TEATRU ÎN LIMBA FRANCEZ LE FOU? comédie dramatique quatre actes en prose PERSONNAGES I i DORVAL, banquier M-me DORVAL, sa femme GEORGES, leur fils 5 JEANTET, homme de lettres, ami et camarade de lycée de Dorval LE DOCTEUR TRÉFOND, même amitié et camaraderie BERTIN, sous-directeur de la Banque Dorval 30 UN HUISSIER La scène à Paris. (La scène représente un riche cabinet de banquier. Bureau agencé de téléphones et sonneries électriques. Sur les murs, encombrement de batailles napoléoniennes. Portraits de Vempereur, à pieds, à cheval, en médaillons. 5 Bustes du même sur piédestaux et consoles. Haute Colonne Vendôme, surmontée de la statuette du grand empereur, dans l'angle de gauche. Garniture de bureau style empire. Meubles à l'avenant. Portes, à droite et à gauche. Dorval, redingote grise haut boutonnée. Ses 10 traits rappellent ceux de l'empereur. Visage complè- tement rasé. Dans l'angle de gauche appareil téléphonique. Bibliothèque. Casiers.) ACTE I-er SCÈNE I-ère 15 DORVAL, JEANTET dorval (à son bureau) Oui, mon cher Jeantet, c'est comme je te le dis... Quelques jours encore, et si mes combinaisons ne 20 restent point sur le carreau, ce qu'on en verra de bel- 269 les... New York et ses gratte-ciel — comprends-tu? Le New York du bluff et du pouf, acculé enfin, s'é-croulant comme un château de cartes. Jeantet 5 (légèrement gouailleur) Euh! DORVAL Tu doutes? Jeantet 10 Non. Tout peut arriver, Dorval, mais... Dorval Voyons — quelles sont tes objections, mon ami? Jeantet Oh ! pas très grandes. Tu joues simplement une trop 15 grosse partie. (Mouvement de Dorval.) Je sais: tu es homme à tenir tête à tout. Tu défierais les cieux et la terre que je n'en serais pas étonné. Mais, du moins, es-tu sûr de tes amis de là-bas, de tous? De ceux de Paris comme de ceux de Londres? As-tu, ensuite, 20 pensé aux défaillances, aux désertions de la dernière heure? Diable! Ce n'est pas une petite affaire que de s'attaquer au pays même d'où l'or nous est venu, d'où il nous vient encore. Dorval 25 Magnifiquement raisonné, mon bon. Seulement, voilà: Moi, j'ai mon sentiment, et c'est lui qui m'a toujours soutenu, guidé. Je lui dois tout et, crois-moi, le sentiment, lui, ne trompe pas. Puis, Jeantet, puis, j'ai mon étoile (geste), l'oublies-tu? 30 Jeantet Evidemment. Et, la tienne est de première grandeur, il n'y a rien à dire... Mais... mais! (désignant le Napoléon de la Colonne Vendôme) celui-là n'avait-il pas la sienne? Dorval Et ne lui a-t-elle pas servi? Jeantet Sans que, pour cela, elle puisse mater ses embal-5 lements. Prends garde: N'y es-tu point aussi un peu sujet ? Une étoile ? — sans doute — ça compte. Cependant, que fais-tu des nuages? Ne peuvent-ils surgir soudain et courir sus aux cieux de tous les côtés à la fois ? Et qu'en est-il alors des étoiles, — de la tienne io — des autres — du soleil lui-même? Dorval Eh ! De la littérature en plein, Monsieur le nouvel Académicien. Jeantet 15 Foncièrement financière, tu le reconnaîtras. D'ailleurs, tes agents de New York, t'ont-ils bien renseigné? C'est plus qu'incroyable qu'on vienne à manquer au pays même des milliardaires d'un stock en or, d'un stock en belles et bonnes espèces sonnantes... 20 Dorval Incroyable ou non (scandant) — on en man-que-ra. Jeantet Amen ! Dorval 25 Et la haute finance anglaise refusera — à l'instar de la nôtre — tout concours aux yankees. Jeantet J'en ai comme la chair de poule. Dorval 30 C'est là-bas qu'on en grincera des dents. Car, une fois notre suprématie économique établie aux États- 270 271 Unis, on verrait un peu à fluidiser les immenses richesses qui en résulteront — de l'or à dresser un Himalaya nouveau — en suprématie intellectuelle... Jeantet 5 Halte-là. Dis plutôt: en gueules de canons et en gueules de fusils à vomir la flamme — la mort. Dorval Soit. Et le sang se remettrait à couler, coulerait de toutes parts. À flots. Il monterait, fumant et rouge — 10 par larges ondes bouillonnantes. Mais au-dessus de cette pourpre qui engloutirait à jamais tout un monde — celui des grosses panses érigées en cerveaux, et en cœurs, en âmes! — de la beauté des dévoûments, de la majesté sainte des grandes morts, — oiseau d'or 35 et d'azur, de flamme, — l'enthousiasme reprendrait corps, et s'en dégageant il s'essorerait à l'encontre des éblouissantes aurores que,l'avenir réserve à l'homme se rapprochant de l'être suprême, redevenant — enfin ! — Pitié — Bonté — Amour — Dieu. 20 Jeantet La belle tirade, et fichtre ! frisant de près le sublime. Dorval Point. Elle n'est que vieille-France, mon ami. Oh ! pas moderne du tout — romanesque au possible — 25 rasta même diraient les jeunes et les vieux Messieurs en papier-mâché du régime en cours. Une semblable réalisation, toutefois, serait féconde en merveilles: Des hommes — et par des hommes, ce sont des énergies que j'entends, sortiraient de terre, innombrables. 30 La France, elle surtout, se verrait repeuplée de Français puisque le grand souffle de jadis repasserait sur elle, la ferait revivre. Le patriotisme y redeviendrait saint; les envolées, divines. Et, avec la gent avocassière qu'on ficherait à l'eau, c'est du sentiment seul qu'on 35 demanderait la vraie et la bonne justice — ce qui d'ailleurs seul peut encore nous sauver — sauver la France — le monde. 272 Jeantet Ne te gêne pas... Continue ! Dorval Et je le fais! Une fois pour toutes, ces vérités 5 devaient être dites. Ris, si tu veux, moque-toi. Il n'en est pas moins réel que ce qui tue l'Europe c'est le régime ploutocratique instauré dans chaque pays en régime social. En un mot, l'Europe se meurt d'américanisme. Les États actuels? De grandes ou de petites 10 raisons industrielles ou commerciales. La politique qu'on fait?... Celle de débouchés à trouver pour chandelles et savons, boîtes à musique, et autres camelotes à écouler — à imposer... au Grand Turc — au Schah — aux Indo-Chinois... — Ah ! Jeantet ! 15 — j'en pleure: La France, notre glorieuse France, une vaste mercerie, — une épicerie géante — un grand magasin du Pont-Neuf — Félix Potin — ou que sais-je? Jeantet Impérialiste... alors... et napoléonien? 20 Dorval ( troublé) Tu... tu dis... Jeantet? Jeantet Rien qui te doive surprendre. Ce que tu m'as cent 25 fois répété toi-même. Ne te rappelles-tu donc point — là! nos billevesées de Saint-Louis? lorsque nous étions camarades et de classe, et de banc?... — Ne te croyais-tu pas — n'étais-tu pas Napoléon lui-même, dis? Il est vrai que tu l'as fait, depuis, joliment revivre 30 dans tes batailles financières? Cré nom! Et, combien n'en as-tu pas gagné? Dorval Allons ! Allons ! Jeantet C'est pourtant ainsi. — Comment?... Ces conceptions?... Cette promptitude dans les coups à porter? La clairvoyance de tes jugements? — Puis, cette for-5 tune — la tienne — car, sans t'offenser, un sans-le-sou ne Tétais-tu pas? Tout cela enfin, et d'autres choses encore... Dorval Oh ! quant à ça, positivement, ce sans-le-sou-là, je 10 l'étais et — au bout du compte — tout comme Lui. Pourtant moi, ai-je seulement eu les fameux quatre-vingt-dix centimes qui, à ses heures de détresse, lui constituaient à lui l'écot de son dîner? Tiens! Je me rappelle... (passant la main sur son front) la rue, — 15 et le trou... (Avec explosion.) Comme si c'était d'hier ! Jeantet Te voici, néanmoins, à la tête d'une situation formidable. Dorval 20 ( négligemment ) Tu crois? Jeantet Mince du peu ! Ne porte-t-on pas ta fortune — ou, si tu aimes mieux, tes affaires, à trois cent millions 25 au bas mot? Suivent, ensuite, tes domaines. Terres de labour par-ci — forêts par-là... Immenses, paraît-il. Et que dire de tes châteaux, de tes villas, de tes installations de houille blanche? Hein? C'est quelque chose, ça? 30 Dorval (pose napoléonienne) Bah! Ne parlons-nous pas Napoléon?... Ce n'est donc que du Bonaparte d'avant le premier Consulat qu'il peut s'agir, et ce n'est donc que lui qui — pour 35 le moment — se trouve en scène. Jeantet (légèrement persifleur) Merveilleux. Aussi, le pape lui a-t-il décoché son fameux trait... 5 Dorval Je sais. C'est „commediante" qu'il lui a dit. Mais beaucoup plus tard. (Sonnerie au téléphone.) Dorval 10 (après avoir écouté.) (À Jeantet.) De Londresv (Dans Vappareil.) Exactement. (Écoutant.) Oui. (Écoutant.) Oui. (Écoutant.) Oui. Câblez de suite New York vendre n'importe quel prix — et demander de l'or — ne réaliser qu'en or ! 15 Faire comprendre — vous saisissez? — que presque toutes nos places sont sous le coup d'une crise de numéraire. (Écoutant.) Eh! bien! Quoi qu'il advienne! (Il dépose Vappareil.) Jeantet 20 Ne risques-tu pas trop? Dorval Peut-être. Que veux-tu, pourtant? Elle est engagée, la lutte — de droite, de gauche, de front — sur toute la ligne. Oh!... et ce n'est pas une lutte, mais bien 25 une bataille. Corps d'armée après corps d'armée, mes forces ont donné en leur entier... C'est mon „va-tout" que je joue — oui. Pourtant, le numéraire en or de presque toutes leurs banques a déjà franchi l'Atlantique, se trouve déjà entre nos mains. Est-ce assez 30 formidable? Qu'en penses-tu? Jeantet Que c'est plus que monstrueux ! Dorval Vraiment?... Et tu me dis cela justement quand 35 nous, nous mourons de leur république à eux? (Son- 274 275 nerie dans le téléphone. Dorval écoutant. Dans Vappareil.) Bah ! Rien que de l'avant et fichez-moi la paix avec vos craintes! J'en fais mon affaire. (Écoutant.) Quoi? (Écoutant.) Eh ! Mais ce sont les symptômes-mêmes que j'attendais. Quoi qu'il en soit, peut-on compter toujours sur les Erdwich? (Écoutant.) Bien. Les Blâckweldt? (Écoutant.) Parfait! Et des Hinther-thorn, qu'en dites-vous? (Écoutant.) Qu'attendez-vous, alors? (Écoutant.) Pas possible! Que me contez-vous là ?... La Banque de France ?... Celle d'Angleterre?... Ah! vous me faites rire. Monde officiel que tout ça. Viendra au secours de personne ! Tient en barre numéraire pour éventualités... (Écoutant.) Oui. Sonnez la charge et feu de toutes les batteries. (Écoutant.) Comme vous l'entendrez. Au revoir. (Il dépose l'appareil.) Donc? Jeantet Dorval Nous en sommes au coup de collier, Alea jacta. Maintenant, pour le reste... Jeantet Ah ! n'ajoute pas un mot... Je le connais ce reste... Une infamie. Dorval (avec ingénuité) Me serais-je mal expliqué? Jeantet (sévère) Que trop bien, Dorval. Dorval (avec reproche) Jeantet! Jeantet Ruines — désastres — larmes et sang — désespoirs et morts — voilà le reste dont tu parles. Dorval 5 Oh ! Mais !... Et c'est toi? Toi, un Français? Un ami? Un savant? qui oses me dire cela? Où sont-elles donc passées tes vastes conceptions, et me soutiendras-tu qu'on ne doit croire qu'à l'or et n'honorer que ce métal? Ah! Jeantet! Et, qu'éternellement aussi, l'or ne doit 10 se trouver à suffisance qu'aux mains des pleutres qui le détiennent, et qui n'en forgent avec que les affreuses chaînes de l'esclavage des temps actuels, les chaînes que les goujats et les pieds-plats rivent à coups de maillets redoublés aux chevilles des peuples? à celles 15 de tout un avenir en marche? Ah! Jeantet! Ah! Les effondrements que tu prévois là-bas te troublent, toi? Toi? Mais oublies-tu que cet or que je veux faire revivre en le projetant par larges et radieuses coulées à travers toutes les souffrances et toutes les misères 20 humaines est actuellement la mare croupissante, le méphitique Achéron qui souffle sur les cinq continents la veulerie et le vice, les avilissements, les déchéances, toutes? Pauvre, pauvre ami ! Et à la France qu'on essaie de réduire à ne plus être qu'une marchande à 25 la toilette — oui — et à qui on fait vendre au Cambodge des cuillers en aluminium à six sous la pièce — ou de la verroterie pour peuples sauvages — à cette France-là — à celle qui était le tabernacle se portant d'elle-même à l'encontre de l'avenir, pour être, parm. 30 les ténèbres des nuits, colonne rutilante d'éblouis-sements, et pendant les tristesses des jours d'épreuves, nuée fulgurante d'éclairs — radieuse d'espoirs — à elle — à cette France-là, ne penses-tu pas? D'ailleurs, notre Paris à nous, ne le vois-tu pas parmi les temps 35 proches — ces temps qui galopent droit sur nous. O ! mon ami. O ! mon frère. O ! Monsieur l'Académicien, ce Paris qu'on veut définitivement commercialiser en le ravalant au rang de port de mer, ne le vois-tu point lui se découpant sur l'azur en port de ciel, et 277 s'ouvrant, soudain, à tout ce qui vient d'en haut — à tout ce qui vient d'en bas? Jeantet Je ne dis pas — je ne dis pas; toutefois — „et ta sœur"? crierait-on des galeries d'un théâtre si on venait à t'entendre. Dorval (croisant les bras) Fi ! le vieux cliché ! et qui ne prend plus. C'est plutôt d'une toute autre direction que partirait ce cri — si on venait à le rééditer — à moins que (geste) certains Messieurs des fauteuils d'orchestre ne se décident (geste) à monter là-haut. scène ii-ème LES MÊMES, UN HUISSIER (L'huissier entre et se tient respectueusement à la porte.) Dorval (à l'huissier) Eh bien? L'huissier Une audience que Mr. le sous-directeur sollicite. Dorval Ah! mais qu'il entre. (L'huissier sort. Après un court instant il rouvre la porte et s efface devant le sous-directeur.) scène iii-ème LES MÊMES, BERTIN Bertin Ma venue est peut-être... Dorval Du tout. De quoi s'agit-il? Bertin ( hésitant ) 5 Je... Dorval Voyons, mon cher Bertin, parlez. Vous savez bien que Mr. Jeantet est comme de la maison. Un autre moi-même. 10 Bertin Les Wilsohn de Londres... Dorval Bien. Les Wilsohn? Bertin 15 Viennent de faire partir pour New York trente millions en or à l'ordre de Hudtkinsohn and C-ie. Dorval Vous en êtes sûr? Bertin 20 Oui. Dorval Votre renseignement est de haute, de très haute portée. (Légère agitation dans la voix.) Câblez, mon cher, câblez de suite New York vendre nos „East- 25 Pacific" avec recouvrements en or — court délai, et baisse sur toute la ligne, compris? De toute façon, ces trente millions doivent — à peine débarqués — se retrouver entre les mains de notre succursale de Broadway — or pas un moment à perdre — êtes-vous 30 complètement fixé? Et, vite, vite: la victoire est dans les jambes. 279 10 15 20 Bertin Pourtant... Dorval Bien. C'est dit. (Le sous-directeur sort.) SCÈNE IV-ème jeantet, dorval Jeantet Cela ne marche donc plus? Dorval Bast ! Les Wilsohn et les autres ont à qui parler. Jeantet À mon tour de te dire: „pourtant"... Dorval Puisque cela te fait plaisir. (La porte s entrouvre. M-me Dorval y paraît chapeautée.) Jeantet (à Dorval qui range des papiers) Madame Dorval. SCÈNE V-ème LES MÊMES, M-rne DORVAL 25 280 Ma très chère. Mon grand... Dorval (levant les yeux) M-me Dorval 10 15 20 Dorval ( toussotant ) Hum!- M-me Dorval Oui: car ne Tes-tu pas? Dorval Hum! Hum! Enfin? M-me Dorval Une misère. Dorval Cinquante mille? Euh! Euh! Plus? Cent vingt-cinq. M-me Dorval (toux légère) Dorval M^me Dorval Dorval Ah! Cent mille?... Té! Ce n'est pas tout à fait le moment. M-me Dorval D'abord — c'est de cent vingt-cinq mille qu'il s'agit. Pour le reste, peut-être as-tu raison, et ce n'est pas 25 le moment, comme tu le dis — d'autant plus que toutes mes amies ne parlent que de tes dernières et malencontreuses opérations... Dorval Vraiment? Elles s'en occupent? Les chères belles ! 281 M-me Dorval Vraiment. Ensuite, ce bal qu'il t'a plu de donner jeudi, me semble, pour le moins, déplacé. Dorval 5 Par exemple ! M-me Dorval Et je cours m'arranger pour le décommander. Dorval (lui tendant un chèque que, pendant ce temps, il a signé) 10 C'est cent cinquante mille que nous disions, donc? M-me Dorval Non. Oui. Au demeurant, plus de cinquante vont filer en plantes, orchidées,— surprises de toutes sortes. Oh ! ce sera beau — tu verras. Il y a, enfin, ma robe— 15 tu n'en as seulement pas l'idée mon très grand, et Georges seul, notre fils... Dorval Quant à ça — c'est vrai: Il s'y connaît lui. Alors?... M-me Dorval 20 Alors, merci, mon très — très grand. Bonjour, Mr. Jeantet. (Elle sort.) Jeantet Ton égale par l'envergure. 25 Dorval Oh ! ne lésinant guère sur l'argent et rappelant de si près — devine qui?— au fait, les de Bronté dont elle vient... Jeantet 30 ( railleur ) Eh ! ne le sais-je pas? Frôlent de près les Tascher de la Pagerie. Aussi, un peu de sang noir, je crois. (Sonnerie téléphonique.) Dorval N'en finiront-ils point? (Saisissant Vappareil. Après avoir écouté] dans le porte-voix.) Malgré l'or expédié? Mais c'est superbe ! (À Jeantet.) Un commencement de 5 crise monétaire. (Dans l'appareil.) Quoi?... Les Miln-wood guichets fermés? (Écoutant.) Comment est-ce arrivé? Vite, je vous prie, vérifiez câblogrammes, faites aussi courir chez Lûdshon, Mansfield-Street et, et... (Écoutant à Jeantet.) — Patatras ! Patatras! — 10 (Dans l'appareil.) Exigez paiement. Tenez-moi au courant ! Jeantet Est-ce un Austerlitz? Dorval 15 (les yeux dans le vague) Un Austerlitz?... Un... Je l'imagine. Cependant (il se lève et se passe la main sur les yeux) la brume m'empêche de m'y reconnaître... (Se campant devant un tableau de bataille avec une voix de rêve.) Rien que 20 des couleurs neutres... Regarde, Jeantet: L'aube pointe à peine... — Si c'est un Austerlitz? (Il se passe la main sur le front et recule de quelques pas. Ensuite, déclenchement du bras droit dans un geste napoléonien et désignant la bataille.) Mais, oui, c'en est un. Le soleil 25 est là — derrière ces montagnes — dans cette brume — et ses flèches qu'il s'apprête à darder — qu'il darde — vont bientôt en percer à jour l'opacité. Regarde — vois! Là — au fond. Oh! comme tout s'éclaire. Et la mitraille, la mitraille d'or qui gronde, qui vole,— qui 30 roule... — Oh!... si ce n'est pas un Austerlitz que pourrait-ce alors être? Regarde — vois: N'en est-ce pas le soleil et —mais... (Dans la coulisse les voix de Georges Dorval et du Docteur Tréfond.) La voix de Georges Dorval 35 Vous me direz peut-être que la caisse n'est pas bonne... 283 282 La voix du docteur Tréfond Oh ! excellente celle de votre père. Dorval (se réveillant comme d'un rêve) Tiens ! C'est... Jeantet Tu en reviens, enfin... Dorval Mon fils, je crois. scène Vl-ème les mêmes, en plus georges dorval et le docteur tréfond Le docteur Tréfond Et ce cher Docteur Tréfond avec. Dorval Bonjour à tous deux et — amenez-vous un peu plus près, mes très chers — surtout toi, Georges. (Ils se donnent la main) à Georges.) De si grand matin? Diantre ! Georges ( embarrassé ) Que veux-tu? D'ailleurs, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Une guigne du diable ! Le docteur Tréfond Et une vie qui n'est pas à continuer — ce que je lui disais tout à l'heure... Dorval (à Georges) Et?... (Légèrement ironique.) Un chèque? Georges Ma foi, je... Dorval Combien ? 5 Georges Quatre-vingt-mille. Dorval Fichtre ! Aisés à prononcer les chiffres. Georges 10 Je... — Eh ! que le diable emporte cercles et cartes. Dorval Enfin! Ne te monte pas les sangs. (Lui tendant le chèque qu'il a signé.) Et, que je t'embrasse. Georges 15 Au revoir. (Il sort.) Jeantet Charmant. Tréfond Mieux encore... Heu! Ravissant. (À Dorval, mi-20 comique.) Un chèque? Dorval Et, moi, Tréfond, moi — fais-je autre chose que jouer? Tréfond 25 O! Toi?... — Tu joues de bonheur. Dorval Qui sait? Tréfond Moi, parbleu. Jeantet, aussi, je le suppose. Puis, 30 tout le monde. Et, toi — surtout. Quand à la santé — je la présume bonne. 285 r i Jeantet Et tu ne fais pas erreur. Bonne à jeter avec des arches de pont jusqu'aux étoiles. Tréfond (plaisantant) Donc rien à faire par ici. Pressé —- à ne savoir qui entendre. M'en vais. Voulu seulement vous voir en passant. À tantôt, mes amis. Dorval À tantôt. Jeantet (à Tréfond) Je voudrais... Hé! Tréfond... Tréfond Pas temps. Plus tard. Bonjour. (Il sort. Coup de téléphone.) Dorval (courant à l'appareil) (À Jeantet.) Du nouveau sans doute. (Écoutant.) Hourrah! Hourrah! (Dans Vappareil.) Faites. (Écoutant.) Oui. (Écoutant.) Point d'hésitation. (Écoutant.) Oui. (Écoutant.) Oui. (Déposant l'appareil, à Jeantet.) Mon ami — mon excellent Jeantet ! Deux — quatre — cinq guichets de banques fermés là-bas. La bataille. Le krack !— Austerlitz ! — Elle est gagnée, la bataille. Ils ne payent plus. On ne paie plus. Fichus leurs soi-disant rois de l'or. Et tout — tout nous appartient, désormais: Mines — railways — forêts-vierges — gratte-ciel. Tout. Et Napoléon? réponds: [ne] le suis-je donc pas puisque je la gagne la bataille? — et que, Lui — l'empereur — il est là (geste) sous mon front — et là (geste) dans mon cœur. Ah ! Ah ! (Il se jette dans les bras de Jeantet.) Austerlitz ! Austerlitz ! (rideau) DEUXIÈME ACTE (Même décor.) SCÈNE I-ère JEANTET, TRÉFOND 5 Jeantet Oui, cher ami; oui, Tréfond — voilà: c'est, pourtant, inquiétant, ça... Tréfond La bonne blague ! Inquiétant ? Et pourquoi, s'il te 10 plaît? Le connaissons-nous d'hier? Un peu trop de lyrisme, peut-être — je te l'accorde — mais c'est tout. Qu'il se croie un peu Bonaparte et beaucoup Napoléon, qu'est-ce que cela peut faire? Que savons-nous, au surplus, de la mort, de la vie, de l'éternel retour des 15 choses? Jeantet Et la limite? N'en faut-il point une en tout? Or, il me semble... Tréfond 20 Que ça se corse? 287 Jeantet Mon Dieu, oui. Enfin, je te dirai aussi, qu'en de certains milieux, et je suis à me demander depuis près d'une semaine qui en a pu ébruiter — comment m'expri-5 merais-je? — sa marotte — enfin — enfin toujours est-il que les racontars ont fait leur chemin, et qu'on en jase joliment. Tréfond Après? 10 Jeantet Et qu'on ne fait qu'y plaindre sa femme. „Cette pauvre Madame Dorval" par-ci, „cette vraiment malheureuse Madame Dorval" par-là — „une de Bronté !" pensez donc ! 15 Tréfond Assez curieux ce que tu me signales là. Et j'y vois la main des ennemis de Dorval. Mais laissons dire: Ils en seront pour leur courte honte. Ce ne sont point de pareils bruits qui pourront jamais ébranler un crédit 20 comme le sien — lui nuire ; et nous, qui savons à quoi nous en tenir sur lui, depuis qu'on n'était que des potaches, fichons-nous-en — et en plein ! Sang Dieu ! Qu'il fasse donc son grand empereur tant qu'il voudra — pourvu que ses caisses se remplissent. C'est le prin- 25 cipal — n'est-ce pas? Jeantet Alors? Tréfond Quoi?... Eh! Eh! Indiscutablement, certains de 30 mes confrères — et pour ne pas le cacher — presque tous... Jeantet Complète ton idée... Tréfond 35 Le tiendraient, parfois, pour un fou, délivreraient en toute paix de conscience le fameux verdict. Jeantet Tandis que toi? Tréfond Moi? Fiche-moi la paix. Que veux-tu que je te dise? 5 En sais-je plus que le premier venu? La question n'est pas là: regarde-moi, plutôt, cette fortune — la sienne — insensée si tu veux — et demande-toi: est-elle l'œuvre d'un fou, elle? Et, faut-il, par conséquent, que moi, moi qui suis un fou réel, et combien plus que lui — ne 10 fais pas l'étonné — cela est, puisque je crois à la science — faut-il que je te demande à toi, qui en es un autre — parfaitement — puisque tu crois à la gloire, à l'immortalité: — où finit la sagesse — où commence la folie? 15 Jeantet Ainsi — point lieu de s'inquiéter? Tréfond Finaud! C'est là que tu voulais en venir? Je t'y attendais. 20 Jeantet Mon amitié pour lui... Tréfond Où laisses-tu la mienne? Jeantet 25 Sont toutes deux immenses. Conclusion? Tréfond Aucune. Que d'autres aient sa folie. Et qu'ils gagnent de l'argent — beaucoup d'argent — autant que lui. Pour ce qui regarde Dorval — son génie — et il est 30 incontestable — je dirais inouï si... Jeantet Il m'effraye, ce génie-là. 288 289 Tréfond Le guidera. Sa double personnalité étonne — évidemment. Mais on n'y peut rien. La science elle-même n'a pu y voir clair. Ce sont des profondeurs dans lesquelles 5 il est inutile de descendre. Voici, d'ailleurs, ma pensée en son entier, sur notre ami qui,— tout Dorval qu'il est •— enfant de la balle ou sait-on d'où et comment sorti, et par qui mis au lycée — est — ne te cabres pas — au physique comme au moral — l'ogre — mais, 10 tu sais? — le vrai — celui de Corse tout craché. 15 Jeantet Voudrais-tu dire.. S C E NE II-ème les mêmes, m-me dorval M-me Dorval ( saluant ) Messieurs... — mon mari? 20 Madame... Pas rentré. Tréfond ( saluant ) Jeantet M-me Dorval (de mauvaise grâce) 25 Et où peut-il passer son temps? Vous devez le savoir, vous qui êtes, en quelque sorte, ses inséparables. Jeantet Mais, Madame, je crois qu'en ce moment il se multiplie. 290 M-me Dorval Autour de la Bourse? Jeantet Et dans les Banques. 5 M-me Dorval Un beau métier qu'il fait. Tréfond De mauvaise humeur ce matin, chère Madame? M-me Dorval 10 On le serait à moins, Docteur. On dit, partout, qu'il est en train de perdre sa fortune. Jeantet La vérité est qu'on enrage de le voir au moment d'en gagner une autre. 15 M-me Dorval Ou de voir passer en buée l'ancienne. Que ne lui donnez-vous de bons conseils? Mais je dois vous quitter. Au revoir, Messieurs... Et... amusez-vous bien à l'attendre. (Elle sort.) 20 SCÈNE III-ème jeantet, tréfond Jeantet Charmante ! Tréfond 25 Et, de plus, genre ! Jeantet Une de Rouilly de Trêvekerdrek-de-Berth-Colon-et-Bronté. 291 Tréfond Tant que ça? Jeantet Ne le savais-tu pas? Tréfond Si. Ensuite, Dorval ne me l'aurait pas laissé ignorer. Au fond, c'est son état-civil à lui que la noble Madame. Jeantet Une jolie épigramme que tu viens de lui décocher. Très injuste, pourtant. Madame Dorval n'est que la raison sociale de notre ami. Tréfond Je n'ai pas dit autre chose. Jeantet Et ce qu'elle emplit ses roturiers salons de ducs et de duchesses — voire même de princes du sang des dieux. Tréfond Qu'il tire amplement de la débine. scène iv-ème LES MÊMES, DORVAL Dorval (préoccupé — ne les voyant pas, et tenant un journal à la main qu'il lit à haute voix) „Le cours des valeurs américaines remonte malgré la panique des derniers jours. Les deux grandes banques — celle de France et celle d'Angleterre... (S'interrompant.) — Tonnerre ! (Se promenant à pas agités, et les yeux à terre.) Est-ce arrivé ou non? — tout est là. (Il reprend fébrilement le journal et Vouvre en le froissant. Il en parcourt des yeux les colonnes.) Ah! Officiel. (Il lit.) Cinq cent millions! Cinq cents! Elle a fait ça — ça ! la Banque de France ? Nom de Dieu, de nom de Dieu ! Mais je ne le crois pas — non — et... (Apercevant Jeantet et Tréfond.) Tiens! Vous 5 étiez-là? Un instant — et je suis à vous, mes amis. (Il appelle dans un téléphone latéral.) Hallo ! Hallo ! Bourse s'il vous plaît. (À Tréfond.) N'oubliez pas, Tréfond, ma fête de jeudi. (Sonnerie dans l'appareil.) Hallo! Michaud? Mr. Michaud! (À Tréfond.) Paraît 10 que Madame Dorval nous en ménage pour ce bal une de surprise ! La Duchesse de Bligneuse que j'ai abordée ce matin au Bois... (Sonnerie. Saisissant Vappareil et écoutant.) A combien „Nord-Sud", prie? (Écoutant.) Hausse? (Écoutant.) Oh! petite différence. Et 15 les „Rand?" (Ecoutant.) Un pareil bond? Mais les „Alaskas" — eux? (Écoutant.) Heureusement. (Écoutant.) Pas un moment à perdre alors — main-basse — rafle — razzia sur „Alaskas" — sur toutes valeurs hésitantes. Est-ce entendu? (Écoutant.) Parfait et donnez- 20 moi des nouvelles — clôture. (Il dépose Vappareil, avec agitation, et comme faisant abstraction de la présence de Jeantet et de Tréfond. Tout en marchant avec des pas saccadés au large de son bureau — les mains derrière le dos.) Y aller, les deux, de leur milliard ! Ah ! les 25 gueuses ! Me ficher par terre ? Dix centaines de millions ? Dix? Qui l'aurait cru? Mais ils ne suffiront point à parer au désastre. D'ailleurs, se relève-t-on du jour au lendemain, et d'une panique semblable? Et,— et pourvu que les Ostermann et les autres... Ah ! — Bertin 30 doit, pourtant, y aller lui-même à la Bourse — donner de sa personne. (Il agite une clochette.) scène v-ème LES MÊMES, en plus L'HUISSIER Dorval 35 Faites monter Mr. Bertin. (L'huissier s'incline et sort) à Tréfond.) Ainsi — nous disions?... Les clients? Ça va?... Beaucoup de malades? 293 Tréfond Couci — CQiiça. Dorval Malheur! Pas d'épidémies? (À Jeantet.) Et, toi, Jeantet ? Ton discours ? Esprit ? Saillies ? A en revendre, certes? Très académique, en somme... Pointes par-çi coups d'estoc par-là. (Sursaut brusqte. Comme à lui-même et allant à son bureau.) Bougre-de-bougre! (Il cherche dans des papiers.) Où ai-je mis ces paperasses? Jeantet (à Tréfond, à mi-voix) Incroyable? N'est-ce pas? Rien ne le démonte. Tréfond Et, comme l'autre, toujours. Ne sachant qu'interroger, interrogeant à chaque instant... (À soi-même.) Plus que bizarre. In-con-ce-va-ble ! Dorval Vous disiez ? Tréfond Rien. On causait. (Bertin, le sous-directeur, entre. Dorval, mû comme par un ressort, court à sa rencontre.) Dorval Vous voici, enfin, Bertin. C'est que nous en sommes au tournant périlleux. J'ai donné ordres Bourse — mais, portez-vous, plutôt, en personne, là. Écoutez — écoutez! Faire vite, et si „Rand", si „Alaskas", si autres papiers de là-bas continuent [à] flancher, mettre la main dessus. Ah ! Ah ! On verra. Oui, on verra car il en est temps encore. Pour un coup de surprise, c'en est un, c'est vrai; seulement, prévu, archi-prévu, pas peur. Câblez New York mêmes ordres. Surtout, pas d'atermoiements. Rafle. Rafle. Rafle. Mon sort, celui de la Banque Dorval — le sort du monde — entre vos mains, mon ami, mon fils. Bertin En mon entier à vous. Comptez sur moi. (Ils se serrent la main avec effusion. Bertin sort.) Dorval 5 Le brave homme ! Le grand cœur ! Jeantet Il te le doit bien — lui qui te doit tout. Dorval Peuh ! Jeantet ! Il ne m'aurait pas connu qu'il eût 10 quand-même fait son chemin. Jeantet Té! Té! Té! (Sonnerie dans Vappareil. Dorval le saisit. Après avoir écouté, dans le porte-voix.) Dorval 15 Et d'où le tenez-vous? (Écoutant.) Bien. Mais, est-ce déjà fait? (Écoutant.) N'en savez rien? (Écoutant.) Informez-vous. (Il dépose en colère l'appareil.) Cré nom de Dieu ! Cela y est. Jeantet 20 Qu'arrive-t-il ? Te voilà bouleversé. Dorval Que les Ostermann — eux aussi — sont au moment d'expédier — s'ils ne l'on déjà fait — de l'or aux Mil-banck de New York. 25 Tréfond Une nouvelle des plus graves que tu nous donnes là. Dorval Un désastre pour moi — si, toutefois, c'est vrai. Car tous, tous suivraient les Ostermann — pas de doute 30 à ce sujet. N—i=ni—fini, mes amis... La débâcle— la mort. 295 scène vi-èine LES MÊMES, M-me DORVAL Dorval Ma toute belle... 5 M-me Dorval (d'un ton sec) Vous voici, enfin. Ce n'est pas malheureux. Dorval (ironiquement galant) 10 Un chèque? M-me Dorval C'est bien le moment d'en parler. Dorval Je ne te reconnais plus, Madame Dorval. 15 M-me Dorval En effet: me voici bien changée. Ah ! les misérables. (Elle roule un fauteuil et s'y laisse choir bras ballants.) Et comment parer à ce coup? Que faire, mon Dieu? 20 Mais, enfin? Dorval M-me Dorval Non, je ne me serai jamais attendue que moi, une de Bronté ! — moi ! je sois à ce point bafouée. Tréfond 25 Que nous dites-vous, chère Madame? Jeantet On se serait permis ?... 296 M-me Dorval Et vous le voyez, Messieurs: Mr. Dorval est le seul à qui cela semble naturel, et qui n'en dise rien? Dorval 5 Le moyen de le faire quand tu ne t'expliques pas. M-me Dorval Je ne m'explique pas? Et combien de fois dois-je le répéter — le crier: Bafouée ! — Bafouée ! je l'ai été. Et, par qui encore? Par votre fils, par lui, Monsieur. 10 Dorval Par Georges? Jeantet Cela se pourrait-il? M-me Dorval 15 Oui: cela se peut — et c'est ainsi. Par notre fils, par lui-même; — non, par le vôtre plutôt, car il vous appartient, il est à vous, Mr. Dorval, sachez-le. Dorval Aussi,, ma toute belle, l'ai-je pas toujours pris sous 20 mon bonnet ? M-me Dorval Oui — et surtout maintenant. Au reste, cela se comprend assez — et l'on voit bien que vous êtes réellement son père. Approuvez-le, par conséquent — mais, 25 de grâce, plus de bal: m'en voici débarrassée. Dorval Plus de bal? Et d'une autre à présent! Mais, pourquoi „plus de bal", s'il vous plaît? M-me Dorval 30 De mieux en mieux. Voudriez-vous, peut-être, que j y paraisse nuer 297 Dorval Au fait — bien que je n'y voie que du feu — pourquoi pas? M-me Tallien Ta bien fait. M-me Dorval (levant les bras) Toujours le même ! Vous oubliez à qui vous parlez ! Et vous voici, de plus, faisant cause commune avec la créature à qui, mon fils, le fruit de vos entrailles... Dorval Ah ! quant à ça, non. M-me Dorval Car, vous le savez, c'est lui, lui seul qui était dans le secret de ma robe ; — c'est donc naturel qu'il l'ait livré à cette... et qu'il m'a été donné de lui en voir une de presque semblable au corps, et, devinez où, je vous prie? — au Grand-Opéra — pas ailleurs — au grrand, grrrand, grrrand-Opéra. Dorval Voyons, calme-toi ! Ouf ! Je commence à m'y reconnaître. Madame... Jeantet Tréfond Mais, sans doute. La toilette en question n'est pluç sortable pour Madame. M-me Dorval N'est-ce pas? Or, comment d'ici jeudi aurai-je une robe? En deux jours? Non — mille fois non — prenez-en votre parti. Dorval ( décisif) Elle doit, pourtant, avoir lieu, notre fête — et plus que jamais, Madame. M-me Dorval Le voudrais-je que cela ne se pourrait pas. Dorval Si. Si. Car voici une idée qui sauverait tout. Sois 5 seulement un peu gentille, et rappelle-toi... N'ai-je point mis dans ta garderobe du château de la Brèche — ce manoir qui n'est qu'à deux pas de Paris — et à l'occasion d'un bal costumé que nous faillîmes y donner — la toilette même que Marie-Louise — Faîtière 10 impératrice — porta le jour de son couronnement? M-me Dorval Eh ! bien? Et c'est à une de Bronté que tu la proposes ta défroque? Dorval 15 Comment?... Mais c'en est justement la raison! M-me Dorval Je ne comprends pas. Jeantet Ce serait même sensationnel, chère Madame, que 20 d'y paraître ainsi. Dorval Sans doute. Puis, une défroque de deux cent mille francs ! M-me Dorval 25 Mais, vous, Docteur, qu'en dites-vous? Tréfond Je pense qu'elle a été faite pour une impératrice, cette robe. M-me Dorval 30 Ah ! Mais c'est qu'alors elle m'irait. (À Dorval.) Aussi — mon grand — mon très grand — je l'accepte 299 ta robe — et je t'en remercie même. Ton idée est simplement magnifique. Je cours prendre mes dispositions. (Elle salue et sort.) Tréfond 5 Quant à moi... Mes malades... Au revoir, mes bons. (Fausse sortie, à Dorval.) Et ne te laisse pas abattre. Tant que la bataille se poursuit — ne l'as-tu pas dit toi-même? — tant qu'elle n'est pas définitivement perdue—on ne sait jamais... (Il lui serre la main et 10 sort.) SCÈNE VII-ème dorval, jeantet Dorval Nous voici, enfin, seuls. Oh! mon Dieu. (S'affais-15 sant dans un fauteuil, las, découragé.) Jeantet La vie est dure, c'est vrai. Je ne te dirai pas que c'est de ta faute... qu'on doit savoir, s'arrêter à temps. La vie est ce qu'elle est, pour chacun, et nul ne fait 20 la sienne. C'est, d'abord, le tempérament — et on n'a pas la possibilité en naissant de s'en choisir un à sa convenance — ce sont, ensuite, les circonstances qui déterminent ce que la vie doit être. Dorval 25 Elle est, pour moi, une expiation. Car, Jeantet, car... à toi qui, avec Tréfond, êtes mes meilleurs amis, je puis le dire, l'avouer: Je suis, parfois, tenté de croire que je ne suis qu'un fou, qu'un dément... Et, malheureusement, je ne le suis pas. Je ne suis qu'un homme 30 comme les autres — oui, comme tous — puisque je sens, puisque je raisonne, puisque je souffre. Et néanmoins, je diffère des autres. Ne suis-je point, en effet, l'homme aux deux personnalités? Et la sienne — celle-là, — la très grande — la très haute — celle du Titan sublime et terrible qui dort sa mort aux Invalides — ne me lancine-t-elle pas? ne me harcèle-t-elle pas à 5 tout instant? — Fou? Oh! certes, puisqu'il l'a été Lui — Lui, l'Homme du Conseil des Cinq cents — et qu'il a brisé la République — mais non sans en avoir, il est \rai, frappé comme d'une foudroyante massue le monarchique Briarée aux cent têtes grimaçantes — et 10 non sans — comme un Dieu qu'il était — rappeler au bonheur de la lumière, à la bonté de la liberté, les cent peuples divers que le monstre tenait écrasés sous lui... Jeantet 15 Tu y vas..^ Dorval C'est la vérité. Lorsque je parus — les demi-dieux d'Athènes et de Rome, et qui revécurent un instant parmi nous — ceux dont l'enthousiasme et la vertu 20 ne connurent point de bornes — n'étaient déjà plus. De vils ergoteurs, de misérables satrapes qui n'étaient ni peuple, ni hautes cimes — avaient remplacé les grands — les immortels. La Gironde et la Montagne, l'injustement exécré Marat... 25 Jeantet Ce qu'il a fait tomber de têtes celui-là... Dorval Il en a laissé de trop sur les épaules. Jeantet 30 Mais tu en arrives à justifier la Terreur... Dorval C'est elle qui a sauvé la France, qui l'a... 301 300 Jeantet Et celui que... tu prétends avoir été — être? Dorval Ah ! Celui-là ! Il a prêté la voix tonnante de Danton 5 à ses canons pour jeter ses grandes paroles: à la face des rois, dont les trônes se sont mis à chanceler et à ne plus être que de frêles esquifs chavirés parmi le tumulte des flots. Ah ! Celui-là ! Il a mis le tranchant de glaives flamboyants aux mains de ses soldats pour 10 ouvrir les artères des peuples dont l'œdème de mille huit cents ans d'esclavage glaçait la vie et ravalait au rang de bêtes. Son souffle a parcouru l'Europe en coup de vertige. Ses aigles, les aigles de la France, il a su leur donner l'essor pour jusqu'au Kremlin s'envoler et s'y 15 poser... — En Italie — en Egypte — à Vienne — à Potsdam — en Russie — en Espagne et en Hollande — d'un bout du monde à l'autre — il a été ce que nul ne sera jamais plus: L'archange de la vie et de la mort — le maître de la suprême sagesse. Les lois qu'il 20 a édictées restent. L'âme qui a été la sienne est encore dans les jeunes — dans les humbles — dans la vraie grandeur et dans la vraie puissance de la France: le cœur de son peuple. Son nom fait encore frissonner nos ennemis — et la nuit du tombeau — elle-même ! — 25 ne peut éteindre les éblouissements de sa gloire.— Ah ! Et continue à me demander ce qu'il a été — demande-le-moi, malgré l'île d'Elbe et Sainte-Hélène. Oh ! et malgré aussi la couronne qui lui a ensanglanté le front et le sceptre qui lui a brûlé les mains. 30 Jeantet ( ému ) Crois-moi. Reviens aux réalités. Tout ça, ce sont... Dorval Et c'est ce que je fais. Car, maintenant, non, ne me 35 crois pas fou — je ne le suis pas — maintenant, il n'est plus qu'un homme comme les autres — un banquier! 302 — entends-tu? Comprends-tu? — un banquier qui se nomme Dorval — qui a un fils qu'on appelle Georges — et qui est un cercleux, un viveur, un snob, Jeantet ! — un snob ! — et que j'aime ! — qui a une femme — 5 mais tu la connais assez, une de Bronté ! et moi je la connais aussi —- oh ! très bien — ne proteste pas,— et cet homme — que dis-tu de cet homme ? de ce Dorval qui jadis habita le Louvre, et qui n'est plus maintenant qu'un inconnu — rien — là, où — il le sait — il 10 régna. D'ailleurs, comment le reconnaîtrait-on? Ceux qui furent ses maréchaux, ses généraux, ceux qui le nommaient leur „petit caporal" — tous — tous sont morts. De plus, son corps lui-même n'est-il point sous la haute coupole — sous de pesantes tonnes de marbre ? 15 Et, si un jour — car tout peut arriver, n'est-ce pas? — cet homme — ce Dorval — ce bourgeois quelconque, se prenait à crier: „A moi ! A moi ! Je suis l'Empereur ! Sus à l'ennemi ! Vengeons la France ! Rendons-lui son ancienne splendeur. Refaisons flotter son drapeau là 20 où il se déplia naguère — sur les peuples, sur le monde" — eh bien, mon ami, eh bien, Jeantet, un éclat de rire d'abord — mais, tu sais? un de ces rires formidables — oh ! comme en savent pousser les bourgeois lorsqu'ils sont bêtes — et — puis — tranquillise-toi — presque 25 rien — un fou de plus — voilà tout — et ne serait-ce point là — reconnaîs-le — l'expiation plénière — un fou de plus ! Un fou ! (II tombe dans le fauteuil la tête entre ses mains. Sanglots étouffés.) Jeantet 30 Mon ami, mon cher Dorval, calme-toi, écoute ! Je te crois — mais — oh ! l'horrible souffrance ! Que tu aies ou non été l'Empereur, peu importe. Il suffit que telle soit ta pensée, ta foi, pour... Dorval 35 Jeantet, ne dis pas ça... car... 303 scene VlII-ème les mêmes, bertin Bertin (haletant, cheveux en désordre, cravate dénouée) Bataille. Mêlée effroyable. On s'entretue presque à force d'en vouloir de ce papier, du leur. Tout est emporté. Pris d'assaut. Hausse et rien que hausse. Seuls „Alaskas" et „Rand" entre nos mains. Mais, autant du papier blanc. 10 Jeantet Oh! 15 Dorval Eh bien, Bertin? Eh bien? Bertin (laissant tomber les bras) Eh bien... (rideau) ACTE III-ème (Même décor.) scène I-ère georges, jeantet 5 Georges Il n'en reste pas moins, cher Monsieur Jeantet, que mon père a soulevé contre lui un tollé général. On le vilipende partout, et point de grand financier qui ne hausse les épaules dès qu'on vient à le nommer. 10 Jeantet Rien que de naturel. Mais, quant à moi, je vous dirai franchement que ce qui m'intéresse surtout c'est votre opinion à vous qui, paraît-il, quittez cercles et sport pour passer, armes et bagages, aux finances. 15 Georges Mon opinion? Écoutez! En toute sincérité je vous l'affirme, je ne m'en suis formé aucune de bien précise. La question est d'une complexité, d'une délicatesse extrêmes. Et, d'abord, mon père est mon père. 20 Ce qui est néanmoins réel, et ce que personne ne conteste — pas même lui — ce sont ses pertes. On les 305 porte à des centaines de millions, et notez que je ne parle pas de celles des autres, qui atteindraient au milliard, paraît-il. (Geste de Jeantet.) C'est du moins ce qu'on dit. 5 Jeantet Eh! que ne dit-on pas, cher Mr. Georges? Georges Quoi qu'il en soit, la presque totalité des fonds de la Banque Dorval y a passé,— et — si vous me 10 voyez aujourd'hui brûlant turf et plaisirs — c'est que. vous le savez bien, nécessité ne connaît point de loi, Jeantet (légèrement ironique) Fort beau et c'est ce qui s'appelle parler, o Georges Au fond, mon père était libre d'agir comme il l'a fait. Cela le regarde. D'ailleurs, en ce qui me concerne, vous savez le cas que je fais de l'argent... Jeantet 20 ( persifleur ) Mais parfaitement... Georges N'est-ce pas?... — Seulement voilà: Ma mère ne l'entend pas de cette oreille. 25 Jeantet (même ton) Je la comprends ! Et vous voici entre le marteau et l'enclume. Georges .30 C'est ça. Jeantet Votre mère est votre mère. 306 Georges Dame ! Et, mal ou bien entendus, ses intérêts — les miens, soutient-elle— son entourage aussi: amies, médecins qui la soignent — tous et tout enfin — la pous-5 sent — est-ce assez ennuyeux, dites? — la poussent... Oh ! mais je ne compléterai pas encore que mon père ait besoin de quelque repos... — Puis, que voulez-vous?. .. L'âge — un certain âge... Jeantet 10 Assurément, cher Monsieur Georges... l'âge — un certain âge... Georges N'amène que trop souvent les pires catastrophes. Jeantet 15 En serions-nous là? Georges Le sais-je? Ce que je puis avancer est que ma mère en est certaine. On le lui a démontré et prouvé: La-Banque Dorval coule à pic. 20 Jeantet Que me contez-vous là? Et la fortune immobilière de votre père, qu'en faites-vous? Intacte, et dans les cent millions, semble-t-il. Georges 25 Un joli denier, c'est vrai ! Je vous voudrais, toutefois,, au „Sporting " pour y entendre les gorges chaudes qu'on fait à son compte et à celui de son prétendu impérialisme financier. Jeantet 30 Propos de cercles, et qui n'ont jamais fait de mal à personne. 307 Georges Croyez?... Heureusement que mes deux dernières rencontres... Jeantet 5 C'est de vos duels que vous voulez parler? — Et moi qui étais prêt à vous les reprocher? À eux seuls ils ont causé plus de tort à votre père que ses pertes à la Bourse. Georges 10 Permettez — permettez... scène II-ème les mêmes, un huissier L'huissier (présente à Jeantet une enveloppe fermée) 15 De la part de Monsieur le sous-directeur. JeTantet (la prenant à Georges) Que peut-il me vouloir ce cher Mr. Bertin? (Il ouvre le pli. Une lettre et des coupures de journaux 20 s en échappent. L'huissier les ramasse, les remet à Jeantet et sort.) Jeantet (adossé à la cheminée et parcourant la lettre après avoir déposé les coupures sur le dessus en marbre) 25 Pour un sentiment délicat, c'en est un, à coup sûr. (À Georges.) Mais venant de Bertin il ne doit point surprendre. (Se saisissant d'une coupure et déposant la lettre.) Oui. Des infamies, et dont il faut que votre père ignore. 30 Georges Lisez toujours. 308 10 15 20 25 30 35 Jeantet Prenons-en donc connaissance, puisque tel est votre désir. (Lisant.) „On sait qu'une rencontre au pistolet — un simple échange de balles heureusement - a eu lieu la semaine finissante entre le vicomte de la Brègne et Mr. Georges Dorval, le fils du grand financier que la crise du numéraire en or survenue aux États-Unis a mis en vedette avec un si grand éclat". (S'interrompant, à Georges.) Cela promet. Georges Oh! Rien de choquant jusqu'à présent. Jeantet (continuant à lire ) „N'en déplaise à certains de nos confrères, les motifs qui ont occasionné ce duel ne sont point aussi futiles qu'on se complaît à le répandre. La Banque Dorval, chacun le sait, n'a pas été ébranlée par les derniers flux et reflux de la Bourse. Les audacieuses combinaisons du chef de cette maison — stupéfiantes selon les uns, et les sommes inouïes qui ont sombré dans cette débâcle ont déconcerté des hommes autrement initiés dans les coulisses de la haute finance que ne l'est Mr. de la Brègne..." ( S'interrompant, nerveux.) Je passe. Cela vous agrée-t-il? Georges Hum ! — Au bout du compte, c'est pour mon père que je me suis aligné avec Mr. de la Brègne. Jeantet Ce en quoi vous avez eu parfaitement tort. (Il jette la coupure dans la cheminée.) Et d'une ! Quant à celle-ci... (Il en prend l'autre sur la cheminée et fait le ges[te de la jeter].) Georges Ah ! mais pardon. Jeantet Soit. (Il lit.) „ Mr. Georges Dorval fils est unclub-man accompli "... 309 Georges Il s'en rend au moins compte ce Monsieur. Jeantet (continuant de lire) „un sportsman des plus distingués".., Georges Ce Mr. Bertin. M'en veut-il donc au point de vouloir celer à mon père le bien qu'on dit de moi? Par exemple ! Jeantet (poursuivant la lecture) „et — nous le voulons aussi — un parfait homme d'honneur. Mais de là jusqu'à vouloir pourfendre ceux que certaines opérations financières — encore que louches — font s'esclaffer de rire — il y a un abîme. Mr. Dorval fils en pense autrement. Tant pis pour lui et pour son papa". (Il s'interrompt, froisse la coupure avec colère et la fait flamber au feu de la cheminée.) Le cas que j'en fais! (Il la rejette dans Tâtre.) Pouah ! Je gage pourtant que mon ami, qui finira bien par en connaître la teneur, ne prendra point la chose par rapport à ce Monsieur sur le même ton que moi, et — ce ne sera que mérité. Georges Vous feriez mieux de déconseiller à Mr. Dorval tout esclandre. Sa situation ne s'en trouverait qu'aggravée. En définitive, n'êtes-vous pas son ami? Jeantet En douteriez-vous ? Ne l'ai-je pas toujours été? Je ne le nie pas. Et pourtant, comment vous expliquer cela? Ma mère se trompe, positivement, et c'est à tort qu'elle en veut à votre trop grande affection pour lui, affection qui, selon ce qu'elle en pense, vous induit à lui cacher le désastre vers lequel il court les yeux fermés. Jeantet 5 (hypocritement doucereux) Votre langage me surprend. Et, néanmoins, peut-être a-t-elle raison, votre mère. La clairvoyance, n'est pas mon fait. Et que la voilà bonne épouse, et que vous voilà bon fils ! io Georges Vous raillez? Jeantet Allons donc! Railler, moi? Où allez-vous prendre ça? C'est simplement mon sentiment que je vous dis, 15 et en le faisant c'est de toute l'estime que j'ai pour vous que je vous témoigne. Georges On fait ce qu'on peut. Mais, puisqu'il en est ainsi, pourquoi ne nous entendrions-nous pas?... Oh! Mon-20 sieur Jeantet ! Toutes questions d'ordre matériel à part, nos motifs d'inquiétude — à ma mère et à moi — — sont encore plus graves que vous ne pouvez l'imaginer. Écoutez ! Écoutez ! Les médecins qui la soignent — 25 et ce sont des sommités — amenés avec prudence à étudier certains phénomènes que vous autres nommez, en littérature, des états d'âme — pronostiquent, et à bref délai, la pire des calamités: comment m'expli-querai-je?... de tels écarts d'imagination — prédis-30 positions raisonnantes à vêtir de possibilités les chimères les plus extravagantes, que le résultat final ne peut être douteux. Jeantet En d'autres termes votre père serait... 311 Georges Oh ! restons-en là, je vous en supplie. Ma conviction n'est point la leur. Chercheurs de midi à quatorze heures que ces Messieurs ! Un peu de surmenage — 5 évidemment — et c'est ce qui se voit tous les jours — mais rien de plus — c'est tout. Du repos? Peut-être. Un peu. Mais, qui n'en a pas besoin? N'est-ce pas? N'est-ce pas? (La porte s entrouvre et M-me Dorval y fait son apparition.) 10 SCÈNE III-ème M-me DORVAL, LES MÊMES M-me Dorval Bonjour, Georges. (Léger salut à Jeantet.) Mr. Jeantet... — En conférence, ce me semble? 15 Jeantet Mon Dieu — vous le voyez: à peu près, Madame. M-me Dorval Alors — tant mieux... Mon fils a dû vous dire mes transes... 20 Jeantet Oh! Il s'en faut. Mais n'ayez crainte: je sais comprendre à demi-mot et sais ce qui sepasse. Néanmoins — et je ne dis pas que Dorval ne se soit un peu emballé dans les derniers temps — votre époux est homme 25 à se refaire, à tout réparer... Avec de l'habileté et de la patience — on revient de plus loin. M-me Dorval Merveilleuse la foi qu'il vous inspire, et que je voudrais la partager ! Seulement, de la patience, je n'en 30 veux plus et je n'en ai plus, et si c'est là votre panacée; gardez-la pour vous, Monsieur. Moi j'en ai par-dessus la tête et de ses batailles et de ses campagnes ! Que la chance l'ait parfois favorisé, cela est vrai. Mais là n'est pas la question. Que pensez-vous de son raisonnement, par exemple? Un perpétuel déraillement. 5 Ah ! Et sa récente dégringolade ? Y en eut-il de plus foudroyante? Ces centaines de millions perdus d'un jour à l'autre? C'est du propre, n'est-ce pas? Très napoléonien, n'est-ce pas? Et il n'est pas fou cet homme, dites? El il ne me tue pas, Monsieur? Et 10 il ne tue pas son fils, probablement? Jeantet Mon ami... M-me Dorval Un dément, Monsieur, un dément! Et les médecins 15 disent qu'il faut l'enfermer. Et on l'enfermera. Car il le faut — voilà... (Mouvement de Jeantet.) Georges Ma mère... 20 M-me Dorval Laisse... Puisque c'est un fou? Jeantet Un fou, — lui? Georges 25 Ma mère ! Enfin, mes félicitations ! C'est de la bonne besogne que vous faites. M-me Dorval Eh ! Tais-toi. C'est depuis vingt-cinq ans que Mr. Jeantet me connaît. Il sait que ma vie n'a été qu'un 30 long sacrifice — et mon mariage — un calvaire. Aussi — au fond — pense-t-il comme jnoi. Je l'ai épousé, pauvre. Jeantet Oh ! quant à ça, c'est la vérité. Vous n'aviez aucune 35 dot, Madame. 312 313 M-me Dorval Une dot? Et, le nom que je lui apportais dans ma corbeille, le tiendrez-vous pour rien, Monsieur? Et le sens des affaires, des réalités de la vie, dont il 5 n'avait pas la moindre notion, Monsieur — cher Monsieur? Et le soin incessant que j'ai pris de tuer en lui les insensées chimères que depuis ce temps il chevauchait et qui l'entraînaient à sa perte? Jeantet 10 II y en a, cependant, qu'il garde encore bien vivantes en lui de ces chimères. La foi dans votre amour, et dans l'affection de son fils, entre autres. Georges Monsieur ! 15 M-me Dorval Ne pourras-tu point te taire, et de quoi te mêles-tu? Ne l'ai-je peut-être point méritée cette foi, et n'ai-je pas fait de ton père ce qu'on a convenu de nommer un grand homme? 20 Jeantet Je ne le nie pas: C'est à vous seule que j'ai toujours attribué les changements que j'ai plus d'une fois eu l'occasion d'observer en lui... M-me Dorval 25 (à Georges) Que te disais-je? (À Jeantet, en lui tendant la main.) Nous voici réconciliés en ce cas. Je me suis d'ailleurs toujours dit que vous, vous aviez au moins... du bon sens — oui: beaucoup de bon sens, et c'est un excel-30 lent bon point pour vous. Jeantet (en s'inclinant) Vous me comblez, Madame. 314 M-me Dorval Tandis que lui... Tenez: du génie peut-être, et tant que vous voulez — en mettant qu'il en ait — mais du sens commun pas plus que ça... (Geste.) •5' Jeantet Supérieurement raisonné car, en effet, les hommes de génie sont ceux qui en manquent surtout. Georges Hélas ! Et le sens commun est le seul qui devrait 10 présider à nos actes. M-me Dorval /à Jeantet) N'est-ce pas? Néanmoins, le génie est très intéressant, lui aussi, et — vous l'avouerai-je? À le voir 15 faire son Napoléon combien souvent n'ai-je pas été moi-même prise? Et sa voix? N'était-elle point en tout semblable à celle qui retentit aux Pyramides et qui tonna devant Moscou?... Brr ! j'en ai encore comme un frisson. 20 Jeantet Je vous crois. M-me Dorval Et c'est toujours à la veille de quelqu'une de ses formidables manigances de Bourse qu'il partait. Et 25 ce que cet homme était alors et Napoléon et Bonaparte ! Aussi, est-ce à tout prix qu'il fallait l'empêcher de faire des bêtises. Mais je sais payer de ma personne, — allez ! Et c'est des heures durant que je ne me donnais pas de cesse pour arriver à le rendre, le lende- 30 main, souple et mou comme un gant. Il est très vrai que vous m'objecterez que ses opérations de Bourse devaient s'en ressentir. Hum! était-ce mal? Très assagies, toutes, je vous le garantis. 315 Jeantet Partant, c'est son bon génie que vous auriez été, chère Madame. Georges 5 Ma mère? Oh! Elle?... Une maîtresse femme! M-me Dorval Faible — trop faible — pour mon malheur. Car, voyez... (Regardant autour d'elle.) Ne nous met-il pas sur la paille ?... 10 Jeantet Permettez... M-me Dorval Inutile: Je vous vois venir, et je sais ce que vous me direz. Mais oui — je le reconnas: Je me suis ex-15 primée avec trop d'animosité sur imon pauvre Louis. Toutefois, ce ne sont pas des médecins de la valeur de ceux que j'ai consultés — et qui n'ont aucun motif pour lui en vouloir — qui peuvent se tromper. Jeantet 20 (se levant) Ah ! mais ! — et puisque nous y voici enfin, et puisqu'on joue cartes sur table — tout est parfait. Dorval est fou. Est-ce assez clair? Or, rien de plus naturel que de le faire soigner. Les fous — on les en-25 ferme — quoi? M-me Dorval Fi! Les vilaines paroles? Y avez-vous seulement songé? Moi? Souffrir une pareille indignité? Un temps de repos pour lui — je ne dis pas non — les médecins 30 non plus. Ainsi toute une villa à sa disposition; un parc magnifique; eaux courantes; oiseaux ^ chanteurs ; de nombreux domestiques; des cuisines, je ne vous dis que ça ; table royalement servie ; et pour compagnie rien que des savants. Oh! pas rébarbatifs du tout; — amusants, au contraire, au possible ; et tout et tous à ses ordres — franchement — là ! — ne ferait-ce point son affaire? Puis, de la liberté à ne pas avoir qu'en faire: Dix kilomètres de futaies et de bois à 5 grandes ombres bleues à parcourir en long et en large, à pied ou en voiture... Jeantet Un paradis terrestre en un mot. M-me Dorval 10 Exactement. Quant au régime — à peine marqué. Un peu d'hydrothérapie —- nommément. Jeantet Douches, pour sûr? M-me Dorval 15 Vous y allez. Non, mille fois non. Simples lotions d'eau froide. Elles suffiront. Ils l'ont dit. Jeantet Qui? Les savants amusants sans doute? M-me Dorval 20 C'est cela. Et nulle consigne — je vous le certifie formellement — si ce n'est celle de l'isolement nécessaire qui... — enfin, vous comprenez? Jeantet Pourrait-ce en être autrement lorsque personne 25 n'eût exprimé mieux ce que vous venez de dire avec tant de grâce et de délicatesse? (À Georges.) Mais que je vous entende à votre tour, cher Monsieur... Georges Que pourrais-je dire? Ma mère ne se serait-elle 30 point suffisamment expliquée? 317 316 Jeantet ( y aide ) Trop. Et voici ce que je vous dis maintenant, moi, fils et mère — vous et elle — vous êtes tous deux 5 dignes l'un de l'autre. M-me Dorval (voix de tête) Que signifie ce ton? Et avec moi? Jeantet ïO Oh ! Veuillez croire que je puis en prendre un autre. Et voici: Que Dorval soit un fou — vous avez été seule à l'ignorer jusqu'à ce jour. Car, entre nous: En quel temps et en quel pays a-t-on vu un homme de raisonnement assis, ou — comme vous dites — de 15 sens commun — jeter, depuis vingt-cinq ans, Pélion sur Ossa — j'entends des millions sur de millions — et pour qui, je vous prié? — cherchez, trouvez, — il ne vous sera pas difficile — à vous surtout — puisque vous devez vous rappeler les premières années de 20 votre mariage. Et, regardez autour de vous — s'il vous plaît: S'y retrouvent-ils, le lit en sapin, le paillasson, le fourneau à gaz — les quatre chaises boiteuses et — pendu au mur — le miroir ébréché — votre grand luxe d'alors — car, pour jolie, vous l'étiez, et 25 vous le saviez bien? M-me Dorval Georges ! Viens... Notre place n'est plus ici. Georges (à Jeantet ) 30 Monsieur! Vous vous oubliez. Jeantet Non pas. Je ne fais que la louer et j'irai même jusqu'à dire que votre mère était belle. Elle possédait encore — de ces temps — et c'est toujours à sa louange 35 que je le rappelle — les simples mais saines vertus bourgeoises. Les circonstances qui l'avaient voulue pauvre... M-me Dorval Monsieur ! Monsieur ! Georges (crispant les poings) 5 C'en est trop. Jeantet La pauvreté est-elle offensante, Madame? Je continue: Elles n'avaient point influé, ces circonstances, en quoi que ce soit, sur ses heureuses dispositions to naturelles... Tout ce qu'il y a de meilleure ménagère au monde! Cinq sous de beurre, huit de pommes à l'huile, six de harengs, — un plat quelconque — nouilles ou lentilles — suffisaient d'habitude à entretenir le feu sacré de la vie. 15 M-me Dorval (hautaine, à son fils) Le bras. (Ils vont pour sortir. Jeantet d'un bond est-devant la porte.) Jeantet 20 Deux mots seulement: Beau temps que Tréfond et moi sommes au courant de vos pensées, de vos paroles, de vos gestes. Vous nous les confirmez aujourd'hui, et vous voilà démasqués. Et, sur ce, c'est à moi de me retirer. Sans doute, votre mari est fou, 15 Madame. Sans doute, votre père est fou, Monsieur! Mais il n'habitera pas la belle villa. Adieu. (Il sort.) scène iv-ème GEORGES, M-me DORVAL Georges 30 Je l'avais prévu... C'est dans de jolis draps que vous nous mettez, ma mère. M-me Dorval Arrive que pourra. Du reste, moi, je m'en lave les mains. C'est à la Faculté de décider. 318 319 scene v-ème LES MÊMES, JEANTET, DORVAL Dorval (à Jeantet qu'il ramène de force) 5 Té! mon vieux. Té! As-tu la berlue? (À sa femme et à son fils.) Une brouille? M-me Dorval (masquant de mépris sa colère) Avec... Monsieur ?... 10 Dorval Mais... M-me Dorval Mais qu'il veuille d'abord prendre la porte. Dorval 15 Ça! la tarentule vous a-t-elle donc piqués—tous? M-me Dorval Charmant — et ce n'est que trop juste, car c'est à moi de sortir. Dorval 20 (à sa femme) Voyons... Jeantet (à M-me Dorval) Que non. J'ai l'honneur de vous saluer en toute 25 humilité. (Mouvement pour sortir.) Dorval (le retenant) Hé ! mon vieux. Hé ! Mais reste donc. Ça s'arrangera. 30 M-me Dorval ( entraînant G eorges) Il faut le croire. (Elle sort violemment.) 320 SCÈNE Vl-ème DORVAL, JEANTET Dorval Me diras-tu?... 5 Jeantet Ne te fais pas de bile. Dorval Oh! je m'attends à tout.,. Jeantet io Même à ce qu'il y aurait de >.:3? Dorval Je... le... suppose. Jeantet Bien alors. Seulement, c'est long à conter... 15 Dorval Long? Très long? Jeantet Ma foi, oui. Et embarrassant, Et cruellement douloureux et, et... 20 Dorval (soucieux) En ce cas... je suis à toi dans un instant. Mais jure-moi de ne pas t'en aller avant de t'expliquer. Jeantet 25 Hélas! voudrais-je agir autrement que cela ne se pourrait. Mon amitié m'impose de rester. 321 Dorval À tout à l'heure donc.. Je cours essayer de ramener ma femme à*des sentiments plus en rapport avec sa dignité. 5 Jeantet Vas-y, mon Dieu. Au surplus, si tu ne retires nul profit de cet essai — les convenances seront sauvegardées. (Dorval sort.) SCÈNE VII-ème 10 tréfond, jeantet Tréfond Heureux de te revoir. Ce ne sont point, cependant; de bonnes nouvelles que j'apporte. Jeantet 15 Et moi j'en ai de très mauvaises à te donner. Nous ne nous étions pas trompés, et nous avons bien fait de veiller. J'en ai acquis la certitude. Tréfond Et moi de même. C'est ce que j'avais à te dire. 20 Trioux — tu sais?—le célèbre imbécile qui a si piteusement versé dans les nlaladies nerveuses, et qui, pour le moment, se donne l'apparence de soigner M-me Dorval, sondé par moi habilement, s'est laissé tirer les besicles du nez. Par conséquent, voici: sa 25 mémoire, ses conclusions sont prêtes: Dorval est fou. et il faut l'enfermer. Jeantet Ce qui signifie qu'il n'y a plus un instant à perdre, M-me Dorval et son fils sortent d'ailleurs d'ici, et tu Ine t'étonneras pas d'apprendre que la chose a été menée à grandes guides et bon train. Villa magnifique, des lieues de parc autour, table à faire venir l'eau à la bouche et rien qu'un peu d'hydrothérapie... (Geste 5 de Tréfond.) Oh ! pas de douches — quelques simples i lotions d'eau froide — et un peu... d'isolement... Tréfond ( colère) .Ah! io Jeantet ( ironique ) Ne te monte pas. Que vois-tu là d'extraordinaire?... Un fou?... N'est-ce pas? i , Tréfond * 15 Bien — très bien — mais ; c'est, à moi qu'ils vont avoir affaire. ! '. Jeantet. ' , Non; point de scandale, si possible, et d'abord courons au plus pressé ensuite, on verra. Et pour \ 20 commencer, notre ami doit aujourd'hui même se | soustraire au danger d'une séquestration immédiate. j Tréfond [ L'avis est excellent — et c'est vite fait que de le donner — mais comment nous prendrons-nous pour 25 décider Dorval à le suivre, à quitter de but en blanc, ; * Paris? _ | Jeantet ï T > 1 ' Je m en charge — et tiens ! — au bruit de ces portes qui s'ouvrent et se referment violemment, je crois f 30 que c'est lui. 322 323 scène VlII-ème LES MÊMES, DORVAL Dorval (ne voyant d'abord que Jeantet) 5 Impossible d'arriver à elle, dans son boudoir. Crise de nerfs, paraît-il. Femmes et médecins autour d'elle. Trioux enfin — venant au devant de moi; m'arrêtant au seuil de la porte de ses appartements et me suppliant de me calmer; — me conjurant de ne pas me mettre 10 en colère — est-ce assez, idiot, Jeantet? — car, en colère, je ne l'étais pas du tout. Cet inepte Trioux. Nom d'un chien! Serait-ce pourtant que?... Non; il est indigne de moi de m'arrêter à de semblables pensées. Quoi qu'il en soit, son insistance à mè toujours 15 parler premier Empire — batailles — avatars de l'être humain, devient depuis quelque temps, chez lui, une scie. Fichtre! que ne va-t-il à ses drogues?.,. Néanmoins, hum ! hum ! — dis-donc, Jeantet — tu es mon ami, et tu es franc, loyal — réponds-moi et ne 20 me trompe pas... Dans l'entourage de ma femme, tous semblent, depuis cette misérable gaffe que j'ai faite à la Bourse, ne m'approcher qu'avec crainte, ne me parler qu'avec un excès de respect. D'un autre côté, quoi que je dise, nulle objection. Je dis blanc, 25 on dit blanc — noir — noir. Ai-je par hasard eu, durant l'affreuse crise que j'ai traversée, un accès de folie dont il ne me souvienne pas? En d'autres termes ai-je été fou? L'ai-je jamais été? Le suis-je? Jeantet 30 Oh ! non ! Jamais. Toutefois, la vérité, encore qu'elle soit autre, est bien plus cruelle, peut-être. Tréfond (en avançant vers lui) Elle est horrible. Dorval Toi?... Tu étais là? Eh ! bien, tant mieux... Parle Jeantet — parlez —• vous êtes tous deux mes amis — mes seuls amis, — ne me cachez rien. 5 Jeantet En deux mots: fou, tu ne l'as jamais été — tu ne l'es pas — ou si tu l'as été — rien dans cette folie qui ne soit sublime, qui ne dépasse — et de très haut — les plus géantes des conceptions humaines — les 10 plus audacieuses. À l'instar de ceux dont le nom survivra à travers tous les siècles terrestres — tu as fermé les yeux du corps sur les matérialités de la vie en ne tenant ouverts que ceux de l'âme sur les éblouissantes chimères de ton esprit. Et tu as marché. Et 15 tu t'en es allé tout droit devant toi vers les radieuses cîmes de ton rêve en frôlant tous les abîmes, en te heurtant à tous les obstacles mais en les surmontant quand-même et sans tenir compte des dangers qui te guettaient, de la boue qu'on te jetait, des haines 20 et de l'envie qui te suivaient hurlantes et échevelées... Voilà — voilà ce que tu as été — ce que tu seras peut-être encore, mais ce que tu n'es plus en ce moment — plus. Dorval 25 Moi? Moi? Jeantet Toi. Tréfond Oui. Toi. 30 Jeantet Et voici ce qui se passe encore: Tu es un vaincu* Hier, l'abîme était à ta droite et à ta gauche, avant et derrière toi. Il se creuse, aujourd'hui, sous tes pas. Rien ne te peut sauver qu'une prompte et immédiate l 35 retraite. Tu dois fuir. Quitter Paris et fuir. Aban-1 donner les affaires, et aujourd'hui même. 1 325 324 10 15 20 25 30 Dorval Jeantet — Tréfond — vos paroles sont-elles vraies et je ne rêve pas? Jeantet Ce n'est pas un rêve. - Tréfond Elles sont vraies. Dorval Et de ma femme, de mon fils, de ma situation qu'en ferai-je? ;< Jeantet Lë$ colosses qui s'effondrent n'ont plus ni femme; ni enfants, ni situation. Écoute-moi. Le temps presse. Ce n'est point la bataille d'Austerlitz que tu aè livrée ainsi que tu le croyais dans le commencement. Dorval Je ne dis pas le contraire, puisque je l'ai perdue. Mais je puis en livrer d'autres et les gagner. Jeantet Tu ne le peux plus. Tréfond Aucune. C'est fini. Dorval Ah ! Ça ! Oubliez-vous qui je suis, et que je me trouve encore à la tête d'une fortune formidable. Dans les cent ■ millions — vous le savez—ma fortune immobilière. De plus, cinq millions ou à peu près, en or —;[nejvous l'ai-je pas dit, ces derniers jours? — sans parler de mes quelques trente millions en Oklawa-Nord-American-railways — actions qui, tout papiers sans valeur qu'ils peuvent être, ces chiffons, pour 326 10 15 20 25 30 un temps, peuvent, néaniiioins, et d'un jour à l'autre, remonter à des chiffres insensés, redevenir d'un coup, de trente qu'ils sont, trois cents — plus peut-être. J'ai ensuite mon crédit. Jeantet Tu n'as plus rien. Demeure encore un jour ici, dans cette maison — chez toi —- et ta liberté, y aura passé, elle, aussi. Tu né seras plus qu'un homme mort civilement. Tréfond Et tu seras un fou, sans l'être. Jeantet Oui — car c'est ta femme qui le veut ainsi. Dorval (chancelant, la tête renversée, la main sur le front) Oh ! — Oh ! — Oh ! Mais dis que cela n'est pas... — Elle?... Ma femme?... — Aie pitié de moi, Jeantet. (Avançant sur Tréfond.) Et, toi, Tréfond, pourquoi te tais-tu? Pourquoi ne le démens-tu pas?... Tréfond Jeantet t'a dit la vérité. Mais du courage. Nous sommes là. Dorval (titubant, et les mains tendues et cherchantes) Où? Je ne vous vois pas. Aurai-je aussi perdu la vue, puisque la raison n'y est plus? Approchez-vous. Votre main — donnez-la moi tous deux... Bien — bien à présent. Vous êtes à ma gauche, Jeantet, n'est-ce pas? Et vous, Tréfond, à ma droite. Ah! ce rouge — ce rouge qui m'empêche de voir ... Et ce silence soudain?... (Égaré, et reculant à petits pas.) Ce silence, de quoi est-il fait? 327 . Jeantet Dorval ! — Dorval ! — Reprends tes sens — nous te sauverons. (Tous deux Vassoient pendant ce temps lentement dans un fauteuil. Tréfond lui ouvre le col 5 de la chemise.) Dorval Me sauver?.,. Peut-être; oui. Le rouge, l'effroyable rouge passe en effet, se dissipe, n'est plus. Seulement, tout tombe dans le noir. — Je ne vois pas. — Je ne 10 vois pas. — Rien que du noir. — Mais ce silence soudain? — Je n'entends plus rien. — De quoi est-il fait? — Ah ! — De désastre et de nuit, de mort. (Dorval qui a essayé de se relever retombe dans le fauteuil, et se couvre les yeux des mains.) 15 Jeantet (à mi-voix) Tréfond... Tréfond Ne crains point. Puisqu'il a résisté au premier choc 20 la réaction ne peut tarder de se faire. Dorval (se découvrant le visage et tendant le cou — regardant de droite à gauche — portant les mains à ses oreilles — écoutant ) 25 Hein?... Ces sons, maintenant? Puis cette lueur vague?... Qu'y a-t-il? Sont-ils des grincements et des roulements de canons qu'on traîne, ces sons, ou. des... des paroles? Où suis-je? (Il se lève.) Cette lueur est-elle le jour? (Il se raffermit, fait un pas, puis deux) 30 Jeantet va pour le soutenir. Tréfond le retient.) Tréfond (à Jeantet) Laisse. Dorval ( affirmatif) C'étaient des paroles... — Je ne me trompais pas; et — le jour — et vous. — Vous — et — (avec explo- 5 sion et désespoir) je me rappelle. — Non — plus un mot. — Un moment de faiblesse. — Il a passé. — Rien. — Je sais: tout — tout. Et je sais aussi où je me trouve, et la bataille que j'ai livrée. — Ce n'était point, comme tu me l'as d'ailleurs dit, celle d'Auster- 10 litz, mais bien celle de Moscou, avec sa retraite, son passage de la Bérézina — son désastre. — Et savez-vous où j'en suis à présent? — Non? — À Fontainebleau. — Aux adieux. Jeantet \5 (avec empressement) C'est ça — c'est ça. Tréfond Justement. Dorval 20 Mais je me suis démenti par ma faiblesse — et en le faisant j'ai humilié l'autre. L'ai-je, pourtant, démenti, Lui? L'histoire pourrait le dire... (Léger rire.) Oh ! Oh ! L'histoire, laissons-la faire. ~ En y pensant bien — tenez — à présent — moi je dis non — et mille 25 fois non. Jeantet Et, en le disant, tu es dans le vrai. Toutefois, puisque c'est à Fontainebleau que nous sommes... Tréfond 30 Faut-il aussi partir. Dorval Je le ferai. Jeantet Quand? 328 329 Dorval Aujourd'hui même. Dans quelques instants., - Tréfond Bravo. Je te retrouve en ton entier dans la prompti-5 tude de cette décision. Jeantet Nous te suivrons. Dorval Bah ! 10 Jeantet N'est-ce pas dans l'ordre? Cela ne s'est-il pas ainsi passé — rappelle-toi avec l'autre. Dorval (rêveur) 15 C'est vrai. Ceux dont le dévouement resterai jamais glorieux, l'ont suivi à l'île d'Elbe. (Il va à son bureau et agite une sonnette.) scène IX-ème LES MÊMES, UN HUISSIER 20 L'huissier (entrant et après un respectueux salut) Monsieur m'a sonné? Dorval Oui. Qu'on pare ma berline. Celle de voyage T 25 la soixante-dix chevaux — et que, dans cinq mi- 330 nutes, elle soit devant le perron. Vous ferez aussi monter Mr. Bertin lorsqu'elle s'y trouvera. (L'huissier s'incline et sort.) Tréfond 5 Mais pour quelle destination partons-nous? Dorval Pour Marseille. Jeantet Et puis? 10 , Dorval Pour la Corse. N'y ai-je point là-bas ce gigantesque et roy^l château dont la presse vous a conté les mer-: veilles? — Ce sera mon île d'Elbe à moi. Et maintenant... (Il'court au bureau et trace rapidement quel-15 ques lignes et redescend en scène le papier à la main.) Tréfond Serait-ce indiscret? Qu'as [tu] écris là? Dorval (plaisant) 20 Mon abdication. (Lisant.) „J'institue pendant toute la durée de mon absence mon fils Georges, Directeur général de la Banque Dorval. Mr. Bertin, le sous-directeur, voudra bien le mettre au courant des affaires. Toutes les opérations de haute banque;— billets à 25 ordres, engagements, Bourse, émissions d'emprunts d'États — chèques — engagements — seront, comme par le passé, du ressort de Mr. Bertin, et signés par lui". Tréfond 30 Admirablement fou, l'ami Dorval — fou à mettre à Charenton ou à Bicêtre. 331 scène X-ème les mêmes, vhuissier L'huissier L'auto est au bas du perron. 5 Dorval (lui tendant un chèque qu'il prend dans son carnet) Un chèque ! Prends-le. Il est pour toi. Pour jusqu'à mon retour. L'huissier 10 Cinq mille francs! Une pareille somme?... Dorval Trop petite pour un brave serviteur.— Pas de remer-cîments — compris? Et Mr. Bertin?... L'huissier 15 II est averti. Je l'entends monter. Dorval Tu peux sortir. L'huissier (mettant genou en terre) 20 Qu'au moins je pose mes lèvres sur la main qui va emplir de ciel bleu et de soleil le cœur et l'âme de ma femme — de mes enfants. (Il lui prend de force la main, la baise et s'enfuit en se tamponnant les yeux d'un mouchoir.) 25 scène Xl-ème les mêmes, bertin Dorval Mon ami — mon fils — l'heure du dévouement est venue. Je quitte Paris à l'instant et pour longtemps. 332 Pas de questions. Tu sauras plus tard les raisons de mon départ. Voici ce pli. Tu l'ouvriras dès que je ne serai plus là. Mais jure-moi d'accomplir les obligations que je t'impose. 5 Bertin Quelles qu'elles soient,— je vous le jure. Dorval Bien.—- À toi — je ne puis rien te donner — mais viens ici — sur mon cœur... (Ils s'embrassent. Pathé- 10 tisme.) Et voici ce que tu diras à ma femme — rapporte-le-lui exactement: „Qu'à mon tour j'ai pris le maquis — comme tout honnête banquier qui se respecte un peu, d'ailleurs". C'est tout; descendons. (Ils se dirigent vers la porte. On veut le laisser passer le 15 premier.) Dorval ( toujours ) Non pas. Vous d'abord. Un capitaine de vaisseau ne quitte son bord que le dernier. (toile) IV-ème ACTE (Même décor.) SCÈNE I-ère jeantet, bertin Jeantet (assis devant le bureau et examinant des papiers) Alors, mon cher Bertin, ces chiffres? Bertin Représentent exactement la teneur de l'état de la Banque Dorval, et que j'ai déjà communiqué au patron... Jeantet Eh ! Je le sais. Au bout du compte, est-ce aussi ce qui nous a décidé de prendre sans désemparer la mer et [de] faire notre rentrée en coup de tonnerre de... — de l'île d'Elbe, allais-je dire. Bertin Vous ne l'avez pas fait heureusement, et ce n'est que de Corse que vous rentrez. Vous conterai-je la joie que j'ai éprouvée en recevant hier soir votre télégramme de Marseille?... Elle m'est arrivée à temps. Ah ! Jeantet Diable! Et si elle avait retardé? Bertin A quoi bon parler de ça ! Qu'il vous suffise de savoir 5 que des bruits de plus en plus consistants circulaient de tous côtés. On ne parlait de rien moins que d'une demande en interdiction que M-me Dorval et Mr. Georges Dorval lui-même s'apprêtaient à formuler contre le patron... D'aucuns allaient jusqu'à soutenir 10 que cette demande avait déjà été introduite... Jeantet Que cela soit vrai ou non, M-me Dorval doit, à cette heure-ci, nous en vouloir rudement. Bertin 15 Le fait est que dès que je l'ai avisée de votre retour; elle et son fils ont fait atteler leur coupée et, sans plus; se sont fait conduire à la gare du Quai d'Orsay. Le valet de pied me l'a confié ensuite. . Jeantet 20 Un départ qui, si je ne rne trompe, ressemble fort à une fuite. Bertin Cela peut bien être. Prendre garde, néanmoins, à la flèche du Parthe... 25 Jeantet Et qu'a dit Mr. Dorval de ce départ inopiné? Car vous l'avez — je suppose — mis au courant dès son arrivée. Bertin 30 Je n'y eusse pas manqué. Mais Mr. Dorval ne m'en a pas donné le temps. À peine a-t-il pris — comme vous le savez — le temps de quitter sa limousine, qu'il s'est jeté dans son auto des grands jours. 335 Jeantet C'est vrai — n'en parlons plus alors et rentrons dans les chiffres — si, toutefois, cela vous agrée. Bertin 5 Je ne demande pas mieux, et je le fais avec d'autant plus de plaisir que le patron m'a dit s'être déchargé de tout soin, de les collationner sur vous. Jeantet Eh ! à mon corps défendant. 10 Bertin (lui présentant) Les chiffres qui sont là ne vous sembleront pourtant pas pour ça plus dépourvus d'éloquence. Voyez plutôt... 15 Jeantet (prenant te papier et Vexaminant) Cent millions de gagné rien que sur les „Alaskas" ! Et les „Rand"? De quinze millions qu'ils avaient coûté, monter à de pareilles sommes ! Mais c'est sim-20 plement fou, et vous m'en faites accroire... Bertin Mais non. Des écarts comme ceux-là, s'ils n'arrivent point tous les jours, se produisent quand-même — en de certaines circonstances... — Et tenez — re-25 gardez comme les „Oklawa-railways" se sont, elles aussi, comportées ! Jeantet (regardant sur le papier) De semblables bonds?... — Inouï — en effet! — 30 Seulement, si ces chiffres sont, pour l'heure, vrais et très vrais — et ils le sont — 375 millions tombés comme des cieux — tout aussi bien les mêmes peuvent-ils être demain remplacés par d'autres — et de combien modestes ceux-là... 15 Bertin Point — puisqu'ainsi que je l'ai communiqué à Mr. Dorval par lettre —- je me suis déjà défait des dites valeurs et ce n'est plus que des rentes sur l'État ï français que nous avonâ en caisse. Jeantet (mouvements émotifs ) Sauvée en ce cas la Banque Dorval, mon cher Bertin, et nous avons bien fait de revenir ! Sauvée, et par vous I 13 (Il lui prend la main et la lui secoue.) Bertin - Mais non, Mr. Jeantet... C'est le patron qui seul a tout fait. Sans lui, sans ses ordres précis au moment décisif, c'en était fait. Ne vous rappelez-vous donc pas ses paroles? „Rand, Alaskas, Oklawa —- rien que rafle — rafle et razzia sur toute valeut hésitante". Jeantet Vous le jugez noblement — et ce magnifique changement qu'il a exécuté au milieu de la débâcle géné-20 raie, restera pour sûr mémorable dans les annales de la Bourse. Ne vous dépouillez point cependant de tout mérite... Sans vous... (Légers grattements à la porte.) scène ii-ème les mêmes, l'huissier, puis un gargon 25 de bureau Bertin (à l'huissier) Qu'arrive-t-il, Jean? L'huissier 30 Une toile qu'on vient d'apporter de l'hôtel Drouot et que Mr. Dorval a expressément recommandé de faire placer dans son cabinet... 336 337 Jeantet - Quelque nouvelle bataille napoléonienne, je gage, ' Bertin 5 Son luxe à lui... (À l'huissier.) Alors? Jean, qu'attendez-vous ? faites monter. L'huissier : , ■ ; Le tableau se trouve déjà dans l'antichambre. (Il entrouvre la porte et crie dehors.) lié ! Arrivez ici,— vous. 10 (Un garçon de bureau apporte la toile qui est envelopée de serge verte. L'huissier, lui prêtant main forte.) Voilà ! Mais où faut-il la mettre ? Jeantet (regardant par la pièce) 15 Oui. Où? '' . Bertin (avisant un grand chevalet qui se trouvait relégué dans un coin) Si nous la placions sur ce chevalet ? 20 Jeantet L'idée n'est pas mauvaise. Dorval aviserait ensuite. Bertin (apporte le chevalet et Vinstalle devant le bureau; après que le tableau y a été mis) 25 Parfait comme ça. (L'huissier et le garçon de bureau s'inclinent et sortent.) Jeantet (s'en approchant et touchant la serge dont le tableau est enveloppé) 30 Si on lui donnait un peu d'air à ce tableau? Bertin Non. Mr. Dorval en serait froissé peut-être. Mieux vaut l'attendre. Jeantet À propos, Bertin, voudriez-vous bien vous informer, en haut, de Tréfond, qui s'y est subtilisé depuis plus d'une heure. Ce diable dé docteur, à prendre son bain, barbette, me semble-t-il, un peu trop dans l-€au. scene iii-ème les mêmes, tréfond Tréfond (qui, pendant que Jeantet parle, a ouvert une porte 10 de gauche et s'est tenu, en s'entendant nommer, sur le seuil) Barbotter n'est rien, - Jeantet, mais patauger? — hein? comme tu le fais dans tes livres — est-ce plus amusant? Le crois-tu? 15 Jeantet Demande-le plutôt à ceux de tes clients qui se trouvent être parfois de mes lecteurs. C'est à eux de décider: qui d'un médecin ou d'un auteur les embête le plus? Tréfond 20 Du tic au tac — bravo. Donc — suspension d'armes, et — paix signée. (Désignant le tableau.) Mais qu'est ceci? Jeantet C'est... un tableau — probablement. 25 scène iv-ème les mêmes, dorval Bon Dorval (voyant la toile) on l'a apportée? 338 339 Tréfond Dieu de Dieu ! Aimes-tu les croûtes! Dorval Un Chapier! Pour rien. (Apercevant Bertin.) Bon-5 jour, Bertin. Trois cent mille francs... Happé au passage... Vraiment pour rien. Tréfond Meurent pas de faim ces Messieurs — comment que tu les nommes? Chapier, pas? 10 Dorval Oui. Jeantet Et — le sujet? Dorval 15 Me suis pas trop bien rendu compte... Paru — vu — enlevé. Bataille, crois, que sais-je? Mieux, voir... (Nerveux, coupe l'étoffe, avec un canif qu'il prend sur le bureau, et l'enlève ; en se reculant pour mieux regarder.) Beau—très beau. Regardez bien ! [N']avais-je pas raison ? 20 Oh ! — la fuite des chevaux — et là — là — ce carré — l'empereur — oui — lui. (Hésitation.) Diable! — C'est... Tréfond ( regardant ) 25 Mille bombes! Je ne me trompe pas, c'est... Jeantet Waterloo. Dorval Hein? 30 Jeantet Waterloo. scène v-ème les mêmes, l'huissier L'huissier (à Dorval) 5 Monsieur — patron... Dorval Dis-donc ! Qu'est-ce qui te prend? L'huissier Des Messieurs — ce sont pourtant des Messieurs — 10 six je crois — et de très mauvaise mine — veulent monter de force. On a fait ce qu'on pouvait pour les arrêter — mais — les entendez-vous pas dans l'escalier? Je crois que ce sont eux. Tréfond 15 (à Jeantet, et montrant le tableau et Dorval) Serait-ce vraiment Waterloo ? La magnifique villa et les lieues du parc? Jeantet (à l'huissier à mi-voix et le prenant à part) 20 Vite, Jean, descends et dis aux employés — à tous, tu m'entends,— de monter en masse dès que je presserai le bouton de la sonnerie électrique qui correspond aux bureaux. Mr. Dorval est en danger — en danger de mort — vite. (L'huissier sort.) 25 Dorval Mais qu'y-a-t-il? Tréfond Il y a qu'on n'a pas su ta retraite mais qu'à présent que te voici de retour... 30 Dorval (pâle et reculant jusque derrière son bureau) Ne [dis] pas ça au nom de Dieu, Tréfond... (La porte s'ouvre avec violence.) 341 340 SCÈNE Vl-ème LES MÊMES, DEUX MESSIEURS en noir et DEUX HOMMES fortement découplés en vestons I-er monsieur Comment? C'est une forteresse que cette maison et faut-il qu'on l'emporte d'assaut? Jeantet De quel droit? I-er monsieur Et vous duquel? Jeantet De celui que je m'arroge. I-er monsieur Et moi de celui que j'ai. (Il ouvre sa redingote et montre son êcharpe de commissaire de police.) Dorval :■■ Ah! . . . . • . . Tréfond Et après? Le commissaire Après, ceci: Que Mr. Dorval veuille bien se mettre à la disposition de ces Messieurs. II-èmë monsieur Ah ! Mr. le commissaire — c'est nous, au contraire, qui sommes à celle de Mr. Dorval. Tréfond Vous expliquerez-vous à la fin?... Jeantet Oui — expliquez-vous ou sortez... II-ème monsieur Je... 5 Bertin Que voulez-vous? II-ème monsieur Simplement ceci. Lisez. (Il lui donne un papier.) Bertin 10 (après avoir lu, passe le document à Tréfond) Une semblable infamie. Tréfond Cela ne sera pas — et sortez bien vite: Vous êtes en présence du Dr. Tréfond — doyen de la Faculté 15 de Médecine, sénateur, Grand-croix de la légion d'honneur. LE commissaire ( s'inclinant ) Requis à donner mon concours à ces Messieurs. 20 (Geste.) Je ne puis que faire mon devoir. Jeantet (il presse du doigt un bouton de la sonnerie électrique) Ah! c'est ainsi? (Grand bruit dans V escalier, des pas nombreux qui montent.) 25 SCÈNE FINALE LES MÊMES, et DES EMPLOYÉS de la Banque Dorval Jeantet À notre aide, mes amis. Ici — ici. (Les employés 30 se massent devant Dorval.) Les ennemis de Mr. Dorval 343 ont circonvenu sa femme et son fils et veulent frapper le grand homme de mort civile. Défendez-le —■ sauvez-le. (Mouvements d'indignation dans les groupes.) Le commissaire 5 (aux infirmiers) Faites votre devoir. (Aux employés.) Et vous, Messieurs, laissez passer la loi. (Il veut s'avancer sur Dorval — légère rixe.) LA MORT DU DANTE Un employé tragedie originale 10 (refoulant le commissaire) trois actes: vers et prose Si encore c'était la justice... précédée d'un pronaos en vers LE commissaire (cherchant à bousculer Tréfond, Jeantet et Bertin) Place à la loi ! (Dorval se retire par la porte du fond 15 entraîné par ses employés qui le suivent en bon ordre.) Tréfond (bousculant le commissaire) Ah! mais non: Merde! et du XX-ème qui seront caractérisés, le premier par un uniforme napoléonien et le second par...) LE GÉNIE DU DANTE (Sous l'aspect d'un ange de lumière — brun) 5 LE SENTIMENT DU DANTE (Idem) BRUNETTO LATINI (Costume de magister florentin) LES PERSONNAGES DE LA TRAGÉDIE DANTE ALIGHIERI (Son costume et ses traits d'après le Giotto) HUIT JEUNES GENTILSHOMMES DE LA VILLE DE RAVENNE (Costumes vénitiens de l'époque) LA DUCHESSE DE RAVENNE (Riche costume du temps) DEUX DES FILS DU DANTE (Costumes florentins de 1300) UNE FILLE DU DANTE (Vêtue en religieuse) UN FILS DE LA DUCHESSE DE RAVENNE (14 ans) UN ABBÉ BEPPO (Vieillard, serviteur âgé de la Maison de Polenta, régnant à Ravenne) PERSONNAGES ILLUSOIRES BÉATRICE PORTINARI (Lis dans les cheveux -drapée de blanc et de mauve — étoffes fluidiques) VIRGILE (Draperie à l'antique) LES NEUF MUSES (Costumes consacrés par la mythologie) LES SEPT SIÈCLES (À dater de 1300 inclusivement. Leurs vêtements correspondent à chacun des siècles qu'ils représentent, à l'exception du XlX-ème PRONAOS DE LA TRAGÉDIE: LA MORT DU DANTE (Décor et indications : Le tableau animé de Delà-croix. Le Styx. L'Enfer au fond. Le rideau se lève 5 sur de faibles flammes rougeoyantes et verdissantes qu'on voit osciller de-ci, de-là. La barque portant le Dante et Virgile. Les deux poètes sont étudiés, quant au costume, le premier d'après le Giotto, le second d'après Vantique et Delacroix. Tout au fond, un peu à gauche, 10 ruade et bousculade de damnés marquant par là leur fuite hors des flammes. D'aucuns se jettent dans les eaux du Styx, et s'y débattent. Musique puissante et large entrecoupée de clameurs et de hurlements; explosions de rage et de douleur. 15 Musique tout en heurts et en cris sur l'uniforme trame d'un sourd et continu ululement. Stridulation et trépidation de notes — accalmies et reprises — avant le lever du rideau, et durant le Pronaos. 20 Après la chute du rideau, musique qui, par contre, est solennelle comme la fatalité, et dont des phrases cruellement ironiques se détachent, parfois, et en rompent l'uniformité.) 349 LE DIALOGUE DU PRONAOS UN damné (Il lutte désespérément dans le grand cloaque qu'est le Styx, et finit par embrasser des deux mains la proue 5 de la barque, et s'y tenir accroché.) De quel nom t'appeler, toi, dont je suis la trace Dans le bourbier hideux où tu viens avant l'heure?... Oncques le Styx ne vit une pareille audace. Le dànte 10 Si je viens, ce n'est pas pour y prendre demeure... Quant à ton nom il est... Le damné Odieux — mais qu'importe? !.,. Je n'en ai plus aucun. Pitié — puisque je pleure. 15 Le dante Ton destin est écrit sur l'immuable porte... C'est pour l'éternité que ton âme est en peine. Le damné Pitié — car le remous du cloaque m'emporte... 20 Je ne meurs point, pourtant, mais je surnage à peine Le cœur tout retourné dans l'eau nauséabonde. LE dante C'est de toi seul que part la méphitique haleine... Quelques traces encore en restent sur le monde. 25 C'est pour l'éternité que ton âme est en peine. Virgile (le repoussant — et tandis que le Damné retombe dans le Styx) Va vivre avec les chiens comme toi, porc immonde. 30 (Musique.) (Les flammes envahissent le fond de la scène >. Elles enveloppent les damnés et on les voit s'y tordre. Cris rau- 350 ques. Mires violents de douleur auxquels répond le rire ironique des démons. La barque se met en mouvement de droite à gauche.) (Un moment d'accalmie.) 5 ; LÉ damné Dieu ! Comme elle me suit l'odeur nauséabonde ! Le dante C'est de toi seul que part la méphitique haleine. Virgile 10 Va vivre, avec les porcs comme toi, chien immonde. (Lç> barque disparait à gauche. Reprise de la tempête , de flammes et de bruits infernaux.) scène ll-ème 15 20 25 30 35 . (Indications : Dans l'embrasement général le Styx s'efface. Entrée de Lucifer et de Perséphone, suivis de princes et de princesses de l'Enfer. Cette entrée se fait sur un langoureux pas de danse du temps. Luxe éblouissant de vêtements dans le goût de l'époque. Celui de Lucifer est surchargé de pierreries qui rutilent. Lucifer et sa bande sont ravissants de beauté et de grâces perverses. Les mâles, des à peine adolescents, ont des yeux de rêve — des yeux très doux qu'allonge le khôl, des cheveux de nuit et de feu, courts et frisés, ou longs, et leur tombant sur le col. Un cynisme cruel pince, néanmoins, leurs lèvres. Lucifer donne la main à Perséphone. Couronne d'émeraudes en tête, et robe à traîne d'un vert onduleux et changeant — gaze pailletée sur moire — décolletée, et nénuphars s'agrippant au corsage — celle-ci s'avance toute sombre et en proie à l'inguérissable mélancolie qui est à tout jamais son lot. Suivantes et princesses semblent à peine sorties de l'enfance, mais la dépravation est dans leurs yeux. Lucifer et ses démons, épée au côté, coquettent, maniérés et affectés — tantôt avec une des princesses, tantôt avec une autre. 351 10 15 20 25 30 35 352 Au fond, et en hémicycle, sur la droite et la gauche, VEnfer et ses damnés. Leurs bruits et leurs hurlements, qui montaient par rafales, se sont calmés. Force salutations et gestes galants, force pas, soigneusement étudiés, dans la troupe de Lucifer. Reprises, parfois, des bruits infernaux et des hurlements des damnés.) Lucifer (il s'approche d'une princesse, et se penche galamment sur son sein) La belle rose, et le subtil parfum qui grise... Sans doute elle recèle une volupté rare. De mille feux soudain son incarnat s'irise. La princesse Elle se prélassait près de l'ardente mare Que change en un brasier le simoun qui l'attise. Lucifer Oh! je la veux, alors. C'est la rose sans tare. Ricanements des démons Ha! Ha! Un des démons (ironiquement) Donnez-la-lui cette rose sans tare. (Musique.) (Préciosité de gestes des démons et des femmes. La musique monte et couvre les cris sanglotants et les hurlements des damnés. On les voit se convulsionner dans les flammes. Accalmie brusque, et musique à peine perçue.) Un damné (Il s'est approché sournoisement du plateau que bordent, à droite, quelques rochers — tout au premier plan — et où Lucifer et sa cour se pavanent. Il lève avec désespoir les bras, poings fermés, vers des cieux absents.) Ah! s'il est un Dieu grand, il est impitoyable. il-ème damné (se rapprochant du Premier) ^ Non... car nous expions... I-er damné 5 Mais eux? II- ème damné Hélas ! Que sais-je? III- ème damné (au Deuxième ) 10 Comment peux-tu donc être aussi déraisonnable? Un démon (à une des princesses, et poursuivant à haute voix les fadaises susurrées avec affectation) Et les seins — sans mentir — du lait durci de neige.., 15 Une des princesses . (au dit démon — en minaudant) C'est d'un galant... Une autre (à la précédente — avec préciosité) 20 Exquis. Une autre Et plus même: adorable. Le même démon (à la première princesse) 25 Les yeux?... Pâles enfin comme un soir de Norvège, Le premier damné (aux autres damnés) S'en donnent-ils ! La seconde princesse 30 (à la précédente) '•' ••' •' ... L'ouïr, ma chère, est un délice. 353 èwxll<£-èmé damné (regatdmt de .derrière .lui, avec effroi) Ciel! le feu sur nos pas avance inexorable. o> :r>vïVMèi3ie-damné 5 II n'est pôiîift M'autre Dieu que le crime ou le vice. _ • '1 M';V- èmé1 damné " ' 1 ? ' u' " ^( apparaissant parmi les rochers) J'en sais un autre, moi, S mais il est formidable. , ^ 4 . _ : , I-er damné : 10 Et quel est ce Dieu? v,\ ï; ; Yrème damné .:. {"" ' La Force. • Un des démons (à une des princesses qui lui parle dans l'oreille — 15 r avec an salut) À vôtre service. I-er damné ' (avec épouvante) ] Fuyons... Voyez. - 20 1 ÏV-ème damné Le feu rampe et va nous rejoindre. m I-er damné , ; v J[l est vdéjà smc nous.. .si c: -v:'- Hl-èiiie damné 25 - Au secours!... Il m'enlace.., , Ilr-ème damné Prions plutôt — souffrons — le tourment sera j:,ï.i/j:: tsïJi,.- moindre... 354 15 20 25 Un des démons (apercevant un des damnés plus' prookes ^W%m autre - démon)" Dois-je en croire mes yeux? LE DÉMO^ , (interpellé) ,.... Et moi?,*.., G'g§£ $î$ne audace. io Tu crois?., I-er damné.,;ï,,vf fDeuxième, gouailleur) Jftm ;-:U II-ème damné De la prière une aube pourrait poindre. I-er démon fi .%:yjiv.ï//i (s*approchant à pas de loup d'un damné qui ne le voit pas venir, lui passe un'; croc-ën-fambe,' et ïh^ faisant pirouetter sur lui-même Venvoie tomber dans la mon- tante marée...de flammes): Ouste ! Un autre démon (il arrive preste sur un damné, tandis que d'autres démons les renvoient tous dans les flammes) Et toi donc? III- ème démon (empoignant son damné) Ouste ! IV- ème démon (même jeu) Et toi? 355 10 15 20 V-ème démon (même jeu : rejetant dans les flammes un des derniers damnés restés en scène) Chacun à sa place ! (Explosion et grésillement de flammes, grands bruits mais que la musique étouffe de suite. Accalmie.) I-er démon (au scène; il ricane et désigne les flammes, puis se rapproche d'une princesse) Ils y sont, enfin, tous... Ill-ème démon Oui, si tu ne t'abuses. Lucifer . . ; : (à un démon) Ravivez le feu vite: un grand frisson me glace. La princesse (au 1er Démon qui remonte vers elle. Avec un dédain voulu et un accent de reproche affecté) Quoi! Prince, se commettre avec de telles buses! (rideau) I-er ACTE (Décor : Vaste pièce dans un palais de Ravenne, Elle affecte la forme d'un trapèze. À droite, colonnade donnant sur une lointaine perspective de la mer qu'on 5 aperçoit éclaboussée d'un grand soleil de plein-midi, et dans toute son animation. Mouvements de vagues, et de bateaux, voiles déployées, tels de grands oiseaux s'en allant vers le large. Les dites voiles, blanches quant au fond général, seront empiécées de rouge ou de chrome 10 clair et foncé. Elles donneront ainsi l'impression de la grande joie solaire d'un jour d'automne finissante^ Dans le haut de l'entrecolonnement, de courtes tentes en toile pourpre, claquant au vent. Vols d'hirondelles virant dans l'air ou rasant les 15 flots. Le fond du trapèze est, par son milieu, interrompu par un enfoncement d'alcôve. On y voit, haut-dressé, un lit de parade qu'une ample couverture en soie d'un rouge éteint, bordée de franges d'or, et glands d'or aux 20 coins, drape dans toute son étendue. Comme fond, remontant le long du mur, derrière le lit, un tapis d'un rouge encore plus passé, et que décore un êcusson historié d'armoiries surmontées d'une couronne ducale. 25 On accède à cette alcôve qui ne s'ouvre point à même la scène, par trois marches y conduisant. D'un c4tê et de Vautre, dans l'encoignure que celles-ci forment 35? avec le mur, deux armures montées sur piédestaux bas, heaumes sur chef, et lances au poing. À quelque distance, et plus au premier plan, hauts porte-cierges en fer forgé, branchés à leur partie supérieure, se présentent garnis de bougies en cire fleurdelisée et dorée. L'ouverture de l'alcôve porte, sur tringles, des draperies en velours d'Utrecht d'un vert roussi par le temps. Le côté gauche de la scène est presque en son entier tenu par un immense portail, démasquant, à hauteur d'homme, une large) et, haute galerie sur arceaux dont on voit la partie supérieure des colonnes et des chapiteaux la soutenant. vv%v Un paravent formant cloison, en ferme la partie . . inférieure^ dans toute sa longueur, et s'élève à deux mètres, 1/2 de[hauteurCe paravent devient compté-v v Içwçpi invisible ^dès qu'un puissant éclat de lumière ^yient à, le jra^per de l'intérieur de la galerie. :; f...Lfivcentre de la pièce est occupé pa^ufie grande table V.v&:, ; enrcfyêne bruni. Mobilier dans le style du siècle. Esca-- j Pe^i^.-.e*■ shpLises monumentales à haut dossier. &\ -,**> ^y-, Placé de biais,-dans.le voisinage delà colonnade .ï\'ji>cùdraite, large .banc en chêne, .formant lit ,de repos. ;-..,v:-a £e< D-ante pamit, au lever'du rideau, à demi couché, sur matelas en 'velours, 'et>'s-appuyant sur de • ViShes cousins.) ,,.v. SCÈNE I-ère LE DANTE (à demi couché), LES 8 GENTILSHOMMES, LÉS A PPA RI TIONS v ». • .. .'. '••/ ■, . .a ■ . directement.) Comment? Tu parles à Balthazare Viati et son nom ne t'est pas familier? II- ème 20 Par la Madone ! Et Don Andréa de Breggi te serait-il de même inconnu? Le dante Eh! que n'oublie-t-on pas? I-er 25 Un Orlandi, par exemple, — et il est devant toi. III- ème Et encore moins un Romualdo Ceccaldi... VI- ème Un Guido de Monte-Chiaro... 30 V-ème Un Frontinetti ! 369 20 VIII-ème Mais un César Orto? Ne s'en rappelle-t-on pas toujours, si on l'a une fois connu? il-èmé Sans parler de... :■; ..-<•;•, Le dante Il suffit. Je vous connais tous. Mais tels ne sont pas vos noms. IV-ème — 10 Et de deux ! — Je ne me nomme donc pas,..". Le dante Toi? C'est Inconscience du temps qu'on t'appelle. ; I-er :" ' . Oh! •=.«: 15 LE dante (à celui-ci) Et ton nom à toi est Envie. VI-ème Mais c'est de la démence. Le dante Non. — Et vous tous, c'est Ignominie qu'on vous nomme. (Il marche sur eux les deux bras déclenchés en un geste formidable.) 25 Sortez. (Tous se retirent en désordre, et tête-baissée. Ils sortent, par un et par deux, moins le IV-ème et le VlII-ème, qui s'attardent un instant en scène.) SCÈNE II-ème ! : LE QANTÈ, LE IV-ème et LE VlII-ème, LÀ DUCHESSE, puis LES M USÉS et LES SIÈCLES, LE GÉNIE et LE SENTIMENT DÛ 5 DANTE La duchesse ' (qui a surpris quelques-uns des mouvements de la ; précédente scène) Mais... Qu'y a-t-il? 10 Le IV-ème Il nous chasse. (Il sort avec le VlII-eme.) La duchesse (au Dante) Ils étaient cependant pour toi des amis, et sans 15 doute s'en trouvait^! qui t'aimaient. LE dante Cela se peut. . / La duchesse Quoi qu'il en soit, te voilà seul. 20 Le dante Je ne me suis pas quitté, moi. (Musique vague. Réapparition des Muses.) Une des muses 25 Nous ne t'avons pas quitté non plus, nous, et sur le moindre de tes signes avons-nous toujours été auprès de toi. (Les Siècles réapparaissent.) Un des siècles 30 Et nous, ne sommes-nous pas de ceux qui, à tour ^ de rôle, serons appelés à veiller sûr toi, siècles point 370 371 15 encore nés mais déjà en marche, et ne nous transmettrons-nous pas, d'âge en âge, la glorieuse tâche de célébrer ta mémoire, et de te venger de la terrestre vilenie? 5 ((Apparition de Béatrice Portinari.) béatrice Et moi, Dante, ta Béatrice, t'ai-je un seul instant manqué depuis que tes yeux ont bu mon âme ? Le dante 10 (qui à la voix de Béatrice tourne les yeux de son côté, avec extase) Toi? Virgile Elle — mais ne néglige pas ton Virgile non plus; qui — tu le sais — est avec toi jusqu'aux Enfers descendu. Brunetto latini Quant au pauvre Brunetto Latini, qui n'eût d'autre mérite que de voir en toi celui que tu es devenu, si 20 tu le chasses de ta lumière il ne sera plus même une ombre. La duchesse Quelles apparitions et quelles voix ! Un ange lumineux 25 II est vrai que je ne t'ai pas enseigné, moi, ni grec ni latin, mais, fils de tes pensées, je suis ton génie et te suis resté fidèle. Console-toi. Moins que n'importe qui, je ne faillirai pas à mes vœux, et nous sommes, tous, auprès de toi. 30 Le dante Aussi, bénis soyez-vous, et surtout, toi, mon fils — vraie et seule quintessence de mon être — ô toi par 372 qui j'ai souffert, ô toi par qui j'ai pleuré, ô toi par qui je meurs. UN second ange lumineux Mais si, lui, est le fils de tes pensées, n'est-ce point 5 de moi, qui suis ton sentiment, que part, au fond, toute pensée, ô! mon père? Le dante Vous êtes, tous deux, mes fils très chers. Oui, et frères jumeaux, naissant l'un de l'autre, et vous 10 confondant l'un dans l'autre. C'est par vous que j'ai vécu... La duchesse Miracle ! quels sont les êtres que je vois, et les sons que j'entends? 15 Le dante Ne se sont-ils pas nommés eux-mêmes, ces êtres, et ne les reconnais-tu pas? La duchesse Eh! quoi? Ce seraient là, ceux qu'ils ont dit: les 20 Muses, les Siècles à venir, Virgile, Brunetto Latini, et ton génie, Dante, ton génie et ton sentiment — eux? eux? 25 30 Oui. Eux. Voix Voix La duchesse Ces voix, pourtant?... Oh! comme douces.., D'où partent-elles? Voix De nos cœurs. m Voix De nos âmes. Voix . . . ! De nos êtres en leur entier. I 5 5 La duchesse t Dante, divin poète, me diras-tu... ; Le dante I 10 ! J À toi, tout. Interroge ! La duchesse ! 10 Je te savais seul, et... | f 15 LE dante | Ceux qui m'entourent t'étonnent? f Rose d'or de ton siècle, ô Madone... toi par qui \ ton époux, le noble Duc, a couvert le poète errant et [ 15 malheureux de sa protection, tu vois et tu entends j donc ce qui pour les autres n'existe pas, ou ce qui j n'est, tout au plus, que les fugaces hallucinations | 20 d'une ardente fièvre ?... j La duchesse 20 Oui — je vois et j'entends tout, incomparable j maître. j LE dante | 25 Grâces en soient rendues à Dieu! Il est au monde I des yeux qui voient et des oreilles qui entendent. Je j 25 reviens de la forêt ténébreuse de mes pensées vers la ! lumière des cieux. j (Musique vague. Les Muses ' j réapparaissent.) < 30 374 Une des muses Les cieux cèlent les hautes cîmes. Divin chercheur de vérités, Plonge les yeux dans leurs abîmes... Là sont les vérités sublimes, Et les éternelles beautés. Les siècles (ils se sont rendus visibles en même temps que les Muses ) Divin chercheur de vérités, Plonge les yeux dans les abîmes. Virgile, Brunetto, les deux anges (Chœur.) Là sont les vérités sublimes, Et leurs éternelles beautés, Divin chercheur de vérités. La duchesse Dieu! Les célestes voix! Le dante Tu les entends? La duchesse Mon cœur est rempli d'elles. Le dante Le mien ne l'est pas moins, Madone. Celle des Muses, d'abord... La duchesse Ô ! cieux ! La voix des Muses. Le dante Tu l'as dit, Duchesse. (Musique.) 375 Une muse Et jour et nuit, proclame-t-elle, La loi qui seule est éternelle/ Que si le cœur, de péchés lourd, 5 L'homme est, souvent, aveugle et sourd; Rien ne se passe Pour aussi grand que soit l'espace, Pour si caché que soit le lieu Dont n'en connaisse toujours Dieu, 10 Et nul brin d'herbe qu'on écrase, Nulle amertume au fond d'un vase; Qui ne soient pas destins voulus — Vers le bonheur par la souffrance, Par le malheur, vers l'espérance r- 15 Par les épreuves, les élus. Chœur des muses Par le malheur, par la souffrance, Vers le bonheur, vers l'espérance, Par les épreuves, les élus. 20 Un des siècles Sur son front brille une auréole... Chers frères, siècles à venir, Faisons-le tous s'en souvenir... Son nom sera comme un symbole — 25 Doux, et vibrant, mais, tour à tour, Nimbé de gloire transcendante... Pour dire l'Italie, un jour, Il suffira de dire; Dante. Chœur des siècles 30 II suffira de dire Dante Pour dire l'Italie, un jour. Brunetto Il suffira de dire: Dante. Une muse Prochaine est l'heure expiatoire Pour son mauvais sort désarmé... La duchesse 5 (se prosternant) Ô ! demi-dieu, quelle est ta gloire ! béatrice Quelle est ta gloire, ô bien-aimé ! Le dante 10 - (à la Duchesse) Or, puisque tu vois et entends, te voici rassurée je pense, Duchesse: Je ne suis pas resté seul. La duchesse Pourtant... 15 Le dante Parle. La duchesse Une crainte est en moi. Comment te la dire?... Mon Dieu ! Ceux qui ont été trop éprouvés peuvent 20 facilement faiblir... Ces êtres qui sont autour de toi sont-ils, comme nous, de chair et d'os... Je tremble rien que d'y penser... L'esprit du mal est aux aguets... Et puis, n'es-tu pas de ceux qui sont descendus aux Enfers? 25 LE dante Ô ! Madone ! Je te comprends. Mais regarde-moi bien en face, et crois en ce signe. (Il fait le signe de la croix.) Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit je te 30 jure que le tout Puissant lui-même m'a cette armée suscitée. Sans feu ni lieu — haï et honni — et avec, 376 377 souvent, les affres de la faim dans les entrailles, c'est en elle que j ai retrempé mon âme et que mon corps a retrouvé les quelques forces qui me fçnt vivre. Et ils m'appartiennent en leur entier, ces êtres 5 puisque, de moi seul issus, et qu'ils ne m'ont point un instant abandonné. Me suivront-ils aussi, non pas jusqu'au tombeau, mais dans l'au-delà, et nul ne pourra m'en séparer ni dans la vie ni dans la mort. (Il se laisse tomber sur le canapé, la tête entre ses mains, puis, 10 brusque, reprise d'énergie.) Quel que soit, d'ailleurs, le jugement qu'on prononcera, ici-bas, sur moi, je suis le mortel qu'au fort de l'infernale tourmente, Virgile prit par la main et fit prendre place, moi le sixième, parmi les plus grands 15 esprits de l'humanité et, à savoir: Homère, le poète-roi; Horace, le pontife de la satyre; Ovide ét Lucain... Or, Madone, il est certain que ce n'est pas aux conjurations démoniaques qu'un homme tel ravagerait son âme, et, tu le vois... 20 (Musique.) Une muse Oui, tu le vois, Ceux que Dieu couvre de son aile Sont au-dessus de tous les rois —-25 Sa puissance est la loi des lois Et rien ne se fait que par elle. Oui tu le vois — Oui tu le vois. Les siècles 30 Sa puissance est la loi des lois, Et rien ne se fait que par elle. LE génie du dante Ceux que Dieu couvre de son aile Sont au-dessus de tous les rois. 35 LA pensée et le sentiment du dante De tous les rois, De tous les rois. 10 15 20 25 30 LA duchesse Cela est vrai, mais.... . Le dante Ne me retire pas la foi que tu as toi-même en moi ravivée, je t'en supplie... La duchesse Et comment le pourrais-je? N'est-t-elle pas inébranlable ta foi, car ne te sais-tu pas un des élus, ne l'es-tu pas? Le dante Sans doute, je sens l'être, et tu le dis, Madone. Mais si je n'ai jamais douté de la justice de Dieu, je commençais à ne plus croire à la mienne. Je me disais, qu'étant homme, j'ai, peut-être, de Dieu démérité en me tenant en dehors de l'humaine vie, car tout ce qui à la terre appartient, doit à la terre revenir... Puis, ne me voyais-je pas vieilli, au seuil du tombeau, peut-être, seul... . '■ La duchesse Ne dis pas cela, je te conjure. Le dante Mes sentiments me portaient ensuite vers mes pauvres enfants. — Hélas ! Hélas ! qu'adviendra-t-il d'eux, moi parti? Dieu est là. La duchesse Le dante Oui, et tu m'en as fait ressouvenir. Rien ne se passe en dehors de son expresse volonté. Aussi, est-ce en cette foi par toi renouvelée que j'ai repuisé des forces. Car, voici... elles me sont revenues (il s'essaie de faire quelques pas) et je pourrai partir. Sinon ce soir — demain. 378 379 La duchesse Partir? Quelles sont ces paroles? Le dante Pourquoi continuer à me le cacher, Madone si pure, 5 ton mari n'arrive-t-il pas ce soir? La duchesse Mais... Le dante Sans doute, sans doute, le Duc a un cœur d'or. 10 Seulement, trois cent mille écus ne se trouvent pas non plus sous le pied d'un cheval. La duchesse Dieu Puissant! Qui a donc osé mettre en doute la noblesse des sentiments du Duc, et à ce point 15 l'avilir? Le dante Demande-le aux jeunes seigneurs qui se trouvaient ici et dont, aux deux derniers, tu t'es heurtée en entrant. 20 La duchesse Les misérables ! Le dante Non, Duchesse. Ce sont des hommes. La duchesse 25 Des hyènes, ou des jaguars. Le dante Des hommes, — des hommes, Duchesse. La duchesse (lui prenant la main) 30 Mais ta main brûle, et ton pouls bat la fièvre. 380 ,;. LE dante Je me sens bien. La duchesse Mais ton front est de feu, et jamais je ne te laisserai 5 partir en cet état. Le dante N'as-tu plus confiance en Dieu? La duchesse Je le prie, au contraire, de punir ceux qui te veulent 10 du mal. Le dante Partir, n'est enfin rien. Le pire serait pour moi de tomber entre les mains de Florence qui m'a condamné à être brûlé vif, ne le sais-tu pas? 15 scène iii-ème les mêmes, beppo La duchesse Ah ! Beppo ! Beppo 20 Madone... La duchesse Eh! Bien! que t'arrive-t-il? On croirait que le souffle va te manquer. Beppo 25 Je ne fais que courir. Ouff !... Quelle effervescence en cette noble et bonne ville de Ravenne... Cent bruits divers se croisent, mais celui qui prend le plus de consistance est que la ville, tour-à-tour 381 guelfe et gibeline, va fermer ses portes à toute marchandise d'origine ravennoise. Les négociants poussent les hauts cris, et attribuent cette décision, qu'on tient pour certaine, à la présence du seigneur Dante parmi 5 nous. La duchesse Veux-tu te taire, Beppo, et garder pour toi ces sornettes. Le dante 10 Laissez-le parler, Duchesse. Les jeunes gens -de tout-à-l'heure se vengent. scene iv-ème ;;\ les mêmes, vabbé : : L'abbé 15 On ne le croirait pas, en vérité... Quels temps ! La fin du monde, Duchesse !... Ah! mais voici Beppo, que j'ai vu là-bas. Il a dû vous dire. La duchesse 20 Ce n'était donc pas la berlue qu'il avait? (Beppo sort.) scène V-ème les mêmes, le fils de la duchesse Le fils de la duchesse 25 (à la Duchesse) La bonne nouvelle que je t'apporte ! Le père revient. Il est à quelques heures de la ville... Un courrier qui le devancé vient à peine de mettre pied à terre ■ et... - - 382 S,c:è.n e Vl-ème . .. , , ' les mêmes, beppo " : Beppo Oh ! quant à cela, non, je ne m'y attendais vraiment 5 pas, et je vous le donne en mille... La duchesse : ; Halte-là, vieux fou, et dis-nous simplement, au m moins cette fois, de quoi il retourne... Beppo 10 Hé! Ce ne sera pas difficile. Donc, il n'y a que ça: Certains seigneurs de Ravënne ont écrit, paraît-il, à certains seigneurs de Florence que le seigneur Dante, ici présent, est ni plus,.ni moins, qu'à son lit de mort.*.. Ah ! les vils coquins ! 15 La duchesse Bah! Beppo Cela n'empêche pas que toute la ville l'a cru. L'abbé 20 Après? : La duchesse T'expliqueras-tu? Beppo Ma foi, qu'ils le fassent, eux, mieux que moi, s'ils 25 le peuvent, puisqu'ils arrivent. La duchesse Est-ce donc une gageure que tu as fait pour parler ainsi? 383 Beppo Je jure bien que non> car n'entendez-vous point leurs pas dans l'escalier... Us montent, et ce sont eux, en effet... Tous deux — non, c'est tous trois que je veux dire. La duchesse Triple nigaud !...-— Tous deux... tous trois — de qui parles-tu? Beppo Eh! De qui sinon des fils et de la fille du seigneur Dante qui — elle — malgré les vœux qu'elle a fait aux pieds de l'autel. scène vii-ème LES MÊMES et LES DEUX FILS et LA FILLE DU DANTE — cette dernière en religieuse Un des fils Père... La fille Bien-aimé père... (Ils vont pour l'embrasser. Le Dante se reculant — avec simplicité.) LE dante Non. Du moins pas avant de m'avoir pardonné la vie que je vous ai donnée... Les deux fils Ô! LE dante (comme en rêvant) Oui, car il y a des êtres qui appartiennent trop à l'humanité, à leur rêve, à eux-mêmes, pour qu'il leur soit encore concédé d'avoir des enfants, d'être pères.., (rideau) ACTE II-ème' sc.èn e i-ère ... v L'ABBÉ, LA DUCHESSE (Même décor.) 5 L'abbé Vous avez on ne peut mieux agi, Duchesse, en le décidant à prendre quelque repos dans la chambre bleue; elle n'est point,., comme celle-cf, ouverte à tous les courants, et, surtout battue par l'aile de feu 10 du vent d'Afrique. La duchesse Et ce qui tombe encore mieux c'est l'arrivée de ses fils et de sa fille.. L'abbé 15 Ils sont venus àvtemps... La duchesse Que veux-tu sous-entendre par là? L'abbé C'est facile à saisir... Ce. genre, de fièvre, sans être 20 absolument dangereux... 385 La duchesse Ne dis pas cela. Rien que d'y penser... non... — plutôt n'en parlons plus — voulez-vous? Lui, dont la vie n'a été qu'amertume, et dont un souffle de gloire 5 vient à peine aujourd'hui d'effleurer le front. Reconnais-le, ce serait trop injuste et ferait douter de la justice de Dieu... L'abbé Notamment que cette aube de gloire suffit — à 10 elle seule — pour faire entrevoir quelles seront les futures splendeurs, qui doivent en être la conséquence. Les plus hauts placés, parmi les seigneurs de Rome payent, dès à présent, au poids de l'or, des copies de son poème et en attendent, enfiévrés, les derniers 15 tercets. La duchesse Je le croyais, ce poème, depuis longtemps, achevé. L'abbé Méprise pardonnable, puisque plus d'un s'y est 20 laissé prendre. Une note de la main du poète, en marge d'une des récentes copies, le dit clairement. Il fera parler, je crois, dans les dits tercets, l'essence de la lumière, dont il s'attachera de rendre la suprême image... On saura, d'ailleurs, à l'heure voulue, son 25 concept définitif. La duchesse Mon Dieu, ce qu'il a écrit déjà est, pour moi, complet et définitif, et nul n'atteindra désormais le haut sommet où son génie l'a porté. 30 L'abbé Bien des rois sont de votre avis, et des empereurs mêmes... La duchesse Et quand on pense que nombre de ses compa-35 triotes... 386 10 15 20 25 L'abbé Il ne faut pas y penser, voilà tout, et laisser les âmes vulgaires et l'étroitesse de l'esprit humain accomplir leur évolution. La duchesse Il me semble, néanmoins, que cette „étroitesse" constitue ce qu'on nomme le „ nombre", et que ce serait une noble tâche que de faire briller la lumière parmi tous. L'abbé Non, Duchesse. Que le „nombre" évolue selon ses lois. Que nous importe ses jugements? Ce n'est pas toujours lui qui décidera jamais de la gloire des hommes et de la grandeur des nations. Comment se trouve pourtant notre poète? Va-t-il mieux? On n'entend nul bruit du côté de son appartement... (L'Abbé dit ces mots en remontant, à gauche, vers une porte latérale.) La duchesse Le sais-je? Voici presque trois heures que je l'y ai laissé avec ses fils et sa fille, et aucun d'entre eux n'a plus paru depuis. scène ii-ème les mêmes, les deux fils du dante Un des fils (à la Duchesse) Il dort enfin et notre sœur veille sur lui. II-ème Et son sommeil est reposant. La fièvre l'a quitté. 387 La duchesse J'espère, qu'ainsi que je vous en ai ardemment prié, vous l'avez fait revenir sur sa décision d'abandonner ce toit, dont le Duc et moi avons'fait le sien? 5 L'abbé . Ce serait une offense imméritée pour le Duc, qui l'aime et sur de simples racontars encore... .. I-er des fils Nous l'avons prêché de notre mieux. Seulement, 10 vous connaissez sa susceptibilité. Tout ce que nous avons pu obtenir se réduit à peu de chose: Quoi qu'il en soit, il ne s'éloignera pas de Ravenne avant demain, dans la soirée. L'abbé 15 Bien. Ajournement vaut souvent renoncement. La duchesse D'autant plus que le Duc rentre ce soir, et qu'il aura vite fait que de démentir les louches intentions qu'on lui prête. £0 I-er fils Mais notre père — et nous aussi bien que lui — nous ne voulons guère valoir à son altesse le moindre désagrément. Il a été conséquemment arrêté entre nous et lui que nous le conduirions à Padoue, où nous 25 nous tiendrons jusqu'à son complet rétablissement. II-ème des fils Et c'est pourquoi nous allons nous mettre, dès à présent, à la recherche d'une litière qui le portera à dos de mule, et que notre sœur et nous suivrons à 30 cheval. La duchesse Ce n'est pas, cependant, litières, chevaux ni mules qui manquent dans les cours de notre palais. Ecuries et remises en sont abondamment pourvues. 10 I-er des fils (en s'inclinant) Ce serait trop, véritablement trop, Madone.-La duchesse Mais... II-ème des fils ... . -;Z:mi Oh ! nous le voudrions que notre père ne l'accepterait pas. (Ils s'inclinent profondément et sortent.) , L'abbé Misère et fierté vont de pair. scène iii-ème L'ABBÉ, LA DUCHESSE, BEPPO 15 20 25 30 Beppo Vraiment les événements se précipitent de telle manière, que je ne sais plus que penser (s inclinant) altesse — des hommes du jour. Va toujours. La duchesse Beppo Voici: La lie de la population, excitée par des meneurs dont j'ignore le nom, voulait, ni plus, ni moins, se porter en masse sur le palais pour en arracher de force le seigneur Dante... La duchesse Une telle audace ! Beppo Tranquillisez-vous, Duchesse. On est vite arrivé à-un compromis. Pour le moment ce n'est qu'une délégation qu'on vous envoie» 388 389 La duchesse Une délégation!.,. L'insolence en reste tout aussi grande. Beppo 5 Elle est, pourtant, composée cette délégation de membres qui sont le dessus du panier des mutins... La duchesse Heureusement que le Duc n'est pas loin, et qu'il saura, lui, et ses hommes d'armes, remettre les choses 10 en place. Beppo Parfait. Seulement, les mauvais drôles n'attendront pas le retour du Duc, je vous l'assure, et tenez: à ces rumeurs (on ne les entend pas du public, c'est Beppo 15 seul qui est censé les percevoir) encore que vagues et respectueuses, je les croirais aux abords du palais. La duchesse Et que me veut enfin cette délégation? Beppo 20 Notifier à votre altesse ce qu'ils nomment entre eux la volonté du peuple. La duchesse Je n'y comprends rien. Voyons, l'Abbé, éclairez-moi, vous. 25 L'abbé Pour dire la vérité, c'est un charabia qui m'est presque aussi peu familier qu'à votre altesse. Je ne connais, moi, en fait de volonté, que celle de Dieu, en mettant toutefois à part celle des rois et, voire> 30 celle de certains grands seigneurs qui ne le cèdent pas toujours aux rois... La volonté du peuple ? Hum !... Bizarre, en effet, Duchesse. 390 La duchesse (à Beppo) Clair et net: ces gens veulent donc me parler? Me diras-tu, au moins, à quelle espèce d'êtres aurai-je 5 affaire ? Beppo Pour ça, oui: Il y a d'abord le prévôt de ceux commis par l'édilité pour prendre au crochet dans les rues les chiens enragés, ou semblant tels. io La duchesse Fi ! l'horreur ! L'abbé Animal très dangereux, Duchesse, un homme comme celui-là, et les chiens en savent quelque chose. 15 Beppo Vient ensuite le syndic des cabaretiers. Un loustic qui n'a pas désemparé de boire depuis l'âge de dix-huit ans. La duchesse 20 C'est assez. Je ne te demande pas quels sont les autres. L'abbé (à Beppo) Diantre !... Un ivrogne ! 25 (À la Duchesse.) Bête encore plus dangereuse, que n'importe quelle autre qu'un ivrogne! La duchesse Que dois-je alors faire, selon toi, l'Abbé? 30 L'abbé Presque rien et beaucoup. 391 La duchesse Parle. L'abbé Les recevoir. Allez ! Ce ne sera pas bien difficile pour une personne de votre haute naissance, et de votre esprit. Vous n'aurez qu'à monter les gradins de vôtre royale chaire, dans la grande salle des cérémonies-, et là, ample manteau ducal aux épaules et couronne eh'tête, leur adresser ces quelques paroles: „Soyez les bienvenus mes très féaux sujets!" et cela suffira pour qu'ils fassent de suite les chiens couchants. La duchesse Tu entends, Beppo, veille donc à ce que-les portes du palais leur soient ouvertes et précède moi, en les conduisant dans la salle où je vais tantôt paraître. - , . (Beppo sort.) L'abbé Fort bien, Duchesse,, vous m'avez compris et vous ne démentez pas votre illustre extraction. Quelques mots bien tournés, et rien qu'un sourire sont tout ce qu'il faut pour porter longuement en carrosse ceux-là mêmes qui se croient les plus forts. La duchesse Ne m'en louez pas. Je crains plutôt d'avoir commis une action indigne de moi, car le Duc vous n'en doutez pas — prendra un tout autre ton avec eux. L'abbé Eh! bien! En quoi cela vous regarde-t-il? Chacun parle le langage qui est sien. Allons, Duchesse, allons. (Il lui offre le bras,, &t ils .sortent.) scène iv-ème (Mélopée musicale.) les muses Une des muses Il dort, tranquillement, il dort — Son âme qui vers Dieu s'élève Pourra, dans l'extase d'un rêve, Se délivrer du mauvais sort... L'orage fuit, proche est le port Il dort, tranquillement il dort. Choeur des muses (moins une ) Son âme, qui, vers Dieu s'élève, Pourra, dans l'extase d'un rêve, Se délivrer du mauvais sort, L'orage fuit, proche est le port — Il dort, tranquillement, il dort. Une des muses (celle qui n'a pas figuré dans le chœur) Cependant les temps ne sont pas pour lui révolus, mes soeurs. Il doit vivre encore. Du moins les dieux l'ont-ils ainsi disposé. Une III-ème muse Nous en diras-tu la raison? La muse précédente Vous la connaissez aussi bien que moi: l'œuvre de sa vie ne peut rester inachevée. Six tercets manquent selon son sentiment intime à son chant dernier. I-ère muse Gui. Les tercets de la lumière. La muse de l'épopée S'ils manquent, c'est à moi, la Muse de l'Épopée, que revient le droit de les faire dans son âme éclore. 393 I-ère muse Eh ! Que tardes-tu? La muse de l'épopée J'attends le moment cù, durant le calme de son 5 repos, la douceur des cieux en lui descende. La pensée du dante Ce moment est donc venu, car il n'appartient presque plus à la terre. Une des muses 10 Oh! quelle apparition! Elle m'éblouit, mes sœurs. Une des muses Rien qui m'étonne. C'est la Pensée du Dante elle-même qui est devant nous, ce verbe ailé à l'aide duquel il transpose en sonores vibrations d'or l'inouïe pureté 15 de sentiments qui fait de lui un Dieu. La muse de l'épopée (à la Pensée du Dante) Approche-toi donc, ô ! merveilleux archange, et penche ton ouïe sur mes lèvres. Ce ne sont que des 20 paroles que je vais y verser comme dans une urne précieuse, mais elles viennent d'en haut — ne l'oublie pas, et parachèveront l'immarcescible œuvre. Frêles fleurs de lis, elles la couronneront dans la suite des temps, et chacun voudra en pénétrer le symbole, tellement 25 elles sont la suprême quintessence de Dieu. La pensée du dante Ces paroles, je les boirai et les lui redirai tant est si bien à l'heure propice des songes, qu'elles finiront par laisser de profondes traces dans sa mémoire... La muse de l'épopée (chuchotant dans l'oreille de l'Ange de lumière) Or écoute-les et retiens-les... (Après avoir accompli le geste plus haut indiqué.) 5 Tu te les rappelleras? La pensée du dante Elles sont pour toujours en moi. Ne crains rien. Adieu. Une des muses 10 Disparaissons à notre tour, mes sœurs. J'entends des pas. On vient. (Les Muses disparaissent.) scène V-ème LES FILS DU DANTE, ensuite LE DANTE et 15 sa FILLE I-er fils À bien considérer, le prix qu'on nous a fait pour la litière et les mules, pour les chevaux, n'est pas excessif. Padoue n'est pas si près que ça. 20 II-ème Tout est pour le mieux, oui, mais combien d'autres dépenses encore !... Oh ! l'or ! — que de joie et de force, de beauté et de soleil ne contient-il pas? Le dante 25 (que sa fille soutient et qui a surpris les dernières pa- roles de son cadet) Non, mon enfant, mes enfants. La joie et la force sont dans l'âme et le soleil et la beauté dans la jeunesse. (Il avance à grande peine, soutenu par sa fille, 30 vers le canapé, et s'y laisse choir.) Elles se trouvent 394 395 aussi dans la santé et dans une conscience tranquille. Hélas! Et m'ont-elles quitté, la santé et la jeunesse, et avec elles presque tout. Mais, approchez-vous. (Jeu des artistes.) Ce n'est pas encore ça. Plus près — et 5 prenez chacun un siège, un escabeau. Je veux vous tenir tous aussi près de moi que possible. C'est tellement dans le passé depuis que je ne vous ai vus ! (Jeu des artistes.) Oui. Et toi?... Plus près encore. Bien. Pour toi, ma fille — non — assieds-toi là... (Il lui 10 fait place près de lui et la caresse.) Tu n'es pas trop changée — si,— pourtant — un peu. Eh ! mais non — pas de tout. Enfin ! C'est tout de même un autre sort que j'aurais voulu pour toi... La fille du dante 15 Père... Le dante Allons ! Ne proteste pas... Je sais... tu es heureuse. Que le nom de Dieu sois béni. (Passant la main dans les cheveux de son aîné.) 20 Toi?... Pas de changement non plus... te l'ai-je dit ?... (il le caresse) et cependant — ce pli entre les sourcils, que je ne t'avais pas vu? Pas grand chose, sans doute... Mais que veux-tu? La vie! (Il passe à son autre fils.) Pour toi? Euh! mauvais sujet!... 25 Ces yeux cernés? Je te vois d'ici, la nuit, menton enfoui dans un pan du manteau et bords du feutre sur le nez. Voilà ! Tu risques seulement d'attraper un coup dont il te souvienne. La fille du dante 30 Tu vas te fatiguer, père... Le dante Laisse donc... Je me sens tout regaillardi, sinon guéri. Et puis, n'ai-je pas dormi? — Trois heures — je ne dirai pas de sommeil, mais de béatitude — est-ce 35 peu ça? Oh!... Et. le rêve qu'ensuite j'ai eu! Des sons d'une douceur infinie qui frappaient mon oreille. et qui s'articulaient en paroles — fleurissaient roses de lumière et lis d'argent ; entraient profondément en mon être y répandant le ciel. Malheureusement le sens de toute cette harmonie qui s'égrenait en stances ou 5 en tercets — en tercets plutôt, m'échappe ou, du moins, n'en ai-je pas gardé souvenance. Cela, voyez-vous, ne m'était plus arrivé depuis mon enfance. I-er fils Ne t'enfièvre pas, nous t'en supplions. Tu vas de 10 ; -nouveau te rendre malade. Le dante Vous avez raison. L'inspiration vient d'ailleurs de Dieu. Laissons-lui le temps et le lieu de se produire, et parlons de vous, ou, si vous l'aimez mieux, de votre 15 mère, de Gemma Donati, que vous avez bien fait d'aimer et de respecter. Elle est digne en tous points et de l'un et de l'autre de ces sentiments. Nos mésintelligences ne vous regardent pas. Gemma a été une femme comme on n'en trouve pas de nos jours. Pouvait-elle 20 pourtant me comprendre? J'appartenais à une. autre, j'étais marié à une ombre, et ce fantôme était ma vie. Mon cœur n'a battu que pour lui. C'est donc moi seul qui suis le coupable. Mais était-il en mes moyens de changer mon être ? 25 La fille du dante (cachant son visage dans le sein de son père) Nous t'aimons, mon père, c'est tout ce que nous pouvons te répondre. * Le I-er 30 Et t'avons toujours, aimé. Le II-ème ( câlin ) Cependant nous te voudrions plus calme. 396 397 I-er Evidemment, car tu sais que nous partons demain, et que tu auras besoin de forces; Le dante 5 (en se levant) Je les ai. (Il marche avec fermeté et se dirige vers la colonnade, en s'y arrêtant.) Oh ! dans quelle gloire s'en va le soleil ! et quelle beauté est au ciel et sur la mer ! (Effet de soleil sur la lo scène.) Mais comme tout cela va sombrer et disparaître dans la nuit ! Tout ! Tout ! (Se couvrant les yeux de ses mains. Après un moment.) Et cependant, non, car chaque aujourd'hui a un lendemain, mes enfants. Il l'a, ne l'oubliez pas. (Redescendant vers ses enfants.) 15 Une prière maintenant. I-er des fils Tout ce que tu voudras. Le dante Je me suis repris au mal, vous en avez la preuve. 20 Mais, brisés de fatigue comme vous l'êtes, un peu de réconfort ne vous nuirait pas — au contraire — et voici l'heure du repas du soir va justement sonner. N'y pas figurer, serait désobliger la Duchesse — vous comprenez — et il ne le faut pas — n'est-ce pas mes 25 enfants? — Puis, la vérité est encore autre... (Il les conduit peu à peu du côté de la porte donnant sur la galerie.) J'ai besoin de me recueillir, de me retrouver en mon entier dans ce soir d'apothéose: la santé me sera ainsi tout à fait rendue. Allez-y donc sans aucune 30 appréhension pour ce qui me regarde — je le veux, enfin. I-er des fils Soit. A tantôt alors, père. LA fille du dante 35 Pourtant. I-er des fils (à sa sœur) Non. Viens. (Ils sortent.) Le dante (remontant du côté de la colonnade. Face à la mer, et de profil au public — comme pris d'extase) Oh ! dans quelle gloire ! SCÈNE VI-ème LE DANTE, L'OMBRE DE BÉATRICE io Béatrice (apparaissant à sa droite) Ce soleil et ce ciel, Dante, cette mer, ne te semblent tels que par ignorance du milieu qui est mien, de cet au-delà en lequel je vis, et dont la parole humaine 15 ne saurait rendre que le vague reflet. Le dante O! Béatrice! — Toi? Béatrice Moi, toujours moi. Moi — cette Béatrice qui n'est 20 plus, et qui par cela même est plus qu'elle ne fut jamais. Le dante Hélas ! ma bien-aimée — quel jeu te fais-tu pour me leurrer de consolations vaines. (Avec désespoir.) 25 Tu n'es plus ! Telle est la vérité, et je ne la sais que trop, et depuis trop longtemps ! béatrice Ai-je, cependant, mon bien-aimé vécu en toi alors autant que je l'ai fait depuis? Tu es homme, et ton 30 amour aurait faibli... Il s'exaspère et grandit à présent, et tu me gardes éternellement jeune en toi. 398 399 LE dante Non, je ne t'en aurais aimée que plus, Béatrice, et tes traits ne se seraient jamais flétris pour moi. béatrice 5 Tu te trompes, mon bien-aimé. Ni moi, ni aucune créature mortelle n'eussions été pour Dante que ce qu'a été sa femme — une ou plusieurs autres Gemma Donati — et rien de plus — rien ! — moins peut-être. Lev dante 10 Non, ma bien-aimée, tu n'aurais pas été, toi, une Gemma Donati. béatrice En ce cas j'aurais été une femme comme le sont toutes, un corps d'os et de chair, de nerfs, de désirs — 15 et qui sait? Dieu tout puissant ! Je n'ose y penser — mais ne proteste pas — les anges eux-m|mes; peuvent déchoir,.. À mettre cependant que cela ne fût pas arrivé, et je le crois, je n'en serais pas moins restée femme... 20 La pluie, la froidure, un soleil . trop brûlant,^ un ciel trop bleu ou noyé de gris se seraient en moi^ réfléchis comme en un miroir, auraient embruiné mon âme — m'eussent faite capricieuse ou délurée, acariâtre ou maussade et — aurais-tu en ce cas, continué d'aimer 25 ta Béatrice, une Béatrice innombrable, celle qui emplit le monde? Le dante Oui. Oui. Je te le jure. 30 35 béatrice Ne me le jure pas. Tu as fait le même serment à Gemma Donati, à tant d'autres encore, et je ne m'en suis pas peinée. Je savais que tu ne le tiendras pas ce serment, et c'est pour que tu ne sois qu'à moi, et dans l'éternité, que je me suis laissée mourir. Tu n'en es point persuadé, je le sais, mais c'est la vérité, car, 10 15 20 25 30 ce ne sont que cçux qui ne croient plua en la vie qui s'en vont, que ceiix qui n'attendent plus rien d'elle. :" "LE dante * ' * " ■ ^ Mais moi, Béatrice, moi? Quels sont les désirs que j'ai encore, le but que je poursuis ici-bas? Béatrice Tu le §ais, Le poèm# qui te paraissait fini, et,qui te demande un dernier effort, le dernier souffle de vie qui te reste. Le dante (méditatif) C'est vrai% Mes six tercets. Ces six ailes de lumière qui battront sur mon front et qui m'emporteront dans l'éternité. Béatrice Et c'est la raison pour laquelle ce froid soleil et cette morne mer, ces cieux pâles te ravissent encore. Le dante Mais, toi, Béatrice, qui me parles ainsi, que vois-tu, toi, là où, pour mes yeux, tout est ténèbres?... Béatrice Un soleil qui est en tout, dont on ne voit pas les bornes — un soleil qui est nuit affreuse pour ceux qui ne voient pas et lumière éblouissante pour ceux qui voient. Un soleil qui est à la fois verbe et lumière,, dont chaque onde est entendue en même temps que vue et qui contient en lui toute pensée et tout sentiment, tout extase et toute consolation. Voilà ce que je vois, mon bien-aimé, ce qui est en moi et ce qui, l'heure venue, sera en toi. LE dante (comme à soi-même) Une lumière qui est ténèbres pour ceux qui ne voient pas... (Il va vers la table, se parlant toujours comme- 400 401 ao 15 20 25 à soi-même.) Une lumière dont chaque onde est en même temps entendue que vue... Une lumière qui contient en elle tout sentiment et toute pensée... (À Béatrice.) Béatrice ! mais poursuis, je t'en supplie, dis-moi tout... béatrice Non pas, mon bien-aimé — ta pensée te le révélera un jour — bientôt — demain ou plus tard — le temps existe-1-il? Le dante ( appelant ) Béatrice! (Regardant de côté et d'autre.) Mais je ne la vois plus. (Il s'assied devant la table et prend une plume — écrivant — puis à haute voix.) „Une lumière qui".., scène VILème DANTE, SES DEUX FILS II-ème fils Père. Chut ! I-er fils (à son frère) LE dante (plume à la main) „Une lumière qui" ... I-er fils (à son frère) Retirons-nous. Il écrit ses tercets. (rideau) ACTE III-ème 10 (Au lever du rideau la scène s'enténèbre graduellement. Le soleil est près de sombrer dans la mer. Le Dante, assis devant la table, comme dans l'acte précédent, la plume à la main. Le portail continue à être masqué par le paravent. Sa porte est fermée. On voit, au-dessus, les arceaux et les colonnes soutenant la galerie. Jusqu'à la scène ou Lucifer parait, la lumière va en baissant sur la scène et dans le théâtre. À dater de la disparition de Lucifer la lumière remonte. Elle suit, pour ainsi dire, l'action tragique de la pièce.) scene i-ère LE DANTE, ensuite BEPPO LE dante 15 (il laisse tomber son porte-plume qui lui glisse entre les doigts) J'ai vainement vouloir. Ces vers, les derniers de tant d'autres, me fuient. La pensée m'échappe avec le-sentiment. 20 ( Beppo entre avec un candélabre, bougies allumées, dans chaque main.) 403* LE dante Ah ! la lumière ! Beppo Oui. Je vous l'apporte. Vous n'y voyiez plus clair, 5 je crois. Le dante En effet — et c'est justement elle qui me manquait. Beppo La nuit vient vite en automne. 10 Le dante Comme la mort, lorsqu'on est vieux. (Beppo s'occupe à relever, deci, delà, des . coussins tombés à terre, à ranger des chaises. Le Dante, faisant abstraction de sa présence, se replonge dans sa médi-15 station. Il note, de temps à autre, des mots sur le papier.) LE dante (à haute voix) C'est ça... Je crois avoir trouvé: „Ô! lumière qui par toi-même est lumière"... .20 Oui, et il est ce vers ce qu'il doit être, ce que je voulais... „Ô ! lumière qui par toi-même est lumière"... Beppo Que le haut seigneur [ne] m'en veuille pas — mais je .25 connais aussi, pour si humble que je sois, quelques vérités... Le dante Tiens ! tu es encore là — et ces vérités? Beppo Deux, par exemple, entre mille, et dont, on doit faire le plus grand cas. Le dante 5 Dis-les toujours. Beppo Les voici: 1er — Quand on a sommeil on doit dormir; secundo: quand on est malade on doit se soigner. Mais je m'attarde, et voici que la Duchesse vient. 10 Le dante La Duchesse? Beppo Sans doute, et encore accompagnée du très révérend Abbé, des deux fils et de la très pieuse fille de 15 votre haute seigneurie. Ils tournent en ce moment l'angle de la galerie. Donc, je m'en vais* (Il sort.) SCÈNE II-ème LE DANTE, LA DUCHESSE, LES FILS et 20 LA FILLE DU DANTE, L'ABBÉ LA duchesse Je ne saurais te dire, aimé poète, combien j'ai été heureuse d'apprendre que cette maudite fièvre t'a quitté. 25 (La Duchesse prend place sur une chaise à haut dossier.) L'ABBÉ Rien ne m'étonne venant de ce mal. Je l'ai eu, et j'en sais quelque chose. Il est capricieux au possible, 30 et vient et part sans crier gare. 404 405 LE dante Abbé, laissez-moi d'abord remercier la Duchesse pour l'intérêt qu'elle me témoigne, et pour les sentiments qu'elle a daigné m'exprimer, et ne parlons plus 5 de ma maladie. (Groupement des fils du Dante qui7 dès la sortie de Beppo, se sont avancés au premier plan.) La fille du dante (levant les yeux en haut) 10 Dieu a écouté mes prières. Grâces lui en soient rendues ! La duchesse Mais Dieu a fait plus pour toi, noble et cher poète (aux fils du Dante et à l'Abbé), et vous le savez tout 15 comme moi, vous, puisque vous l'avez appris des deux courriers qui sont arrivés tout à l'heure et presque en même temps, l'un de France, l'autre d'Allemagne. I-er fils Oui. Et son altesse la Duchesse a voulu que ce soit 20 par ma bouche que cette grande nouvelle te soit donnée. Elle est magnifique: Monseigneur le Comte de Provence t'a lu, et il t'attend à sa cour les bras grands ouverts. Il te livre en toute propriété un des palais qu'il possède à Toulouse et couronne sa magnificence 25 en t'accordant une pension annuelle de trente mille livres tournois. Toulouse et Bordeaux, Nîmes et Avignon, Paris même, cette ville embrumée et froide, mais dont les mouvements d'âme sont souvent vifs et impétueux, veulent t'avoir pour hôte, et te fêter comme un 30 roi. II-ème fils L'Empereur d'Allemagne tient d'un autre côté à... Le dante Je mets aux pieds de la sérénissime Duchesse mes 35 hommages très humbles, et Dieu la récompensera pour 406 sa bonté. Quant à la nouvelle, mes enfants, elle est glorieuse pour moi et je vous remercie de me l'avoir donnée, mais ne m'en parlez plus. Certes, le plus noble des peuples qui soient sur terre est celui des Français. 5 Mais sachez-le: Nulle nation au milieu de laquelle le destin m'ait porté où je ne me sois senti étranger. Que chercherai-je, à mon âge, hors de mon pays? Il fut un temps où je raisonnais autrement, cù je ne faisais p$s de différence entre un homme et un autre 10 homme, et quelle que fût la nationalité de l'un ou de l'autre. Je me payais à cette époque, de mots. Mais ce temps n'est plus. De grandes vérités ont surgi en moi, et j'ai appris ainsi que seules les campagnes, les vallées et les montagnes de mon pays sont belles. Vous vous 15 le rappelez, mes enfants, j'ai longuement voyagé... Et que d'amis n'ai-je pas semés un peu partout — de vrais amis, de nobles cœurs — mais, combien désolant il m'est de l'avouer, jamais je n'ai pu pénétrer dans leurs sentiments, et jamais, eux, n'ont compris les 20 miens. Je veux mourir italien. (La Duchesse se lève tout émue :t se pn sterne devant le Dante mettant genoux en terre. Les enfants du Dante l'imitent lui prenant qui une main, qui une autre. L'Abbé détourne la tête pour cacher son émotion 25 et se tamponnant les yeux de son mouchoir.) La duchesse (larmes dans la voix) Ô! Dante! Les deux fils 30 Père. Le dante (poursuivant sans déclamation) On me couvrirait d'or dans d'autres pays que je n'en serais pas heureux. Quelle que soit la nation à 35 laquelle nous appartenions nous n'avons qu'une mère— celle qui a pétri notre âme de la sienne et notre corps de son sang — et cette mère-là c'eàt notre patrie. 407 Tous (comprimant leurs sanglots) Oui,— oui. LE dante Mais, que vois-je!... Duchesse... (Il la relève.) Et vous, mes enfants? (Même geste.) Remerciez-leur de ma part, et faites en sorte de ne pas blesser leurs sentiments. J'en suis profondément touché. Ils sont beaux et nobles. Mais, né vous ai-je pas ouvert mon cœur? Que pourrai-je dire de plus? I- er fils Nous ne sortirons pas de ta volonté. II- ème Notre vie, tout, tout pour toi, mon père... La duchesse Je me charge de la réponse à donner... Je dirai que... L'abbé Sois tranquille. Des paroles dorées on en trouve parmi nous à bouche-que-veux-tu ! C'est, d'ailleurs, la menue monnaie des grands de la terre, et je tâcherai de me mettre à leur niveau, si son altesse la Duchesse veut m'abandonner la déclinatorium à rédiger. La duchesse Je le veux bien. Mais, pouf l'instant, accompagnez-moi, Abbé. Il nous faut en personne veiller à ce que les courriers soient traités à notre cour comme il convient. (La Duchesse et l'Abbé vont pour Sortir.) LE dante Ne vous attardez pas, non plus, mes enfants. Accompagnez la Duchesse. La soirée s'annonce très belle et pour tout vous dire, j'écrivais des vers quand vous 5 êtes venus. I-er fils C'est bien, père. Nous te laissons aux Muses. La fille du dante Et plus tard..- 10 Le dante C'est cela — plus tard. (Tous sortent. Le Dante reprend place devant la table.) SCÈNE Ill-èrae LE DANTE, BÉATRICE 15 LE dante (jetant après quelques moments la plume) Inutile. (Il se lève.) Plus d'ailes autour de moi. Oh! et comme les cieux s'enténèbrent !... Puis — quel est ce frisson qui me parcourt? Je ne sais ce que j'ai. Un 20 voile semble s'épaissir sur mes yeux. Toutes ces nouvelles. .. la venue de mes enfants... (Il dit ce passage en son entier devant la colonnade de droite auprès de laquelle il s'est porté dès qu'il a jeté la plume et s'est levé de table.) 25 Béatrice (apparaissant à sa droite) Te troublent — et la fièvre te reprend. 409 LE dante C'est vrai. Elle me reprend. (Ses dents s'entrechoquent.) J'ai froid. (La flamme des bougies vacille soufflée par le vent. 5 Les tenUs qui sont dans les entrecolonnements s'agitent. Les draperies de l'alcôve qui, dans cet acte, masquent le lit, s'entrouvrent et se refeintent.) LE dante Un frisson est dans l'air et en moi... (Il grelotte, 10 et mettant ensuite une de ses mains au-dessus de ses yeux, il regarde la mer.) L'orage va bientôt éclater. Entends-tu les sifflements du vent, Béatrice. Et quels nuages de poix ne pousse-t-il pas devant lui... Brr ! J'aime mieux ne plus regarder ! (Il se tourne vers l'inté-45 rieur de la chambre.) Mais quelles ténèbres dans ces recoins !... (Avec une explosion soudaine.) J'ai peur! Béatrice (le rejoignant) Je suis auprès de toi, mon bien-aimé. 20 Le dante (les yeux fous) Je sens que des ailes noires sont sur mes épaules. Elles m'en enveloppent comme des crêpes sinistres... Dieu ! les ailes de gouffre !... Mais qu'arrive-t-il? 25 (Les bougies, moins une, s'éteignent tout à coup. Obscurité a peu près complète sur la scène et dans le théâtre. On entend le mugissement des vagues et les hurlements du vent.) LE dante 30 Et ces hurlements, quels sont-ils? béatrice Ils sont la voix de l'orage. Le dante Et ces ténèbres? Montent-elles de l'Enfer? Y suis-je? 10 15 béatrice Ta place n'est pas parmi les esprits du mal. (Lucifer surgit en costume de démon. Au même instant le paravent qui masque le portail s'illumine, vivement édairé du côté de la galerie et disparait, mangé par les flammes. La galerie et ses arceaux ne sont plus visibles à leur tour, et l'Enfer, ses flammes et ses démons en prennent la place.) Lucifer Tu ne dis pas la vérité, femme. Son esprit audacieux nous appartient de plein droit. (Il empoigne par %tn bras le Dante, et veut le forcer à le suivre. Musique. Rugissements de l'Enfer. Flammes intenses. Résistance du Dante.) LE dante Au secours, Béatrice.— L'Enfer.— Il m'entraîne. béatrice (étant le collier d'or orné de pierres précieuses et d'une grande croix en brillants et se plaçant devant Lucifer) 20 Arrière, Satan. Sa place n'est point parmi les tiens. (Satan et l'Enfer s'effacent subitement. La lune sort d'un nuage et se montre dans le haut des colonnes. La scène se remplit d'une lumière bleuâtre.) LE dante 25 (sorti comme d'un rêve et se passant la main sur le front ) Que s'est-il passé ? Est-ce d'un cauchemar horrible que je sors, et suis-je maintenant dans un songe d'une douceur inouïe tombé? 30 béatrice Une dernière épreuve qu'il t'a été donné de subir, et c'est tout, mon bien-aimé. L'Enfer se devait bien de se venger de toi, et il l'a fait. Il n'a plus désormais d'emprise sur toi. Il a reculé devant la croix. Calme-toi. 410 411 SCÈNE IV-ème LES MÊMES, LES MUSES, LE GÉNIE et LE SENTIMENT DU DANTE La muse de l-épopée 5 Ô, repose-toi, Dante, calme-toi, Ne cesse point d'être un Dieu dans ton âme, Garde en ton esprit intacte la foi... C'est dans sa lumière, et c'est dans sa flamme Que viennent mourir le doute ou l'émoi... 10 Rompant de l'Enfer l'effroyable trame Apaise ton cœur, chasse tout effroi, Ô ! repose-toi, Dante, calme-toi. ChŒur des muses Garde en ton esprit intacte la foi... 15 C'est dans sa lumière et c'est dans sa flamme Que viennent mourir le doute ou l'émoi... Le génie et Le sentiment du dante Rompant de l'Enfer l'effroyable trame Apaise ton cœur, chasse tout effroi... 20 Ô, repose-toi, Dante, calme-toi. Le dante Suaves sont les voix que j'entends chanter en moi. Béatrice Ne sont-elles pas les voix de la lumière? 25 LE dante (comme perdu dans Vextase) De la lumière? (Il se dirige lentement vers la table et s'y rassied en reprenant la plume. Un ange lumineux, sa Pensée, se penche sur lui et semble lui .parlez dans 30 l'oreille.) C'est donc.. Le dante la lumière? (L'ange continue à lui parler à voix basse lui disant des mots qu'on n'entend pas.) 5 . Oui. v (Écrivant,), „Ô ! lumière qui par toi-même est lumière, Pure âme de tout, par toi-même éternelle, Cause permanente, et non cause première". (À l'ange.) 10 Mais ne me retire pas ton verbe, et continue à m'en faire l'écho. Ce tercet — le tien—est au-dessus des autres. Tu es lumière, et t'es reflété en moi. (L'ange se penche de nouveau sur le Dante et semble lui chuchoter.) 15 LE dante ( écrivant ) Parfait... Oui. (L'ange poursuivant le jeu susindiqué.) LE dante 20 (écrivant) Evidemment. (À Tange.) Seulement ne cesse pas dè me guider... (Se relevant à demi.) Cinq — cinq tercets ! Reste le sixième... (Même jeu de la part de l'ange à la seule différence qu'il lui impose 25 les mains sur les épaules et le fait rasseoir.) LE dante (écoutant ce que lui dit l'ange) Mais sans doute... (Écrivant.) Oui... (Écrivant.) Oui —oui... (jetant la plume) et — complet est le 30 poème ! ( Se passant la main sur le front.) Oh !... Mais qu'est cela? (Relevé à demi et se retenant des deux mains à la table pour ne pas tomber.) Béatrice! Où est-tu? Viens à mon aide... 412 béatrice (le soutenant) Me voici. Que se passe-1>il? Qu'as-tu? Le dante (il fait quelques pas chancelants soutenu par Béatrice) Presque rien... Un vertige... pourtant... puis puis — comme une faiblesse. Béatrice ! Complet est le poème! béatrice Mon bien-aimé ! Le dante (les yeux égarés) Fais-moi asseoir. béatrice Viens. (Elle veut le conduire du côté de la colonnade.) Le dante Non — point là... l'obscurité y est trop grande... Là — là ! (Il montre l'alcôve.) Il est vrai que je ne sais plus où est la lumière — car... je n'y vois plus... Et, cependant, un sentiment d'éblouissement me vient de ce côté... C'est là qu'elle doit être... béatrice Oui, mon bien-aimé et nous y arrivons. Mais fais appela toutes tes forces. Une marche à gravir. (Le Dante s'y enlève soutenu par Béatrice.) Il nous en reste, néanmoins, deux autres... Le dante Deux ?... Oh ! combien difficile le chemin qui conduit à la haute cîme ! béatrice Un seul effort encore, et... îo 15 20 25 30 Le dante (montant les deux autres marches) Il est fait. (Béatrice ouvre les draperies de l'alcôve.) LE dante (retenant une des draperies d'une main, y pénètre avec elle) Que de lumière ! (Il chancelle tout à coup, laisse lui échapper le pan de la draperie.) LA voix du dante (et puis le bruit de la chute de son corps) Oh! scène finale (Les bougies en cire des deux porte-cierges se sont allumées d'elles-mêmes dès que les draperies se sont refermées sur le Dante.) LA MUSE DE L'ÉPOPÉE et LES AUTRES HUIT MUSES (Musique.) La muse de l'épopée Nuls pleurs, et nulle plainte, Gloire à cette heure sainte De triomphe suprême... Complet est le poème, Et la couronne ceinte ! Ckcîur des muses Nuls pleurs, et nulle plainte... Complet est le poème, Et la couronne ceinte.