pour chacune isolément son orientation argumentative. Une telle démarche, outre qu'elle est infinie, est dépourvue de toute valeur systématique: elle n'érige pas l'argumentation en structure. On lui en préférera donc une autre : attribuer arbitrairement à un nombre fini de «phrases-noyaux» une orientation argumentative; puis en déduire, au moyen d'un calcul portant sur les phrases, l'orientation des phrases complexes construites à partir des premières. Pour reprendre un exemple souvent traité, on assigne à (5) = Pierre est aussi grand que Jacques une orientation déterminée analogue à celle de Pierre est grand. Et on prévoit la même orientation pour Seul Pierre est aussi grand que Jacques en l'analysant comme l'application de l'opérateur Seul à (5). Pour cela, on pose une règle selon laquelle cet opérateur, dans telle et telle conditions d'application, conserve l'orientation de la phrase de départ. Or dans de nombreux cas — y compris celui-ci (cf. chap. 2, p. 46) — la formulation de ces règles nous a semblé impossible. D'où le recours à la seconde possibilité évoquée au paragraphe précédent (la difficulté tient ici à ce que seul conserve l'orientation argumentative concernant Pierre, mais l'inverse en ce qui concerne Jacques). La description sémantique des phrases (notre ancien « Composant linguistique») sera subdivisée en trois calculs. Le premier attribue à 98 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 99 chaque phrase une signification, sous forme d'un ensemble de contenus dont chacun est affecté d'un marqueur d'acte illocutoire. Arbitraire pour les phrases-noyaux, cette attribution est produite par un calcul pour les autres. Parmi ces contenus, certains sont purement informatifs — en entendant par là que leur interprétation fournira la base des phénomènes logicoïdes inférentiels — d'autres font intervenir des opérateurs particuliers, que nous appelons argumentatifs — en ce sens que leur interprétation sera le fondement des faits logicoïdes discursifs. Reprenons (5). La phrase sous-jacente possède, avons-nous dit, deux contenus : un premier contenu informatif, objet d'un acte d'assertion, indique l'égalité des tailles de Pierre et de Jacques; un contenu argumentatif, présupposé, spécifie qu'une relation argumentative unit le contenu [égalité factuelle] et le contenu [Pierre est grand]. De façon plus claire mais moins exacte, il s'agit de dire que ces deux contenus peuvent être utilisés comme arguments en faveur d'un même contenu r. Bien sûr, au niveau de la phrase, seule peut être spécifiée l'existence — mais en rien la nature — de ce contenu conclusif r. Soit maintenant la phrase : (6) Pierre n'est pas aussi grand que Jacques, obtenue par action sur (5) de l'opérateur de négation descriptive. La signification de (6) sera dérivée de celle de (5) en vertu des règles attachées à cet opérateur: conservation des présupposés, inversion des contenus assertés. (6) aura donc même présupposé (argumentatif) que (5) et assertera la non-égalité des tailles. Cette signification obtenue pour (6) indique seulement, on le notera, la non-égalité des tailles, alors que les énoncés correspondant à (6) sont toujours compris avec le sens taille de Pierre < taille de Jacques. Par ailleurs, le contenu argumentatif de (6) ne contient aucune allusion à son contenu informatif «non-égalité», mais seulement au contenu «égalité»; ce qui semble empêcher la détermination de l'orientation argumentative de la phrase correspondant à (6) — contrairement au cas de (5) pour lequel le présupposé commente pour ainsi dire ce qui est asserté. D'où la nécessité de pallier les insuffisances du premier calcul au moyen d'un second, destiné à déduire de nouveaux contenus à partir de ceux qui constituent la signification des phrases. Nous ne pouvons donner ici les axiomes et les règles de ce calcul, et en indiquerons seulement quelques résultats. A partir des deux contenus de (6), on déduira par exemple le contenu [infériorité en taille de Pierre] (notre ancienne Loi d'Abaissement, caractéristique de la négation descrip- tive, apparaît ainsi comme une conséquence des principes fondant le second calcul). En revanche, ce contenu n'apparaît pas si la négation de (6) est polémique: dans ce cas en effet, le présupposé argumentatif de (5) ne se retrouve plus dans (6). Or il est nécessaire au calcul produisant le contenu «infériorité». En outre, du présupposé de (6), on déduira un autre contenu argumentatif, selon lequel les contenus [non-égalité des tailles] et [Pierre n'est pas grand] sont coorientés (ce résultat s'obtient directement à partir d'un des axiomes — la Loi de Négation — selon lequel si c est argument pour r, ~ c est argument pour ~r). Un troisième calcul enfin, utilisant les résultats des deux premiers, détermine l'orientation argumentative des phrases. Pour ce faire, il combine les contenus, en tenant compte des actes qui leur sont affectés, et notamment en faisant jouer un rôle distinct à ce qui est présupposé et à ce qui est asserté. C'est lui par exemple qui prévoit l'orientation différente de Pierre s'imagine qu'il sait tout et de Pierre a tort de croire qu'il sait tout malgré l'identité de leurs contenus. Il devra d'autre part comporter une règle comme la suivante, formulée ici de façon approximative: si une phrase p a reçu d'une part le contenu asserté ci, et d'autre part le contenu argumentatif [ci et c2 sont arguments pour un même r] alors — si certaines conditions ar-gumentatives supplémentaires sont réalisées —p a même orientation que les phrases p' ayant le contenu asserté cz. C'est cette règle qui établit la coorientation de (5) (tel que le décrit le premier composant) et de Pierre est grand ou de (6) (après passage par le second composant) et de Pierre n'est pas grand. Ayant ainsi donné la structure générale de notre système d'hypothèses internes, nous voudrions, dans une dernière partie, en signaler deux particulièrement liées à l'emploi logicoïde des énoncés. Il s'agira de règles ou d'axiomes constitutifs du second calcul, et utilisés dans la déduction de contenus argumentatifs. Ils présentent des traits qui les différencient nettement des principes logiques traditionnels destinés à dériver des propositions informatives d'autres propositions informatives. 4. La Loi de Négation Cette règle, déjà mentionnée, est destinée à réfléchir au niveau des contenus (i.e. dans le système des hypothèses internes) une quasi-régularité suggérée par l'observation des énoncés, et à rendre compte 100 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 101 du même coup d'autres phénomènes qui nous semblent en rapport avec cette régularité, et auxquels nous voudrions donner le même fondement. La quasi-régularité est la suivante. Si un locuteur produit un énoncé E, manifestation d'une phrase p, en faveur d'une conclusion C, il considère d'habitude qu'un énoncé E', manifestation d'une phrase p' qui est la négation descriptive de p, serait un argument pour la conclusion non-C. Si je suis disposé, pour faire l'éloge de quelqu'un, à formuler un énoncé affirmant qu'il possède un certain titre, je considère comme une critique à son égard un énoncé lui déniant ce titre. Ou encore, supposons qu'on soit prêt à formuler la recommandation: «S'il a été nommé ministre, invite-le», on doit alors tenir pour raisonnable le cependant de: «Il n'a pas été nommé ministre, invite-le cependant» (N.B. nous avons dit seulement «tenir pour raisonnable le cependant ». Car aucune loi linguistique ne peut exiger de l'énonciateur du premier énoncé le désintéressement nécessaire pour le second). En quoi cet exemple montre-t-il les propriétés argumentatives de la négation ? Telle que nous l'avons décrite (Ducrot, 1973b, p. 261), la structure Si p, q, utilisée pour exprimer une relation de type implicatif, suppose que le locuteur non seulement déclare q nécessaire après p, mais présuppose, d'une façon générale, que les propositions du type de p sont des arguments en faveur des propositions du type de q. La Loi de Négation (plus exactement la relation entre énoncés qui amène à formuler cette loi) exige donc qu'on ne puisse énoncer Si p, q sans reconnaître aussi non-p comme un argument pour non-q. Mais on se rappelle que, pour nous, ia suite p', mais cependant q (par exemple la suite Non-p, mais cependant q) présente p' (i.e. non-p dans cet exemple) comme orienté vers non-q. Rien d'étonnant alors à ce que renonciation de Si p, q suppose qu'on admette, entre non-p et q la relation d'opposition exigée par cependant dans Non-p, mais cependant q. Plutôt que de reprendre des exemples analogues à ceux que nous avons discutés ailleurs, nous voudrions envisager un cas un peu différent. Tout en restant pour l'instant au niveau observationnel, nous envisagerons, non plus le rapport entre énoncé positif et énoncé négatif, mais entre prédicat positif et prédicat négatif. Dans une déclaration faite au printemps 1977, M. R. Barre a formulé cette prévision: « Les 3/4 des travailleurs touchés par des suppressions d'emploi ne connaîtront pas une situation de chômage». Notre problème est de savoir pourquoi cet énoncé se présente comme optimiste (dans le cas, au moins, où on tient le chômage pour un mal), alors que ce serait l'inverse avec l'énoncé, logiquement équivalent, «Le 1/4 des travailleurs... connaîtra une...». Pour cela, nous allons étendre aux prédicats — c'est-à-dire à des constituants des énoncés — ce qui a été dit plus haut de l'effet de la négation sur les énoncés, et proposer cette quasi-régularité: «Si un locuteur considère que l'attribution à un groupe nominal S d'un prédicat P constitue un énoncé orienté vers une conclusion C, il considérera l'attribution du prédicat non-P à un groupe nominal de la même catégorie syntactico-sémantique comme orienté vers non-C». Il nous suffit alors d'une hypothèse supplémentaire plaçant «1/4...» et «3/4...» dans la même catégorie pour obtenir l'opposition argumentative entre (1/4 + prédicat affir-matif) et (3/4 + prédicat négatif), si proches que soient les informations données dans les deux cas. Les régularités observationnelles qui viennent d'être signalées — qu'elles soient formulées comme relations entre énoncés ou entre prédicats — recoupent d'ailleurs des principes argumentatifs dégagés depuis longtemps par les rhétoriciens. Rapprochant la sémantique argumentative récente de la Rhétorique et des Topiques d'Aristote, Eggs (1978) signale que notre Loi de Négation reprend le «lieu des contraires» souvent énoncé par Aristote: «... s'il n'existe aucune consécution entre le contraire de l'un des termes du problème et le contraire de l'autre, il est clair qu'il n'en existe pas de l'un à l'autre de ces termes...» (Top., 113b, trad. Dufour, Ed. G. Budé.) Par exemple, selon Aristote, on ne peut admettre que le courage soit recommandable, si on n'admet pas que la lâcheté est contre-indiquée. En remplaçant dans le texte des Topiques « contraire » par « négation » et «consécution» par «possibilité d'argumenter», on obtient immédiatement notre Loi de Négation, qui donne à la notion « être argument pour» un comportement qu'il serait absurde d'attribuer à la notion logique d'implication définie en termes de valeur de vérité. Jusqu'ici, nous n'avons présenté la Loi de Négation que comme l'observation d'un rapport entre énoncés, et tout au plus, dans la mesure où il est régulier, comme un rapport entre phrases. En réalité, on est amené à lui donner le statut d'une relation entre contenus; plus précisément, c'est une des règles de déduction de notre second calcul que si ci et C2 sont deux contenus, et si une phrase comporte le contenu [ci est argument pour c2], on puisse le réécrire [~ ci est argument pour ~ ci]. Nous voudrions montrer, sur un exemple, 102 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 103 l'avantage qu'il y a à réfléchir sous cette forme abstraite une propriété suggérée par l'observation. Soit: (7) Pierre a tort de croire qu'il est aussi grand que Marie. On peut enchaîner sur (7) par : (8) Mais il est assez grand et non (selon nous) par: (9) Mais il est assez petit. En accord avec notre analyse argumentative de mais, nous voudrions trouver des orientations argumentatives opposées pour les phrases sous-jacentes à (7) et (8) et identiques pour celles sous-ja-centes à (7) et (9); nous aimerions de plus y parvenir à l'aide de la Loi de Négation. Soit p un énoncé dont la phrase sous-jacente s'est vu attribuer un contenu asserté a et un contenu présupposé b. Le premier calcul assigne alors aux phrases sous-jacentes aux énoncés du type X a tort de croire que p, deux contenus présupposés 8i et 82 avec: 81 = b 82 = [X croit que a] et un contenu asserté a : a = ~ a Or ce même calcul attribue, avons-nous dit, à: — Pierre est aussi grand de Marie les contenus respectivement asserté et présupposé : a = [taille de Pierre = taille de Marie] b = [[taille de Pierre = taille de Marie] et [Pierre est grand] sont co-orientés] Le schéma général ci-dessus fournit donc, pour (7), les contenus: a = ~ [taille de Pierre = taille de Marie] 61 = [[taille de Pierre = taille de Marie] et [Pierre est grand] sont co-orientés] 62 = [Pierre croit que [taille de Pierre = taille de Marie]] Il n'est pas possible, à ce niveau, d'en tirer l'orientation de la phrase sous-jacente à (7), puisque le présupposé 61 ne fait pas directement allusion à l'asserté, et ne lui confère donc aucune orientation. Mais si la Loi de Négation fait partie du second calcul, son application permettra de déduire de 81 le nouveau contenu : B'i = [~ [taille de Pierre = taille de Marie] et [Pierre n'est pas grand] sont coorientés ] c'est-à-dire : B'i = [a et [Pierre n'est pas grand] sont coorientés] Appelons centrage l'opération qui consiste à déduire le contenu relatif à l'orientation argumentative de l'asserté, par application des règles du second calcul, aux contenus fournis par le premier (et en particulier aux contenus présupposés). Cet output du second calcul — le centrage du présupposé sur l'asserté — sert d'input au troisième, qui en infère l'orientation argumentative cette fois de la phrase: l'orientation d'une phrase est donc donnée par son présupposé argumentatif après centrage sur l'asserté. La phrase sous-jacente à (7) est par conséquent coorientée avec celle relative à Pierre n'est pas grand. La description générale de p mais q — orientations inverses des phrases sous-jacentes h p et q — donne alors comme possible l'enchainement de (7) avec (8), et comme impossible celui de (7) avec (9). Avec: (10) Pierre s'imagine qu'il est aussi grand que Marie, en revanche, c'est l'enchaînement avec (8) qui est impossible, et celui avec (9) possible, «observable» dont nous voudrions rendre compte, montrant du même coup le caractère non ad hoc des règles du second calcul. Si le premier calcul a attribué à la phrase sous-jacente à p les contenus respectivement asserté et présupposé a et b, ce même calcul aux assignera aux phrases manifestées par les énoncés du type X s'imagine que p les contenus présupposés: Pi = b a = ~ a et asserté : 62 = [X croit que a]. D'où l'attribution à (10) des contenus: 61 = [[taille de Pierre = taille de Marie] et [Pierre est grand] sont coorientés ] 62 = [Pierre croit que [taille de Pierre = taille de Marie]] a = ~ [taille de Pierre = taille de Marie] Ces contenus sont, on le vérifiera, les mêmes que dans le cas de 104 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 105 (7): en particulier, le contenu argumentatif 61 est de nouveau présupposé. Mais son centrage ne se fera plus sur a — qui cette fois est aussi présupposé — mais sur l'asserté 62. Selon une autre de nos règles, 62 est coorienté avec [taille de Pierre = taille de Marie] et donc avec [Pierre est grand], dans le cas de (10). Le présupposé argumentatif Si, déjà centré sur l'asserté 62, fournit directement l'orientation de la phrase assignée à (10): identique à celle de la phrase assignée à Pierre est grand. C'est donc avec (9), que l'enchaînement de (10) est possible, et avec (8) qu'il est impossible. On a sans doute remarqué que parmi les règles du second calcul figurent des règles de déduction, d'inférence, ainsi la Loi de Négation. N'y a-t-il alors pas contradiction avec la position qui est la nôtre, et selon laquelle la description sémantique des enchaînements logicoïdes ne saurait être fondée sur les seules relations inférentielles? Un des buts du long développement technique qui précède était de montrer que le problème ne se réduit pas à une alternative souvent présentée comme inhérente aux faits logicoïdes, à savoir: ou bien le logicoïde est inexplicable et contingent, ou bien il est déductible de l'inférentiel, au sens de relations logiques entre valeurs de vérité. Pour nous au contraire, le logicoïde a une structure systématique, et dans le calcul de son fonctionnement interviennent des lois inférentielles: ainsi les règles de réécriture au niveau des contenus. Mais ces lois inférentielles ne sont pas exprimables en termes de valeurs de vérité: à dire vrai, nous ne voyons guère de quelle façon, assigner une valeur de vérité à «ci est argument pour ci», et ce, d'autant moins que, comme nous allons le montrer, un contenu ci peut être argument pour un contenu C2 de façon plus ou moins forte. La relation «être argument pour» échappe donc à toute évaluation vérita-tive. 1 v 5. La Loi d'Inversion Nous commenterons maintenant une seconde loi du second calcul, la Loi d'Inversion. Elle fait intervenir non plus un argument et une conclusion, comme la précédente loi, mais deux arguments et deux conclusions. Au niveau des énoncés, dont nous nous occuperons d'abord, elle stipule que si E' est, pour une conclusion C, un argument plus fort que ne l'est E pour C, alors non-E est, pour non-C, plus fort que non-E' pour non-C Un cas particulier de cette loi est celui où C est identique à C: on retrouve alors la formulation que nous en avions donnée dans nos études sur même et la négation. Si E' est plus fort que E pour C, alors non-E est plus fort que non-E' pour non-C. Il nous faut d'abord commenter la notion de «argument plus fort», i.e. de scalarité argumentative, sans d'ailleurs chercher à la définir: dans notre système, il s'agit d'une notion primitive. L'introduction d'une telle notion doit faire ressortir, encore plus nettement qu'au paragraphe précédent, la différence entre la relation «être argument pour», et les diverses formes d'implication (qui ne supportent pas le degré). Les règles de calcul destinées à manipuler cette notion — ainsi notre Loi d'Inversion — ne peuvent donc être les lois inférentielles des logiques classiques. Le phénomène de surface qui nous a le premier conduits à la scalarité argumentative est l'étude de même; en disant: - Luc croit à la transmission de pensée, et même à la métempsy-chose. On donne la seconde croyance comme plus significative que la première, pour la conclusion visée. Plutôt que de reprendre ce problème, dont nous avons longuement parlé ailleurs6, nous signalerons deux autres exemples. Supposons d'abord que l'on ait à décrire l'effet de bonne dans : (11) J'en ai pour une bonne demi-heure. Une première description, que nous refusons, analogue à celle envisagée pour aussi... que et critiquée dans les chap. 2, p. 23 et 3, p. 68, consiste à comprendre l'effet de bonne sur demi-heure comme informatif: une bonne demi-heure signifierait au moins une demi-heure ou un peu plus qu'une demi-heure. Pour nous, ce qui nous intéresse avant tout, ce sont les enchaînements logicoïdes possibles à partir de (11). Supposons qu'à 11 h 30, alors que je suis plongé dans un travail urgent, on me rappelle un rendez-vous que j'ai pris; il nous semble difficile, quelle que soit l'heure de ce rendez-vous — 12 h, 12 h 15, 12 h 30, 13 h, ... — de répondre J'y serai à temps,/en ai pour une bonne demi-heure. Et pour J'y serai à temps, j'en ai pour une bonne demi-heure, pas plus, nous ferions l'hypothèse externe que seul pas plus est l'argument, et que (11) joue alors le rôle 6. Sur la problématique de même, cf. par exemple Anscombre 1973, les critiques de Fauconnier, 1976, et leur examen détaillé dans le chap. 3. 106 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 107 d'une concession. En revanche, (11) pourrait appuyer des conclusions comme Ça me sera difficile d'y être à temps, Il n'est pas sûr que je sois à l'heure..., etc. En l'absence de bonne tous les enchaînements envisagés ici sont possibles. Refusant de donner abonne un statut informatif, nous devons, pour intégrer ces faits, lui assigner une caractéristique argumentative, qui sera, approximativement, la suivante: appelons E(t) un énoncé comportant une indication quantitative t, et E(t') l'énoncé obtenu en substituant à t une indication quantitative t' numériquement supérieure; appelons enfin F l'énoncé obtenu en introduisant bon(ne) dans E(t) et en le faisant porter sur / (par exemple (11)). Le locuteur de F laisse alors entendre que E(t') est plus fort que E(t) pour la conclusion C de F. Ainsi, renonciation de (11) fait de J'en ai pour 3/4 d'heure un argument plus fort que J'en ai pour une demi-heure1. Cette condition exige que la conclusion de (11) soit du type Je serai en retard et non Je serai à l'heure. Admettre cette analyse revient, on le voit, à faire intervenir dans la description de bon(ne) la notion de plus ou moins grande force argumentative. C'est d'ailleurs ce que nous avions implicitement fait, quand nous disions que X est aussi grand que Y est coorienté avec X est grand. C'était une abréviation pour dire dans quelle échelle d'arguments aussi grand que situe l'égalité des tailles: il ne s'agissait donc pas de l'énoncé X est grand en tant que tel, mais en tant qu'indicateur d'une scalarité. De même, on pourrait spécifier pour (11) la scalarité liée à bon(ne) en disant que (11) est coorienté avec J'en ai pour longtemps8. L'exemple précédent faisait intervenir, dans la relation «être un argument plus fort», une conclusion identique C pour les deux arguments E et E' (C = C). Le second exemple mettra en jeu deux conclusions distinctes, et d'ailleurs opposées: C = non-C. Cette relation est manifestée en particulier par la structure p mais q, lorsque 7. Dans la mesure où, pour nous, les phrases à indications numériques sont, fondamentalement, sur des «échelles absolues», et où, d'autre part, une loi de discours, notre Loi de Faiblesse (chap. 3, p. 66) permet sous certaines conditions, d'utiliser les énoncés correspondants avec l'orientation inverse, nous considérerions les emplois de bon(ne) ici discutés comme destinés à interdire l'application de cette loi. 8. La même analyse argumentative vaut pour deux longues heures, une grande semaine : elles ne durent pas une minute de plus que deux courtes heures ou une petite semaine. D'autre part rien, dans l'expression, ne permet de savoir si le locuteur est content ou mécontent de cette durée. Tout ce qui est sûr, c'est que, s'il est content, il l'est de la longueur de la durée (et le serait encore plus, le cas échéant, d'une durée supérieure) — et, s'il est mécontent, c'est également de cette longueur qu'il est mécontent: les mots long et grand indiquent seulement que l'échelle argumentative a même direction que l'échelle numérique. le mais y est un mais scalaire sous-espèce, nous allons le montrer, de ce que nous avons appelé (Anscombre-Ducrot, 1977) mais PA (correspondant à l'espagnol pero et à l'allemand aber). Il y a mais scalaire lorsque q est, pour la conclusion C visée par le locuteur de p mais PA q, argumentativement plus fort que ne l'est p pour non-C. Certes, dire C: p mais PA q, c'est toujours demander au destinataire de ne pas conclure de p à non-C — bien que p soit argument pour non-C — et de tenir plutôt compte de q — qui est argument pour C. Mais c'est dans certains cas seulement — ceux précisément du mais PA scalaire — que le locuteur fonde cette demande sur une supériorité argumentative. La Loi d'Inversion nous fournira le critère décisif distinguant mais PA scalaires et non scalaires. Mais auparavant, nous voudrions montrer un indice morphologique de cette distinction. Une étude générale de quand même fait apparaître une double fonction de ce morphème, qui nous amène à le dissocier en QMi et QMi. QMi a une fonction proche de cependant qui lui est d'ailleurs souvent substituable. C'est, avons-nous dit, le cas où p est directement argument pour non-q. Ainsi, il y a peu de différence entre les énoncés suivants, s'ils sont utilisés pour signaler une bizarrerie météorologique : - Le baromètre n'arrête pas de baisser, mais le ciel reste bleu. - Le baromètre n'arrête pas de baisser, mais cependant le ciel reste bleu. - Le baromètre n'arrête pas de baisser, mais le ciel reste quand même bleu. Nous parlerons au contraire d'un QMi dans: (12) Pierre est assez serviable: il n'a pas lavé la vaisselle, mais il a quand même desservi la table. Le remplacement par pourtant ou cependant nous semble nettement moins aisé que dans le cas précédent. D'une façon générale, la condition d'emploi de QMz est que p soit, explicitement ou implicitement, la négation d'un certain/?', et que le locuteur considère, pour la conclusion C visée, p' comme plus fort que q. En d'autres termes, s'il accepte de dire C: non-p' mais PA QMi q, il admettrait aussi l'ordre argumentatif manifesté par C: q et même p', en l'occurrence celui de : T 108 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE (13) Pierre est assez serviable: il a desservi la table, et même, il a lavé la vaisselle. (En fait, nous avons dû simplifier; une description complète indiquerait que le passage de QMi à même implique de changer C en une conclusion de même sens, mais plus forte). Cette digression sur quand même était destinée à introduire une classification des maisPA correspondant au schéma: opposition directe : p argument pour non-q f (illustrée par QM\ et cependant) mais pA / mais PA scalaire (souvent \ / proche de QM2) \ opposition indirecte / entre p et q \ \ mais pA non scalaire Nous avons voulu montrer que, parmi les mais PA marquant une opposition indirecte, certains reposent sur un ordre scalaire. Souvent alors, QMi peut leur être substitué. Mais pour d'autres, l'opposition entre p et q n'est pas d'ordre scalaire, et aucune explicitation par quand même n'est envisageable; ainsi: - D'accord, il fait beau, mais j'ai mal aux pieds. L'introduction de la Loi d'Inversion va nous permettre une délimitation plus précise du scalaire et du non-scalaire. Le maisPA scalaire se caractérise, avons-nous dit, par le fondement particulier donné au refus de conclure de p à non-C : q est pour C un argument supérieur à p pour non-C. La Loi d'Inversion autorise à en déduire que non-p est, pour non-non-C =C, argumentativement supérieur à non-q pour non-C. D'où on prévoit qu'admettre un maisPA scalaire dans une structure: C:p mais q c'est admettre également un maisPA scalaire dans la structure C: non-q mais non-p. Ainsi, accepter le maisPA scalaire de (12), c'est accepter un maisPA scalaire dans: (14) Pierre est assez serviable: il n'a pas desservi la table, mais il a ~" lavé la vaisselle. Remarquons d'ailleurs que si le mais PA de (12) se combine avec QMi, il n'en est pas de même pour celui de (14), dans le même cadre LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 109 de valeurs, bien entendu. Un mais PA qui se combine avec QM2 est nécessairement scalaire, l'inverse n'étant pas vrai. Une autre remarque: la Loi d'Inversion ne permet pas d'obtenir, à partir de la structure scalaire de C: p mais q, la structure non-C: non-p, mais non-q. Et de fait, le locuteur de (12) peut refuser: - Pierre n'est guère serviable: il a lavé la vaisselle, mais il n'a pas desservi. Montrons maintenant l'existence d'un mais PA qui, bien que manifestant une opposition indirecte entre p et q, n'est pas scalaire. Soit: (15) J'aime bien Pierre: il est mal élevé, mais il a bon cœur. Plaçons-nous dans le cas où il ne s'agit pas d'un mais PA analogue à cependant ou QMi, i.e. où le locuteur de (15) ne fait pas une opposition directe entre politesse et qualités de cœur. La Loi d'Inversion, appliquée à (15), fait prévoir, dans le même cadre de valeurs : (16) J'aime bien Pierre : il n'a pas bon cœur, mais il est bien élevé. Or le locuteur de (15) refuserait certainement l'ordre impliqué dans (16), et admettrait en revanche celui de: (17) Je n'aime guère Pierre: il est bien élevé, mais il n'a pas bon cœur ordre qui lui, n'est pas prévisible par la Loi d'Inversion. Pour nous, l'explication est, qu'en énonçant (15), on ne compare pas les forces argumentatives respectives des deux propriétés invoquées dans p et q. Ce que l'on déclare en revanche, c'est donner plus d'importance au type de considération dont relève q qu'à celui dont relève p : plus d'importance donc, au cœur qu'au savoir-vivre. Aussi, pour le locuteur de (15) une qualité de cœur l'emportera toujours sur un défaut mondain, et de même, un défaut de cœur sur une qualité mondaine. C'est sur cette «morale» que se fonde le locuteur de (15): il tire sa conclusion non plus d'une supériorité argumentative, mais de l'incommensurabilité des arguments envisagés. La Loi d'Inversion ne peut donc plus s'appliquer, car elle exige au contraire que l'on puisse comparer les arguments en présence. Ce qui vient d'être dit à propos de la scalarité et de l'inversion se < situait au niveau des énoncés, et relevait donc des hypothèses exter- j nés. Nous nous contentions d'indiquer des phénomènes suggérant . l'introduction de telles notions dans le calcul formel, même si, pour ■■■] montrer le cheminement de nos recherches, nous nous placions sou-vent à mi-distance entre les deux types d'hypothèses. Non pas qu'A ; soit illusoire de séparer hypothèses internes et externes : mais dans la 110 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 111 démarche même de la recherche, l'élaboration des unes va toujours de pair avec celle des autres. C'est seulement au terme de l'étude qu'on peut — et doit — séparer ce que l'on tient pour un observable et ce que l'on tient pour une explication. Nous montrerons donc l'utilisation formelle — i.e. interne — de notre Loi d'Inversion sur un exemple où nos recherches sont plus avancées. Nous proposons l'explication — par la Loi d'Inversion définie cette fois au niveau des contenus — de l'enchaînement (18), considéré comme un observable : (18) Pierre a tort de croire qu'il est plus grand que Marie, et même qu'il est aussi grand. (pour éviter d'inutiles complications, (18) est au présent; le conditionnel «aurait tort» serait — pour des raisons extérieures au problème traité — plus naturel). Nous disposons déjà d'une description de A" a tort de croire que p, qui nous a fourni pour : (7) Pierre a tort de croire qu'il est aussi grand que Marie un contenu asserté : a = ~ [taille de Pierre = taille de Marie] et deux contenus présupposés |3i et (32, dont seul: (3i = [[taille de Pierre = taille de Marie] et [Pierre est grand] sont coorientés ] nous servira ici. Soit maintenant: (19) Pierre est plus grand que Marie. Une analyse argumentative dont nous ne pouvons donner le détail ici, conduit à attribuer à (19) le contenu asserté: a' = [taille de Pierre > taille de Marie] et le contenu présupposé : b' = [[taille de Pierre> taille de Marie] et [Pierre est grand] sont coorientés]. (Le symbole > intervient dans les contenus décrivant les différents comparatifs d'infériorité et de supériorité: selon les cas, il produira au niveau de la phrase l'infériorité ou la supériorité «numérique»). Les règles générales fournies plus haut pour la description delà tort de croire que p conduisent, pour: (20) Pierre a tort de croire qu'il est plus grand que Marie à l'asserté : a' = ~ [taille de Pierre > taille de Marie] et à deux présupposés, dont l'un, argumentatif, est: (3'i = b' = [[taille de Pierre > taille de Marie] et [Pierre est grand] sont coorientés]- Par ailleurs, selon un axiome du second calcul, si [x > y] et [x = y] sont des contenus arguments pour un même r, alors [x > y] est toujours argument plus fort pour ce r que [x = y]. Or nous savons — par |3i, |3'i et la Loi de Négation — que a et a' sont coorientés (avec [Pierre n'est pas grand]). En appliquant l'axiome à (18), décomposé en (20) et (7), nous déduisons le contenu: y = [[taille de Pierre > taille de Marie] est argument plus fort que [taille de Pierre = taille de Marie]] - Appliquons la Loi d'Inversion à y; on obtient le nouveau contenu: y' = [~ [taille de Pierre = taille de Marie] est argument plus fort que ~ [taille de Pierre > taille de Marie ]]. y' nous apprend donc que a est argumentativement plus fort que a'. Or notre troisième calcul destiné à déterminer les rapports argumentatifs entre phrases, possède la loi suivante, rendant compte, d'une façon générale, de l'emploi de même : «Soient A et A' deux phrases ayant les contenus assertés et coorientés a et a' respectivement et telles que le second calcul tire de leur conjonction le contenu argumentatif [a est argument plus fort que a']. Alors A et A' ont même orientation argumentative, et A est plus forte que A' ». De y', on tire alors que (7) et (20) ont même orientation argumentative, et que (7) est plus forte que (20), ce qui correspond bien à l'enchaînement: (20), et même (7), i.e. à (18). Pour tester l'efficacité du calcul proposé, on remplacera, dans (18), avoir tort de croire par s'imaginer: on obtiendra alors un enchaînement impossible selon nos hypothèses externes : (21) Pierre s'imagine qu'il est plus grand que Marie, et même qu'il est aussi grand. On vérifiera qu'un calcul analogue au précédent — utilisant les règles données plus haut pour X s'imagine que p — expliquerait qu'il en soit ainsi et que seul l'enchaînement inverse soit possible : (22) Pierre s'imagine qu'il est aussi grand que Marie, et même qu'il est plus grand. Nous ne développerons pas davantage ces échantillons de calcul — dont on se lasse. Leur objectif était double: 112 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE LOIS LOGIQUES ET LOIS ARGUMENTATIVES 113 a) Montrer l'avantage qu'il y a à situer l'explication au niveau très abstrait des contenus. Cette décision théorique a permis de rendre compte d'un certain nombre d'effets argumentatifs, liés à des morphèmes particuliers (négation, avoir tort de croire, s'imaginer..., etc.), à l'aide d'une seule loi générale, la Loi d'Inversion: celle-ci s'applique en effet non pas aux morphèmes négatifs, mais à l'opérateur formel de négation intervenant dans les contenus induits par ces morphèmes. Les lois argumentatives perdent alors le caractère ponctuel et ad hoc qu'on leur a parfois reproché. b) Illustrer la possibilité d'un calcul fondé principalement sur des opérateurs et des règles distincts de ceux ayant cours en logique, i.e. dans l'étude des relations entre conditions de vérité. On évite par là l'alternative: ou bien la sémantique est logique, ou bien elle est purement descriptive. Pourquoi cet acharnement à constituer une sémantique non logique? D'abord, l'hypothèse d'une sémantique logique nous paraît avoir un caractère paradoxal : la création de la logique — comme étude du raisonnement — implique en effet une annulation du discours. Elle suppose que l'on puisse isoler des phrases ayant une valeur sémantique complète, indépendamment de tout contexte discursif, pour s'interroger ensuite sur leurs potentialités inférentielles. Un syllogisme n'est pas un discours, en ce sens qu'aucune des propositions qui le composent ne doit — sous peine d'absurdité — faire allusion aux autres. Une conséquence en est que, pour un logicien, toutes les occurrences d'une même proposition ont même valeur; dans notre terminologie, que les relations syntagmatiques sont secondaires par rapport aux relations paradigmatiques. C'est alors une hypothèse, certes intéressante, mais hardie, que de vouloir rendre compte des enchaînements discursifs effectifs à l'aide de concepts constitués précisément par négation du discursif. Ce que l'on fait lorsque l'on veut réduire le logicoïde au logique. Nous nous intéressons au contraire à construire une explication des enchaînements discursifs dont les concep:s essentiels — par exemple celui d'argumentation — sont relatifs au discours: dire que a est un argument pour b, c'est dire que tout discours utilisant a peut le présenter comme devant orienter le distinataire vers la conclusion élémentaires des langues naturelles n'ont pas de conditions de vérité assignables. Y a-t-il un sens à se demander quelles situations rendent vrais Pierre est gourmand, Ce travail est facile, Cette hypothèse est hardie..., etc. ? Une sémantique logique doit donc faire comme si c'était le cas, et formuler des règles du type : « Tel énoncé complexe serait vrai si tel ou tel énoncé élémentaire Vêtait », en oubliant qu'on ne saurait définir la vérité de ces derniers. Pour nous en revanche, l'utilisation d'un énoncé a un but au moins aussi essentiel que d'informer sur la réalisation de ses conditions de vérité, et ce but est d'orienter le destinataire vers certaines conclusions en le détournant de certaines autres. Cette orientation est, selon nous, ancrée dans la structure linguistique sous-jacente, même si elle ne s'explique pas en termes de ce qui est impliqué ou exclu*. Enfin, la sémantique logique considère comme accidentel un fait que nous tenons pour essentiel. Il s'agit du fait que la plupart des énoncés * Ce texte a été publié dans Le Français moderne, 1978, 4, p. 347-357 et 1979, 1, p. 35-52. Chapitre 5 Interrogation et argumentation C'est dans cette étude — reprise, avec quelques modifications, d'un article écrit en 1980 — que nous mettons en rapport pour la première fois l'argumentation et la théorie de la polyphonie. Cette théorie nous permet d'analyser l'énoncé du point de vue pragmatique, en y montrant plusieurs actes différents, attribués à des énonciateurs différents, et qui interviennent à des titres divers dans la fonction argumentative attachée par lè locuteur à son énoncé. Mais cet article ne fait pas encore intervenir (comme ce sera le cas dans le chapitre VII) une activité argumentative qui ne serait pas celle du locuteur de l'énoncé, mais serait attribuée à un énonciateur dont il se distancie. Une telle conception n'est possible que si on distingue — comme il sera fait dans la première section du chapitre 7 — l'argumentation (dont l'énoncé, pris globalement, est le moyen dans le discours) et les actes d'argumenter (découverts par une analyse interne de l'énoncé). L'expression «acte d'argumenter» recouvre, dans le préser.* chapitre, les deux idées. 1. Introduction Nous voudrions défendre ici une double thèse : a) Une description adéquate des phrases interrogatives du français doit entre autres choses leur attribuer, à un niveau intrinsèque, une valeur argumentative. b) Cette valeur leur confère la même orientation argumentative que possèdent les phrases négatives correspondantes. Quelques précisions préliminaires. Tout d'abord, nous ne considérons ici que les interrogations dites totales, du type Est-ce que tu as lu (As-tu lu) le journal d'aujourd'hui? 116 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE INTERROGATION D'autre part, nous insistons sur le fait que notre thèse concerne les phrases, et non pas les énoncés, et que la phrase est pour nous une entité théorique — construite donc — sans réalité empirique mais susceptible, au travers de ses occurrences, de donner lieu à une infinité d'énoncés. Il est notamment tout à fait possible que la transformation en énoncé annule ou ignore certaines valeurs argumentatives de la phrase. Ainsi, on ne contredirait pas notre thèse en signalant des occurrences possibles de la phrase ci-dessus, occurrences dont l'auteur ne manifesterait aucune intention argumentative. Par exemple, il chercherait purement et simplement à s'informer. Troisième précision: nous avons à dessein parlé de valeur argumentative et non d'acte d'argumenter, notions que nous tenons pour fondamentalement distinctes. Un exemple que nous avons souvent développé: dans un discours du type p mais q, on reconnaît àp une certaine valeur argumentative — p est présenté comme pouvant autoriser telle conclusion r — mais le seul acte d'argumentation auquel donne lieu le discours est accompli à partir de la valeur argumentative de q, et il est dirigé vers ~ r. Dernier point : notre thèse n'est soutenable que moyennant la distinction entre valeur argumentative et valeur indicielle. Il est clair en effet que pour poser la question Est-ce que p ? il faut généralement envisager comme possibles à la fois l'éventualité p et l'éventualité ~p. En tant qu'indice d'ignorance, la question est symétrique par rapport &p et ~p. Mais au plan cette fois de la valeur argumentative, elle est dissymétrique, et privilégie —p1. Ce qui n'exclut pas qu'à d'autres points de vue, qui seront précisés ultérieurement, elle privilégie p. 2. Questions et enchaînements argumentatifs L'objet de ce paragraphe est de signaler certains faits de discours dont l'explication rend nécessaire selon nous une description en termes d'argumentation de la phrase interrogative, description schématisée plus haut et qui sera détaillée dans la troisième partie. Ces phé- 1. Nous avons dit que Est-ce que p? est coorienté avec l'assertion de ~p. En toute rigueur, on devrait dire : « Les phrases attribuées aux énoncés du type Est-ce que p ? ont même orientation que les phrases attribuées aux énoncés du type ~p». Mais un emploi systématique de ces formulations rigoureuses rendrait rapidement le texte illisible. nomènes ont trait à ce que nous appelons coordination argumentative. Nous dirons par définition que deux énoncés Ex et Ei sont argumentativement coordonnés si le discours présente Ex comme pouvant appuyer ou infirmer Ei ou une conclusion favorisée par Ei. Ainsi dans : (1) Pierre va venir (= Ex): on va pouvoir aller à la pêche (= Ez). Ex est donné comme une raison d'admettre Ei, admettre signifiant à la fois croire le locuteur de Ei justifié dans son énonciation, et accepter les obligations — de dire, croire, ou faire — qu'il prétend imposer à son allocutaire. Notre définition inclut également les exemples de coordination avec mais. En disant : - C'était beau (Ex), mais c'était triste ( = E2) on présente Ex comme pouvant infirmer — mais ne l'annulant pas en fait — la conclusion servie par Ei. Notre observation de départ est qu'un énoncé interrogatif Est-ce que p? peut jouer le rôle de£i dans une coordination argumentative, et que dans ce cas, il est orienté vers le type de conclusion que pourrait servir ~p. 2.1. Exemples de rapports du type «justification » entre Ex et E2. Considérons : (2) C'est un peu idiot d'abandonner ton poste (=£2). Est-ce que tu pourras trouver mieux à Lyon? (=£1). (3) Tu ne devrais pas quitter ton appartement (= E2). Est-ce que le quartier te déplaît vraiment? (= Ex). On vérifiera aisément que dans ces exemples Est-ce que p? pourrait être remplacé par ~p (Tu ne pourras pas trouver mieux à Lyon I Le quartier ne te déplaît pas vraiment). En revanche, la substitution de p à la question rend les enchaînements incompréhensibles, sauf à imaginer des situations d'argumentation inverses de celles qui rendent possibles les discours ci-dessus. Par exemple qu'il faut habiter un quartier où on se déplaît. Notons qu'il est également impossible — si l'on veut conserver la même argumentation — de remplacer dans les questions précédentes le prédicat par un prédicat inverse, et < de dire par exemple : j - Tu ne devrais pas quitter ton appartement. Est-ce que le quartier J te plaît vraiment? j Dans tous ces exemples, une question est utilisée pour appuyer une assertion. On nous objectera peut-être qu'il ne s'agit pas de vraies / 118 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE INTERROGATION 119 questions, mais de questions rhétoriques, équivalentes donc à des affirmations négatives. Nous répondrons que la question joue certes un rôle argumentatif analogue à celui de l'assertion négative correspondante — c'est même là le point sur lequel nous avons voulu attirer l'attention. Mais ce rôle argumentatif n'en fait pas nécessairement une question rhétorique. La preuve en est que dans les exemples précédents, il n'est nullement nécessaire qu'il y ait pour aucun des deux interlocuteurs évidence préalable de la réponse négative. Or on sait qu'il s'agit là du trait distinctif de la question rhétorique. Le vraiment de (3) attribue à l'allocutaire une tendance à la réponse positive; quant à (2), on pourrait faire suivre la question de Je me le demande ou Je n'en suis pas sûr, expressions incompatibles avec une question rhétorique. Si donc il est incontestable que toute question rhétorique possède un aspect argumentatif négatif, l'inverse est en revanche faux. Notre thèse est précisément qu'une question, rhétorique ou non, a toujours fondamentalement ce côté négatif. 2.2. Les questions introduites par mais. Toute coordination argumentative entre Ei et Ei n'a pas nécessairement pour objet d'introduire une justification, mais peut par exemple, ainsi que le laisse prévoir notre définition de la coordination argumentative, consister en une opposition entre E\ et £2. C'est en particulier le cas lorsque Ei est une assertion et est suivi d'une question Est-ce que p ? jouant le rôle de E\, leur enchaînement étant marqué par un mais. Imaginons par exemple que deux interlocuteurs s'interrogent sur l'opportunité d'une excursion prévue pour le lendemain; X, malgré le beau temps, est partisan d'annuler l'excursion, et dit à Y: (4) Il fait beau aujourd'hui (=£2), mais fera-t-il beau demain ?(= £1) Si cet enchaînement est possible, c'est que la question Ei (= Fe-ra-t-il beau demain?) argumente dans le même sens que l'assertion négative ~p = Il ne fera pas beau demain, et contredit par là la conclusion favorisée par E2 = // fait beau aujourd'hui. On remarquera d'ailleurs que la conclusion générale de (4), si on l'explicitait, serait du type Peut-être faudrait-il remettre l'excursion, et jamais du type Partons demain comme prévu. Une confirmation supplémentaire en est que l'on peut conserver le mouvement argumentatif de (4) et substituer à la question l'assertion négative correspondante // ne fera pas beau demain; tout le cadre argumentatif serait à modifier en revanche si l'on substituait cette fois à Ei l'assertion positive II fera beau demain. De plus, dans la même situation que ci-dessus, nous voyons mal X dire à Y : (5) Il fait beau aujourd'hui (= Ei), mais fera-t-il mauvais demain? (=£1) Cet enchaînement demanderait, pour être possible, un cadre discursif totalement différent: par exemple, qu'une journée de beau temps soit souvent suivie d'une journée de mauvais temps, de sorte que Ei devient alors un argument pour ne pas partir le lendemain. L'enchaînement exprimé en (5) est, dans le contexte initialement choisi, impossible pour les mêmes raisons qui rendraient (4) possible, et l'on vérifiera que la substitution de l'assertion positive à la question — interdite en (4) — rend (5) tout à fait intelligible, alors que le remplacement par l'assertion négative conserve l'impossibilité de (5). Pour compléter la démonstration, modifions quelque peu la situation: il fait mauvais, mais X veut néanmoins s'en tenir à l'excursion projetée pour le lendemain. On comprend parfaitement qu'il dise dans ce cas : (6) Il fait mauvais aujourd'hui, mais fera-t-il mauvais demain? Notre description générale de mais et de l'interrogation laisse prévoir cette possibilité pour les mêmes raisons qu'en (4). (6) peut cependant sembler moins vraisemblable que (4), mais cela tient selon nous à un phénomène extérieur à la fois à mais et à l'interrogation : il s'agit d'une dissymétrie entre arguments favorables et arguments défavorables. La mise en doute d'un argument défavorable (ici le mauvais temps), tout en étant orientée comme un argument favorable, a cependant moins de poids en ce sens que n'en a dans le sens opposé la mise en doute d'un argument favorable (le beau temps). Autrement dit, en mettant en question le mauvais temps, on soutient moins le projet de promenade qu'on ne le combat en mettant en question le beau temps. Parler pour est plus contraignant que parler contre. C'est seulement cette contrainte qui peut jouer en défaveur de (6), et non une quelconque malformation argumentative. Malformation argumentative présente en revanche dans : (7) Il fait mauvais aujourd'hui, mais fera-t-il beau demain? (7) est pour nous interdit pour la même raison que (5) et comme ce dernier, redeviendrait possible par substitution d'une assertion positive à la question. On nous objectera peut-être que (7) peut se concevoir moyennant une addition explicite ou implicite qui le rendrait analogue à: 120 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE INTERROGATION 121 (7') Il fait mauvais aujourd'hui, d'accord: mais fera-t-il beau demain, c'est ça que je voudrais savoir. Pour résoudre ce problème, nous supposerons que le rôle de mais en (7') n'est pas d'établir une pesée argumentative entre deux arguments de même nature, mais entre deux ordres de considération (nous avons déjà rencontré et étudié un phénomène analogue dans le chapitre 4, p. 107: il empêchait l'application de la Loi d'Inversion argumentative à certaines structures p mais q). L'opposition marquée par mais dans (7') concerne les actes d'énonciation accomplis en disant Ei et Ei. Une paraphrase grossière de (7') serait: «Je ne m'intéresse pas au temps d'aujourd'hui, l'essentiel pour moi est de connaître celui de demain». Le locuteur de (7') oppose l'acte de parler du temps du jour — suggérant un intérêt pour le temps qu'il fait — à l'acte de parler du temps du lendemain — suggérant un intérêt pour le temps qu'il fera. Mais sert alors à disqualifier le premier type de considération en donnant une importance exclusive au second. C'est ainsi au niveau de la pertinence des énonciations et non pas au niveau de ce qu'elles expriment que se fait l'opposition entre Ei et Ei (dans notre terminologie actuelle où nous distinguons acte d'énonciation et acte illocutoire, nous dirions que (7') marque une opposition énonciative, alors que les exemples antérieurs relevaient d'une opposition illocutoire). N.B. On trouvera une étude plus détaillée des rapports entre mais et l'interrogation dans le chapitre VI de notre ouvrage Mais, à paraître aux Editions de Minuit. 2.3. Les questions introduites par d'ailleurs. Nous avons dit que les questions Est-ce que p ? ont valeur argumentative et peuvent même servir à argumenter. Nous avons également montré que leur orientation est inverse de celle qu'aurait dans le même contexte l'assertion de p. Nous voudrions le confirmer au moyen du critère de d'ailleurs, et pour ce faire, nous prendrons pour acquise la description de ce morphème présentée in Ducrot et al., 1980, chapitre 6. Selon cette analyse, d'ailleurs sert toujours à introduire un argument, et un argument coorienté avec un autre argument précédant d'ailleurs. Ainsi dans l'enchaînement, Je ne veux pas sortir: il fait froid, et d'ailleurs j'ai mal aux pieds, le troisième énoncé livre un argument supplémentaire orienté, comme// fait froid, vers la conclusion commune. Ce qui est important pour notre démonstration est que d'ailleurs puisse introduire un énoncé interrogatif E\ = Est-ce que p? et que p doive alors être de sens opposé à l'énoncé Ei sur lequel enchaîne d'ailleurs. Ce qui nous semble montrer que Est-ce que p? est non seulement argument, mais nécessairement argument opposé à p. Considérons par exemple les coordinations : ( 8) Je retournerais bien à cet hôtel: j'en ai été content (= Ei), et d'ailleurs, est-ce que Pierre en a gardé un mauvais souvenir? (=£>)• ( 9) Je n'ai pas envie de retourner dans cet hôtel: j'ei: ai été mécontent (= Ei), et d'ailleurs, est-ce que Pierre en a gardé un bon souvenir? (= Ei). (10) Passons par Dijon: la route est jolie (= £2), et d'ailleurs, est-elle plus longue que par Bourg? (= £1). (11) Ne passons pas par Dijon, la route est monotone (= £2), et d'ailleurs est-elle plus courte que par Bourg? (= £1). Certes, une lecture rhétorique de £1 — comme une espèce d'assertion négative — est toujours possible dans ces quatre enchaînements. Mais elle n'est nullement nécessaire, et d'autant moins que l'on considère £2 comme étant déjà par lui-même un argument décisif, £1 ne servant alors qu'à «faire bonne mesure». Ce point sera détaillé un peu plus loin. Ces quatre exemples font toucher du doigt le rôle d'inverseur argumentatif joué par l'interrogation: dans aucun d'eux il ne serait possible de substituer à £1 l'énoncé affirmatif correspondant: en revanche, il est loisible à l'intérieur de chacun des deux couples, de remplacer le £1 d'un énoncé par le correspondant assertif du £1 de l'autre : (8') Je retournerais bien à cet hôtel : j'en ai été content, et d'ailleurs, Pierre en a gardé un bon souvenir. (9') Je n'ai pas envie de retourner à cet hôtel: j'en ai été mécontent, et d'ailleurs Pierre en a gardé un mauvais souvenir. (10') Passons par Dijon: la route est jolie, et d'ailleurs, elle est plus courte que par Bourg. (11 ') Ne passons pas par Dijon: la route est monotone, et d'ailleurs, elle est plus longue que par Bourg. Reste cependant un problème: pourquoi ne peut-on pas toujours coordonner au moyen de d'ailleurs une assertion de p et une question portant sur q même si p et q sont d'orientations argumentatives inverses (et donc que p et Est-ce que q? sont coorientés)? Ainsi, on imagine mal l'enchaînement: (12) J'ai envie d'aller à cet hôtel: j'en ai été content (=£2), et d'ailleurs est-il hors de prix? (= £1). 122 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE D'après une remarque précédente, il faut, pour appuyer une décision, des arguments beaucoup plus forts que pour la mettre en question. Dans le cas de (12), il faudrait donc que Ei apparaisse comme un argument relativement fort. D'où l'idée que la bizarrerie de (12) provient de ce que E\ a tendance à être vu comme un argument faible. Deux raisons à l'origine de cette faiblesse: l'une est que q = L'hôtel est hors de prix est souvent perçu comme un argument fort contre l'hôtel. D'où il résulte que son inversion argumentative dans Est-ce que q? produira un argument faible en faveur de l'hôtel. C'est une des conséquences de notre Loi d'Inversion (cf. par exemple chap. 4, p. 104). A quoi s'ajoute une seconde raison: en tant qu'inverseur argumentatif, l'opérateur de question est moins efficace que l'opérateur de «négation». Autrement dit, si l'on admet que question et négation sont toutes deux des formes de la négation argumentative, la première est une forme plus faible que la seconde. Ces deux raisons cumulées empêchent l'énoncé interrogatif Est-ce qu'il est hors de prix ? de servir facilement d'argument second pour la conclusion J'ai envie d'aller à cet hôtel. La bizarrerie de (12) peut cependant s'atténuer dans certains contextes: par exemple si Ei est compris comme étant en soi décisif, la force de l'argument second important alors peu; ou bien Ei est lu comme une question rhétorique dont la valeur argumentative est proche de celle d'une assertion négative, l'effet d'inversion gagnant par là même en efficacité. 2.4. Les questions coordonnées par même. Deux mots d'abord pour rappeler la description de même que nous utilisons depuis Anscombre, 1973, description intégrée ensuite dans une théorie générale de l'argumentation (cf. chap. 3, p. 47). Pour nous, coordonner par même deux énoncés, c'est les présenter comme coorientés vers une conclusion commune, et donner le second comme servant encore mieux cette conclusion que le premier. Appliquons cette analyse au cas ou même conjoint deux interrogations successives Est-ce que p ? et Est-ce que q ? Si notre théorie de l'interrogation est exacte, une telle coordination exige des orientations argumentatives analogues pour p etq: toutes deux tendent par exemple vers r, et les deux questions donc vers ~r. Seconde contrainte : il faudra que Est-ce que q ? soit argumentativement supérieur à Est-ce que p ? pour la conclusion ~ r, ce qui implique — c'est notre Loi d'Inversion — que l'assertion de p soit, pour les conclusions du type de r, argumentativement supérieure à celle de q. Ces deux contraintes théoriques sont par exemple satisfaites dans i'en-chaînement suivant, empiriquement observable selon nous : INTERROGATION 123 (13) Est-ce que c'est facile de nettoyer une moquette, et même, est-ce que c'est possible? Les phrases // est facile de A et // est possible de A sont en effet sur une même échelle (il s'agit en fait d'une échelle absolue, cf. Du-crot, 1973b, p. 230 sq); d'où il résulte que l'inversion produite par l'interrogation donne encore des arguments coorientés. Par ailleurs, dans la mesure où facile de A est argumentativement supérieur à possible de A (on dit // est possible de A, et même c'est facile, mais non l'inverse), Est-ce que c'est facile de A? est cette fois plus faible que Est-ce que c'est possible de A? Soit maintenant: (14) Est-ce que c'est difficile de nettoyer une moquette (= Ei), et même, est-ce que c'est possible? (= Ei) (14) doit être argumentativement mal formé dans notre théorie. En effet, les deux prédicats appartiennent à deux échelles opposées : les assertions positives correspondant à Ei et Ei ne peuvent donc jamais être conjointes par même. Ce qui contredit notre première contrainte. Comment alors expliquer que (14) puisse en fait se rencontrer ? Nous en rendrons compte en présentant cette occurrence de (14) comme un exemple d'enchaînement sur renonciation. Certes, la présence de même dans (14) marque, comme toujours, la supériorité argumentative de ce qui suit sur ce qui le précède. Mais il ne s'agit plus ici de mettre en relation les valeurs argumentatives intrinsèques de Ei et de El Ce qui est pris pour argument, ce sont les événements que constituent les apparitions de Ei et Ei, c'est-à-dire le fait même qu'ils soient énoncés: dans notre terminologie leur énonciation. En effet, l'alternative difficile l'facile, liée à Ei, est intérieure à l'un des termes de l'alternative possible/impossible, liée à El De sorte que renonciation de Ei, en tant qu'indice d'ignorance, est plus forte que renonciation de Ex. D'où la possibilité de même. Il s'agit donc bien d'un enchaînement argumentatif, mais qui prend en compte au titre de l'argumentation les situations psychologiques habituellement liées à renonciation des questions et manifestées donc par cette énonciation. Troisième combinaison de nos prédicats de base : (15) Est-ce que c'est possible de nettoyer une moquette (= Ei), et même, est-ce que c'est facile? (= Ei) De nouveau, cette coordination est contraire à nos prévisions théoriques. Facile de A est, nous l'avons dit, argumentativement supérieur h Possible de A : l'inversion produite par la question rend donc Ei supérieur à Ei, et l'enchaînement par même ne devrait pas se faire 124 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE INTERROGATION 125 dans le sens qui est celui de (15). Cette fois encore, notre réponse fera intervenir les énonciations et ce qu'elles manifestent. En posant la question Ei, on fait montre d'un certain intérêt pour la réalisation de A (ici le nettoyage des moquettes): nous montrerons dans la troisième section — à l'aide de la notion d'assertion préalable — qu'il s'agit là d'un mécanisme général présent entre autres dans les questions. Or le fait de poser la question Ei manifeste cet intérêt de façon plus forte que celui de poser la question Ei. Pour montrer que le recours à renonciation qui nous a permis d'expliquer (14) et (15) n'est pas un artifice gratuit et incontrôlable, nous examinerons une dernière combinaison qui se trouve être à la fois impossible dans les faits et indérivable dans notre théorie argumentative de l'interrogation. Il s'agit de: (16) Est-ce que c'est possible de nettoyer une moquette (= Ei), et même, est-ce que c'est difficile? (= E\) Possible de A et Difficile de A se trouvant sur des échelles argumentatives opposées, il en est de même pour Ei et Ei. (16) est donc argumentativement mal formé, et même le recours à renonciation ne permet pas d'envisager sa possibilité. D'une part en effet, il est impossible d'appliquer à (16) le mécanisme utilisé à propos de (14): l'ignorance concernant la difficulté est une moindre ignorance que celle relative à la possibilité. D'autre part, on ne peut dire — à l'instar de (15) — que Ex et Ei manifestent en commun un intérêt pour la réalisation de A (le nettoyage des moquettes): car si Ex manifeste un tel intérêt, Ei exprime en revanche un intérêt pour la non-réalisation de A, en entendant par là non pas qu'en posant la question Est-ce que c'est difficile de A? le locuteur exprime le désir que ~A, mais qu'il se présente comme ayant envisagé la possibilité de ~A. C'est en quelque sorte la difficulté de réaliser A — et elle est argumentativement coorientée avec ~A — qui est le thème de son énoncé2. Que conclure de cet examen de même ? Certes, les enchaînements avec même ne prouvent pas la validité de notre thèse d'une valeur argumentative intrinsèque attachée à l'interrogation. En effet, contrairement à ce qui se passait dans les paragraphes précédents, cette valeur intrinsèque ne suffit pas à empêcher un enchaînement qui lui serait contraire : la difficulté peut toujours être tournée par la prise en compte argumentative de renonciation. Mais nous espérons 2. Nous n'avons pas tenu compte, dans cette étude, des problèmes supplémentaires dus au fait que les adjectifs comme difficile n'ont pas les même conditions d'emploi que les adjectifs non marqués correspondants —facile en l'occurrence. avoir montré que de tels enchaînements sont cependant compatibles avec notre théorie. 2.5 Enchaînements argumentatifs et non argumentatifs. Dans tous les types de coordination envisagés jusqu'ici, les enchaînements conformes à ce que nous avons appelé l'argumentativité intrinsèque de la question étaient empiriquement possibles. Dans certains cas — les plus favorables à notre thèse — les enchaînements ne pouvaient se faire que par rapport à cet aspect, dans d'autres — fournissant des contre-exemples apparents — ils concernaient un autre aspect, ce dont nous avons rendu compte en faisant alors intervenir renonciation comme base de l'argumentation. Plus décisifs contre notre théorie seraient des cas d'enchaînements conformes à notre prétendue valeur intrinsèque et cependant empiriquement impossibles. Or il semble bien y avoir de tels exemples. Ainsi (17) Est-ce que ton appartement est calme? (= Ex) Parce qu'alors il faut le quitter (= E2) nous paraît exclu si le calme est considéré, pour un appartement, comme une qualité. Or selon notre description, Ex est coorienté avec Ton appartement n'est pas calme, ce qui laisse prévoir la possibilité de (17). Le même problème se pose avec l'impossibilité de: (18) Est-ce que ton appartement est calme? (= Ex) Parce que sinon, il faut le garder (= Ei). (17) et (18) redeviennent intelligibles si l'on y substitue bruyant à calme. Notre réponse repose sur la distinction entre anaphore et enchaînement argumentatif. Ce qui est argumentatif dans (17) et (18), c'est le rapport entre alors/sinon d'une part, et II faut le quitter/garder d'autre part. Mais il se trouve par ailleurs que alors et sinon sont des anaphoriques. Et leurs occurrences dans (17) et (18) ne sont pas anaphoriques de l'interrogation Ex prise dans sa totalité; elles ne reprennent de cette question que la proposition de base Ton appartement est calme (reprise accompagnée d'une négation dans le cas de sinon); cette proposition ou sa négation (dans le cas de sinon) sont ensuite présentées comme arguments pour // faut le quitter/garder. Ni (17) ni (18), ne présentent donc la question Ex en tant que telle comme favorisant la conclusion Ei. Si l'on s'en tient à notre définition de la coordination argumentative (cf. supra p. 117), ni (17) ni (18) ne font de Ex l'antécédent d'une telle coordination. Tout ce que montrent ces exemples, c'est que ce type de renvoi anaphorique à un énoncé interrogatif ne reprend pas l'orientation argumentative de la 126 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE question, mais simplement la proposition sous-jacente. Ils contribuent ainsi à montrer la dissymétrie entre l'aspect négatif ~p et l'aspect positif p de l'interrogation Est-ce que p ?3 Seul le second peut être anaphorisé. Autre cas où n'est pas prise en considération la valeur argumentative de l'interrogation, l'impossibilité de: (19) Si je ne suis pas indiscret, qu'est-ce qui te fait quitter ton appartement? (= Ei) Est-il calme? (= Ei) énoncé qui devient banal si l'on remplace calme par bruyant, de façon à obtenir : (20) Si je ne suis pas indiscret, qu'est-ce qui te fait quitter ton appartement? Est-il bruyant? Dans (19), Ei demande une explication, et Ei en suggère une. Ce qui pourrait gêner notre théorie, dans l'impossibilité de (19), c'est que le côté négatif de E\ — sa valeur argumentative selon nous — constitue pour l'abandon de l'appartement une explication valable: or elle n'est pas prise en considération. Pour répondre, nous distinguerons argumentation et explication. Dans (19), E\ suggère une explication de Ei, mais n'est pas un argument pour Ei, ce qui le situe hors de notre propos. Une preuve du caractère non argumentatif de Ei est qu'on ne peut le faire suivre, dans (20), d'une question Ei introduite par d'ailleurs sans qu'il en résulte une certaine bizarrerie: (21) Si je ne suis pas indiscret, qu'est-ce qui te fait quitter ton appartement? (= Ei) Est-il bruyant? (= £0 Et d'ailleurs, est-il si cher que ça? (= Ei) Or d'ailleurs, nous l'avons dit, obligerait à lire Ei et Ei comme des arguments pour une même conclusion, et non comme des explications. C'est donc que (19) et (20) ont une structure explicative4 et non argumentative. Il est particulièrement significatif que (21) redevienne possible si on remplace 5/ je ne suis pas indiscret — qui oblige à lire E2 comme une demande d'explication — par Tu es fou — qui fait cette fois de Ei un reproche : (22) Tu es fou! Qu'est-ce qui te fait quitter ton appartement? Est-il bruyant? Et d'ailleurs, est-il si cher que ça? Ei et Ei peuvent alors être vus comme des arguments justifiant ce 3. On trouvera d'autres exemples de ce type dans Diller, 1980, chap. 3, § 2.4. 4. Il est ainsi typique de l'interrogation d'opposer valeurs explicative et argumentative; il arrive, dans l'assertion, qu'elles coïncident. INTERROGATION 127 reproche. Et il est remarquable que ces arguments soient dans ce cas tirés de l'aspect négatif de E\ et Ei — l appartement n'est pas bruyant/si cher que ça — c'est-à-dire de ce que nous considérons comme la valeur argumentative intrinsèque; à l'inverse donc de (20), où l'explication de l'abandon était tirée de l'aspect positif de Ei. j 3. Caractère dissymétrique de l'interrogation 3.1. L'hypothèse de la symétrie de l'interrogation. Les exemples étudiés au cours du paragraphe précédent ont mon-jj tré qu'une interrogation Est-ce que p? possède à la fois un caractère | positif et un caractère négatif. Les enchaînements possibles peuvent |i prendre en compte soit l'un, soit l'autre. Il semblerait donc raisonna- is ble de donner à ces deux aspects le même statut, alors que nous I; avons pour notre part insisté sur la spécificité du caractère négatif, | en en faisant le côté argumentatif intrinsèque de la question. L'hy- i pothèse à laquelle nous nous opposons est par conséquent celle j d'une symétrie entre les deux aspects positif et négatif. Elle consiste à affirmer que toute question Est-ce que p?, dans la mesure où elle laisse à l'interlocuteur le choix entre répondre p et répondre ~p, laisse entendre que ces deux possibilités sont ouvertes: plus, découlant toutes deux du fait même de la question — présentation d'une alternative —, elles doivent avoir, dans le cadre de cette hypothèse, ' même statut sémantico-pragmatique. Un premier inconvénient de cette théorie, la section précédente ' était destinée à le faire apparaître, est qu'elle ne peut rendre compte ! de certains faits d'enchaînement. Elle n'explique pas — nous l'avons ! vu — qu'un certain type d'enchaînement argumentatif ne puisse pas I se fonder sur l'aspect positif. Ainsi elle ne fait pas comprendre pour- quoi on ne dit pas : - Je n'ai pas très envie de sortir, et d'ailleurs est-ce qu'il va pleuvoir? si la pluie est une objection à la promenade, alors que cette coordination redevient possible en substituant faire beau à pleuvoir. Pour que la théorie que nous discutons puisse s'intégrer de tels faits, il faudrait lui adjoindre une clause supplémentaire stipulant que les enchaînements argumentatifs prennent en considération le seul aspect ~p. Mais cette dernière clause, arbitraire dans un tel cadre, est contraire à l'esprit même d'une théorie fondée sur la symétrie. 128 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE INTERROGATION 129 Le second reproche que nous adresserons à la thèse de la symétrie de l'interrogation est qu'elle échoue à rendre compte de ce que l'on appelle traditionnellement interrogation rhétorique. On entend par là, rappelons-le un emploi particulier de l'interrogation: - Le locuteur de l'énoncé interrogatif fait comme si la réponse à la question allait de soi, aussi bien pour lui que pour l'allocutaire. - La question n'est là que pour rappeler cette réponse. Elle joue alors à peu près le rôle de l'assertion de cette dernière, présentée comme une vérité admise. Le point important pour notre démonstration est qu'une telle question — fait signalé par tous les rhétoriciens — a toujours une valeur négative par rapport au contenu constituant le thème de la question. Ainsi, s'il s'agit d'une interrogation partielle telle que: - Comment pouvais-je faire autrement ? la lecture rhétorique, proche de Je ne pouvais pas faire autrement, constitue une sorte de négation du présupposé de la question (Je pouvais faire autrement.) S'il s'agit d'une interrogation totale du genre de: - Est-ce que je pouvais faire autrement ? la lecture rhétorique fournit un sens analogue au précédent, et qui constitue cette fois la négation de ce qu'il est convenu d'appeler la proposition sous-jacente à, ou exprimée par, la question. (Nous expliciterons plus loin le rapport entre le thème d'une question, le présupposé d'une interrogation partielle, et ;a proposition sous-jacente à une interrogation totale.) Or cette valeur négative propre à l'interrogation rhétorique est incompréhensible dans le cadre de la conception symétrique de l'interrogation, conception qui obligerait à dire que l'aspect positif est annulé dans les questions rhétoriques. Mais la symétrie postulée devrait alors permettre une annulation correspondante de l'aspect négatif, et ferait ainsi prévoir une interrogation rhétorique à valeur cette fois positive. A vrai dire, la critique ci-dessus repose sur l'hypothèse traditionnellement admise que l'interrogation rhétorique a toujours valeur négative. Or il semble y avoir à cette règle des contre-exemples, et nullement exceptionnels. Celui-ci, entre autres: X a prêté un livre à Y, qui le lui a rendu. Mais X se plaint qu'il ait été rendu trop tard, ou en mauvais état. A quoi Y répond : (23) Est-ce que je te l'ai rendu, ton livre? Bon, alors laisse-moi tranquille. Dans le contexte imaginé, (23) dément la règle générale à laquelle nous avons fait allusion: il s'agit en effet d'une interrogation rhétorique, au sens que nous avons donné à ce terme : si Y pose la question, c'est parce qu'il sait quelle réponse doit faire X. D'autre part, il se trouve que cette réponse est une réponse positive du type Oui, tu m'as rendu le livre. Il nous faut donc montrer que les questions de cette nature sont fondamentalement différentes de celles qu'on dénomme habituellement «interrogations rhétoriques». En particulier, que si elles admettent une réponse positive, c'est qu'elles font jouer un mécanisme différent. Deux indices distributionnels d'abord, pour montrer cette divergence. Le premier concerne le cas des discours où la question est accompagnée de la conclusion visée par son locuteur. Lorsqu'il s'agit de rhétoriques positives, i.e. destinées à imposer la réponse oui, la question ne peut que précéder la conclusion, jamais la suivre. Ainsi, alors que (23) est possible, on ne trouvera pas, dans le même contexte : (24) Laisse-moi tranquille! Est-ce que je te l'ai rendu, ton livre? Avec la rhétorique négative, en revanche, les deux ordres d'apparition ont la même acceptabilité : (25) Est-ce que je l'ai gardé, ton livre? Bon, alors laisse-moi tranquille ! (26) Laisse-moi tranquille! Est-ce que je l'ai gardé, ton livre? Second indice possible d'une différence de structure entre les deux interrogations rhétoriques: l'expression adverbiale par hasard ne s'emploie qu'après une négative. Dans la situation que nous avons imaginée, Y peut répliquer aux plaintes de X: Est-ce que je l'ai gardé, ton livre, par hasard? Mais on ne peut pas avoir : Est-ce que je te l'ai rendu, ton livre, par hasard? (Nous signalons, en passant, le comportement analogue de l'adverbe peut-être. La seule différence est que ce dernier s'associe rarement à une interrogation totale marquée par Est-ce que, mais surtout à une interrogation totale purement intonative — ce qui nous empêche de le prendre en considération dans le cadre du présent travail. Mais il obéit aux mêmes contraintes que par hasard en ce qui concerne le caractère positif ou négatif de l'interrogation rhétorique. Y peut dire «Je l'ai gardé, ton livre, peut-être?», et non pas «Je te l'ai rendu, ton livre, peut-être?».) 130 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE INTERROGATION 131 Ces deux indices rendent plausible l'idée que la notion d'interrogation rhétorique, telle qu'elle a été définie plus haut (par l'évidence de la réponse) couvre deux mécanismes distincts. Nous dirons qu'une interrogation rhétorique est «inversée» si, en l'énonçant, son locuteur indique à l'allocutaire une question que l'allocutaire devrait se poser à lui-même. Le locuteur «fait entendre» la voix de l'allocutaire se posant cette question: dans notre terminologie, nous dirions que si l'énoncé interrogatif est alors prononcé par le locuteur, c'est son allocutaire qui est énonciateur de l'acte de question. Une paraphrase en serait: «Au lieu de faire ceci ou cela, pose-toi plutôt la question: ...». Ou encore «Une seule chose devrait compter pour toi, c'est de savoir si ... ». Pour les autres interrogations rhétoriques, nous parlerons d'interrogations rhétoriques simples (nous les appelons «simples» parce que l'acte de question, i.e. l'acte de demander une réponse, acte qui est, non pas le seul, mais le plus apparent dans un énoncé interrogatif, y est pris en charge par le locuteur, qui en est, selon notre terminologie, l'énonciateur : c'est lui qui demande à l'allocutaire de répondre — tout en déclarant tenir la réponse pour évidente). A titre d'hypothèse, nous proposons de considérer les interrogations rhétoriques positives comme des interrogations rhétoriques inversées, et les négatives comme des simples. Mais l'essentiel, pour notre démonstration, est que toute une catégorie d'interrogations rhétoriques (celles dont parlent les rhétoriciens), catégorie délimita-ble par des propriétés spécifiques (critères de l'ordre argument-conclusion et de la combinaison avec par hasard), sert à présenter comme évidente une réponse négative. C'est de ce fait que la conception symétrique de l'interrogation ne peut pas rendre compte. 3.2. Conception dissymétrique de l'interrogation. Pour expliquer l'affinité entre l'interrogation rhétorique simple et f la négation, ainsi que les différents phénomènes d'enchaînement dont ï il a été question plus haut, nous proposons une autre description de l'interrogation Est-ce que p ? Une telle interrogation comporte selon nous les trois éléments suivants : - L'assertion préalable de p. - L'expression d'une incertitude concernant p. - La demande faite à l'interlocuteur de choisir entre donner une réponse du type p et une réponse du type ~p. L'assertion préalable. L'introduction d'une telle notion ne peut se faire que dans le cadre de ce que nous avons appelé polyphonie (sur la polyphonie, discours à plusieurs voix, cf. Ducrot et alii, 1980, p. 43 sq. et Ducrot, 1982). Rappelons qu'une énonciation est polyphonique si elle se présente comme étant, entre autres choses, l'accomplissement d'un acte de parole dont l'auteur — l'énonciateur, dans notre terminologie — n'est pas identifié au locuteur de renonciation. Ainsi nous disons que tout énoncé négatif ~p est polyphonique dans la mesure où il comporte une assertion de p, attribuée à un énonciateur qui n'est bien sûr pas le locuteur de ~p. De la même façon, en posant la question Est-ce que p?, un locuteur L fait entendre un énonciateur L' qui affirme/a affirmé/pourrait affirmer que p. Cette présence de l'assertion positive préalable rend notamment compte de certains enchaînements dont nous avons parlé antérieurement. D'une part, des anaphores: les démonstratifs qui renvoient à un énoncé interrogatif dans sa totalité ne considèrent cet énoncé qu'à travers son assertion préalable. Cf. le ça de: - Est-ce que tu seras des nôtres ce soir? Ça me ferait plaisir. C'est encore l'assertion préalable qui fonde les enchaînements que nous avons appelés explicatifs. Ainsi, dans la coordination (20), le locuteur de Est-il bruyant?, en posant sa question, présente l'assertion éventuelle L'appartement est bruyant — assertion qu'il ne prend pas à son compte — comme une explication possible du départ de son interlocuteur. On se rappelle enfin que, pour nous, certains enchaînements argumentatifs s'opèrent par rapport au fait même de renonciation, ce qui en fait des contre-exemples apparents à nos thèses fondamentales. Pour certains de ces cas, le mécanisme sous-jacent fait jouer les assertions préalables. Ainsi nous avons dit qu'en: (15) Est-ce possible de nettoyer une moquette (£2), et même, est-ce facile? (£1) la production même de la question £1 manifeste pour le nettoyage des moquettes un intérêt plus fort que celle de £2. Or ces intérêts sont lisibles dans les assertions préalables; ils apparaissent dans le simple fait de prendre pour point de départ ces assertions dont la seconde est argumentativement plus forte que la première. Une dernière remarque à propos de la notion d'assertion préalable, qui permettrait de généraliser notre étude, consacrée aux seules w 1 132 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE questions totales. Nous avons rappelé que la lecture rhétorique d'une question partielle équivaut grosso modo à une négation de son présupposé. En ce qui concerne l'interrogation totale, ce qui est nié — dans la rhétorique simple — est ce que nous venons d'appeler assertion préalable. Ces deux faits peuvent être liés si on fait de la présupposition un type particulier d'assertion préalable (cf. Ducrot et al., 1980, p. 39, reprenant la notion de ON-énonciation de Berren-donner, 1976). Dans un cas comme dans l'autre, la question rhétorique s'en prendrait à ces assertions. Une extension possible de cette thèse consisterait à l'utiliser pour traiter la notion de thème [l'intérêt dont nous avons parlé plus haut): le thème serait réductible, lui aussi, à une sorte d'assertion préalable, hypothèse qui sera développée dans le chapitre 6, p. 149. L'expression de l'incertitude. Le deuxième élément sémantico-pragmatique que nous avons distingué dans l'énoncé Est-ce que p ? est l'expression d'une incertitude quant à la vérité de p. C'est cette expression de l'incertitude qui confère à l'énoncé interrogatif sa valeur argumentative intrinsèque, et par suite sa coorientation avec ~p. C'est en effet un phénomène général que l'expression d'une incertitude relativement à une proposition quelconque est vue comme allant dans la même direction argumentative que la négation de cette proposition, et cela bien que l'incertitude laisse ouvertes, d'un point de vue logique, les deux possibilités p et ~p. C'est pourquoi on peut dire: Ce n'est pas la peine de passer chez Pierre je ne suis pas sur ' je doute il n'est pas certain qu'il soit chez lui. Les mêmes enchaînements sont en revanche impossibles — sauf bien entendu dans une situation où l'on voudrait précisément profiter de l'absence — en remplaçant // est chez lui par // est sorti. Dans tous ces exemples, les préfixes de doute fonctionnent pour ce qui est de la coordination discursive, comme des formes affaiblies de la négation. Rien d'étonnant donc à ce que l'interrogation, si elle exprime cette même incertitude, ait également une orientation négative. Un second point important est de montrer que cet aspect négatif, dans la représentation que nous donnons de lui, n'a pas du tout le même statut que l'aspect positif, décrit au moyen de l'assertion préalable. Première différence: l'identité de l'auteur (ou encore énonciateur) de l'acte. En ce qui concerne l'expression de l'incertitude, il s'agit du locuteur au moment où il parle: en énonçant Est-ce INTERROGATION 133 que p? , il témoigne de ses doutes quant à la vérité dep. La question fonctionne de ce point de vue comme une sorte d'aveu d'incertitude. Au contraire, l'auteur de l'assertion préalable de p est ou bien un autre que le locuteur, ou bien le locuteur à un autre moment que celui de renonciation, mais jamais le locuteur en tant que tel. S'il en était ainsi en effet, le même personnage, simultanément, accomplirait une assertion de p et exprimerait son incertitude quant à ce même p. La seconde différence consiste en ce que l'élément positif est l'objet d'un acte d'assertion, alors que l'élément négatif apparaît seulement dans un acte d'expression. Le locuteur n'affirme pas son incertitude, il la montre, il la joue. En reprenant une distinction classique en philosophie du langage, dans Est-ce que p? la proposition p est l'objet d'un dire, d'une affirmation (dont le locuteur, nous l'avons dit, n'est d'ailleurs pas, en tant que tel, la source), et l'incertitude de p est l'objet d'un montrer. Cette opposition nous permet de rapprocher le statut illocutoire de l'élément négatif de la question de celui des interjections. En énonçant Hélas ! ou Aïe!, on ne dit pas que l'on se plaint ou que l'on souffre: on joue la plainte ou la souffrance. Et de même, en posant une question, on ne dit pas que l'on est incertain, on se comporte en homme incertain. Ce rapprochement peut d'ailleurs se justifier par certaines analogies syntaxiques. Par exemple, ni l'interjection ni la question ne peuvent servir de réponse à une question relative à leur contenu exprimé. Si on demande à quelqu'un ce qu'il ressent devant un événement, il ne répondra pas, pour indiquer sa tristesse, Hélas!, mais Cela me fait de la peine. Suposons de même que l'on interroge une personne sur la possibilité d'un événement — On m'a dit que Pierre viendra. Est-ce aussi ton avis ? —, elle répondra peut-être, pour indiquer son incertitude. Je ne suis pas sûr qu'il vienne, mais certainement pas Est-ce qu'il viendra ? Ce qui ne signifie pas que l'on ne puisse pas trouver une interjection ou une question en réplique à une question (la distinction entre réplique et réponse est développée par Diller, 1980). Cf. : ( - Est-ce que tu crois que Pierre va venir? ( - Hélas! ( - Est-ce que ça te ferait plaisir que Pierre vienne ? > - Est-ce qu'il viendra? C'est pourquoi nous avons parlé de réponse à une question relative au contenu exprimé d'une interjection ou d'une autre question. C'est également l'aspect purement expressif du côté négatif de la question qui l'empêche d'être repris par une anaphore — ce qui rapproche encore de l'interjection. Ainsi l'interjection Chic!, expri- 134 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE INTERROGATION 135 mant la satisfaction, n'autorise pas une anaphore reprenant cette satisfaction : A: Pierre sera là dans cinq minutes. B: Chic! A: Je le savais bien. La dernière réplique de A ne peut pas avoir le sens : je savais bien que tu serais content. Mais elle pourrait prendre ce sens si B avait utilisé une assertion du type J'en suis ravi, et non pas une interjection, pour marquer sa satisfaction (on notera que A, dans le dialogue initial, aurait pu répliquer à BJe prévoyais ta joie, mais, dans ce cas, il n'y aurait plus d'anaphore). L'important, pour notre raisonnement, est que l'incertitude manifestée par la question résiste à l'anaphore comme le font les émotions manifestées par les interjections. Si la non-venue de Pierre est jugée favorablement, on n'aura pas: - Est-ce que Pierre viendra? Ça serait gentil (avec ça désignant la non-venue). Comme nous l'avons dit plus haut, seul l'aspect positif est anapho-risé: or il est, pour nous, à la différence de l'aspect négatif, objet d'une assertion (préalable). Un troisième et dernier point à propos de l'élément expression de l'incertitude sur p : il nous permet d'expliquer un fait dont ne peut rendre compte la théorie de la symétrie, à savoir la valeur toujours négative de l'interrogation rhétorique simple. Rappelons que l'incertitude sur p exprimée par la question Est-ce que p? — rhétorique ou non — est celle d'un énonciateur généralement assimilé au locuteur L en tant que tel. D'autre part, dire qu'une question est rhétorique, c'est, d'après notre définition, dire que son locuteur est présenté comme connaissant par avance la réponse, au même titre que l'allocutaire. Ces deux points mis ensemble laissent prévoir que la réponse envisagée ne peut être que ~p, jamais p. En effet le locuteur de la question rhétorique ne peut pas à la fois prétendre savoir que p et exprimer une incertitude relativement à p. On nous objectera qu'il existe, comme nous l'avons montré nous-mêmes, des interrogations rhétoriques positives, c'est-à-dire où la réponse envisagée par le locuteur est p. Nous répondrons qu'il y a, dans ces cas, une inversion des rôles (d'où le nom d'interrogation inversée) par rapport aux interrogations habituelles, cette inversion étant d'ailleurs facile à décrire dans le cadre de la polyphonie. Le locuteur présente, dans sa propre énonciation, l'allocutaire comme se demandant à lui-même si c'est/? ou ~p qui est vrai. Autrement dit, l'allocutaire est assimilé à l'énonciateur de la demande de choix entre p et ~p. Mais il est assimilé du même coup à l'énonciateur exprimant son incertitude relativement à p. Situation qui, cette fois, est compatible avec le fait que L puisse par ailleurs être persuadé de p. Lorsque donc L est auteur d'une interrogation rhétorique positive d'allocutaire L', tout se passe comme si un autre que L', en l'occurrence L, était l'énonciateur de l'assertion préalable, et que L', assimilé à un autre énonciateur, jouait l'incertitude et demandait une réponse. Distribution des rôles qui correspond à une interrogation non rhétorique d'auteur L'. L'obligation de choisir entre p et ~p. Le dernier élément sémanti-co-pragmatique que nous attribuons à l'énoncé Est-ce que p ? est la demande faite par un énonciateur à un destinataire de se prononcer pour une réponse de type p ou de type ~p. Il s'agit là d'une sorte d'obligation créée dans le discours et par le discours. S'il est fréquent qu'énonciateur et destinataire de cette demande soient identifiés, respectivement, aux locuteur et allocutaire de l'énoncé, il n'y a aucune nécessité à cela: nous venons en effet de voir que dans l'interrogation rhétorique polyphonique, l'allocutaire est énonciateur (et aussi destinataire). On aura remarqué d'autre part que nous n'avons pas parlé de réponse p ou ~p, mais de réponse de type p ou ~p. C'est afin d'inclure dans les réponses envisagées par l'énonciateur des énoncés comme Je crois que p, Peut-être que p, Je ne sais si p, Ça m'étonnerait que p, ou des réponses les impliquant. Une dernière précision enfin: nous nous sommes bien gardés de faire de la demande de réponse — présente, selon nous, dans tout énoncé interrogatif et liée à la phrase — une demande d'information. En effet, celle-ci constitue seulement pour nous une des utilisations possibles de la création d'une obligation de réponse. Cette dernière subsiste même lorsqu'il n'y a aucune recherche d'information, par exemple dans la question d'examen et dans l'interrogation rhétorique. Comment cet élément demande de réponse, inhérent à l'énoncé interrogatif, se manifeste-t-il dans l'organisation du discours? Deux types de problèmes sont alors à distinguer. Le premier type concerne les réactions de l'allocutaire: il peut se plier aux exigences du locuteur et fournir une réponse, il entre alors dans le jeu de ce que nous avons appelé «discours idéal». S'il ne veut pas jouer ce jeu, il peut soit répliquer par le silence, soit contester le fait même ?ètr*J"?7 par une telle demande de réponse. Dans le dernier cas, il s'en preotf* 136 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE INTERROGATION 137 renonciation du locuteur en tant que celle-ci accomplit l'acte de demande. Le second type de problèmes a trait aux enchaînements dans lesquels le locuteur peut insérer sa question. Nous avons vu que certains de ces enchaînements sont d'ordre argumentatif. Mais notre thèse est que, si un enchaînement argumentatif porte sur l'acte de demande, il ne se fonde pas alors sur la valeur argumentative intrinsèque de la question — laquelle est liée, nous le rappelons, à l'expression de l'incertitude, second élément sémantico-pragmatique que nous avons distingué. C'est sur renonciation de la question que porte, dans ce cas, l'enchaînement, et en l'occurrence sur le fait d'avoir prétendu créer une obligation de réponse: l'existence même de renonciation devient argument. Nous avons déjà illustré une telle éventualité avec: (14) Est-ce difficile de nettoyer une moquette, et même est-ce possible? où la supériorité argumentative de la seconde énonciation sur la première tient à ce que l'alternative qu'elle présente à l'allocutaire est plus vaste, et donc manifeste chez le locuteur une ignorance plus grande. Autres exemples d'enchaînements argumentatifs fondés sur renonciation, et au travers de la demande de choix «p ou ~p ?» que celle-ci véhicule: - Je ne voudrais pas être indiscret, mais est-ce que Pierre t'a écrit? - Est-ce qu'il fera beau demain, puisque tu sais tout? - Tu n'es pas forcé de répondre, mais est-ce que Pierre va venir? 4. Conclusion Nous voudrions simplement rappeler ici les trois principaux concepts qui nous ont servi pour notre description des énoncés inter-rogatifs Est-ce que p ? a) Nous avons distingué à plusieurs reprises l'acte d'énonciation et les actes spécifiques marqués dans l'énoncé. L'acte d'énonciation est celui qui consiste dans le fait même de choisir un énoncé marqué pour tels ou tels actes spécifiques. Les enchaînements argumentatifs peuvent être fondés, nous l'avons vu, soit de façon intrinsèque, sur l'un des actes spécifiques — l'expression de l'incertitude —, soit de façon extrinsèque, sur le fait de renonciation. b) Deuxième point, lié au premier: le recours à la polyphonie. Les personnages des actes spécifiques (énonciateurs et destinataires) ne recouvrent pas nécessairement la source et la cible de renonciation (locuteur et allocutaire). Leur dissociation est évidente dans une des deux formes de l'interrogation rhétorique, et également lorsque, tout en s'adressant à un allocutaire différent de soi-même, on se pose une question à soi-même (cf. certains usages de Qu'est-ce que je peux bien vous répondre ?). c) Notre étude de l'interrogation exige enfin que l'on distingue la valeur argumentative et l'acte d'argumenter. Une question Est-ce que p? a toujours — c'est notre thèse — une valeur argumentative, coorientée à ~p. Mais cela ne signifie pas que le locuteur l'utilise toujours pour imposer une conclusion, c'est-à-dire pour accomplir un acte d'argumenter. Cependant, même s'il ne conclut pas, le locuteur de la question la présente comme orientant le discours vers certains types de conclusions, et à l'exclusion des autres. C'est uniquement dans le cas d'interrogations rhétoriques que la valeur argumentative intrinsèque de la question est exploitée pour l'accomplissement d'un acte d'argumenter. * * Texte publié dans Langue française, n° 52, décembre 1981, P- 5-22. Chapitre 6 Au moins, le lot de consolation Pour tester la validité de la description de l'interrogation proposée dans le chap. 5 nous allons introduire dans les structures du typep mais q — où q = q'? — l'opérateur modal au moins. Le au moins dont il va être question n'est pas l'opérateur quantitatif que l'on trouve dans « Ça vaut au moins 30 F». Nous disons de ce dernier qu'il est quantitatif car il transforme l'indication 30 F en une autre indication de quantité: l'ensemble des prix numériquement supérieurs ou égaux à 30 F. Mais il existe un autre emploi de au moins — celui qui nous occupe ici — et qui n'a pas d'impact quantitatif: nous l'appellerons arbitrairement emploi modal. On le trouve dans des emplois comme : - J'aime bien ce restaurant: au moins, on sait ce que l'on y mange. L'absence d'impact quantitatif ne signifie pas pour autant que ce second au moins ne peut avoir lieu dans des énoncés quantitatifs, bien au contraire. Ainsi: - Pierre est généreux. Au moins, lui, il a donné 1000 F pour Am-nesty énoncé dans lequel la présence de au moins ne modifie pas la quantité mentionnée, mais y ajoute une nuance argumentative. On peut d'ailleurs imaginer des suites où l'introduction de au moins serait ambiguë — en particulier en position finale — si l'on ne tenait pas compte de l'intonation et des pauses. - Pierre est généreux. Lui, il a donné 1000 F pour Amnesty, au moins. 140 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE au moins 141 1. Au moins et l'affirmation Quatre traits essentiels nous semblent caractériser ce au moins (déjà partiellement analysé dans: Ducrot et alii, 1980, p. 104 sq). /./. Effet argumentatif. SiX est, dans la situation de discours, argument pour une certaine conclusion, au moinx X est argument pour la même conclusion. En d'autres termes, au moins conserve l'orientation argumentative des affirmations où il est introduit. Dans un contexte où c'est faire l'éloge de Pierre que de dire qu'il a lu Tesnière, les énoncés : - Pierre a lu Tesnière - Pierre, au moins, a lu Tesnière sont tous deux des éloges de Pierre. 1.2. Orientation qualitative. Un locuteur ne peut énoncerai moinsX sans se présenter comme satisfait de l'état de choses décrit dans X. Ainsi, alors qu'on peut dire: (1) Va dans cet hôtel : il est bruyant, mais au moins, il est confortable on n'a pas: (2) Ne va pas dans cet hôtel : il est calme, mais au moins, il n'est pas confortable. L'impossibilité ne tient pas à l'aspect argumentatif de au moins puisque la suppression de ce dernier dans (2) redonne un énoncé acceptable (or au moins, nous l'avons vu, ne modifie pas l'orientation argumentative). Il faut donc prendre soin de distinguer orientation argumentative et orientation qualitative. Remarquons cependant que l'orientation qualitative vers le favorable imposée para» moins est non pas intrinsèque, mais relative à la situation. Il faut comprendre «favorable» comme «favorable moyennant les intentions du locuteur». Un exemple : supposons que Pierre cherche, pour loger son ennemi mortel, un hôtel aussi désagréable que possible. Dans un tel contexte, l'inconfort sera jugé favorable du point de vue de Pierre, et Pierre pourra dire (avec cynisme): - Je vais loger Untel dans cet hôtel: il est calme, mais au moins il n'est pas confortable. Deux mots sur le concept d'orientation qualitative relative : le fait qu'elle soit relative semble la rapprocher de la notion d'orientation argumentative. « Favorable» signifie «favorable pour a » de même que « argumentatif » signifie « argumentatif pour a ». Il y a cependant une différence essentielle: dans le premier cas, a est un objectif que le locuteur, dans son discours, s'attribue à lui même mais qui n'est pas donné comme celui du discours; dans le second, a est le but que le locuteur attribue dans son discours à ce discours lui-même. 1.3. Aspect comparatif. Soient un objet O et une propriété P. En énonçant O, au moins, est P, où P est favorable au sens de 1.2., on attribue tout d'abord à O la propriété P. Mais au moins fait plus. D'abord, il fait allusion à un autre objet O' et introduit la présupposition que O' n'a pas la propriété P. Ainsi dire: - L'hôtel A, au moins, est calme c'est comparer implicitement l'hôtel A à un hôtel B dont on présuppose qu'il n'est pas calme. C'est pourquoi on ne peut énoncer: - A Paris, tous les hôtels sont chers : l'hôtel A, au moins, est calme, sans indiquer par là-même que parmi les hôtels parisiens figurent des hôtels bruyants. N.B. Dire que au moins présuppose que O' n'a pas la propriété/", ce n'est pas dire que cette indication doive avoir été présupposée par le texte antérieur. D'une part, il peut n'en avoir pas été question. Ainsi dans : - Tu cherches un hôtel ? Tu devrais aller à l'hôtel A : au moins, il est calme. D'autre part, s'il en a été question, ce ne peut être sur le mode du présupposé, mais seulement sur celui du posé. C'est pourquoi des deux enchaînements suivants : - Certains hôtels parisiens sont bruyants: A, au moins, est calme. - Presque tous les hôtels parisiens sont calmes: A, au moins, a cet avantage (= est calme) seul le premier semble plausible, bien que tous deux fournissent dans le membre de phrase qui précèdes moins l'indication sémantique qu'il y a des hôtels parisiens bruyants. Mais elle est posée dans le premier, alors qu'elle est présupposée dans le second '. De plus,au moins ne se contente pas d'opposer O kO' pour ce qui est de la propriété P. Il demande également qu'on les examine du point de vue d'une autre propriété/", que O et O ' peuvent posséder ou non, et ce 1. Si le dernier énoncé cité est possible, c'est dans une lecture d'un type tout àfeft différent. Il serait destiné à recommander à un interlocuteur habitué aux hôtels parisiens un hôtel lyonnais qui, à la différence d'autres hôtels lyonnais mais comme » plupart des hôtels parisiens, est calme. O'. dans cette lecture, est un hôtel lyonnais. 142 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE indépendamment. Ce que présuppose alors au moins c'est qu'au regard deP, et dans la présente situation, une propriété telle queP' n'est pas à prendre en considération. On comprend donc qu'il importe peu pour l'emploi de au moins, que O et O' aient ou non cette propriété P'. Imaginons par exemple deux hôtels O et O', et une situation dans laquelle le calme (P) et le bon marché (P') sont considérés comme favorables. Soit maintenant la structure textuelle: (T) O' est n'est pas au moins, O P', O' est est n'est pas n'est pas P. P. O est n'est pas structure réalisée par exemple dans : - O' est bon marché, (mais) il n'est pas calme. O est bon marché (aussi), (et) au moins, il est calme. Il y a a priori seize combinaisons possibles selon que l'on attribue ou que l'on refuse à O et àO' les propriétés/' etP'. Dans la situation définie plus haut, les huit combinaisons où O n'a pas la propriété P ne peuvent donner lieu à un texte de type (T), puisqu'elles feraient intervenir l'énoncé O, au moins, n'est pas calme, inacceptable d'après 1.2. Sont impossibles parmi les combinaisons restantes, les quatre pour lesquelles O'possède la propriété P. Les contraintes imposées par aumoins ne laissent donc subsister que quatre réalisations de la structure (T), à savoir : (1) O' est bon marché, (mais) il n'est pas calme. O est bon marché (aussi), et au moins, il est calme (lui). *(2) O' n'est ni bon marché ni calme. O est bon marché, (et) au moins, il est calme. (3) O' est bon marché, (mais) il n'est pas calme. O (lui,) n'est pas bon marché, mais au moins, il est calme. (4) O' n'est ni bon marché, ni calme. O n'est pas bon marché (non plus), (m?is) au moins il est calme. D'après les conditions d'emploi décrites ci-dessus, les quatre énoncés devraient être également possibles, puisque nous avons dit que O et O' pouvaient être ou ne pas être/", et ce indépendamment, ce qui correspond à l'idée que la propriété P', tout en étant envisagée, est présentée comme non pertinente. Or (2) nous paraît impossible, ce qui nous amène à introduire une contrainte supplémentaire, objet du paragraphe ci-après. a. . a, O -s c O o Ë 3 O ai O à. c B O S 'S £ O b à. c O O à. O a; b à. o a^ c O ai O à. a; o ai au moins 145 1.4. Poids argumentatif. Ce qui différencie (2) de (1), (3) et (4), c'est qu'il attribue à O les deux avantages P etP' qu'il refuse à O'. Nous introduirons donc la caractéristique supplémentaire suivante : en disant O, au moins, est P, on présente P comme le seul avantage attribuable à O dans la comparaison avec O'. L'argumentation en faveur de O apparaît de ce fait comme relativement faible, puisqu'elle est fondée sur une seule supériorité, alors que l'on pourrait envisager une double supériorité, ou une triple,... etc. Cela ne signifie pas que la présence de P représente en soi un argument faible: tout ce qu'implique notre analyse, c'est la possibilité d'imaginer une argumentation plus forte. Mais c'est une loi de discours fréquemment mise en œuvre que l'on fait apparaître une argumentation comme faible en montrant la possibilité d'une argumentation plus forte. N.B. : En ce qui concerne la combinaison de mais et de au moins dans la structure (T), nous pouvons prévoir qu'elle sera impossible dans (1). En effet, O est bon marché est coorienté avec Au moins, O est calme, puisque d'après 1.1. au moins conserve l'orientation argumentative. 2. De au moins dans l'affirmation à au moins dans l'interrogation Nous venons de traiter le cas du au moins modal lorsqu'il est introduit dans une affirmation. Peut-on en déduire — c'est-à-dire obtenir au moyen d'un calcul — les effets de ce au moins lorsqu'il figure dans une interrogation? Pour ce faire, il faudrait d'abord admettre cette hypothèse générale que la description d'un énoncé interrogatif s'obtient à partir de celle de l'énoncé affirmatif correspondant, par application d'un opérateur / (cet opérateur aurait notamment pour fonction de maintenir les présupposés de l'énoncé affirmatif, ainsi que d'inverser son orientation argumentative); il faudrait d'autre part, pour que la règle précédente s'applique, considérer que la description de au moins + interrogation s'obtient par application de / à la description préalable de la suite au moins + affirmation. Ces hypothèses permettent certes d'effectuer certaines prédictions conformes aux observations. Malheureusement, elles aboutissent également à des prédictions cette fois contraires aux observations. Les prédictions correctes concernent : - L'orientation qualitative: en disant Au moins, (q'?), le locuteur présente comme favorable de son point de vue le fait exprimé en q'. Ainsi, on ne peut énoncer «Au moins, est-ce que cet hôtel est I calme? » sans donner le calme de l'hôtel comme une propriété favo- ! rable dans le contexte envisagé. Le fait que cette indication sémanti- % que soit commune aux énoncés affirmatif et interrogatif se prévoit ! aisément si au moins + interrogation = / (au moins + affirmation). | Nous avons vu en effet que la structure au moins + affirmation pré- | suppose le caractère favorable du fait affirmé. Or c'est une propriété bien connue de la présupposition qu'elle est conservée dans l'inter- i rogation. ; - L'aspect comparatif: nous avons montré que les énoncés du type i au moins + affirmation posent qu'un objet O a une propriété P. Par ailleurs, nous avons vu qu'elles présupposent l'existence d'un objet | O' n'ayant pas la propriété P, et présupposent également tantôt que ' O' possède, tantôt qu'il ne possède pas, une autre propriété détermi- \ néeP'. A partir de là, on prévoit que les énoncés du type au moins + ; interrogation mettent en question l'attribution de P à O, et conser- I vent les présupposés relatifs à O'. Un exemple pour montrer qu'il en j est bien ainsi. En demandant: - Est-ce que l'hôtel A, au moins, est calme? j je fais allusion à un autre hôtel (ou à d'autres hôtels) qui n'est pas j calme, auquel je peux par ailleurs reconnaître ou non telle autre pro- | priété, par exemple le caractère bon marché. - Le poids argumentatif: un autre présupposé introduit par au moins dans l'affirmation est que P est l'unique avantage reconnu à O i sur O' dans la comparaison que renonciation établit entre O et O'. I L'hypothèse que nous examinons prévoit donc que ce présupposé . apparaît aussi dans l'interrogation. Or il en est bien ainsi, ce qui ex- plique que l'on n'ait pas: i - L'hôtel B est cher et bruyant. A est bon marché; au moins, i est-ce qu'il est calme? | N.B. 1 : Nous rappelons que dans toute cette discussion, bon mar- l ché est vu comme une qualification favorable, et que donc nous J avons fait abstraction des connotations péjoratives que l'on peut at- | tacher à cette expression. En particulier de l'interprétation bon mar- j ché = de basse qualité, avec laquelle l'énoncé ci-dessus redevient possible mais n'est plus alors un contre-exemple à notre description. ] ^N.B. 2 : Le dialogue qui suit fournirait un autre type de contre- ' exemple : X: Ne va pas à l'hôtel B, je suis brouillé avec les patrons. Va 1 plutôt à l'hôtel A. 146 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE au moins 147 Y: Dommage, B est à la fois bon marché et très calme. Est-ce qu'au moins A est calme ? Il semble s'agir d'un contre-exemple dans la mesure où la propriété P ( = être calme) mise en question à propos de O ( = l'hôtel A) est affirmée de l'hôtel B. Nous répondrons que l'hôtel B n'est pas ici le O' auquel au moins compare l'hôtel A. Lorsque Y pose sa question, il a déjà exclu l'hôtel B de son cadre discursif, ce qui dans l'exemple choisi est souvent marqué par la présence de l'imparfait: «Dommage, B était à la fois bon marché et très calme». Ce à quoi au moins compare A, c'est à un éventuel hôtel C qui ne serait pas calme, et auquel Y craint d'être condamné par X. Nous avons dit que C était éventuel, car la réplique de Y reste tout à fait possible même s'il sait que A et B sont les deux seuls hôtels existants. Dans ce cas, C serait une image inquiétante que Y se forme de A par opposition à B — l'inquiétude de Y étant d'ailleurs explicitée par l'emploi de dommage. D'une façon générale, s'il est fréquent que O' soit instan-cié dans le discours précédant au moins, il n'y a en fait aucune obligation à cela. Il peut même être question avant au moins d'un objet qui n'est pas O'. ha structure sémantique canonique postulée au niveau de la description n'est pas nécessairement manifestée telle quelle dans la surface du discours (Cf. pour un problème analogue avec d'ailleurs, Ducrot et alii, 1980, p. 199 sq.). Ainsi certaines propriétés de au moins + interrogation peuvent se déduire de celles de au moins 4- affirmation par le biais des règles générales de la présupposition. Mais ce calcul échoue sur un point essentiel: celui de l'orientation argumentative. Nous avons en effet décrit l'interrogation comme ayant en général l'orientation argumentative inverse de celle de l'affirmation correspondante. D'autre part, nous avons noté que au moins conserve l'orientation argumentative de l'affirmation dans laquelle on l'introduit. Si comme nous l'avons provisoirement supposé, au moins + interrogation = I (au moins + affirmation), il en résulte alors que au moins + (q'?) doit avoir une orientation argumentative inverse de l'affirmation de q', précédée ou non de au moins. Or cette prédiction est contraire aux faits : deux séries de phénomènes montrent en effet la coorientation argumentative de l'affirmation et de l'interrogation introduite par au moins : - Les enchaînements: Nous avons vu que (q'1) peut servir des conclusions analogues à celles que l'on pourrait tirer de l'assertion du contenu négatif ~ q'. Ainsi on a: - Je me méfie de cet hôtel: il est cher, et d'ailleurs il n'est pas calme. - Je me méfie de cet hôtel: il est cher, et d'ailleurs, est-ce qu'il est calme ? (Rappelons que deux énoncés joints par d'ailleurs doivent être coorientés). Or on ne trouve pas: - Je me méfie de cet hôtel: il est cher, et d'ailleurs est-ce qu'au moins il est calme ? ce qui nous semble montrer que la question avec au moins n'a pas la même fonction argumentative que la question sans au moins. Autre enchaînement exigeant la coorientation: celui avec même. Supposons un contexte où l'assertion de p et l'assertion de q' soient arguments pour une même conclusion r, et la première un argument plus fort que la seconde. Dans un tel contexte, on pourra enchaîner par même les assertions de q' et de p (dans cet ordre), ainsi que — en vertu de notre Loi d'Inversion — les négations ~ p et ~ q ' de p etq' respectivement. On pourra également enchaîner ~p avec ( pertinence qu'il pouvait avoir dans R. On se souvient que nous || avions décrit au moins dans le cas de l'affirmation Au moins, O est ! P, comme comparant l'objet O et la propriété P à des objets O' et à | des propriétés P'. Le fait favorable F était alors que O, possédant la 1 propriété P, soit par là préférable à O' qui en était dépourvu; quant j au fait défavorable F', c'était queP soit le seul avantage de O sur O', {i au regard des propriétés P et P' prises en considération par le dis- ; cours. Nous avions déjà relevé ces caractéristiques de au moins à fl propos de l'affirmation. Notre description générale implique qu'elles ■:' appartiennent aussi aux énonciations autres qu'affirmatives, sans j pour autant que nous ayons besoin de les déduire de l'énoncé affirmatif correspondant. Dans une interrogation comme : - Au moins, est-ce que l'hôtel A est calme? on imagine un monde M dans lequel l'hôtel A est effectivement ■! calme: à l'intérieur de ce monde imaginaire, on compare A (qui joue i le rôle de O) à un hôtel B (jouant le rôle de O') qui lui n'est pas calme. Dans ce monde M, on a un fait favorable F — la supériorité de A surB du point de vue du calme — et un fait défavorable F' —A 1 n'a que cette supériorité sur .6, soit que A etB sont également chers, > ou qu'ils sont également bon marché. Un cas particulier mais fré- 1 quent est celui où le rôle de O' est tenu par O lui-même, plus exac- ;j tement par un O virtuel qui, toujours à l'intérieur de M, n'aurait pas jj la propriété P — ici le calme. Nous en avions déjà signalé un exem- I pie à propos de l'affirmation. Nous sommes ainsi amenés à distinguer f le monde imaginaire mis en scène par la question et les possibles de i cet imaginaire : ils constituent des virtualités relatives à ce monde M, f et qui peuvent être prises en compte dans les comparaisons effectuées par au moins. En demandant à un enfant: I - Au moins, est-ce que tu as de bonnes notes en gymnastique? on déploie un monde M où l'enfant, comme dans le monde réel R, a ;! des résultats médiocres dans les disciplines «intellectuelles». Mais $ en M, l'enfant a de bonnes notes en gymnastique, alors qu'il ne les a i peut-être pas effectivement en/?. Ainsi est constitué dans M un objet j O, préférable à tout prendre — pour faible que soit cette supériorité — à l'objet O' que serait l'enfant dans M, s'il avait dans ce monde ! (comme dans R) de mauvaises notes par exemple en mathématiques, j dans l'éventualité où il serait également faible en gymnastique. I L'image O de l'enfant constituée par l'interrogation apparaît ainsi, I par le jeu de au moins, comme relativement satisfaisante par compa- § raison avec l'éventuel rôle O'. m N.B. : Cette stratégie de la consolation mise en œuvre selon nous par au moins, n'est pas limitée à l'affirmation et à l'interrogation. Au moins introduit le même effet de compensation dans les mondes induits par d'autres actes illocutoires. Ainsi: - Au moins, mets une cravate. - Au moins, qu'il entre. - Si au moins tu m'avais écouté... Troisième point enfin: l'aspect argumentatif de au moins est fondé sur l'espèce de consolation découverte dans le monde M imaginaire issu de l'assertion préalable liée à l'énoncé sur lequel porte au moins. C'est pourquoi un énoncé comportant au moins, quel qu'il soit, sera toujours orienté vers des conclusions présentées comme favorables. Dans M, le fait F constitue une consolation, si maigre soit-elle. Dans R — c'est-à-dire dans le monde où a lieu renonciation — la simple représentation de cette consolation imaginaire sert d'argument — mais d'argument faible — en vue d'une conclusion teintée d'optimisme. Rien n'est tout à fait perdu s'il reste une raison — même imaginaire — d'être satisfait. Attitude qui se relie au statut général de la supposition dans les langues naturelles. Le simple fait de construire une hypothèse même si on la sait incertaine, improbable, voire impossible, lui donne cependant une sorte de consistance. Nous le vérifierons en étudiant les interrogations introduites par mais au moins. 4. Mais au moins et l'interrogation Les descriptions que nous avons données pour mais, pour l'interrogation et pour au moins doivent en effet nous permettre de prévoir le comportement des énoncés où ces trois éléments sont combinés. Trois prévisions peuvent en particulier être faites — et vérifiées. 4.1. Si — du point de vue argumentatif — un locuteur est disposé à introduire l'affirmation d'un contenu par mais au moins, il doit être également disposé à introduire par mais au moins une interrogation portant sur ce même contenu (insistons sur le fait que nous nous plaçons du simple point de vue argumentatif, et que nous ne prétendons nullement que les deux énoncés affirmatif et interrogatif soient équivalents. Leur emploi exige notamment des contextes différents). Ainsi, lorsque par grosse chaleur, on propose à quelqu'un une bière, on conçoit très bien qu'il réponde: au moins 157 - En général, je n'aime pas beaucoup la bière, mais au moins, est-ce que celle-ci est fraîche ? La même réplique serait possible — en substituant une affirmation à l'interrogation — de la part de quelqu'un venant de boire la bière proposée : - En général, je n'aime pas beaucoup la bière, mais au moins, celle-ci est fraîche. Ce qui précède mais fournit dans les deux cas un argument «contre» la bière proposée, soit pour la refuser, soit pour s'en déclarer mécontent. Le schéma adopté pour mais exige donc que ce qui le suit soit un argument «pour» la bière proposée. C'est bien évidemment le cas pour l'affirmation Au moins, cette bière est fraîche, où la fraîcheur est présentée comme le «lot de consolation». Or il en est de même pour l'interrogation, ce qui se comprend si l'on admet notre description de au moins. Introduisant une interrogation, au moins tire un argument, dans le monde réel, de ce qui est favorable dans le monde imaginaire déployé par l'interrogation. Le locuteur de Au moins, est-ce que celle-ci (cette bière) est fraîche? se présente comme tirant argument — avant même de connaître la réponse à sa question — de l'éventualité d'une réponse positive; et ce, bien que cette éventualité, réalisée dans le monde imaginaire M, ne soit que virtuelle dans le monde réel R. A coup sûr, on peut trouver artificielle notre hypothèse qu'il y aurait, chez les sujets parlants, un mouvement de pensée consistant à tirer argument d'une éventualité reconnue incertaine, et il ne fait pas de doute qu'il y a peu de «logique» là-dedans. Ce mouvement est cependant sous-jacent à l'emploi des modalités en français. Ainsi, bien que l'énoncé On va peut-être manquer de mazout implique logiquement deux possibilités opposées, il peut servir seulement aux conclusions fondées sur l'une d'entre elles. On dira (dans une argumentation fondée sur le lieu commun «il faut économiser ce que l'on possède en quantité limitée»): - Baisse la chaudière, on va peut-être manquer de mazout. et non pas, avec le même lieu commun utilisé dans sa réciproque (ce qui est une utilisation constante des lieux communs, et déjà signalée par Aristote) : - Ne baisse pas la chaudière, on va peut-être manquer de mazout. Et lorsque d'ailleurs ce dernier énoncé est possible — par exemple avec le sous-entendu Autant profiter du mazout pendant qu'il y en a — l'argument est encore tiré de la possibilité de manquer de mazout, et non de la possibilité contraire, laquelle n'est jamais prise en compte par l'argumentation. 4.2. Autre conséquence de notre description générale : si dans un contexte donné, une interrogation est introduite par mais au moins, elle ne peut, dans le même contexte, être introduite par le seul mais, et inversement. Ceci découle immédiatement de la valeur argumentative négative que nous avons attribué à l'interrogation, valeur qui selon nous, est inversée par au moins. Par exemple nous voyons une certaine bizarrerie dans l'enchaînement: - Je me méfie de l'hôtel A, mais est-ce qu'il est calme? qui nous semble exiger, pour faire sens, soit le rajout implicite d'un au moins, soit un changement d'ordre du type de ceux signalés p. 120. La question est orientée comme l'affirmation du caractère bruyant de l'hôtel, et fournit donc une raison supplémentaire de s'en méfier, d'où l'étrangeté de mais. En revanche, on comprend mieux: - Je me méfie de l'hôtel A, mais au moins, est-ce qu'il est calme? Introduite par au moins, la question relève cette fois d'un mouvement en faveur de l'acceptation de l'hôtel, et peut alors contrebalancer la méfiance exprimée par le locuteur. En posant cette question, il fait mine de se raviser. Inversement, il arrive que la question, possible sans au moins, soit rendue impossible par l'introduction de au moins. Ainsi, que l'on compare : - L'hôtel A est luxueux, mais est-ce qu'il est calme? avec : - L'hôtel A est luxueux, mais au moins est-ce qu'il est calme? On nous objectera que la bizarrerie du second énoncé provient en fait de ce que l'hôtel A étant luxueux, ne peut avoir le calme que comme qualité supplémentaire, éventualité exclue par au moins (cf. paragraphe 1.4.). Nous répondrons en rappelant que l'unicité de l'avantage doit s'entendre à l'intérieur d'une comparaison. Dans le cas présent, au moins compare l'hôtel A, luxueux et peut-être calme, à un hôtel B luxueux et non calme. On aurait d'ailleurs : - L'hôtel A est luxueux, et au moins, il est calme ce qui montre que la bizarrerie signalée tient bien à l'aspect argumentatif de au moins et de l'interrogation. Pour faire mieux apparaître l'effet de au moins dans l'interrogation - 158 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE — c'est-à-dire l'annulation d'une inversion — nous allons établir une corrélation (argumentative) avec certaines paraphrases de l'interrogation. Ainsi, dans tous les exemples de cette section, si l'on substitue à la question non précédée de au moins des expressions comme je doute que ou je ne suis pas sûr que, on conserve les mêmes possibilités/impossibilités de combinaison avec mais. Et l'on conserve également les possibilités/impossibilités si on remplace par J'espère que la tournure interrogative dans les questions précédées de au moins. Exemples de possibilité conservée: iest-ce qu'il est calme? je ne suis pas sûr qu'il soit calme je doute qu'il soit calme et comme exemples d'impossibilité conservée: - L'hôtel A est luxueux, ( j'espère qu'il est calme lui aussi, mais au moins \ est-ce qu'il est calme ? Ce test nous semble appuyer notre description de l'interrogation avec ou sans au moins, dans la mesure où, d'une façon générale et indépendamment de au moins, j'espère que conserve, par rapport aux complétives, une orientation argumentative que Je doute que et Je ne suis pas sûr que inversent: - Il fait chaud à Cucugnan, et même très chaud. - J'espère qu'il fait chaud à Cucugnan, et même très chaud. - Je doute qu'il fasse très chaud à Cucugnan, ni même chaud. - Je ne suis pas sûr qu'il fasse très chaud à Cucugnan, ni même chaud. N.B. : Il peut se faire que la suppression de au moins dans une structure interrogative p mais au moins (q' ?) n'entraîne pas une bizarrerie argumentative, contrairement à ce qui vient d'être dit. C'est que dans ce cas, le mais est systématiquement interprété comme introduisant un changement d'ordre, et devient alors possible en vertu du mécanisme signalé plus haut. Ainsi sont également possibles les deux dialogues : iX: J'aimerais bien qu'on passe par Lyon. Y: Par Lyon la route est franchement plus longue, mais au moins est-ce qu'elle est bonne ? / Z (à X et à Y): Si j'étais vous, je passerais par Lyon. \ X: Non. Par Lyon la route est plus longue. 1 Y (à X): D'accord elle est peut-être plus longue; (à Z) mais ' est-ce qu'elle est bonne? au moins 159 Le franchement du premier dialogue marque que Y fait à son propre compte l'assertion sur la longueur de la route. Le d'accord et le peut-être du second marquent qu'il se contente de reprendre une assertion antérieure. 4.3. Nous trouverons une troisième confirmation de notre analyse en comparant le rôle de au moins à celui d'un morphème en apparence très proche, et qui lui est d'ailleurs souvent substituable dans d'autres contextes, à savoir le morphème seulement. Précisons tout d'abord de quel seulement il va s'agir ici. On peut distinguer en effet trois emplois principaux de ce mot3 : 1° Un emploi comme opérateur de coordination entre énoncés, souvent équivalent à mais, et qui peut lui être adjoint : i mais ) - Je suis bien allé voir Pierre, < seulement > il n'était pas là. ( mais seulement ) Dans ce premier emploi, seulement doit se trouver en tête d'énoncé: du moins n'apparaît-il que rarement en fin d'énoncé, et en tout cas jamais au milieu, ce qui suffit à le distinguer des deux autres. 2° Un emploi comme opérateur restrictif, dans lequel il est para-phrasable par pas plus que... ou pas autre chose que... Ainsi: - Pierre a fait le tour du monde avec seulement 100 F en poche. - Pierre a seulement voulu dire que... Ce seulement n'a aucune polarité, et peut apparaître aussi bien dans ces phrases positives que dans des phrases négatives ou inter-rogatives. 3° Un dernier emploi — celui qui nous intéresse ici — rend seulement paraphrasable par ne serait-ce que, ne serait-ce que ça, et parfois aussi par déjà : - Pierre n'a pas seulement de quoi manger, il ne va pas s'acheter un appartement. - Pierre n'a déjà pas de quoi manger, il ne va pas s'acheter un appartement. - Pierre n'a pas de quoi manger, ne serait-ce que ça, il ne va pas s'acheter un appartement. A la différence du précédent, cet emploi est clairement polarisé, et ne peut entrer que dans des contextes de type négatif. Très souvent, 3. Les emplois 2 et 3 sont distingués dans Ducrot, 1973b, p. 58. 160 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE ce dernier seulement introduit une minimisation proche de celle observée à propos de au moins. Les énoncés: - Est-ce que seulement Pierre connaît l'anglais ? - Est-ce qu'au moins Pierre connaît l'anglais? laissent entendre l'un comme l'autre que leur locuteur considère la connaissance de l'anglais comme une exigence minimale: ce n'est pas grand chose que de parler anglais. Les deux morphèmes diffèrent cependant par l'orientation argumentative qu'ils donnent aux questions où ils sont introduits. Seulement accentue l'effet négatif de la question, alors que au moins, nous l'avons dit, annule cet effet négatif, en se fondant sur l'aspect thématique. N.B. : Ce seulement appartient donc à la catégorie des opérateurs comme au fond, après tout, en attendant (cf. p. 153), qui produisent une valeur argumentative fondée sur celle de l'énoncé où ils sont introduits. Nous venons de signaler deux énoncés interrogatifs sémantique-ment très proches, et où au moins et seulement véhiculent la même nuance dépréciative. Or il est remarquable qu'ils aient des valeurs argumentatives opposées, leur interdisant la plupart du temps de figurer dans les mêmes contextes argumentatifs, et notamment après un mais. Ainsi, on aura: - Pierre n'est pas très qualifié pour ce poste, mais est-ce qu'au moins il connaît l'anglais? En posant sa question, le locuteur semble ici commencer à se résigner à accepter Pierre, et pour ainsi dire céder à contre-cœur. L'interrogation Est-ce que seulement il connaît l'anglais ? ne peut servir qu'à justifier le refus d'engager Pierre, et il faut alors supprimer le mais : - Pierre n'est pas très qualifié pour ce poste : est-ce que seulement il connaît l'anglais? Cet exemple montre le caractère spécifique et irréductible de la valeur argumentative. Nous avons à de nombreuses reprises mis l'accent sur le fait qu'elle ne se déduit pas d'indications factuelles ou informatives. Nous voyons ici qu'elle ne peut même pas se déduire de nuances appréciatives telles que l'effet de minimalisation commun à au moins et à seulement. On comprend alors combien il est utile pour l'étude d'entités linguistiques (par exemple l'interrogation, au moins, seulement, ... etc.) de les replacer dans un contexte discursif au moins 161 articulé par mais. Dans la mesure où cette conjonction joue sur les seules valeurs argumentatives des énoncés qu'elle relie, elle permet d'isoler les propriétés argumentatives des valeurs informatives et appréciatives. Chapitre 7 Perspectives 1. Argumentation et acte d'argumenter Lorsque nous parlons d'argumentation, nous nous référons toujours à des discours comportant au moins deux énoncés Ei et E2 dont l'un est donné pour autoriser, justifier ou imposer l'autre; le premier est l'argument, le second la conclusion. Par exemple Ei = // fait beau, E2 = Sortons, dans les discours Sortons, puisqu'il fait beau, ou // fait beau, sortons donc. Il peut d'ailleurs se faire que l'énoncé conclusion soit purement implicite mais puisse être dans ce cas aisément rétabli. Ainsi dans le dialogue: - Veux-tu aller voir ce film avec moi ? - Je l'ai déjà vu. où la réponse doit s'interpréter comme un argument pour la réponse Non. C'est encore le cas pour la conclusion r du premier élément des structures concessives p, mais q, qui est très souvent absente. Mais il nous semble de plus en plus nécessaire de faire intervenir — outre les argumentations telles qu'elles viennent d'être décrites — un acte d'argumenter, objet de ce paragraphe. C'est en effet par rapport à l'argumentation que nous avions jusqu'ici défini les principales notions argumentatives: être argumentativement plus fort, être argumentativement opposé, ... etc. Or les thèses faisant jouer ces définitions se heurtaient en fait à un certain nombre de contre-exemples qu'il nous fallait éliminer au moyen de clauses et de restrictions PERSPECTIVES 165 supplémentaires. Nous croyons maintenant possible d'éviter de tels ajouts en prenant comme base de définition non plus l'argumentation mais l'acte d'argumenter; acte beaucoup plus abstrait que l'argumentation et qui peut se réaliser en dehors d'elle, mais nous est apparu d'abord à travers elle dans la mesure où il la conditionne et la contraint (cf. les quelques faits fondamentaux signalés dans l'introduction de ce livre). C'est en termes d'argumentation que jusqu'ici nous définissions la relation de supériorité argumentative. Soient p i et p 2 deux phrases — c'est-à-dire, rappelons-le, deux entités théoriques qui ne se confondent pas avec leurs occurrences particulières, les énoncés. Nous disions que pi est argumentativement supérieure àpi si dans toute situation où un locuteur L considère un énoncé Ei de pi comme un argument utilisable pour une conclusion r, il considère également un énoncé E2 de pi comme un argument utilisable pour ce même r, l'inverse n'étant pas vrai. C'est le cas pourpi = Le tonneau est presque plein et pi = Le tonneau est plein. De même, nous définissions par rapport à l'argumentation la notion être argumentativement opposé: pi est argumentativement opposée à pi si dans tout contexte où L considère un énoncé Ei de/?i comme un argument utilisable pour une conclusion r, un énoncé E2 de pi sera considéré par L comme un argument utilisable pour la conclusion inverse ~ r. Ainsi, nous avons toujours donné comme argumentativement opposées pi = Le dîner est presque prêt et pi = Le dîner n'est pas encore tout à fait prêt. Ces définitions ont immédiatement soulevé des objections, notamment celle de D. Lacombe signalée précédemment1. Elle consiste, rappelons-le, à nier que l'on puisse trouver des phrases satisfaisant à nos définitions, en particulier pour ce qui est des exemples faisant intervenir le morphème presque. Supposons par exemple que A soit occupé à remplir un tonneau; on peut l'encourager en lui disant : - Encore un petit effort (= r), le tonneau est presque plein (= Ei) mais il serait absurde de lui dire : - Encore un petit effort (= r), le tonneau est plein (= E2) sauf bien sûr à comprendre plein comme presque plein de la même façon que On est arrivé signifie seulement, bien souvent, On n'est pas loin du but. Or d'après la définition de la supériorité argumentative, p2 devrait toujours être un argument utilisable là où pi l'est, d'où le problème. Il est facile de voir que l'on pourrait construire des contre-exemples analogues pour bon nombre de couples de phrases (p\, pi) où/?i = presque + pi. En effet, il y a alors une discontinuité entre les situations décrites par pi et par/?2: pour certaines conclusions, cette discontinuité factuelle peut jouer le rôle d'un seuil argumentatif. Possibles avant ce seuil, ces conclusions ne le sont plus une fois qu'il est atteint. La seconde de nos définitions suscite des contre-exemples du même ordre. Nous avions pris comme exemple d'opposition argumentative le couple pi = Le dîner est presque prêt etp2 = Le dîner n'est pas encore tout à fait prêt. Or on peut imaginer des situations où les deux phrases soient énonçables en faveur d'une même conclusion. Ainsi, à quelqu'un qui doit se préparer en vue d'une réception, on peut raisonnablement dire aussi bien : - Dépêche-toi: le dîner est presque prêt que : - Dépêche-toi : le dîner n'est pas encore tout à fait prêt en voulant dire dans ce dernier cas qu'il n'est pas trop tard pour être rendu à temps. Notre première réponse à ces objections2 consistait à dire qu'il ne fallait pas — en matière d'argumentation — faire intervenir les considérations factuelles, réponse à la rigueur satisfaisante pour le premier type de contre-exemples: c'est une circonstance factuelle indépendante de la structure linguistique qui rend absurde d'encourager à continuer un travail dont on dit en même temps que son terme a été atteint. Mais nous voyons mal comment une réponse analogue pourrait convenir au contre-exemple relatif à l'opposition argumentative. Nous devrions dire en effet, dans l'esprit de notre première solution, que ce qui rend possible de tirer la même conclusion de presque et de pas encore tout à fait est l'identité factuelle des informations figurant dans les deux prémisses. La possibilité de l'argumentation aurait donc sa source dans l'aspect factuel des énoncés enjeu, ce qui revient à abandonner l'idée même qui est à la base de toute notre théorie. Il nous paraît de plus artificiel de prétendre isoler l'aspect factuel à l'intérieur du mouvement argumentatif (on verra même par la suite que nous tendons actuellement à considérer l'aspect factuel comme dérivé de l'aspect argumentatif). Pour éliminer les deux types de contre-exemples qui viennent 1 d'être évoqués, nous proposons maintenant la solution suivante. 1. Cf. Chap. II, p. 34. 2. Cf. Chap. II, loc. cit. 166 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE PERSPECTIVES 167 <_Tout énoncé, qu'il serve ou non de prémisse dans une argunv.nta-tion, est l'objet d'un acte d'argumenter qui, pour nous, fait parte de son sens. Nous entendons par là qu'il se présente toujours conme attribuant à un ou plusieurs objets un certain degré dans l'ordre d'une qualité. Nous noterons désormais parR la qualité par rapprt à laquelle l'énoncé situe l'objet, en réservant le symbole r aux coiclu-sions implicites ou explicites qui sont tirées de l'énoncé dans le discours. Certes, et nous le montrerons plus loin, r et R ne son: pas indépendants (R détermine la façon dont r est visée), mais ils ne doivent en aucun cas être confondus, même s'il se trouve que la ;lose de R en langage ordinaire est semblable bien souvent, voire identique, à r — proximité qui nous a conduits dans un premier temps à les confondre3. C'est en termes de R et non plus de r qu'il impone de définir les notions de base de la théorie argumentative. Ainsi, peur la supériorité argumentative, p\ sera dit supérieur à pz si leurs occurrences respectives Ei et E2 servent dans une situation donnée à présenter leur objet comme possédant une même qualité R, Ei indicuant un degré supérieur à celui indiqué par E2. C'est en ce sens que nous dirons que p 1 = Le tonneau est plein est toujours argumentativenent supérieur à pz = Le tonneau est presque plein. Certes, et c'est là l'origine du contre-exemple mentionné, il existe des conclusions ' qui peuvent se tirer de l'énoncé de pz et non pas de l'énoncé depi. vlais ce qui permet (dans le cas de pz) ou interdit (dans le cas de p ) de conclure à ces r, ce sera toujours le degré atteint dans R, c'est-à-dire, dans notre exemple, le degré de plénitude du tonneau. Et sll se trouve que la même conclusion r peut être tirée à la fois de Ei et E2, elle le sera plus fortement à partir de E1. Dans une situation dmnée où il est possible de présenter comme cause de satisfaction (= à la fois Ei et E2, c'est Ei — occurrence de Le tonneau est pleit qui argumentera le mieux en faveur de cette satisfaction. Ce qui s'explique par le fait que dans les deux cas, la conclusion r (la satisfaction) est tirée de Ei et de E2 par un même mouvement, et ce mouvenent est fondé sur le même R (la plénitude du tonneau). Si notre première définition de la supériorité argumentative rencontrait des contre-exemples, c'est qu'y intervenaient, pour conpa-rer les énoncés, les ensembles de conclusions r dont ces énoncés sont l'origine. Notre définition actuelle échappe à ces contre-ecem-ples, parce que les énoncés y sont comparés d'après la force des mouvements démonstratifs qu'ils autorisent, mouvements eux-mê- 3. Cette confusion n'est qu'un cas particulier de la confusion — sans cesse nena-çante dans la pratique de la recherche — entre langue et métalangue. mes fondés sur le R de l'acte d'argumenter. Bien sûr, nous ne nions pas que des éléments factuels puissent intervenir lors du passage de R à r : mais nos définitions se situent avant ce passage, et n'ont plus à prendre en considération la distinction entre factuel et non factuel. Venons-en maintenant au second type de contre-exemple, relatif à la notion d'opposition argumentative, et qui montre de façon peut-être plus visible les avantages de nos nouvelles définitions. Selon l'ancienne définition, deux phrasesp\ etp2 sont opposées si dans toute situation de discours donnée, les conclusions r tirables des occurrences Ei et E2 de pi et pz, sont toujours disjointes. Nous étions donc empêchés de considérer comme opposées pi = Le dîner est presque prêt et pz = Le dîner n'est pas encore tout à fait prêt — qui constituent pourtant pour nous l'exemple par excellence d'opposition argumentative — puisque dans la situation imaginée plus haut, elles peuvent être enchaînées avec la même conclusion Dépêche-toi. Ici encore, notre solution consistera à reformuler en termes de R une définition donnée précédemment en termes de r. Nous dirons que p\ etpz sont argumentativement opposées si dans aucune situation donnée, les occurrences respectives Ei et E2 de pi et pz ne peuvent servir à accomplir en faveur du même R l'acte d'argumenter. Elles ne peuvent donc attribuer, à quelque degré que ce soit, la même qualité au même objet. Tel est bien le cas pour les deux phrases p\ et pz mentionnées ci-dessus. L'une sert toujours à faire apparaître la proximité d'un dîner (R) que l'autre présente au contraire comme encore distant (~R). Et cela vaut même dans la situation que nous avons imaginée, et où le r est identique. Le locuteur qui appuie son impératif Dépêche-toi par Le dîner est presque prêt justifie son conseil par la proximité du dîner: s'il faut se dépêcher, c'est qu'il reste peu de temps. Deux indices autorisent cette analyse: d'une part, le locuteur pourrait ajouter, dans le même mouvement démonstratif, // est même prêt, énoncé qui apparaîtrait comme une raison plus forte de se dépêcher; d'autre part, le locuteur s'oppose dans son discours à un interlocuteur qui traînerait ou ne se dépêcherait pas croyant que rien ne presse. Il en est tout à fait autrement si, dans la même situation, le locuteur appuie son Dépêche-toi par Le dîner n'est pas encore tout à fait prêt : c'est l'aspect différé du dîner qui cette fois donne à l'interlocuteur des raisons de se hâter; s'il faut se dépêcher, c'est qu'il reste du temps et que rien n'est perdu. Deux indices exactement parallèles aux précédents vont dans ce sens: d'abord, s'il désirait continuer son discours par un même — introduisant une seconde raison, plus forte, de se dépêcher — le locuteur r- I \ 168 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE dirait par exemple // est même assez loin d'être prêt. De plus, le locuteur s'oppose cette fois à un interlocuteur qui estime n'avoir plus le temps de se préparer. On voit donc que le mouvement démonstratif autorisant la même conclusion r, est exactement inverse dans les deux exemples, et s'il l'est, c'est qu'il s'appuie sur deux./? opposés. Or c'est bien/? qui est en jeu dans notre nouvelle définition de l'opposition argumentative. Au-delà des problèmes techniques et terminologiques, on voit ce ^qui est en question dans notre distinction actuelle. Il s'agit de faire apparaître l'idée suivante : ce processus discursif que l'on nomme argumentation et qui consiste à enchaîner des énoncés-arguments et des énoncés-conclusions a lui-même pour préalable un acte d'argumenter sur lequel il s'appuie. Comme tous les actes illocutoires, l'acte d'argumenter se réalise dans et par un énoncé unique. Dans la mesure où il a pour cible une qualité R, il faut donc admettre que le rapport de p à r dans une argumentation se fait toujours par l'intermédiaire de R; c'est-à-dire à travers la qualité que l'acte d'argumenter attribue à tel ou tel degré à l'objet de l'énoncé-argument. Ce n'est jamais directement qu'une conclusion est atteinte, mais toujours par l'intermédiaire d'une propriété abstraite/?. Signalons pour terminer deux développements possibles de notre théorie. On a souvent noté que les argumentations effectivement accomplies dans le discours reposent sur des lieux communs ou des règles de «vraisemblance» (cf. les topoi d'Aristote) dont certains sont de nature argumentative, et déterminent ce qui peut passer pour un argument valable. Par exemple l'adage Cherchez à qui le crime profite repose sur le lieu commun « si A avait intérêt à faire X, il y a des chances que A ait fait X ». Si nous avions à situer ces lieux communs dans notre théorie, nous serions tentés de dire qu'ils régissent les rapports entre R et r. Notre deuxième remarque a trait à l'extension à donner au phénomène de l'argumentativité. Si l'argumentativité se confondait avec l'argumentation, seuls seraient argumentatifs les énoncés assertifs servant d'arguments dans des enchaînements d'énoncés. Mais l'acte d'argumenter tel que nous le comprenons maintenant concerne un domaine plus vaste. Même les énoncés-conclusions peuvent l'accomplir, et d'autre part, il peut être réalisé par des énoncés non assertifs, ainsi l'ordre ou l'interrogation, dont la valeur argumentative a été étudiée dans le chapitre V. w -"1 I PERSPECTIVES 169 2. Informativité et argumentativité Les observations qui nous ont conduits à notre théorie de l'argumentativité — et dont nous avons donné quelques échantillons dans le premier chapitre — reposaient toujours sur une disparité entre les informations transmises par un énoncé et ses possibilités d'emploi dans une argumentation. Un énoncé qui signale un fait F suffisant à justifier une conclusion r n'est pas toujours utilisable pour argumenter en faveur de r. Inversement, on peut parfois utiliser en faveur de r un énoncé signalant un fait F' qui démente r (cf. Oui, presque). Ainsi donc, notre recherche, considérée dans sa genèse, oppose au départ les deux notions d'informativité et d'argumentativité. Ce qui pourrait laisser penser qu'il s'agit de deux fonctions séparées de la langue. Mais nous avons de plus en plus l'impression que cette façon de voir — imposée par le processus même de notre recherche — peut être dépassée. Nous voudrions arriver à dire que l'informativité est en fait seconde par rapport à l'argumentativité. La prétention à décrire la réalité ne serait alors qu'un travestissement d'une prétention plus fondamentale à faire pression sur les opinions de l'autre. Certes, nous ne pouvons pour l'instant introduire dans ce-cadre des énoncés comme La table est carrée, La nappe est rouge, ou Pierre est venu, dont la fonction fondamentale semble irréductiblement informative. Mais dans un grand nombre de cas, nous pouvons justifier la réduction de l'apparemment informatif au fondamentalement argumentatif. Il s'agit d'énoncés comme Pierre est intelligent, Cet hôtel est bon, Cet acte est volontaire, dont certains philosophes du langage ont depuis longtemps contesté le caractère descriptif. P.T. Geach, exposant et critiquant leur position à propos de la phrase Cet acte est volontaire, appelle cette position ascriptivisme4. Nous reprendrons ce terme en lui conférant une valeur plus générale. Les énoncés dont nous allons nous occuper possèdent la caractéristique de se présenter comme des descriptions — attribution d'un prédicat à un objet — tout en impliquant une sorte de jugement de valeur à propos de cet objet. Pour les ascriptivistes, l'aspect descriptif des énoncés est illusoire. Ils ont en fait pour fonction d'accomplir un acte d'éloge ou de blâme qui est à l'origine du jugement de valeur, celui-ci n'étant en rien fondé sur l'attribution à l'objet d'une propriété intrinsèque. De sorte qu'il serait absurde de déclarer vrais ou faux de tels énoncés, aussi absurde que de déclarer vrai ou faux un 4. Sur le débat entre ascriptivisme et descriptivisme, cf. par exemple Geach, 1972, p. 250-54; Hare, 1952; Searle, 1969, chap. VI, sec. 2. 170 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE énoncé comme Je blâme I Je félicite Pierre. Pour un ascriptiviste, | dire Cet hôtel est bon n'est pas faire une assertion sur l'hôtel, mais le recommander. De même, en disant Pierre est intelligent, on n'asserte j rien sur les facultés intellectuelles de Pierre, mais on fait leur éloge. Et dire Cet acte est volontaire, ce n'est pas lui attribuer une cause \ d'un type particulier — délibération, intention, réflexion — mais en imputer la responsabilité à son auteur. L'intérêt essentiel de l'ascriptivisme réside en ce qu'il évite l'introduction — au niveau du métalangage sémantique — de prédicats comme bon, intelligent, volontaire, qui pour nous n'ont pas j place dans un langage scientifique. Supposons en effet par exemple I que l'énoncé Pierre est intelligent soit l'attribution d'une propriété P à Pierre. Dans ce cas, le sémanticien qui décrit le sens de cet énoncé devrait posséder dans son métalangage un concept intelligent, concept qui devrait être, rappelons-le, un concept scientifique, | c'est-à-dire pourvu de conditions de vérité spécifiables. Or si en tant || que locuteurs du français, nous sommes bien obligés d'employer I l'adjectif intelligent, nous n'admettons pas — en tant qu'engagés i dans une construction théorique — d'avoir à'utiliser un concept in- ' telligent dont nous ne parvenons pas à définir la signification en tant que concept. Peut-être le concept psychologique de Q.I. est-il un s concept scientifiquement valable (et encore n'en savons-nous rien), 1 mais ce n'est certainement pas le concept intelligent dont le linguiste aurait besoin pour décrire l'adjectif intelligent. Si on peut admettre à la rigueur de décrire l'énoncé Pierre est venu comme l'attribution à Pierre du concept venir — qui ne déparerait pas nécessairement un métalangage scientifique — il en 'est autrement pour d'éventuels prédicats évaluatifs comme bon. En décrivant le sens de | Cet hôtel est bon comme un acte de recommandation à propos de | l'hôtel, acte que l'on peut espérer définir dans une théorie des actes I de langage, le sémanticien ascriptiviste s'épargne bien des difficultés. J Malgré ces avantages, la théorie ascriptiviste se heurte à plusieurs I problèmes. Tout d'abord, il arrive bien souvent qu'on utilise les 1 énoncés en question tout en rejetant les actes que les ascriptivistes y attachent comme leur sens. On dit ainsi sans apparente contradiction: i - Cet hôtel est bon, mais je ne te le recommande pas. ' - Pierre est intelligent, mais je n'apprécie guère sa forme d'intelligence. - Pierre a agi volontairement, mais je ne le tiens pas responsable pour autant: il n'avait pas d'autre choix. PERSPECTIVES 171 Une seconde objection est que les énoncés évaluatifs dont nous parlons ont la plupart des caractéristiques sémantiques des énoncés tenus pour incontestablement informalifs tels La table est carrée. Nous ne voulons pas seulement dire par là qu'ils ont des structures syntaxiques semblables, ce qui ne serait pas très grave dans la mesure où la philosophie du langage a coutume de dénoncer ce type de ressemblance, considéré comme une source d'illusions (cf. par exemple la ressemblance entre l'énoncé performatif Je te félicite et l'énoncé constatif Je te vois5). L'important est qu'au niveau même de la fonction sémantique, il y a d'incontestables analogies entre les deux classes d'énoncés. Du simple point de vue «intuitif» d'une part, il semble qu'en disant Pierre est intelligent ou Cet hôtel est bon, on donne des renseignements sur Pierre ou sur l'hôtel. Ce qui se manifeste par le fait que ces énoncés peuvent servir de réponse à des demandes d'information: Comment est-il, Pierre?, Comment est-il, cet hôtel? D'autre part, lorsqu'ils sont soumis à enchâssement, ces énoncés se comportent comme de simples énoncés assertifs : la relation sémantique marquée par l'enchâssement concerne non pas l'acte prétendu, mais une entité qui a toutes les caractéristiques d'une proposition, au sens «logique» du terme. C'est le cas par exemple pour l'enchâssement dans les conditionnelles en si. La théorie ascriptiviste rend impossible de comprendre : - Si cet hôtel est bon, il doit être cher. Ce qui conditionne la cherté, ce n'est pas ici un quelconque acte de recommandation, mais le fait que l'hôtel possède telle ou telle propriété bien déterminée. L'énoncé précédent fonctionne de façon tout à fait analogue à : - Si cet hôtel est en plein centre, il doit être cher. A cette dernière objection, les ascriptivistes répondraient que l'énoncé évaluatif change de nature lorsqu'il n'est pas utilisé directement mais enchâssé dans une structure complexe. Ce ne serait pas la même entité sémantique qui apparaîtrait dans Cet hôtel est bon et dans Si cet hôtel est bon... Réponse dont Geach montre le caractère insuffisant, car elle interdirait alors tout raisonnement au moyen d'énoncés évaluatifs. Ainsi, il y aurait un sophisme dans le syllogisme suivant, pourtant parfaitement acceptable : 5. Austin appelle maskeraders ces performatifs qui ont la structure syntaxique d'un constatif. PERSPECTIVES 173 1. Si cet hôtel est bon, il coûte cher. h 2. Cet hôtel est bon. |' 3. Donc il coûte cher. ïj Un ascriptiviste devrait rejeter un tel syllogisme, dans la mesure j où il s'interdit d'admettre que la seconde prémisse asserté une pro- |î position exprimée par l'antécédent de la première. |j Pour Geach et les adversaires de l'ascriptivisme, Cet hôtel est bon | est fondamentalement un énoncé assertif, autorisant le syllogisme ci- |! dessus. Pour rendre compte du fait que cet énoncé, dans ses emplois ï non enchâssés, sert fréquemment à accomplir un acte de recomman- ij dation, on fait alors appel à une loi de discours : caractériser un objet 1 par des propriétés considérées comme positives, c'est le vanter. On | reconnaît ici le mécanisme de la pragmatique non intégrée dont il est I question dans notre chapitre 3. ï W C'est au moyen des deux notions d'argumentativité et de délocuti- m vite que nous tenterons de conserver l'idée centrale de l'ascripti- m visme, sans tomber pour autant sous le coup des objections de « Geach. ■ Pour répondre à la première difficulté, nous atténuerons la thèse M ascriptiviste selon laquelle l'énoncé Cet hôtel est bon a pour sens de I faire accomplir l'acte de recommander l'hôtel en question. Pour I nous, le sens premier de l'énoncé est de faire accomplir un acte d'ar- ■ gumenter, acte dont le R est quelque chose comme «vision favora- M ble de l'hôtel». Il peut se faire que cet acte d'argumenter donne lieu I à une argumentation effective dont le r sera précisément Je te re- ■ commande cet hôtel. C'est ce qui se passe si l'on dit Cet hôtel est a bon, je te le recommande donc. C'est aussi ce qui se passe lorsque m l'on dit Cet hôtel est bon ( = p), mais pourtant je ne te le recom- w mande pas (= q). En vertu de notre description de mais, p est vu m comme la source d'une argumentation possible en faveur de r = Je te M le recommande, q posant alors — et imposant — le contraire de r, ce m qui est habituel rappelons-le, lorsque mais est combinable avec ■ pourtant. Notons incidemment que l'on peut très bien trouver Cet m hôtel est bon, je ne te le recommande donc pas ( = r'). L'énoncé r' m que vise l'argumentation est certes inverse du r des énoncés précé- M dents, mais il est atteint à travers le même R, dont on conclut par m exemple que l'hôtel n'est pas conforme aux moyens de l'interlocu- M teur ou à l'usage auquel il le destine. S On voit à la fois comment notre position se rapproche et comment ' fl elle se distingue de la thèse ascriptiviste. Elle s'en rapproche en ce que nous assignons aux énoncés évaluatifs l'accomplissement d'un acte qui n'est pas celui d'asserter ou d'informer. Elle s'en distingue dans la mesure où cet acte d'argumenter est beaucoup plus général que l'acte particulier de recommandation. Pour répondre à la seconde objection, nous ferons cette fois appel à la notion de délocutivité. Nous disons qu'une expression E2 est dérivée par délocutivité d'une expression Ei, si d'une part le signifiant de E2 est formé sur celui de Ei, et d'autre part, si le signifié S2 de E2 fait intervenir non pas le signifié Si de Ei (ce qui est le cas dans les dérivations non délocutives comme maison > maisonnette, table > attabler), mais une valeur pragmatique liée à renonciation de Ei. La délocutivité est lexicale lorsque le signifié S2 est un prédicat de type «objectif», désignant une propriété ou une entité, Ei étant une expression dont la valeur sémantique est l'accomplissement d'un acte illocutoire. Ainsi le substantif j'menfoutisme (= E2) est un dérivé délocutif (lexical) de l'expression/m'en fous (= Ei). Le signifié S2 de E2 est un prédicat objectif en ce sens qu'il prétend désigner un trait psychologique. Ce trait est l'attitude censée commune aux personnes qui énoncent./^ m'en fous pour manifester leur indifférence6. C'est pour nous une dérivation délocutive qui est à l'origine du prédicat E2 = être bon, compris comme attribuant une propriété aux choses. A l'origine de E2, nous plaçons les énoncés du type Ei = X est bon, par exemple Cet hôtel est bon. Selon nous Ei a pour sens Si l'accomplissement d'un acte d'argumenter en faveur de X. Mais une loi de discours générale veut que renonciation qui accomplit un acte d'argumenter se présente comme justifiée, et justifiée par une propriété de l'objet à propos duquel on argumente. Si l'on prend la peine d'argumenter en faveur d'un objet, c'est qu'il possède certains caractères légitimant cette argumentation. C'est là un des aspects de cette tendance « logicisante» des langues modernes relevée après A. Meillet par E. Benveniste. Le prédicat E2 = être bon s'incorpore alors cette forme de justification que s'arroge renonciation des énoncés argumentatifs Ei = X est bon. Il apparaît alors comme désignant une certaine propriété des choses, celle qui autoriserait renonciation de Ei. 6. Sur cette conception de la délocutivité, cf. Anscombre 1980, p. 115 sq. Pour différentes sortes de délocutivité, cf. du même auteur, «Marqueurs et hypermarqueurs de dérivation illocutoire», Cahiers de linguistique française (1981), Université de Genève, n° 3, p. 88 sq. 174 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE PERSPECTIVES 175 Une fois constitué par délocutivité lexicale le prédicat objectif E2 = être bon, les énoncés X est bon pourront alors être relus comme des assertions affirmant que l'objet X possède la propriété désignée par le prédicat E2, lecture différente de celle qu'avait Ei à l'origine7. C'est ce qui explique que les énoncés X est bon vont apparaître comme analogues aux énoncés franchement assertifs comme X est carré, ce qui nous permet de répondre à la seconde objection de Geach. Enchâssés dans des structures syntaxiques complexes, la relation marquée par l'enchâssement concerne l'apparente propriété être bon et non l'acte d'argumenter. Ainsi, nous paraphraserions la proposition conditionnelle Si cet hôtel est bon par « Si cet hôtel a les propriétés légitimant l'acte d'argumenter que l'on accomplit en disant Cet hôtel est bon ». Et en dehors aussi de l'enchâssement, Cet hôtel est bon peut signifier « Cet hôtel a la propriété légitimant l'acte d'argumenter que l'on accomplit en disant Cet hôtel est bon». On rend ainsi compte du syllogisme dont Geach faisait une objection à l'ascriptivisme. Résumons notre démarche. Nous avons essayé de montrer que toute une classe d'énoncés apparemment informatifs — les énoncés évaluatifs — étaient fondamentalement argumentatifs, l'informatif étant un dérivé délocutif de l'argumentatif. Nous espérons par là pouvoir rendre compte de leur fonctionnement informatif dans le discours ordinaire sans être pour autant obligés, en tant que théoriciens, d'accepter dans notre métalangage des concepts correspondant à une valeur informative pour nous illusoire. 3. Argumentativité et polyphonie Depuis plusieurs années, nous tentons d'introduire systématiquement en linguistique la notion de polyphonie*. Nous voudrions montrer sur quelques exemples comment une telle notion s'articule avec celle d'argumentativité, et particulièrement avec la distinction entre argumentation et acte d'argumenter proposée dans la section 1 du présent chapitre. Deux mots tout d'abord sur la polyphonie. 7. C'est selon nous cette nouvelle valeur qui fait lire le comparatif aussi ... que comme une égalité quasiment arithmétique. En disant L'hôtel A est aussi bon que l'hôtel b, on attribue aux deux hôtels le même degré de «bonté». 8. Cf. par exemple Ducrot et alii, 1980, chap. 1; Ducrot, 1982. L'idée fondamentale en est la suivante : lorsqu'un locuteur L produit un énoncé E — en entendant par là un segment de discours occurrence d'une phrase de la langue — il met en scène un ou plusieurs énonciateurs accomplissant des actes illocutoires. Ce locuteur peut adopter vis-à-vis de ces énonciateurs (au moins) deux attitudes : - ou bien s'identifier à eux, en prenant alors en charge leur(s) ac-te(s) illocutoire(s); - ou bien s'en distancier en les assimilant à une personne distincte de lui9, personne qui peut être ou non déterminée. Ainsi donc le locuteur est susceptible, au travers de son acte d'énonciation (production de l'énoncé), d'accomplir des actes de langage par deux voies différentes : - d'une part, par son assimilation à tel ou tel énonciateur, - et d'autre part, par le fait même qu'il fait parler des énonciateurs, et leur confère ainsi une certaine réalité, même s'il se distancie d'eux. Le cas particulier des énoncés déclaratifs négatifs nous permettra d'illustrer cette conception: précisons que nous ne parlons ici que de la négation descriptive et non de la négation métalinguistique (qui sert à reprendre et à mettre en question l'énoncé d'un autre locuteur). Par abréviation, si un énoncé E est occurrence d'une phrase p, nous appellerons énoncé négatif correspondant E' une occurrence de la phrase ~p, où le symbole ~ représentera par exemple, le ne... pas du français (dans son rôle de négation descriptive). Supposons qu'un locuteur L' produise un tel énoncé E' de phrase sous-jacente ~p. Dans notre conception polyphonique, L' met en scène deux énonciateurs ei et ei. ei accomplit l'acte d'assertion attaché à la phrase p; ei de son côté s'oppose à cet acte d'assertion de ei. Dans nombre de cas habituels, L' se distancie de ei et s'identifie à ei. Ce faisant, il accomplit au moins deux actes de langage. D'une part l'acte de refus qui a pour origine l'énonciateur ei. D'autre part, s'il se trouve qu'il identifie e\ — auteur d'une assertion fausse selon ei et donc L' — à un certain personnage, L' accomplit alors l'acte de prêter une opinion fausse ou de faire un procès d'intention à ce personnage. C'est dans ce schéma général que nous allons introduire l'argumentation et l'acte d'argumenter. Ce schéma va d'abord nous conduire à reformuler la loi de négation, qui dans certaines de ses formulations anciennes se heurtait à 9. Plus précisément, de lui en tant qu'il est locuteur de l'énoncé. 176 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE PERSPECTIVES 177 divers contre-exemples. Sa formulation comme hypothèse externe — c'est-à-dire comme une régularité observationnelle concernant les énoncés — était en effet la suivante : « Si L considère un énoncé E de phrase sous-jacente p comme argument pour une conclusion r, il tient alors l'énoncé E' de phrase sous-jacente ~p comme un argument pour la conclusion inverse ~r». Des contre-exemples apparaissent aussitôt, signalés par exemple dans l'article de G. Fauconnier discuté dans notre chapitre 3. Si l'on considère par exemple 10 F comme un prix modique pour l'entrée au cinéma, on dira aussi bien La place coûte 10 F (= E), tu ne te ruineras pas ( = r'), queXa place ne coûte pas 10 F ( = E'), tu ne te ruineras pas. Pour traiter ce contre-exemple, nous utilisons maintenant les notions d'acte d'argumenter et de polyphonie. La Loi de Négation se reformule alors: «Quand L' énoncé E' dans le cadre d'une argumentation, il met en scène un énonciateur e i qui à partir de l'assertion attachée kp, fait l'acte d'argumenter relatif à un certain/?; et un énonciateur ei qui, s'opposant à ei, fait un acte d'argumenter relatif à l'inverse ~R de R. Dans la mesure où L' s'identifie à et, il fait lui aussi un acte d'argumenter relatif à ~ R, à travers lequel il vise la conclusion de son argumentation ». 1° Appliquons cette loi à l'exemple précédent. Lorsque L' dit La place ne coûte pas 10 F (= E'), tu ne te ruineras pas (= r'), r' représente en fait la conclusion de son argumentation et non pas l'objet de son acte d'argumenter. L'énonciateur ei qu'il met en scène prend pour R une caractérisation de la place de cinéma centrée sur ce qu'il faut payer pour entrer, c'est-à-dire sur les conditions mises à l'accès : il parle donc des difficultés d'y parvenir; 10 F indiquant un degré dans cette échelle des difficultés, 15 F, 20 F, 25 F, ... etc. y seraient des degrés supérieurs. Pour nous en effet, la phrase p = Ça coûte 10 F est marquée pour une telle orientation. D'où il résulte, selon notre loi de négation, que ei fait un acte d'argumenter d'orientation inverse, qui concerne donc ce qu'il suffit de payer, c'est-à-dire les possibilités d'accès. Par suite, L' fait ce même acte, et vise à travers lui une conclusion du type de r'. On voit en quoi cette nouvelle formulation diffère des précédentes. L'argumentation est attribuée au seul locuteur, les actes d'argumenter — objets de la loi de négation — concernant en revanche les énonciateurs. L' fait ainsi parler quelqu'un (ei) qui indique ce qu'il faut payer; en le réfutant (à travers ei), il indique ce qu'il suffit de payer, et peut par là arriver à la conclusion r' que le cinéma en question est bon marché pour son interlocuteur. 2° Il nous, faut maintenant expliquer qu'un locuteur puisse également dire Tu ne te ruineras pas (= r'), ça coûte 10 F (= E). Le problème réside en ce que — d'après ce que nous venons de dire — l'acte d'argumenter attaché à E semble relatif à ce qu'il faut payer (=/?). Comment alors construire à partir de ce R une argumentation visant la conclusion r '? Notre solution reprend — mais cette fois dans le cadre de la polyphonie — celle que nous avions déjà donnée (cf. chap. 3, p. 66) par introduction d'une loi de discours dite Loi de Faiblesse. Nous dirons que L met en scène un seul énonciateur e auteur des actes de langage attachés à p; d'une part il asserté quel est le prix de la place, et fait d'autre part un acte d'argumenter relatif, comme dans l'exemple précédent, à ce qu'il faut payer, c'est-à-dire à la difficulté. D'autre part, L s'identifie à e, mais partiellement seulement. Il prend en charge l'assertion, mais non pas l'acte d'argumenter. Il considère en effet que 10 F est une quantité faible. Le fait qu'il n'ait pas été possible de réaliser pour R un acte d'argumenter plus fort amène alors à voir l'indication de prix comme orientée vers ~R, c'est-à-dire ce qu'il suffit de payer. L fait donc un acte d'argumenter relatif à ~R, acte appartenant à la seconde catégorie d'actes évoqués plus haut. Il faut comprendre selon nous — au niveau du locuteur — l'indication 10 F comme «tout ce que l'on peut dire, c'est que ça coûte 10 F». Ayant ainsi renversé le R de l'énonciateur qu'il met en scène, il peut faire une argumentation en faveur d'une conclusion r' visée au travers de ~ R. La différence entre cette solution et celle du chapitre 3 réside donc essentiellement en ceci : nous n'avons plus à dire que le locuteur fait agir la loi de discours sur ses propres actes, et par exemple qu'il accomplit un premier acte d'argumenter — orienté dans une certaine direction — pour en accomplir ensuite un second de sens inverse, manœuvre qui peut être difficile à concevoir. La loi de discours agit maintenant dans l'intervalle séparant les actes des énonciateurs de ceux du locuteur. Comme Molière pour attaquer la religion met en scène dans Don Juan un Sganarelle qui la défend faiblement, ainsi le locuteur, pour faire l'acte d'argumenter contre R, met en scène un énonciateur qui ne peut faire, vers R, qu'un acte d'argumenter insuffisant. 3° Notre solution au problème précédent en soulève immédiatement un nouveau. S'il est vrai que Ça coûte 10 F puisse être un indice de bon marché, comment se fait-il alors que la négation descriptive Ça ne coûte pas 10 F ne puisse jamais être un indice de cherté ? Autrement dit, pourquoi n'a-t-on pas Ça ne coûte pas 10 F (= E'), tu 178 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE PERSPECTIVES 179 vas te ruiner (=/•)? Il semble de fait que la loi de faiblesse utilisée en IJ 2° doive autoriser un tel enchaînement. Nous venons de dire en effet SJ que Ça coûte 10 F (= E) privilégie toujours un R relatif à ce qu'il m faut payer. Supposons une situation de discours dans laquelle 10 F ■ soit clairement une forte somme. L'acte d'argumenter lié à E sera -M donc fort. L'énoncé E' = Ça ne coûte pas 10 F sera alors, de par la S loi de négation, orienté vers ~R; mais il sera faiblement orienté dans M ce sens, car l'inverse d'un argument fort ne constitue qu'un argument M faible (il s'agit là d'une conséquence de notre Loi d'Inversion, cf. m chap. IV). Il suffit alors d'appliquer la loi de faiblesse pour y faire m apparaître un acte d'argumenter vers R, autorisant ainsi à viser la m conclusion r. 9 C'est notre conception de la polyphonie — et en particulier la dis- M tinction entre locuteur et énonciateur qui nous permettra de répondre M à cette nouvelle objection. En effet, le raisonnement ci-dessus n'est ■ valide que si la loi de faiblesse est applicable par un locuteur à ses m propres actes. Il faudrait notamment que L', ayant fait au moyen de J| E' = Ça ne coûte pas 10 F un acte d'argumenter faible relatif à ~R, m le transforme en un acte d'argumenter relatif cette fois à R. Or un | j tel mouvement est impossible dans le cadre polyphonique que nous "> défendons, et qui fait intervenir des lois de discours aux seuls mo- ■ ;| ments où le locuteur met en scène des énonciateurs distincts de lui. ^ | Mais, l'énonciateur de la négation dans E' — énonciateur qui fait f relativement à ~ R un acte d'argumenter faible — est identifié au f locuteur de E', c'est-à-dire L'. Impossible alors de faire jouer à son f propos la loi de faiblesse ou tout autre loi de discours. îi I Cette analyse se ,trouve renforcée par le fait que l'enchaînement ' que nous avons déclaré impossible est à la rigueur possible, mais dans une circonstance très particulière. Supposons que L, qui tient 10 F pour une faible somme, ait dit Ça ne coûte pas 10 F, ça n'est pas ruineux. L', qui, lui, considère 10 F comme cher en la circonstance, peut alors reprendre — en discours rapporté — la parole de L pour un acte d'argumenter relatif à R (ce qu'il faut payer) et viser par là la conclusion r. Il peut ainsi dire à quelqu'un : - Tu as entendu ce qu'a dit L? Tu vas te ruiner! Ça ne coûte pas 10 F... Si L' peut ainsi faire jouer la loi de faiblesse, c'est qu'il ne s'identifie pas à l'énonciateur de la négation dans E', qu'il la rapporte comme la parole d'un autre, L. lité de l'enchaînement Tu vas te ruiner (= r), ça ne coûte pas 10 F (= E') dans le cas où la négation intérieure à E' est de type descriptif. Mais un tel enchaînement est possible lorsqu'il s'agit d'une négation metalinguistique. Par exemple L, croyant que la place vaut 10 F, somme faible selon lui, a déclaré à L' qu'à ce prix l'achat ne lui semblait pas ruineux. L', qui sait qu'en réalité la place vaut beaucoup plus, pourrait s'exclamer: - Mais non, ça ne coûte pas 10 F ! Attention, tu vas te ruiner. N.B. : Nous disons qu'ici la négation est métalinguistique parce qu'elle marque le rejet d'un énoncé effectif antérieur Ça coûte 10 F (dans le cas de la négation descriptive, rappelons-le, il s'agit seulement du rejet d'un acte d'assertion présenté dans l'énoncé même où il est réfuté). Une des marques de la présence d'une négation métalinguistique est la possibilité d'une paraphrase à l'aide de l'extracteur C'est ... que (Ce n'est pas 10 F qu'elle coûte). Si un tel enchaînement ne fait pas problème pour nous, c'est que notre loi de négation — dans sa nouvelle formulation — ne peut être appliquée. Son action se situe en effet au niveau des énonciateurs, et spécifie les actes d'argumenter de ex et de ei. Or dans le cas d'une négation métalinguistique, ce n'est pas un énonciateur qui est mis en cause — c'est-à-dire un personnage interne à l'énoncé E' — mais le locuteur d'un énoncé antérieur à E'. On pourrait exprimer la même idée en disant que l'assertion critiquée dans la négation métalinguistique est en mention alors qu'elle est montrée, jouée, représentée (polyphonie) dans la négation descriptive. La polyphonie nous rend donc le même type de service que dans les paragraphes précédents : elle permet de distinguer le rapport entre locuteurs de la relation entre locuteur et énonciateur(s). 4° Dans le paragraphe précédent, nous avons expliqué l'impossibi- Références J.C. Anscombre, 1971: Quelques éléments d'une description sémantique de «même». Mémoire de l'E.H.E.S.S. J.C. Anscombre, 1973: «Même le roi de France est sage», un essai de description sémantique», Communications, 20, 1973, p. 40-82. J.C. Anscombre, 1975: «Il était une fois une princesse aussi belle que bonne», I, Semantikos, I, 1975, p. 1-26. J.C. Anscombre, 1980: «Voulez-vous dériver avec moi». Communications, 32, p. 61- 124. J.C. Anscombre, O. Ducrot, 1977: « Deux mais en français?», Lingua, 43, p. 23-40. E. 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Table des matières Avant-propos............................................ 5 Chapitre 1 : Argumentation et acte d'inférer 1. Quelques faits d'argumentation....................... 7 2. L'acte d'inférer .................................... 9 3. Argumentation et acte d'inférer ...................... 11 Chapitre 2: L'argumentation dans la langue 1. La notion de rhétorique intégrée...................... 15 2. La rhétorique intégrée et la description sémantique ____ 36 Chapitre 3: Echelles argumentatives, échelles implicatives et lois de discours 1. Le recours aux lois de discours ...................... 51 2. La nature sémantique de même ...................... 57 3. L'hypothèse minimaliste ............................ 67 Chapitre 4 : Lois logiques et lois argumentatives 1. L'argumentation dans la description sémantique ....... 79 2. Les relations logicoïdes (niveau observationnel) ....... 86 3. Les relations logicoïdes (niveau explicatif) ............ 94 4. La loi de négation .................................. 99 5. La loi d'inversion .................................. 104 184 L'ARGUMENTATION DANS LA LANGUE Chapitre 5 : Interrogation et argumentation 1. Introduction ....................................... 115 2. Questions et enchaînements argumentatifs ............ 116 3. Caractère dissymétrique de l'interrogation ............ 127 4. Conclusion........................................ 136 Chapitre 6 : Au moins : le lot de consolation 1. Au moins et l'affirmation............................ 140 2. De au moins dans l'affirmation à au moins dans l'interrogation ............................................. 144 3. Au moins et les actes de langage au général ........... 149 4. Mais au moins et l'interrogation ..................... 155 Chapitre 7 : Perspectives 1. Argumentation et acte d'argumenter.................. 163 2. Informativité et argumentativité ...................... 169 3. Argumentativité et polyphonie ....................... 174 Références .............................................. 181 N'OUBLIEZ PAS DE RAPPORTER CET OUVRAGE A LA BIBLIOTHEQUE AU PLUS TARD A LA DATE INDIQUÉE PAR LE DERNIER TAMPON. MERCI. -rr-or-rsri- 0 8 "12- 2011 Printed in Belgium by Solédi - Liège