E. LOVINESCU OPERE SCRIITORI ROMÂNI 7 > E. LOVINESCU 1 I { I E. LOVINESCU OPERE ii Ediţie îngrijită de MAU IA SIMIONESCU şi ALEXANDRU GEORGE Studiu introductiv ? * note de ALEXANDRU GEORGE O"” J— fp:; ^ ? f institutiîl ci;.' Fllclcoio Română "fix. Pniiîppide" , isşi Inv: SCRIITORI ROMÂNI EDITURA MINERVA Bucureşti 19 8 3 A monsieur le prince Georges B. Stirbey aii camarade d’enfance de J-J. Weiss a l’ami fidele et devone qui a sn defendre avec sa plume la memoire et l’ceuvre de IFms apres sa mort Cetie these est respectueusement offerte et dediee par son devone compalriote roumain EUG&NE LOVINESCO PREFACE M. Eugene Lovinesco a consacri â Jean-Jacques Weiss une fitude pieusc, attendrie, caressante, mais, du reste, tres penetrante et tr&s sâre, temoignant d’une grande liberte d’esprit, d’une grande connaissance des hoses litteraires et des horames. Ce qui semble avoir attire M. Lovinesco du cote de Jean-Jacques Weiss c’est la curieuse rencontre chez l’illustre critique de sentiments „mo-yens et bourgeois" et d’un esprit tres romanesque et fantaisiste. Jean-Jacques Weiss etait un bourgeois du temps de Louis-Philippe, trds modere, tres juste milieu, tr&s ponderă, tres equilibre, ayant horreur aussi bien de la demagogie que du despotisme; et c’etait aussi un reveur, un sentimental, un „sensible", un homme ă. romances et enfin un homme d’esprit caustique, qui avait l'âme d’une grisette. De lâ, une foule de disparates qui rendent Jean-Jacques Weiss le sujet d’etude le plus difficile du monde. II y a toujours eu du je ne sais guoi et meme une foule de je ne sais quoi dans M. Weiss. Ses variations politiques sont legendaires, Ies sinuosites et meandres de sa vie sont, sinon extraordinaires, du moins deconcertants et bizarres. Professeur, journaliste politique, journaliste litteraire, homme d’administration et presque homme d’Etat, toujours dans le camp oii on ne l’attendait pas et dans la situation sociale ou il n’etait pas tout îl fait naturel qu’il fut; toujours, du reste, quelque poşte qu’il occupât, le depassant par certains cotes et â d’autres ăgards ne le remplissant pas exactement, ayant toujours du trop et du pas assez, il fut toujours eblouissant, 6tincelant, fascinant, decevant et un peu deţu. ii ' .w/.n,. i:j jno‘1 ;111 j ..»i .*t;ti . . i\.< ■.i i 1 p i w'/ t ii îi xti.<» t; i. }-* x r* u .juofro; ;-*,ţ -u»u ■ >U ».•'( v| jti. .^iin ţiintj . jUii i u< . .^i|» M.uiUi ;W 'M.ui.ţ ji,nl> • «itu .juiuu u» .«ni >M jk-p > ;n . ♦ i ;. 1; 1 - pi t» ; * . .. • *j» --puni .«ii it .* i J *ti j 1 tl <|> J t - • 11 • ■{ rjir.u! ... j i . i iu i;i,' ;i p.t- Mi *t -‘I* i»'*» • ••'•n-jurj ->p ■ .• |*! -p l * mu. t;<-; .p >• pi p u-.; t..» .».)tirj/iu '.<| ,..i n(| ■ j ii .iinuimi » p i..-,! uu ; 11: j ; i- ‘ t.u in \v i • tu | '• . u; j »nj.J .ij» -/i( »v# 'l ml» mvui 'itJci'. i.ţ' .■ ji\u:< •> \ • • p p>;i n l *i)M iu *i>-| .* 11. ni* . i j -..jiuum .*[ itu.j ..p J.utnv’ »; J- • *• ’ .i| )n m<1 .»11 .«.ti Jii< tl t> - < l im u.i’n nviip'M u» ' 11; • i;; .v »; - >1111 .iii ‘in!» Mrm *'..i itnp ii i -. i|» >......p junuu |Vi|i’A/i ->j j t: ; * 1 •> uni • «11 >iiiu.r >\.» . .,p ..v,J }iv/.» u. .IJ JU'nl m\| ij . -, .| o. '• J *!»| I. ' K" ;-,J!p Jţv.*|>ti«>}ii.» |i 'utilii np •..•Ju.tj lan > i; '.m.- * /. • p 11 • * i >tiui>j> iir/.r1 in| in!» '-‘-'MIJ. -»'ui 1 ■-». 1 ’ •>|j'iu;n > \-( J.»tiu< |» .»m t»ll t;’ ’ *iti()" ».u,‘itn,i i .in^min.) v{ .*i» t;n|i v\ jin«i iu[ \* iU'.j.k;--. U(> r|-m\* ,ii» \.a .u^» ui.'ji mIumi*hi"| jiwu K .ml* *• -.»J>uihI,»i ’.'Jip ii|*U.*|U.i U\f“ . -*uu -.urţ» i.r.u:<.tis itii .unui**» .*iii'tu*>|ili|> v\ m»v|» .»Jiu > iu!> ■ iu< »j\' |ii;> ui|' { j»|* ' «' '.w K \’ltoA ' '■ “ .'-lurii ,i s.»nrj j \ s.*p .u.(ir.iiin^ t.[> .»; - vd puvKi uu r .u.u.mi ;. * ■ i tu • I u* n j.) niriilmo» ju.»:iiv ju.»|ji.ui u|* iUv!.>,[ op -U t-il '.'lunp uu juvpu-r!.!» jn-v.ţvj Jj[.» -.;vm :.u-.n'.'/i- u: in-;> .'in-.l |-| i i |.nni:i..}( i; I-.:«|V.|> ••u'/. i'i i»> j-oiv.P -'ii1' >'l V l ^ ;■><•! • ui<» * *p ’ nji.t/.r Mir-. | i \ 1 u>' ‘ v iM-.t s.v , jj • i j ■ *; i • >j i * ' tu.'ţri .ip .>ul« .uu m .tp mh»1 jn / r jt 111> nivui '*•**V '1 i1 1‘ punj un iu*i > »'»1 *1 'S •‘n*’ i‘vMp || • ;u u’.uui . t ţ«! > vi ..p '»•> '» ul«- » >P JIVAV II • < • IU1»\ • > •-------.11 » s.‘p vp.xiiu u •’ » -P -.UM-.'t;.. iu. iu’-/!}'» u up ; ti*/, m i î i pul» i** .t:.‘ .v; 1 ■; ; • i.uj * ; li'ip* !», ul> .'| • us ,1J .\ \ uf iiu.iu.'i^r: '.\t ; tv j v 1 : • -; \ • p ;!•- t:-’• - • siui 'i 'p ‘ ji ui. \ p - o s.ip .»||.a'UI vj .ia p ,.ul mi( w 1 • 11 ju>'. .1 x x > i 11 j M:«‘»l.'ipriii;k'.» -.'tjnvi • ^*p .;!» ;u\*vu p ;» 11.\\ ,u’ ll° -'iun:"1 '-.uivutp:- vi;\j > : / <: / •• p ;»r.*.v j( mais c’etait de tres bons moments, ceux ou il jouissait de son esprit, de sa verve et de sa malice et â ce compte tonte sa vie fut presque faite de bons moments. M. Lovinesco a trace Ie portrait de cet homme captivant et abondant cn surprises interessantes, avec la diligence et la sympathie d’un explo-rateur avise, qui serait amoureux du pays parcouru et qui lui serait recon-naissant d’etre tant plein de difficultes ... EMILE FAGUET I II avait des pari ies extraordinaires, comtnc on disait au XVII silele et toujours il n’avait quc des parties. Scs contradictions littcraires sont celebrcs. II ctait classiquc jusque dans la niocllc des os, d’esprit. de temperament, de style ct c’etait prcferablcment au XVII0 silele qu’il allait eher-chcr le classicisme ou qu’il le trouvait volontiers, du reste, Ocrivant sur Ies ecrivains de ce temps-lâ des choses cxquises. 11 avait des caprieos brusques de pensee qui etonnaient. II disait quc Scribe utait un grand homme de thcâtre ,,mais qu’il avait plus de genie quc de talent1', ct le paradoxe scmblait fort. II s'avisait tout a coup, et sans avertir, de corn-parcr Regnard la viile d'Alger on la viile d’Alger a Regnard et la page ctait mcrveilleusc; mais el Ie laissait ccpendant un doute. Du reste, de l'esprit ct du meilleur et argent comptant ct toujours. 11 est nommi a un grand poşte du Ministere des Affaires etrangeres: „Voila M. Weiss, dit Edmond About, qui entre dans la diplomatic commc un moincau dans une cathedralc". — „J’ai entendu dire, repond Weiss, que M. About avait assez longtemps dosire etre cct oiseau-la." On songeait a Iui pour la direction de Ia CoinGdic Fran^aisc: „Oui, on a voulu me donner la Comedie; c’cst moi qui-n’ai pas voulu la donner" . Reţu assez impolimcnt par M.Thicrs qui lui [avait donne rendez-vous a cinq hcures du matin, il entendait dire: „M.Thicrs se leve a cinq heures pour rccevoir". — „C’est une erreur, dit-il, M. Thiers se leve avant de recevoir; mais il ne se levc pas pour recevoir". C'etait un original qui ne s'apcrcevait pas de ses exccntricites parce qj’elles etaient Ie resultat nattirel de ses discordances, mais qui, instinc-tivemsnt, en profitait bien un peu pour n’ctre pas commc tout le monde, ce qui sert a attircr l’attention de tout le mondc. Et c’etait un paradoxal qui ne mesurait pas l'^tendue de scs paradoxes, parce qu'ils etaient 1’effet naturel de sa complcxite d’csprit, mais qui n’ctait pas fâch6 de provoquer une admiration ou entrait un peu d’6tonncmcnt. Du reste, Ie melange en lui des idees de bon sens ct des id£es de fantaisie ctait de telle sorte qu’il donnait par ses incartades le deşir d'cntendrc une parole de solide sageske ct qu'il satisfaisait ce deşir presque en mume lemps qu'il l'inspi. rait. Son cceur valait mieux quc son esprit qui valait beaucoup. II 6tait bon et tendre et il fondait toute la morale humainc sur la bont£. La vie lui fut rude comme elle l'est toujours aux tendres ct aussi h. ceux qui ont trop de mobilite d’esprit pour se tracer une voie rectiligne ct pour la suivre; 12 mais c’etait de tres bons moments, ceux oii il jouissait de son esprit, de sa verve et de sa malice et a ce compte toute sa vie fut presque faite de bons moments. M. Lovinesco a trace le portrait de cet homme captivant et abondant cn surprises interessantcs, avec la diligence et la sympathie d’un explo-rateur avise, qui serait amoureux du pays parcouru et qui lui serait recon-naissant d’etre tant plein de difficultes ... EMILE FAGUET SA VIE ; Jean-Jacques Weiss naquit â Bayonne le 19 novembre 1827. Son pere etait alsacien; sa mere basque. Du croise-! ment de deux races si differentes, sortit cet ecrivain qui, â la fantaisie, â l’imagination chaude et paradoxale des j meridionaux, devait ajouter le bon sens des gens du Nord. j II ne serait pas raisonnable, certes, de s’aventurer dans de i vagues considerations de psychologie ethnique; rien ne : serait plus problematique. Mais il n’en est pas moins vrai ; que la physionomie morale de Weiss s'explique suffisamment par ce melange de deux caracteres opposes, qui se laissent i voir assez souvent et tour â tour en lui. Tout ce que nous aurons â dire sur l’oeuvre de Weiss repose sur cette double base: bon'sens, esprit d'ordre et de hierarchie, travail con-sciencieux d’un cote, humeur primesautiere, petulance d’esprit, magination poetique, fantaisie charmante, inclination legere vers le paradoxe, de l'autre — un melange, en un mot, de i solide et de briliant, du Midi et du Nord. Telle est la compo-sition intime de l’ecrivain que nous allons etudier. En recherchant d’ailleurs la trace de la race dans son esprit, nous ne lui aurions pas deplu. Weiss croyait, autant qu’il est raisonnable de la faire, â la psychologie ethnique ; il allait meme jusqu’â croire â la psychologie des petites races, pour ainsi dire, â l’âme distincte des regions, â l’in-fluence obscure mais profonde du sol, des bois, des collines, du paysage, de la mer ou de la prairie et de l’echarpe bleue du ciel... „Ainsi force et redondance, ecrit-il en parlant des 15 lîourpuipnons tel ost li' tr.iit principal do cot te race. qtii '■Mint la finesse d’esprit et la delicatesse de sens autant du moins qm-, dans la nature multijilc et varioo de l'liommo, Ies contraircs s'o.cluent. Force ct redondancoţ Oria. on pont tirer d'ux c.liosi's l>ien contraircs: d’unc part. la jovialitc, meni'- piossicro; (1’autrc part. Ies dons sonores el sculptu-rati.\, l'art oratoirc, reloquenco dans tonte sa vipoureuse mnjesu’- i-t dans tonte sa hantenr, mais aussi. a 1’oecasion. brutal'' i l dure. On peut tirer de lă le Piron de l'ode lilu-i-tine. et aus-i le Piron qui ocrira la Mcltuiiumir ... On peut tirer de la Hossurt tout entier ... on peut tirer de ]a Cie-billon, ă la lois cynique et trapique ... et on pont e:i tirer K’aineau ... Nude... Finiene (luillaume ... Tous, tu quelque penre qu’ils se soient employes. ont potir qualite saillante (je dis simplemen* saillante et je ne dis pus maitresse) l'alion-dance vipoureuse, et a defaut de larpeur d’esprit. l'ainpleur du ton et du laupape." Nous entions dom: dans ses vnes, en aflitmant, a notro tour, qiv Weiss fut forme du melanpe lioureiix de deii\ laees, et nous l'allons preciser, quand nous amons â etudiei mim tour d'e^prit. Melanpe de races, melanpe aussi de n-lipions: son poie etant protestant et sa mere catholique, Weiss lut eleve dans le culte calviniste, ce qui ne IVnipcehera pas de pai Ier avec chaleur et enthousiasme de Bossuot et de P.ourdaloue -et de pass-T ?otis silenee Ies ecrivains protesta»! s ... ("est que, n'etant pas un rroyant militant, il ne eonsiderail o-, prands oratcurs qu'au point de vin- de Jeiir talent; la ln-aute litle-raire 1.; touchait pl\js que l'orthodoxie des crovances. Son pere etait de petit'.- condition, de vii- et de pouts buurpeois, qtioiqu’il fut chef de musique, dans un lepini'-nt d’infanterie etranpere au servire de la France. Ce poşte n'etait pourtant pa*- exelusivement militaire; il etait d'mie nature intermediaiie, t'-nant du bourpeois et du militaire. A Ia suite de son pere, ]e petit Weiss — (Injuste, comine on l'appelait — mena une vie errante et pittor'-sque, accompap-nant le regiment dans ses peregrination â trav«-rs la Franco. 1 »j rur V\h ' :tr J' li !i!!' r j! ut rji. .‘O J. : />::/■' .Ur C '.urs i-.tt/rjir':, ] .3 *'_-pt<_nihr': l-SVi. IC Nous aurons plus tard l’occasion de constater quelle influence heureuse eut, sur l’esprit de Weiss, cette vie vagabonde, faite de plein air et de larges horizons, de marches â travers des pays inconnus au :son des trompettes ... Ses premieres etudes, Weiss Ies fit au hasard des etapes du regiment de sori pere. Commencees â MarseiUe, il Ies pour-suivit â Dijon, viile ou il devait revenir plus tard et qu’il a decrite ensuite si bien: „Regardez d’abord la viile du dehors, avec ses toits' de ţuiles bariolees, ses clochers et ses cloche-tons, sa fleche bizarre, hardie et tortue, sa tour cathedrale surmontee de la familie Jacquemart; on dirait un volumi-neux et fantastique château de pâtisserie qui emerge sur le vert de la plâine. Entrez ensuite dans la viile, considerez d’architecture des maisons ! Celles du peuple s'arrondissent â la base comme s’enfle le ventre d’un de ces gourmands qui servent d'enseigne â un marchand de comestibles; celles ou residaient la noblesse et la magistrature lettree du XVI 11° siecle, un Bouhier, un Brosses, un Buffon, elegantes, coquettes et d'ailleurs bien proportionnees cn leurs diverses parties, sont coiffees d’un toit immense, presque aussi vaste que le reste de l'edifice; il semble qu’on ait tout voulu mettre en gr'eniers comme pour reserver la place â d’abondantes pro-visions." 1 En 1839 il eta.it encore â Dijon, „au pays des accents circonflexes"; nous avons de lui une page, vraiment piquante et fine, qui nous ramene â cette date, alors qu'il prenait des leţons de danse avec le pere Mercier, musicien et professeur „de danses classiques". Par son charme, par son ironie, cette page merite’ bien d’etre citee en entier: „Le pere Mercier jouait, lui-meme, sur le violon Ies pas qu’il nous.fai-sait danser. On enfilait la rue Conde, qui est l’artere centrale de Dijon; on tournait â gauche en venant de la place d’Armes dans une petite rue sombre; on traversait une boutique, on descendait, trois marches et c’etait lâ. Lâ, dans une arriere-salle eclairee en plein jour par de fumeux quinquets, tronait le pere Mercier, professeur de violon, de danse, de maintien et de saluts â la franşaise, celebre dans Dijon par lui-meme et par son filş, un grand violoniste qui aurait acquis une 1 Essais1 sur l'Hisloirc 'de la litterature franţaise, p. 299. 17 gloire europeenne s’il avait consenti â echanger le sejour de sa viile natale, qu’il aimait autant qu’elle est aimable, contre le sejour de Paris qu’il n’aimait pas. La figure du pere Mercier respirait la serenite rebarbative d’un digne homme qui a vecu cinquante ans sous l’oeil de ses concitoyens, sans qu’aucun d’eux puisse lui reprocher d’avoir manque une seule fois aux bons principes, ni sur la danse, ni sur le violon, ni autrement. En matiere de danse surtout, ses principes etaient terribles. En voilâ un qui pouvait se vanter de ne pas concevoir la danse comme un amusement! J’avais deja lu dans Ies livres que cet art est un art amollissant. Les auteurs inconsideres qui donnaient des definitions pareilles n'avaient jamais pioche les cinq positions, les battements et les plies sous le pere Mercier, au mois de juillet, par trente degres de chaleur. Un jour qu’il me tenait dans la cinquieme position,— croiser les deux pieds de maniere que la pointe de l’un et le talon de l’autre se correspondent — j’osais lui dire que je ne comprenais pas bien les avantages de cette position, peu habituelle dans le monde et pas mal genante, et je poussai la hardiesse jusqu’â lui demander quand est-ce qu’il m’appren-drait enfin la valse? Si vous aviez vu sa surprise et sa suffo-cation! II posa d’abord ses lunettes, puis son violon; il me regarda en silence avec severite; quand il jugea que j’etais suffisamment couvert de confusion, il me tint ce discours feroce: « Jeune homme, respectez mon âge. Je n’enseigne pas la bastringue. Votre honore pere peut vous oter de mon cours quand il lui plaira. Tant que vous y resterez par sa volonte, retenez bien mes deux principes: Primo, la grande maxime, en quelque art que ce soit, est de ne jamais adoucir les diffi-cultes de la chose au commenşant. Secondo, qu’est-ce que M. Maîtrejean vous enseigne au college royal? Des langues que vous ne parlerez jamais. Eh bien ! donc, ici vous n'appren-drez que des pas qui ne se dansent plus, le menuet, la gavotte, l’anglaise etc.» Et se rengorgeant: «Je suis professeur de danses mor les ! » Je rattrapai tant bien que mal la cinquieme position." De Dijon il vint enfin â Paris, ou, interne â l’institution Brion, il suivit les cours du lycee Loiiis-le-Grand. II y fit bonne mine, etant un eleve consciencieux et plein d'assiduite. 18 En 1846 Weiss se presentant au concours general, obtint, en effet, le premier prix de dissertation franşaise, c'etait le prix d’honneur. Le sujet donne etait le suivant: Lettre de Colbert ă Louis XIV pour lui proposer de fonder une Academie des sciences, 1666. On y decouvre deja les qualites de style par lesquelles Weiss devait briller plus tard: une ampleur peu commune de la phrase, bien bâtie et bien equilibree, une chaleur qui anime tout, et surtout de la vivacite et de la fougue; il y a pointe aussi un souci de justice qui, malgre le maiique de veracite du cas expose, n’en est pas moins remar-quable: „Trop longtemps, Sire, ecrit-il, soit negligenqe, soit dedain, le peuple a laisse dans l’oubli l'industrie et les sciences; trop longtemps il n’a temoigne qu’ingratitude pour les hom-mes modestes et devoues qui, sans espoir de recompense, mais entraînes par l'ardeur de savoir, par le deşir d’etre utiles, ont consacre leur vie â de severes et penibles etudes. Heureux encore ces humbles bienfaiteurs de l'humanite quand ils n'etaient qu'oublies! Mais, que de fois, poursuivis par un prejuge barbare, ils ont ete contrairits de renier leur genie et la verite qu’ils sentaient en eux? Au moment ou vous naissiez. Sire, ou toute la France entourait votre berceau de ses chants d’allegresse, meconnu, persecute, un vieillard expirait au fond des cachots de Bicetre 1; il expirait parmi les fous, lui, l’auteur d’une des plus etonnantes decouvertes qu’ait pu faire le genie de l’homme; et, sur le bord de la tombe, pour que le fruit de ses travaux ne fut pas tout entier perdu, il etait reduit â vendre son inventioii et sa gloire â un Anglais. Et qu’avait-il decouvert? La force de la vapeur d’eau, cette force mysterieuse qui promet un jour de si mer-veilleuses applications, et qu’aux yeux de l'Europe etonnee, l'Angleterre vient de reveler avec tant de fierte et d’orgueil." 2 Avec cette lettre il obtint le premier prix des nouveaux, tandis que Charles Lenient, de l’institution Joube, obtenait le prix des veterans.. Ce briliant succes ne le fit point changer je sentiments; il garda toujours l’horreur d’une education 1 II s'agit de Salomon de Caus; la legende de sa mort dans un cabanon â Bicetre passait en le temps pour une verite. 2 Ce fragment et ces dâtails sont pris dans la brochure de M. J. Duran-deau: J.-J. IVeiss, sa vie et ses ecrits. 19 dont l'unique but etait le concours general. II s’y etait soumis de mauvaise grâce, mais ne se laissa pas convaincre par le succes1 . Ouarante ans apres il luttait encore contre cette maniere de comprendre l’enseignement. D'apres le temoignage de M. Sarcey, il eut un moment l'intention de se presenter â Saint-Cyr. Le fils de l'ancien chef Xous avons trouve dans les papiers de Weiss cette piece en vers qu’il :it apres le concours general; elle est datee Ie 22 jnillet 1S47.Xous Ia reproduisons pour montrer ses sentiments. Ce sont d’ailleurs les seuls vers qu’on connair de Weiss; ils meritent d’etre lus: AdUu.r an ccr.cours g/r./rcL Mur, qui nous vis enfants, deja tu nous vois hommes, Six ans sont ecoules depuis que tout joyeux, Munis d'un vieux Xoel, d'un pate, de trois pommes, Nous t’apportions nos premiers voeux. Six ans sont ecoules et mon leger bagaje, X'est guere plus enfle que la premiere foîs; Pauvre tu me re^us, pauvre tu me ren vois. Adieu quand meme et dis-moi bon vovage. Plus d’une foisje fus echec et mat; Apres plus d’un combat, j’ai devore ma bile Ouând je voyais combien le laurier de Virgile, Aime â se psvaner sur la tete d'un fat. Et cependant malgre ces souvenirs de rage Je ne te maudis pas, o vieux mur decrepit. Car dans ce coin obscur j’ai connu plus d’un sage Oui sa vait, en silence, etre un homme d’esprit. Adieu donc, pour jamais! La lice ou tu nous jettes, Comme toi, ce dit-on, voit triompher l'orgueil; Miile sots des honneurs y defendent Ie senil; La volonte des sots soit faite! . Mais peut-etre lâ-bas il est. tout comme ici, ’ Un obscur petit coin que la sagesse habite; Ou la tendre Amitie, sans bruit et sans souci, Loin du fat au pouvoir peut etablir son gite ~ ‘ O Mur, montre-le moi. J’y veux, j’y veux courir; Parmi les chants d'amour, j’y veux bercer mavie; Mais las! Ie bel Eden! Je crains qu’â mon en vie, II ne reste longtemps encore â decouvrir. . . 20 de musique — qui tenait â present une auberge pres du Pantheon — avait toujours conserve un profond amour pour l’armee et les choses militaires. De ses peregrinations â tra-vers la France, â la suite du regiment, il avait gardeleprestige de la fiere beaute de la vie de caseme, et meme je ne sais quelle notion chevaleresque de la patrie. Mais, devenir soldat, c’eut ete, certes, gâter sa camere, car il lui aurait ete impos-sible de concilier son independance naturelle d’esprit avec la discipline militaire. II y renonca donc, quoique la fibre patrio-tique dut pour toujours vibrer en lui. Toute occasion lui etait bonne pour laisser son âme s’enflammer aux exploits guerriers. L’entree des Francais â Milan, vue un jour sur la couverture d’un almanach, lui inspira cette page, qu'il faut citer pour bien connaître l’etat de son âme: „Elle est lâ, ecrit-il, devant moi, splendide; et l’humble gravure sur bois me ramene, sans que j’y songe, de huit mois en arriere, vers ce moment unique. Quel moment, en effet, lorsque arraches â nos Fannys, â nos lionnes pam-res, â nos raffinements grossiers sur l’amour, aux curiosites cyniques, fruits d'une vieillesse blasee, au devergondage subtil, fruit du byzanti-nisme, nous nous sommes reveilles, hommes comme autrefois, jeunes encore et brulant d’enthousiasme pour des idees austeres. Le mot de liberte, vibrant tout â coup dans le silence, avait produit ce miracle. II avait suffi pour dissiper tant de fantomes impurs, comme au chant du coq s’evanouis-sent les spectres de la nuit. Le sang coulait au pas de charge dans les veines. Les cceurs bataient â l'unisson des tambours ; ils volaient sur les pas de ces hommes faits, qui s’en allaient combattre et mourirpour une cause juste. L’ardeur de ceux qui passaient n’avait d’egale que l’impatience de ceux que leur mauvais sort condamnait â se ronger dans le supphce de l’immobilite. Soldats de Giulay, vous deviez etre vaincus !" Apres avo ir renonce â la carriere militaire,- il entra., le second, â l’Ecole normale, en 1S47. Ce qu’etait l’Ecole â cette epoque — epoque illustree par Taine, Sarcej-, Prevost-Paradol, About et d’autres — on l'a trop decrit pour que nous ayons besoin d’insister; il nous suffit de constater qu’elle developpait surtout le gout de l’independance, qui allăit l’eloigner vite de l'Universite, comme il avait deja eloigne Taine et Sarce}-, non, toutefois, sans avoir vaillamment lutte contre l’arbitraire administratif de I’Empire. 21 Ouoique possede de la passion des belles-lettres et lec-teur assidu de Voltaire, Weiss se presenta k l'agregation d’histoire, â la fin de sa troisieme annee. Le sujet propose fut „l’histoire de l’Allemagne de 1100—1180". Weiss l'igno-rait completement. Voltaire ne l’y aidant point, il fut refuse sans autrc forme. Le ministre le nomma professeur dans un petit college communal, ou Weiss ne se presenta pas. II se fit mettre en conge et resta â Paris, dans sa familie, vivant des leţons particulieres qu’il donnait. Au bout d’un an, il fut regu â l’agregation et, envoye comme professeur d’histoire â La Rochelle, ou il eut pour collegues dans le meme ressort academique Taine, Assolant et Villetard. Ses aventures â La Rochelle sont connues par le retentissement public qu’elles eurent en ce temps. On etait sous le regne de Fortoul, qui pour raffermir l’enseignement avait pris nombre de mesures plus vexatoires que salutaires. „Une de ses inventions, ecrit Sarcey 1, c’etait des cabiers, dits cahiers-journaux, ou nous etions forces d’inscrire chaque jour ce que nous avions fait et dit quart d’heure par quart d’heure, tout le temps de la classe. II y avait lâ une sujetion perpetuelle qui pouvait passer, â des yeux prevenus comme l’etaient les notres, pour une taqui-nerie pure. Elle nous etait d’autant plus penible que nous en sentions mieux l’inutilite. Personne ne lisait jamais ce fatras de notes et, si un inspecteur y jetait les yeux, c’etait uniquement pour nous accabler de remontrances desagre-ables." L'inspecteur d’Academie de La Rochelle s’avisa une fois d’ecrire aux professeurs que leurs journaux etaient tres mal tenus et qu’ils n’avaient meme pas le merite de la proprete. Les professeurs, Weiss en tete, protesterent; l'inspecteur fit appel au ministre, qui mit Weiss en disponibilite, malgre l’estime des familles et des autorites meme, qu’il avait su gagner â sa cause. Weiss vint de nouveau â Paris, ou il retrouva son ami Taine, avec lequel il professa un cours de litterature franţaise dans un pensionnat de demoiselles ... Du temps qu’il etait â La Rochelle, il se preparait pour le doctorat, qu’il aurait voulu soutenir d'abord â Poitiers, chef-lieu de l’Academie. II nous reste trois lettres du doyen, Th. Derome, qui attestent cette intention. Les sujets de 1 Sarcey, Revue franţaise, 1 cr aofit 1864, p. 523. 22 theses que Weiss avait pris etaient: une etude sur Hermann et Dorotliee,_ de Goethe, et une dissertation en latin sur lâ doctrine d’Epictete: Doctrina Epicteti. „L’impression produite par votre these sur Goethe, lui ecrivait le doyen, vous est toute favorable et l’admission â la discussion publique ne souffrira pas la moindre difficulte. Votre Epictete n'a pas ete' aussi heureux. II a des qualites qui n'ont pas ete mecon-nues: mais il a paru_ trăite superficiellement." II abandonna donc son etude sur Epictete et se mit â etudier l'instruction criminelle â Rome du temps du Ciceron (De inquisitione apud Romanos Ciceronis tempore). Dans un article sur les fitudes contemporaines sur l’Allemagne et les pays slaves, d’Ed. Laboulaye, Weiss nous donne ces lignes qui se rappor-tent â l'epoque de son sejour â La Rochelle, quand il pre-parait ses theses. „M. Laboulaye a beaucoup d’amis, ecrit-il1, qu'il ne sait pas. Quand j’ai fait sa connaissance, j’etais perdu au fond d’une petite viile de province, bâtie comme un cloître avec des arcades ou porches sous lesquels le tam-bour-major de la gamison ne pouvait passer qu’en bonnet de police, une viile sombre, deşerte, pluvieuse, retranchee der-riere'un triple rang de marais, la mieux faite qu'il y ait en France pour former des erudits; car, sauf la dislraction qu’on peut se donner d'y devenir savant, je defie bien qu’on en decouvre une autre. Pour que mon existence ne fut point tout â fait sans but, je m'etais propose l’utile question de savoir si les triumvirs capitaux, chefs de la police romaine, avaient le droit d’arreter un citoyen sans l’ordre formei des magis-trats superieurs, et j’etais bien pres de me dire, comme ce commentateur de Lucrece: Quand j’aurai fini mon commen-taire, il faudra que je me pende." Installe â Paris, il finit son travail et se presenta â la Sorbonne en 1856. Son opuscule sur Hermann et Dorothee obtint un grand succes. On fut meme un peu surpris de voir ce jeune homme entreprendre la conquete d'un si haut grade avec cette minuscule brochure de soixante pages, lorsqu’on 6tait habitue â de gros volumes. Cependant cette etude etait si briliante et revelait un moraliste si delicat, un critique si penetrant et surlout un styliste si vivant et si piquant, que loin d’etre refusee, elle fut appreciee unanimement; on 1 Revuc de l'instruction publique, le 21 fevricr 1856. eut la sensation immediate de quelque chose de nouveau, et on pressentit en Weiss l’homme qui allait tenir la plume d'ecri-vain avec tant de maîtrise. Tout Weiss est dans cette petite these: sa maniere de penser, ses gouts litteraires, l’interet qu’il porte aux joies et aux douleurs des petites gens, ses theories sur l’art bourgeois, son besoin d'ideal, ses procedes critiques, son style fougueux y eclatent en toute evidence. L'etudier serait surprendre sur le vif la physionomie morale de Weiss, et nous ne manquerons pas de la faire en son temps. La carriere universitaire s’ouvrit donc â nouveau devant le jeune docteur. Comme il connaissait l’allemand — chose rare alors — il aurait voulu obtenir une chaire de littera-tures etrangeres; mais le ministre lui offrit la chaire de litte-rature franţaise â l’Universite d’Aix-en-Provence, qu’avait occupee avant lui Furtoul et Prevost-Paradol. II a raconte plaisamment quelque part les demarches qu’il dut faire pour obtenir ce poşte et l'indignation generale avec laquelle fut reţue cette nomination par les professeurs de ce temps-lâ. „Ce ne fut qu’un cri de surprise. II est agrege pour les classes d’histoire, disait-on, et on le nomme â une chaire de lettres ; ou bien: si maintenant les agreges d’histoire vont faire de la litterature!" , • . Le temps qu'il passa â Aix fut pour tant le plus heureux de sa vie; il en conserva toujours un tres vif souvenir. Tout y etait pour le charmer: la beaute de la region, les souvenirs classiques, le nouveaute du metier. Son amour de l’enseig-nement s’y donna librement et dignement cours. Maître et etudiant â la fois, il enseignait aux autres ce qu’il avait amoureusement appris la veille. „J’avais lu pour la premiere fois, ecrit-il dans la preface de ses Essais la semaine d’avant, les chefs-d’ceuvre dont je les entretenais. Oui, â la lettre, je venais de decouvrir Dufresny, Dancourt, Marivaux, Destou-ches, Sedaine, Favart, La Chaussee, Beaumarchais, Moliere lui-meme, ou plutot la meilleure moitie de Moliere; car j’avais bien cru jusque lâ que ...dans Ie sac ou Scapin s’enveloppe On ne reconnaît plus 1'auteur du Misanthrope.- 1 Essais, XII, XIII. 24 Et maintenant je le reconnaissais, j’etais tout feu; je le jisentais partout, genial, jaillissant, bondissant, saisissant de ! pleine serre l’homme, la nature, la vie, nos passions, nos vices !. comme le vautour sa proie. Si methodique que fut mon ji cours, ceux qui voulaient bien venir l’ecouter ne pouvaient !; deviner ni pressentir, la veille, de quoi je leur parlerais le ji lendemain, si c’etait du Plrilosophe mărie, ou d'Anneilc et ;! Lubin, ou des Trois Sullanes. Cependant, ils se trouvaient ; etre aussi impregnes que moi de mon sujet. Moi, je savais, du I matin seulement, les vers que je leur recitais avec admiration : et leur savourais. Ma memoire avait beau etre fraîche et ' fidele, quelquefois elle bronchait. Je disais «la moral it e» des Trois Sultanes, l’eunuque Osmin remercie ...Me voilâ casse! Ah! qui jamais aurait pu dire... Et j’hesitais! Et tout â coup un conseiller de soixante-cinq ans, assis au pied de ma chaire, me soufflait le reste: Oue ce petit ncz retrousse Changcrait les lois d'un empire?" Devant cet auditoire choisi, Weiss fit son cours sur la comedie en France. II ne nous en est reste que quelques debris: une leţon sur Piron et Gresset et une autre sur le role social et politique de la comedie en France; leţons tres fines, tres nourries, riches en remarques nouvelles et en bel-les saillies d’esprit. Certes, il n’etait pas orateur; il n’avait pas cette mobilite, ce feu, cette facilite de developpements oratoires qu’âvaient eus son predecesseur, Prevost-Paradol. Nous possedons un portrait de Weiss, au physique et au moral, trace par son ami Sarcey, â un âge ou la personnalite dc Thomine prend presque son pli definitif: „II y a dans tout l’ensemble de sa personne, ecrit Sarcey 1, quelque chose de reflechi et de fier: le regard, qui est tres ferme, pense, observe et s’eclaire parfois d’un sourire de malice. Les levres, que surmonte une legere moustache, seul et dernier vestige d’aspirations militaires, sont d’un contour tres fin et se levent volontiers vers les coins, comme pour lancer une remarque piquante. Sa parole est rare et meme 1 Revue Franţaise, du 1 er aout 1S6-1, p.-526. un peu difficile; mais pleine de sens toujours, ne sacrifiant jamais rien â la vaine eloquence, cherchant le vrai, le net et le precis plus que le pompeux et le briliant, et tombant par-fois sur le trăit juste et vif, avec un charmant bonheur d'â-propos. Je ne sais si Weiss serait jamais un orateur capable d’ebranler une grande assemblee, qui veut qu’on la touche par des images eclatantes, par un certain art de faire ronfler les lieux communs. II serait tres goute d'un petit cercle d’es-prits delicats qui preferent la verite nue et l’expression simple au fracas oratoire de la phrase." ; Malheureusement il ne devait pas rester longtemps k Aix-en-Provence. En 1858, il fut nomme professeur d'histoire moderne â Dijon, nous ne devons pas oublier qu'il etait agrege d’histoire. A ce changement Weiss perdit beaucoup; l’almos-phere de Dijon n’etait pas celle d’Aix; la tradition manquait ; au lieu de 200 auditeurs lettres et penetres des classiques, il ne trouva qu’un auditoire de quinze personnes dans les grands jours et de trois ou quatre pour le reste du temps, dont deux negociants, retires des affaires, et le vaguemestre du regiment qui se piquait de litterature ... Sur son sejour k Dijon, nous avons des details assez precis, relates par M. Durandeau un de ses auditeurs et fidele admirateur. L’ambiance y etait tres deprimante. Tout le personnel de la faculte des lettres se composait du doyen Stievenart et de trois professeurs, Benloew, Tissot et Lodin de Lalaire, assez erudits, mais plonges dans l'orniere de la routine et, partant, peu accessibles â la nouveaute; ils se tenaient tous dans le classique vieillot, desseche et mort... L'arrivee de Weiss â Dijon aurait pu infuser quelque vie dans cette faculte surannee, mais il n'en fut rien. Des le debut, le jeune professeur fut entoure d'une malveillance generale, contre laquelle il ne put pas lutter longtemps ... M. J. Durandeau nous a conserve presque intacte sa premiere leşon â Dijon, qui trăite de la chevalerie, et nous a esquisse un petit portrait de Weiss â cette epoque, qui res-semble k celui de Sarcey: „Tandis que le professeur prepare 1 J-‘J‘ 5a vie et ses ecrits, par J. D., l'un de ses nombreux ad- mirateurs, — apparemment par M. J. Durandeau, i'6diteur de Ia Biblio-theque bourguignonne ou părut cette brochure. 26 ef ses notes, ecrit-ilx, je remarque son front vaste et bombe, r, sous lequel la figure ramassee n’offre rien de frappant, sinon j les yeux qui sont vifs, spirituels et comme retrousses â la I ; chinoise â leur extremite. Mais voici qu’il parle, et sa voix ■ / a le ton d'un homme de bonne compagnie, qui converse r : sans trop d'animation. Point de retentissement, point de ces : ! eclats qui enivrent les sots, mais qui resonnent aux oreilles , i delicates â la maniere de la grosse caisse des charlatans, les jours de foire. Ce ton retenu m'agree, mais je doute que I le gros public soit touche, empoigne. II lui faut du bruit, I I et meme quelques bons coups de plat de main, ou de poing i ; sur la chaire, pour faire impression dans son cerveau. Le ; nouveau professeur, dedaigneux de ces petits moyens, me paraît engage dans une voie dangereuse. Ah! s’il etait un vulgaire intemperant de langue, il reussirait â coup sur!" A cause de son independance de caractere, Weiss ne put rester â Dijon que deux ans. La France etait prise â cette epoque d’une rage bureaucratique des plus funestes au libre developpement des esprits. On etait arrive jusqu’â vouloir ! ; imposer aux fonctionnaires une certaine uniformite physique |! aussi ridicule qu’inutile: les cotelettes etaient reservees aux . magistrats, la moustache aux soldats; un professeur n'avait pas le droit d’en porter ... Par un reste de velleites militaires, Weiss avait conserve- la sienne, ce qui lui attira des demeles avec l'autorite superieure scolaire. Un autre incident survint encore. Le bagage litteraire de Weiss, jusqu’â ce temps,. etait mince; il se reduisait â des articles sur la litterature allemande t donnes â la Revue conlcmporaine, reunis ensuite dans son I volume Gcethe, eludes sur la litterature allemande et â quelques articles donnes assez souvent â la Revue de l’instruction publique, ou avaient aussi debute Taine, Prevost-Paradol, About et tant d'autres. Comme cette revue passait pour etre d’opposition, il signa quelque temps J.-J. Lesage, mais reprit bientot son vrai nom, par esprit d’independance 2; c’etait arborer le drapeau de la rebellion. On le manda â Paris et on lui offrit de collaborer â la Revue Europeenne, quc le gouvernement venait de fonder. Weiss s'y refusant, 1 J. Durandeau, J.-J. Weiss, p. 32. 2 Dans l’article du 30 dec. 1858 sur un livre d’E. Montegut. 27 on lui fit comprendre qu'il pouvait fairo son deuil do Paris, ou jamais il ne reviendrait. „Vraiment, i'opontlit-il. eh bien! j’y reviendrai et inalgre vous." 1 11 donna inunedintement sa demission, quittant pour toujours l’Universite, 11011 sans regret, car tont l'appelait au professorat: ses eonnaissances, son gout pour l’enseignoment, son deşir de trauquillite et de stabilite, son atnour pour les joies paisililes des situations moyennes. A l’instar de Taine et de Sarcey, il avait mis tonte sa bonne volonte â s’y maintenir, mais l’oppression de l'lim-pire ctait trop forte pour qu’il la put' tolerer indefiniment. Quand il vit l’impossibilite absolue d’une ontente. il prefera se retircr, quoique le ccuur gros, et toujours avec un espoir de retour que les circonstanees l’empeclierent de realiser. Quelques annees plus tard, en effct, le ministre de l’lnstnic.-tion Publique, Victor Duruv, lui offrit la suppleance de Saint-Marc Girardin â la chaire de poesie franţaise â la Sorbonne; il l’accepta joyeusemont, mais comme le ministre voyait incompatibilite entre la chaire de la Sorbonne et le Journal des Dcbals, ou il collaborait activement, Weiss opta pour les Dcbals. Saint-Rene Taillandier fut nomme â sa placi? \ Jamais plus l’occasion de revenir dans le sein de l’Univer-site ne se presenta pour lui. Installe â Paris, il collabora d’abord au Cottrricr du Di-manchc, qu'on venait de fonder; son premier article y părut le 25 inars IS60, deux mois apres, il en trăit aux Dcbals. Taine avait deja entame des negociations avec les directeurs de ce journal, pour qu’on donnat â Weiss la place de Rigaull, ou son talent de critique d’art et de fin moraliste eut briile, mais le brusque depart de Prevost-Paradol et la chaleureuse recommandation de celui-ci le firent agreer comme redacteur du bulletin politique des Dcbats. Le 16 mai de la meme annee părut le premier bulletin signG de Weiss — cela decidă de sa carriere. Si le concours de l’Academie de Dijon flit decisif pour la vie de Jean-Jacques Rousseau, comme il l’a dit si pathetiquement dans ses Confcssioits, l’entree aux Dcbals 1 Sarcey, Ilrvur J:raii{ai, p. 303 et sq., Thiers n'etait pas loin d'inspirer un peu le journal de Weiss: Le Journal de Paris. I / j )Cr ! le ce mirage, le pretant â Napoleon, qu’il nous semble i' .f probable qu'il l'a ressenti lui-meme. Mais il est possible aussi que Weiss, se trouvant un peu depaj'se dans la Republique, ’0 ait souhaite une sorte d'exil volontaire et dore. Thiers s’y : opposa et â ses depens. Agissant pour lui comme il l'avait j fait pour Victor Duruj?, qui lui avait refuse la chaire de poesie franţaise â la Sorbonne, Weiss fondit sur lui et le harcela J , d'une guerre inlassable, qui ne finit qu'â sa chute. Plus tard, apres le Seize-Mai, il fut nomme de nouveau se conseiller d’Etat, car, malgre les vicissitudes de sa vie, ft malgre l'independance de son caractere, malgre son existence " un peu boheme, il ne faut pas oublier que Weiss avait l'esprit bourgeois; il aimait les gens en place, la stabilite, et il aurait toujours vdcu heureux dans le professorat si les circonstances s <'■ n’avaient pas fait devier sa carriere vers d’autres buts. î Rapportons-nous encore, en cette occasion, au temoignage : dc son ami Sarcey: l l „Weiss avait toujours souhaite (lui, qui pourtant avait un des esprits les plus independants que j'aie connus) d’etre • un homme officiel, d’avoir une place, d’exercer une fonc-j tion ... J'ai bien souvent cause avec lui de cette passion dont il temoignait pour les postes officiels; je ne lui cachais pas que je la trouvais chez lui la plus etrange du monde. II convenait de tout cela (savoir, des avantages du jouma-lisme), car il etait journaliste dans l’âme, et il prisait ce qu’elle i vaut, cette profession dont il a ete l’honneur. Mais il avait ! ses raisons pour la quitter, et je les rapporte telles qu’il me les a donnees: La premiere, celle sur laquelle il a insiste le plus souvent : et avec le plus de force, c'est qu’il etait fatigue de corps et d’esprit. II n'y a pas de metier plus fatigant et plus j usant que celui d’ecrire tous les jours ... Et comme je faisais un geste de denegation superbe: — Oh! toi, parbleu! me disait-il, tu as ete bâti â chaux et â sabie; tu n’es jamais malade; tu as d’inepuisables re-serves de sânte et de forces. Moi, il faut que je me mette au ; vert. Le fonctionnarisme a cet avantage, c'est qu’on n’y [ travaille qu'autant qu’on veut et comme on veut. On n’est pas force d’etre toujours sur la breche, de servir tous les jours au public une parcelle de son cerveau. On en prend et l’on en laisse, comme disent les bonnes gens. Je me refugie dans 39 unc chargc officielle, comme autrefois on faisait une retrăite â la Trappe; je reviendrai au journalisme quand je sentirai mes forces me revenir." II n’y resta, d’ailleurs, pas longtemps. Par le decret date du M juillet 1879, Weiss fut releve de ses fonctions de conseiller d'Etat. Le Roj^er, le garde des Sceaux, justifia devant le Senat cette revocation par ce fait quc durant les annees 1878 et 79 Weiss aurait publie, sous un nom d’emprunt, dans le Paris-Journal, des articles hostiles soit â la politique des ministres, soit au gouvernement ct au regime republicam ... L’accusation etait fausse, mais lini-mitie du ministre l’emporta. Encore depuis 1875 Weiss s’etait-il rallie â la Republique, sinon publiquement au moins tacite-ment. „On ne trouvera nulle part, depuis 1875, s’ecrie-t-il *, une ligne de moi qui soit une attaque, meme indirecte ou sournoise, contre la Republique. On ne trouvera pas une ligne de moi qui tende au retablissement d’aucune dynastie." Quelque depit qu’il ressentit de cette revocation injuste, il ne se declara pas l’ennemi du regime republicam; au contraire, dans le Gaulois, il reconfirma son adhesion ;i la Republique, qu’il reconnaissait comme parfaitement viablc et organisee par la promulgation des lois de 1875, A la formation du grand ministere Gambetta, le M novembre 1881, Weiss fut appele par le gouvernement comme directeur du personnel exterieur et interieur des affaires etrangeres. Ce ne fut qu’un cri de protestation contre la nomination d’un homme de republicanisme douteux ct qui n’etait pas de la carriere ... Un journaliste diplomate ! Jules Simon le lui a assez reproche dans le Gaulois et son ancien ami Edmond About dans lc XIXe sieclc\ M. Clemenceau donna son fameux cri d’alarme, en s’ecriant „Weiss ct Miri-bel". Le ministere Gambetta n’eut qu’une courte existencc, et avec sa chute Weiss revint â nouveau â la vie privec, non sans avoir vivement proteste contre l’esprit sectaire et philistin qui avait tue le grand ministere. „En rentrant au mois de decembre dernier, s’ecria-t-il2, dans le service public, j’eusse ete fier d’etre un campc, car je crois discerner qu’un campe est celui qui est arrive 1 Lc Combat constiluiionncl, p. 215. 2 Le Combat constilutionncl, p.250. 40 par le seul cffet de sa valeur intrinseque, sans aucun melange de mamouchisme. La verite est que je ne suis qu’un simple arrive. Et moi aussi, j’ai suivi des filieres! Et moi aussi, je suis decore ou chamarre d'autant de concours et d’examens qu'il en peut cxister ! J’ai fait mon temps d'ecole de gouver-nement; je suis agrege de l'instruction publique et, je crois aussi, docteur; j'ai dix-huit ans de service dans l’enseignement public et dans la haute administration; j’ai ete professeur de lycee, professeur de Faculte, directeur des sciences et lettres, secretaire du ministere, commissaire du gouverne-ment pres des Assemblees, conseiller d'Etat en service extra-ordinairc, conseiller d’Etat en service ordinaire, tant â la section du contentieux qu'â la section de l'interieur. Je suis moins fier de tout cela, sachez-le, o snobs et philistins, que d'une dizaine d’articles que j’ai publies au Journal des Debats, au Journal de Paris, â la Rcvuc des Deux Mondes, voire au Figaro, qui a l’heur de tant vous offusquer, o philistins et snobs, et ou j'ai peut-etre reussi â mettre le corps et le bou-quet. Mais qu’est-ce qu’il vous faut donc â present, snobs et philistins, si tant de certificats que je viens de vous enu-mercr, Ies plus difficiles â conquerir de tout le mandarinat, tant de titres accumules, qui sont Ies plus hauts de l’Etat, ne suffisent plus pour fixer votre estime et pour ravir votre idolatrie ? Je vous entends. Vous dites qu’il faut aussi ajouter le merite. Mais vous n’etes pas Ies juges du merite, o philistins et snobs; vous ne l’etes que des galons." Reduit de nouveau â son metier de joumaliste, il reprit sous le pseudonyme de Pierrc et Jean sa collaboration â la Rcvuc hiene, ou il avait ete appele par son ancien camarade Eugene Yung; ces articles reunis par le prince G. Stirbey forment le \’olume des No/es et impressions; il est rempli de pages brillantes sur Ies evenements courants: de merveilleux portraits comrae ceux de Barbey d’Aure\rill_y, Rochefort, Adolphe Cremieux, ou du pere Didon touchent de pres aux solides etudes sociales, ou aux spirituels commentaires des faits-divers ... lJeu de temps apres, sollicite par Jules Bapst, il prit la chroniquc dramatique du Journal des Debats; il devait finir par oii il avait commence. Les premiers feuilletons du Lundi 41 commencerent en 1883 et finirent au mois d'octobrc 1S85: ils ne durerent donc que trois annees â peine. Mais â notre point de vue purement litteraire, cette courte epoque est une des plus interessantes de la vie de J.-J. Weiss. Elle nous a fourni la matiere des quatre volumes recueillis par son ami et executeur testamentaire, le prince Stirbey, sous le titre general de „Trois annees de thcătre: 1883—1885". Accable, moins par l'âge que par les rudes labeurs de sa vie mouvementee, par le travail immense accompli pendant vingt-cinq ans de journalisme, fatigue aussi, par les veilles auxquelles l'obligeait sa chronique dramatique, il dut quitter les Debats. II ressentait d'ailleurs les premieres atteintes du mal qui allait l’emporter: un jour il etait tombe pres de la statue de Diderot, terrasse par une attaque d’apoplexie. On le relegua alors â Fontainebleau, comme conservateur de la bibliotheque du palais. Ici, il eut le loisir de recueillir en deux volumes quelques-unes de ses etudes. Atteint deja par la paralysie, il succomba peu apres dans la nuit du 20 mai 1891. On s’empressa de jeter des fleurs sur la tombe de celui que, vivant, on n’avait pas menage. Les journaux n’eurent que des eloges pour cette merveilleuse intelligence eteinte. 11 SON TOUR D’ESPRIT Pour briliant qu’il fut, le tour d’esprit de J.-J. Weiss etait celui d'un bon bourgeois. Malgre la vivacite habituelle de son imagination, le pittoresque de son enfance un peu errante et les tribulations de sa vie mouvementee d’homme politique et de journaliste, son fond de bourgeois paisible, tenace dans ses idees et dans ses sentiments, reste visible â travers toutes les vicissitudes, et en depit de la hardiesse des paradoxes dont il fit souvent montre. Jusqu'â la fin de sa vie, Weiss conserva le gout d’une existence souriante, sans grandes passions et sans grands deboires, exempte de plaisirs et de douleurs violentes, une existence douce et tranquille, dans une maison retiree, entouree de lierre et de glycine, au bord d’une riviere limpide et somnolente ... A travers son ceuvre on entrevoit souvent ce reve. „Je suis un bien grand fou, ecrivait-il en 1870 â une dame *, d’avoir passe ma vie ailleurs que dans quelque mai-sonnette, semblable â celle ou je vis aujourd’hui, seulement moins humide. De tout câte, je vois les feuilles, j'entends les oiseaux; l’ombre est douce, le soleil eblouissant, la lune adorable et tendre, les bois calmes et remplis de bonheur. II n'est pas encore trop tard pour m’apercevoir que j’etais ne pour etre 1 Lettre inedite, dat6e du 3 juin 1870, et envoyte d’Enghien, 3, impasse du Chemin-Vert. 43 le vieillard de Tarente, planter des raves et me nourrir de fraîches laitues et de fraises parfumees cueillies de mes pro-pres mains. Je vis dans la retrăite, et j’ai â deux pas, au bord du lac, un salon de conversation ou il y a un orchestre qui joue le Beau Damibe bleu. Si ce n’est pas ici que je dois rencontrer la vie heureuse, ce ne sera nulle part. Pourvu qu'avant six semaines 200 000 Allemands, tentes par l'occasion et le genie de notre gouvernement, ne viennent pas me chasser du nid!" Nous ne sommes generalement pas ce que nous voudrions etre; Ies circonstances inclementes de la vie nous arrachent quelquefois â notre paix et nous jettent dans le tourbillon comme de legers flocons de plume. Nous voguons ainsi contre nos instincts secrets et contre nos plus chers desirs; pour ne pas etre noyes, il nous faut deployer nos bras et lutter. Si paisible qu'on soit, on devient forcement un lutteur. La tranquillite de la conscience, le contentement de soi-meme, tout ce que nous appelons le bonheur, ne ressortent pourtant que de la coi'ncidence parfaite de ce qu’on est et de ce qu’on etait destine â etre, par ses dispositions innees. Et comme il arrive tres rarement que Ies circonstances de la vie soient en concordance intime avec nos gouts et nos pen-chants et qu’elles en aident le libre developpement, le bonheur fait souvent defaut aux existences Ies plus brillantes et Ies mieux remplies. C’est pour cela qu’en approfondissant la vie d’un homme et en etudiant le cruel contraste entre ce qu’il est et ce qu’il aurait du etre, il nous arrive de nous expliquer tant de douleurs intimes, la fissure delicate, dont parle le poete et qu’il importe de connaître pour la reconsti-tution de sa physionomie morale. Quelquefois ce contraste est si grand qu’on a devant soi une vie completement manquee; d’autres fois il est moindre. L’homme n’est pas arrache â son sol moral pour etre replante dans une terre et dans un milieu etrangers; la transition est plus douce. Si agitee que fut la vie de Weiss, si grandes que fussent Ies batailles politiques auxquelles il fut mele, le divorce entre ses gouts, ses penchants et Ies vicissitudes de son existence, ne fut pas irremediable. Et quoique le bonheui ressorte de l’harmonie du temperament et des circonstances, on ne saurait affirmer que Weiss fut malheureux ... ‘14' Certcs, il aurait ete plus heureux en la vie paisible de province. Son imagination avait toujours reve une petite viile, ou il se plaisait â voir plus de bonheur et plus de vertu ; ou les hommes ne sont pas politiqueurs, ou les femmes sont honnetes; oii les maisons sont bien tenues et riantes; oii l’on est plus riche parce qu’on se contente de peu, ou l'on prcnd le frais â la lisiere d'un bois qui enserre la viile 1... Toutes les fois qu'il lui arrive de parler des joies modestes de c.ettc existence paisible, il est emu; on en sent le vif regret dans l’accent de sa phrase. Si sa vie avait ete â recom-mencer, il aurait choisi la carriere de professeur par laquelle il debuta, ct pour laquelle il etait reellement doue. Amour de la chaire et de la bonne parole â propager, mediocre souci des grandeurs ct des convenances mondaines, gout d'une vie tranquillc et cachee, mais sure, tout l’y attirait. II aurait meme desirtf rester en province, dans une petite viile quel-conque, que son imagination parait de miile beautes. ,,11 n’y a point, ecrit-il quelque part r, de petite viile si denuee, ni si noire, ni si viciile que n’enrichisse ct ne decore la nature qui est autour d'elle et â proximite. Ici la mer, et lâ le fleuve ou la riviere, plus attachante que le fleuve, du moins dans le paysage frangais qui n’a ni le Danube, ni le Rliin, ni l’Iîlbc. Ici la montagne et lâ la hetree dans un coin de plaine, les saules le long d’une eau courante. Ouelle grande viile pourra mieux occuper les apres-midi du jeudi et fournir plus de ces promenades solitaires, â la Rousseau, â la Werther, oîi le c.orps se fortific par une longue marche, ou l’esprit se detend par la reverie, ou l'imagination s'enchante de soleil ct de verdure!" II faut lire les conseils qu’il donne aux jeunes agreges, pour comprendre combien cette vie de petit professeur de province lui souriait; s’il nc l’a pas pu vivre reellement ou du moins fort peu, il la vivait encore vingt-cinq ans plus tard en esprit; il la caressait d’un amour inassouvi. Le ton dont il cn parle est convaincu et penetre; on sent que cette existence paisible, avec ses promenades sur le mail 1 A ce propos la preface de ses Essais sur I'Histoirc de la litleratme ftanfaisc est instructive. a Cotseils aux jeitnes Professatrs agreges, dans la ftevue Bleue du 25 sept. 1SS0. 45 et ses lectures prolongees dans la soiree, interrompues seule-ment par Ies notes tremblantes d’un chant lointain, aurait convenu â son coeur calme, ouvert â toutes Ies joies intimes et honnetes d’un bourgeois poetique ... Son gout pour la stabilite et la surete de cette vie mediocre y transperce aussi. „Tel serait mon reve de jeune agrege, ecrit-il dans le meme articlc. Ce reve, il est vrai, suppose deux choses: c’est que le jeune maître a l’amour de son etat et qu’il n’existe plus d’admi-nistrateur scolaire capable de l’en degouter. II ne suffit pas qu’on se resigne â rester dans son lycee de quatrieme classe, ni qu’on pense sagement qu’il y a plus d’honneur â etre professeur accompli de rhetorique â Mont-de-Marsan qu’â etre mediocre orateur de Faculte et d’Academie; il faut encore que la bureaucratie scolaire et ses agents daignent vous laisser dans le lieu ou vous avez resolu de fixer votre vie et votre devouement. Je ne sais s'il est toujours de mode de faire voyager Ies professeurs, bon gre mal gre, d'un bout de la France â l'autre, et de ruiner ainsi Yesftrit sedentaire dans un corps ou il serait si important de l’encourager et meme de l’imposer: tout ce que je sais c’est que des maîtres vagabonds sont des maîtres steriles et sans credit." Et, en effet, le meilleur temps de sa vie, Weiss l’a passe â Aix-en-Provence, ou il fut professeur de litterature fran-şaise â l’Universite. Le climat sec et pur de cette aimable viile, des lectures puisees dans nos bons classiques et I'atmo-sphere cordiale de la salle des conferences ont eu pour lui un charme inoubliable, qu’il a evoque maintes fois en termes exquis! 1 Presque â la fin de sa vie, il se souvient encore de ce coin delicieux, avec son ciel eternellement bleu, ou paraissait conservee la vieille France classique par l’amour des belles-lettres, par la douceur des moeurs, par le plaisir de la conversation parfumee de fleurs, cueillies dans le champ des Grecs et des Latins ... Et il n'avait pas seulement Ies gouts d’un bourgeois infiniment eclaire et spirituel, il en avait aussi Ies sentiments 1 La preface de la seconde edition de ses Essais sur l'Histoirc de la lilterature franţaise, datee du 15 sept. 1900. ■16 ; et la conformation morale, La douceur de son temperament le portait plus aux tendresses qu'aux passions violentes et ’ l’equilibre de son intelligence le retenait dans les idees moj'-j ennes. Ouoiqu'il ne se soit jamais mărie, il eut toujours un i penchant pour la vie d’interieur et pour les vertus solides j qui en decoulent; il prisait au plus haut degre la poesie du ; foyer avec son charme austere et devint le chantre emu : de l’honnetete et de la moralite. j Dans le tourbillon de la societe moderne, dans cette pour-: suite du bonheur facile, dans cette vie depourvue de tout j frein qui nc faisait que s’accentuer alors, Weiss resta le petit ! professeur de La Rochelle, candide et fidele â ses principes de morale bourgeoise. II traversa l’Empire, sa fievre d’ar-gent, sans quc son sens moral s’emoussât et nous aurons plus d’une fois l’occasion de revenir sur sa droiture d'âme, qui transperce dans beaucoup de ses appreciations litteraires. De souche bourgeoise, il esl reste attache â ses origines avec la pleine conscience que, dans cette classe sociale, se gardent surtout les bonncs mceurs, assises et vitalite d’une nation. Son âme fut toujours ouvertc â ses joies et â ses devoirs et il sentait qu’une des conditions essentielles du progres de l’humanite c’est le respect de certaines choses qui ne vieil-lissent jamais. On a beau vouloir arriver â de nouvelles formes de civilisation plus parfaites et plus degagees de prejuges, l’humanite traînera toujours apres elle quelques idees ele-mentaires qui sont le ressort et en quelque sorte le principe de son existence meme. Les revolutions ont des bornes et c’est surtout dans l’ordre moral qu’elles sont plus limitees et plus lentes â s’accomplir. On pourrait plus aisement renverser des empires ou etablir de nouvelles formes de gouvernement, que changer tant soit peu les sentiments ou les devoirs qui sont le ciment de l’organisation de la societe humaine. Par l’intuition de cette verite, on comprendra l’attachement eclaire et conscient de Weiss â la classe qui cn est la plus fidele gardienne. II en admirait les qualites sans en admettre pourtant les defauts; il comprenait, par exemple, tres bien l’importance de l’argent dans la vie moderne cn tant qu’il donne la possibilite d’une existence aisee et heureuse, mais il ne l'exagerait pas; il lui prefera toujours la probite et le merite. Weiss etait un bourgeois, petri de bon sens et de fortes vertus moyennes, mais qui manquait lieureusement de l’esprit du siecle. Sa Majeste l'argcnt, comme il l’appelait, ne lui en imposait pas; il en craignait la tyrannie cruelle. La passion de s’enrichir, s’em-parant d’une societe, engendre des moeurs licencieuses et une cruaute qui touchaient profondement son âme honnete ou etait toujours restee la petite fleur de l’idealisme et du desinteressement. Nul homme ne fut plus degage des con-tingences materielles de la vie que lui. Mele de bonne heure â la tounnente du journalisme, ou se rencontrent tant de possibilites d’enrichissement facile et illicite, il resta le meme: c’est-â-dire pauvre et sans le regret de l’etre. Son sens moral ne faillit jamais et son imagination se plaisait souvent â evoquer Ies temps heureux ou le flanc de l'humanite n’etait pas encore fatigue par l’eperon des besoins et des appetits exageres, ou la vie n’etait pas une âpre lutte et ou Ies rois epousaient volontiers des bergeres ... Weiss n’etait donc pas un materialiste; il etait epris d’ideal et de poesie. Ce qu'il cherchait dans la vie et dans l’art, c’etaient Ies joies pures de l’esprit; il aimait le commerce des livres, ou il trouvait, parmi des realites peu poetiques, des echappees vers l’ideal et vers une humanite meilleure. Son âme etait candide et genereuse; elle etait sensible â tout ce qui embellit l’existence et lui donne une haute signi-fication morale. II ne recherchait pas Ies jouissances grossieres et immediates; l’etemite — qui est le point de depart de tout jugement moral — a toujours projete un reflet sur ses actes et sur ses appreciations litteraires. Dote de cette âme solide de bourgeois, vertueuse et genereuse, Weiss avait de plus une vive imagination. Cette qualite etait peut-etre celle qui lui donnait le plus de relief et de couleur. Son imagination etait vraiment charmante et entourait d’un rayon d’allegresse tout ce qu'elle touchait. Weiss eut le sens du pittoresque â un haut degre; son’enfance errante, dont nous avons deja parle, â la suite du regiment de son pere, aiguisa son ceil et ouvrit son âme â toutes Ies beautes de la nature ... En 1889, ayant soixante-deux ans sonnes, il laissa tomber de sa plume ces pages aimables et souriantes sur sa jeunese vagabonde qu’on ne pourrait pas ne pas citer lm. 1 Preface du volume: Le Theătre et Ies Moeurs, p. XXII sqq. 48 „J'ai ete tout bonnemeni eleve comme un roi, sous les ■nseignes du roi. Je portais son uniforme, j’etais nourri de ;on pain noir, j'ai grandi dans ses casemes et ses baraque-nents. Que tes tentes sont belles, o Jacob, et que tes taber-lacles etaient beaux, o Israel! Presque toujours le pitto-•csque puissant du site y saisissait ou y charmait la route. Je n'ai jamais oublie, j’ai toujours devant l’esprit ma petite :hambre du grand quartier â Givet, entre le roc abrupt le Charlemont et la Meuse au flot âpre; le fort Saint-Jean du le mugissement de la vague bergait mes nuits, Vincennes lc qui lc donjon, aux ravons d’une pleine lune de juin, mc versait la melancolie des siecles. Un beau jour, lc sapeur lc planton chez le coloncl arrivait â la caserne avec un pli achele pour l’adjudant major de service: « Faisons les sacs, disait-il, nous partons dans dix jours ». Chaque annee me dccouvrait un nouveau coin de la Francc, et mc livrait une nouvellc impression de ce pays multiple, bien plus divers cn son unite artificicllc quc 1'Allemagne aux trente-six Etats. Nous etions dans les monts du Jura; en route pour la Du-rance et la fontaine de Vaucluse ! La soif de voir et de regar-der ctait chez moi incxtinguible. A trois heures et demie du matin, le tambour, par les rues, battait la marchc du regiment; la colonnc dc marche se formait sur la place principale du lieu ; je prenais rang â l’arriere-garde; quand les jambes me manquaicnt, ce qui n’etait pas frequent, je mc hissais panni les bagages, sur la charrette louee jusqu’â l’ctapc prochaine par le bataillon; ct devant moi defilait la Francc, monts ct vallons, flcuves et ruisseaux, sombres cliâtcaux crcncles des temps lointains ct riantes villas bâties dc la veillc. Ici le sang avait coule; la viile republicaine, tumultucusc, immense, cn proic au ehomage ct â la faim, s’etait soulcvee contrc les richcs ct leur roi; on l'avait assiegee ct prisc; et en traversant pour y rentrer le long pont sur le fleuve vertigineux qui semblait rouler la colere et la haine, on ressentait je ne sais quel vague frisson de mystere ct de terreur. Lâ, au \>illage, ou l’on devait faire grand’halte, on arrivait parmi les pampres, la vendange ct les chants; les petits proprietaires ct les vignerons avaient prevu trop de vin pour pas assez de tonneliers ou de tonneaux; les futailles cn perce bordaient le chemin; pour un son par tete, le sou du roi, on puisait â volonte dans ces fîits impatients d’etre 49 vides; la Fraternite, fille de la Joie et de l’Abondance, regnait pour une heure sur un point imperceptible du globe, entre de braves gens qui ne s’etaient jamais vus et ne se reverraient plus jamais. Ou bien, apres une longue route poudreuse, â travers Ies plants d’oliviers, on apercevait tout â coup, au bas de la cote, la mer bleue lechee d’un soleil ardent; ou plutot c’est moi qui la decouvrais splendide et inconnue, et je criais: La mer, la mer ! avec le meme debor-dement de joie toute neuve qu’un mousse de la Pinta avait du jadis crier: Terre, terre ! en voyant surgir du sein de l’Ocean Ies verdures diaprees de San-Salvador. Et pendant que la troupe faisait pause, je distinguais vaguement un grand port dont la place etait indiquee par un fourmillement de pointes de mâts innombrables; et Ies anciens contaient autour de moi que nous allions rencontrer lâ des gens de toute race, debarquant chaque jour de tous Ies points du globe, des Turcs polygames, des Negres, des Phanariotes, des Italiens, des Papalins, des Bedouins prisonniers de guerre, des matelots ponantais, des capitaines de navire anglais qui avaient fait plusieurs fois le tour du monde; et puis, des congregations de toutes Ies couleurs, des peni-tents bleus, blancs, noirs et roux, portant en procession, sur leurs epaules, la statue en or massif de Notre-Dame. Ouelle ouverture sur 1’Univers ! C’est ainsi que le spectacle infiniment varie de la vie toujours changeante et toujours la meme, formait mon ignorance. Et cela ne valait-il pas bien l’ecole primaire gratuite et obligatoire! Je me defiais de l’ecole (je m’en defie toujours). Elle desseche et elle epuise le sol cerebral par ne point vouloir le laisser jamais en friche." Son âme garda l’empreinte de ses premieres annees; comme Victor Hugo, Weiss fit le tour de la France, â un âge ou Ies sensations sont fortes, ou le coeur est frais et ou Ies souvenirs gagnent plus intimement l'esprit. La notion de la patrie, qui est generalement pour Ies enfants un peu vague, fut pour lui une realite visible et charmante. Elle emanait des rivieres limpides, des collines riantes vues dans la hâte de la marche du regiment, des routes poudreuses, des villes et du ciel de France, qui se montre partout clement et bienveillant... Par cette vie errante, il eut ainsi une admirable leţon de choses; au lieu de pâles abstrac- 50 tions, il se nourrit de bonne heure de fortes sensations, qui '■2, resterent ineffaţables en lui. Son patriotisme fut d’autant “ plus profond qu'il n'etait pas le fruit d'un raisonnement, fe comme pour la plupart de nous, mais qu'il lui fut acquis Jt par l'intuition des choses, et par l'emerveillement ressenti il devant un spcctacle aussi changeant que beau. Cet amour le ; entrant dans la premiere formation de sa personnalite • morale, devenait une sorte de religion dont il avait vu et t pratique le culte chaque jour au regiment, â un âge ou Ies i choses frappcnt davantage l’esprit. Le drapeau. Ies tam-i bours, Ies clairons, la caserne etaient autant de sj-mboles 1 : vivants de la patrie, tout comme l’eglise, l'autel et Ies ; ; depouilles des saints le sont de la religion. L’impression ! qu'il reţut du contact journalier de ces images de la patrie i: diit etre scmblable â l'impression ressentie par Ies enfants | de chceur, qui vivent â l’ombre de l’eglise parmi Ies objets sacrus du culte ... Tout ce qui touclie â l’armee, aux exercices militaires et meme â la parade, l'interesse et l’emeut; son imagination s’dchauffe et son souvenir retourne aux beaux jours de son enfance... „Je regardais haletant, ecrit-il apres avoir vu une Kaiser parade â Nieder-Eschbach1. Tout â coup une poussee de memoire et un eveil d'imagination remirent devant mes yeux un de nos regiments africains du temps de Louis-Philippe; tambours battant, il \renait reprendre possession dc la rue parisienne quelques jours avant l’cxplosion des journees de juin 1S-ÎS. Ma vision distincte me rendait jus-qu’au numero du regiment, le 2C de ligne, colonel Buttafoco. Temie dc route, la gamelle collee au sac, Ies deux pans de I la capote releves, la guetre blanche, le drapeau dans l'etui, la casquette rouge d'Afrique briliant au soleil; c’etait une moindre gravite militaire, c’etait plus lâche et plus troupier que le corps d'armee hessois que je voj’ais en ce moment des yeux du corps defilant devant l'empereur allemand. Ce n’etait pas moins marţial, ce n’etait pas â un moindre degre de force consciente d'elle-meme, s’avanţant paisible, et devant soi, faisant marcher la terreur." 1 Avnnt-propos du livre, .-In f>ays tiu Ithiu, p. IX. II ne pouvait pas voir un regiment traverser la viile, il ne pouvait pas entendre une musique militaire sans se sentir profondement remue; son âme d’ancien enfant de troupe tressaillait. II nous a laisse, â ce propos, des pages vraiment exquises, empreintes d'une touchante sensibilite, s’e-veillant â la vue d'un drapeau ou au son d’un clairon. „Par toute la viile, ecrit-il la veille d'un premier janvier1, les tambours faisaient retentir leurs bans avec un fracas â vous assourdir. Ils roulaient, puissants et sonores, sur les douleurs de l’annee qui finissait; et gaîment, de rue en rue, aux portes des principaux personnages la musique du regiment chantait l’annee nouvelle. Vous l’entendiez pres de vous; vousl'enten-diez encore au loin. Jamais musique ne vous a remue le coeur comme celle-lâ, pas meme â vingt ans, dans les salons etincelants de bougies, de fleurs, de diamants et de femmes, le maladif instrument des fetes mondaines, dont les sons se melent aux parfums pour impregner tout l'etre et enflam-mer l’âme alanguie d’une soif immense de bonheur. C’etait bien autre chose, en verite, que l’Opera! Les trilles de la petite flîite vous arrivaient, rasant la surface de la neige, comme les roulades d’une alouette fantastique qui saluait des aurores d'une allegresse endiablee. Ils tourbillonnaient dans la furie des valses militaires revetus d'uniformes ecla-tants, pares de riches dorures, les trois cent soixante-cinq jours dont vous caressiez le premier!" Sentiments dignes du fils d'un chef de musique militaire ! Mais en cela encore, il reste le petit bourgeois, qui sort de sa boutique pour regarder le regiment passer, plein d’une noble fierte patriotique et de je ne sais quelle tendresse enthousiaste pour ces symboles de la guerre ... Cette intuition prematuree des choses donna aussi un certain cachet â son tour d’esprit. Son imagination devint plastique et pittoresque; elle ne se plaisait ni dans l’abstrac-tion ni dans la speculation. Par son enfance errante, Weiss eut de bonne heure ce contact direct avec la nature qui donne tant de fraîcheur et d’imprevu â l’esprit. La vie cla-ustrale qu’on mene dans les colleges et, ensuite, dans les bureaux des periodiques de Paris, le genre d’etudes severes 1 Chansons d'enjancc, dans le Journal de Paris du l^r janvier 186S. 52 I. , i ' u’impose le metier dc critique ou de journaliste, tout est d‘ ut pour cloigner dc la nature; on vit dans une atmosphere )C[ c scrrc chaude qui engcndre une certaine secheresse; le e- tyle sent le rcnfcrme ct lc manquc d’air pur; 1’esprit n’a i;is d’echappecs vers les beautes dc la naturc, qui pourraient 'animcr ct lc parer. 2 La fable antiquc d’Antcc, commc toutes les fables grc-cqucs, ■st un symbolc plein dc sagessc. Pour acquerir dc nouvelles If ; orccs, il faut revenir â la nature, la sc-ntir dc pres, communicr ;; i tvcc son âme ct se penetrer de sa splcndcur. L’csprit dc it ’ecrivain prend des ailes avcc lc papillon, briile avec les :• leurs, chantc avcc l’oiseau et murmure avec le ruisseau; son t âme s’harmonise aux couleurs et aux sons varies, qu’elle s jparpille avec tant de largesse. L’imagination fait une con-tinuelle incursion du monde mort dc l’abstraction, au champ ; vivant de la realite changcantc; lc style se pare de cet • eblouissement des choscs ... I Ici fut lc cas dc Weiss; son enfancc le mit tout d’un i coup devant les routes sans fin, les coteaux verts et les bois : sonores; il se penetra dc bonnc hcurc dc la poesie des mon-tagnes et dc la campagne. Vicnnent apres les annees d’etude ct dc claustration, son esprit en est deja impregne; son cceur est deja penetre d’un charmc inoubliable; son âme reson-ncra toujours devant le spectacle du monde. ! Ccttc influence dc la nature sur l’esprit de Weiss fut des plus heurcuscs. Tout ce qu’il ecrit la trahit; ses articles cri-tiqucs ou politiques sont emailles de charmantes pages, i quc nc pouvait ccrirc qu’un homme qui a reţu la forte edu-. cation dc l’cspacc libre ct qui recommandait plus tard, aux jeunes gens, les promenades solitaires et poetiques â travers la campagne, â la Rousseau ct â la Werthcr ... Rien de ce qu’il touchc n’cst aride; un rayon de soleil s’y glisse ct briile. Les dissertations les plus abstraites se rapprochent de nous, prenanl la forme des objets connus ct habituels; tout devient limpide ct plastiquc. Le l^esoin d’animer les choses, de tout concretiser, tic tout baigner dans un vif sentiment de la nature, est 1111 des traits de l’esprit de Weiss et non des moins caracteristiqucs ... Nous avons vu quc, quoique foncierement petit bourgeois par scs goîits et par scs sentiments, Weiss n’etait pas epris du cote materiei de la vie. II ne se sentait aucun penchant 53 d'une couturiere avec un prince; mais il ne voyait dans ces noces qu’une bluette poetique â laquelle il attachait, il est vrai, une plus grande importance qu'elle n’en compor-tait, sans toutefois l'exagerer demesurement. II y a des choses qu’il il faut admirer comme de belles apparitions; si on en approchait, elles se dissiperaient. Weiss etait penetre d’un sentiment de legitime circonspection envers ces charmantes inventions; il n'aurait cependant pas voulu Ies voir eri-gees en themes â declamations sociales, pleins d'antithese et de tirades â grande portee ... L’histoire du laquais devenu l’amant d'une reine ne pouvait donc que lui deplaire: elle est trop grandiloquent e en visant au grandiose, et manque de cette legerete de touche, de cette poesie voilee de conte bleu, qui seules pourraient donner du charme â de telles feeries ... II faut pourtant ajouter â ce tableau moral de Weiss encore un trăit, pour qu’il soit complet, ou presque ... Nous avons insiste jusqu'â present sur le cote „petit bourgeois" et „grisette" de son esprit. Nous l’avons vu d’opi-nions et de sentiments moyens, desireux de liberte, mais d'une liberte qui s’appuie sur l’ordre et sur la hierarchie, tenace et conservateur, defenseur convaincu de la familie et des fortes vertus qu'elle couve, doue d’un bon sens re-marquable ... „Le bon sens, dit-il quelque part, c’est la petite fleur bleue de la bruyere, elle croit au champ, ou on la foule aux pieds; Ies bonnes gens de province la mettent â leur bouton-niere, le soir quand ils reviennent de gouter le frais dans Ies prairies d’alentour, et cela Ies expose â la risee des elegants qui ont vu la capitale. Mais faites attention qu'il se fabrique •dans le monde bien des bouquets ou l'on associe avec fracas la tulipe de Hollande aux cactus des tropiques, et ou manque la petite fleur bleue." Ce bon sens, certes, a ete une des qualites de Weiss; mis au service d’une conception serieuse de la vie et d'un esprit d'observation remarquable, il devait lui inspirer de penetrantes analyses de la societe et des moeurs, considerees â travers la litterature du temps, qu’il etudiait particuliere-ment. Weiss devint ainsi un moraliste. Dans tout ce qu’il ecrira, articles politiques ou critique litteraire, satendance naturelle pour la morale se fera jour ... 50 I! Mais â cote de ce moraliste, sinon trop austere, au moins j; asscz serieux, â cote de ce bourgeois, hanţe quelquefois il :! est vrai de velleites de grisette, mais en somme range, judi-'! cieux et plein de bon sens, il y avait encore l’homme qui i trahissait brusquement son origine meridionale, de par sa j mere. Ce Weiss, que nous rencontrerons souvent dans notre ! etude, etait doue d’une imagination briliante, meme trop ! briliante, et d’un vif gout du paradoxe. II avait trop de i temperament, ou de „genie", s’il faut comprendre par genie :! d’apres la juste remarque de M. Jules Lemaître, une vivacite i j inaccoutumee d’esprit, une humeur capricieuse, tres appa-j: rente, comme nous l’allons voir, et une imagination qui | jaillit en fusees ... ; Mais nous verrons que cette tournure d’esprit qui â pre- miere vue nous paraît si deconcertante et si eloignee du bon sens habituel de Weiss, de „cette fleur bleue de la bruyere", ■ n’est, en somme, qu’une consequence assez logique de sa phy-ionomie morale, telle que nous l’avons decrite dans Ies pages precedentes. Les preferences litteraires qui nous eton i neront quelquefois de la part d’un homme si avise et si bon juge, en general, devaient pourtant etre, helas! ce qu’elles I sont si nous nous rapportons â son tour d’esprit, â ses ori- I gines, â son education premiere. On a les idees de son tem- I perament, et la culture ne les change que tres peu. Son i ceuvre litteraire devait donc necessairement se ressentir de ! son temperament. II ne nous reste â present qu’â etudier l’ceuvre de ce petit hourgeois d’Alsace, petri de bon sens et d’ideal, de cette grisette sentimentale et romanesque et de ce meridional amoureux, par moments, de paradoxe. Nous verrons â quelles appreciations logiques le mena cet ensemble de qua-lites, un peu contradictoires; nous verrons que ce qui nous paraît bizarre et detonnant dans ses jugements de critique litteraire, n'est que chose assez explicable et meme assez prevue, decoulant normalement de son tour d’esprit. Et comme tout ce dont on connaît la raison suffisante et les motifs d’ordre psychologique trouve, devant nos yeux idul-gents, presque une excuse d’etre, on pardonnera, je l’espere, aux rares ecarts de Weiss, â ses defaillances de jugement critique et on lui saura plutot gre d'avoir conserve, malgre une forte education classique, cette spontaneite d'esprit, cette vivacite d’humeur, cette originalite de pensee et d’ex-pression qui lui ont permis d'etre â la fois si solide et si briliant et de meler gracieusement le paradoxe au bon sens le plus pur ... SES IDfîES GENERALES SUR LA LITTERATURE ET LA CRITIQUE Weiss n'etait pas un homme â idees generales; il ne fut pas comme son ami Taine un constructeur de systemes et de theories par la condensation patiente de petits faits; lui, dans sa fougue, il se contenta de ces petits faits. Nous avons d’ailleurs vu que son activite litteraire ne fut que tres intermittente; ayant la vocation du professorat et admirablement doue pour la fine jouissance de l'art, avec des sens aiguises et un jugement sur et sain, Weiss aurait pu devenir un critique de l'envergure de Sainte-Beuve, moins psycliologue peut-etre et moins subtil dans ses analyses, mais avec plus de souci et d'intelligence de la beaute morale, avec plus de verve, sinon avec plus d'esprit. Les circonstances ne se preterent malheureuse-ment pas â ce developpement qui aurait ete â souliaiter. Tout d'abord, il est vrai, la vie de professeur, soit â La Rochelle, soit â Aix-en-Provence ou â Dijon, lui donna des loisirs, qu’il employa intelligemment, en ecrivant. Cinq annees, de 1855—1860, furent l’epoque la plus heureuse de sa vie d’ecrivain; la memoire encore pleine de ses lectures, aimant d'un amour egal Lessing et Boileau, Goethe et Moliere, il s'essaya dans la critique avec bonheur. Soit â la Revue de l’instruction publique, soit â la Revue contempo-raine, il multiplia ses articles sur la litterature allemande ou franţaise, mais si beaux et si abondants qu'il aient ete, ils n’avaient et ne pouvaient pas avoir cet air de „defini-tif" que seuls l'âge et une etude systematique donnent... En 1860 Weiss devint le successeur de Prevost-Paradol au „Bulletin politique" des Debats ; le joumalisme l'accapara donc â trente-trois ans, au moment meme ou la pensee, s’affermissant, n’est plus l’esclave des sensations et des choses, mais leur maitresse. Pendant plus de vingt ans, il fut presque perdu pour la litlerature; son labeur immense s’emietta au jour le jour dans des questions d’actualite, dans une lutte sans repos contre l’Empire, auquel il finit cependant par se rallier, sans aucun esprit d’â propos, d'apres la juste remarque de M. Anatole France. Nous connaissons assez les avatars politiques de Weiss pour ne pas insister, mais nous devons regretter qu’un sort mălin nous ait prives des fruits naturels d'une intelligence si belle et d'un esprit critique si avise. II fallut attendre que la chute du ministere Gambetta le jetât de nouveau dans la litterature; de 1883 jusqu’en 1886 se deroule la seconde periode d’activite litteraire de Weiss, comme chroniqueur theâtral aux Debats. Mais, la chronique dramatique etant forcement liee â des sujets donnes, qui ne se pretent que rarement â de grands develop-pements d'idees et suggerent tres peu de theories, il est aise de voir pourquoi les quatre demiers volumes de Weiss, si precieux pour la connaissance de son gout et de ses preferences, le sont moins si nous y cherchons un corps de doctrine litteraire ou simplement des idees generales. ★ Ces considerations speciales nous empechent donc de donner une portee plus grande â ce chapitre, qui pour d’autres aurait ete essentiel. On ne pourrait, par exemple, etudier Taine sans connaître d’abord les idees generales, qui domi-nent toutes ses appreciations de critique. Qu’il juge la pein-ture italienne, ou Balzac, la peinture flamande ou la litterature anglaise, sous ces jugements on sent une masse compacte d’idees dirigeantes et un systeme serre. Ses idees ressemblent â une legion romaine qui n’execute pas un mouvemenl sans l'ordre du chef; elles ne sont que de simples unites, de simples soldats qui obeissent â une pensee generale. II suffirait presque de connaître cette pensee gene-, ratrice, pour connaître aussi celles qui en decoulent. L’oeuvre du critique est ainsi allegee; il pourrait se contenter d’etu- 60 dier et d'analyser ces criteriums, en negligeant meme un peu leur application dans les innombrables cas qui ne font que les confirmer. Mais Weiss n’etait pas un esprit doctrinaire ni systema-tique. Nous avons vu qu’il etait d’un temperament vif et prime-sautier, porte vers la saillie et prompt â flechir devant la premiere impression. „Ce qui est charmant en lui, dit Sarcey en parlant de lui 1, c’est le mouvement de cet esprit agile, qui voltige sur tous les sujets qu’il touche, qui s'echappe sans cesse en fusees d’aperţus ingenieux, en boutades paradoxales, en rapprochements imprevus ..." Sans etre tout â fait un impressionniste, il n’etait pour-tant pas loin de l’etre; il n’y a que son criterium moral, auquel il resta toujours fidele, qui l'en empecha. Car, â d'autres points de vue, il se laissait guider par son humeur assez capricieuse et son gout. Comme la plupart des hommes il avait les idees de ses gouts, tandis que Taine ou Brunetiere avaicnt les gouts de leurs idees. Une difference, certes, qui n’cst pas â mepriser. Les circonstances heurtees de sa vie, aussi bien que la nature de son temperament, l’ont donc empeche de bâtir un sj^steme de critique, ce qui n'est pas toujours â regretter. Car il n’y a rien qui fausse davantage la pensee qu’un systeme ; en voulant lui rester fidele, sans quoi ce ne serait plus un systeme, on est oblige de renoncer â toute verite d’â cote, et de negliger les details si nombreux qui briseraient l’enveloppe de ce systeme, toujours, et presque par definition, trop etroite. Si consciencieusement qu’il soit elabore, on ne peut ne pas en exclure un certain nombre de faits, de tout petits faits, dont il est dangereux dc ne pas tenir compte, parce quc ces „petits faits" finissent par se venger cruelle-ment. Et on sait que Taine n'a pas echappe, helas! â cette vcngeancc ... Neanmoins, parmi les pages si brillantes et si rapides de Weiss, ecrites â une distance de plus de vingt-cinq ans et sans aucune suite, on peut encore glaner quelques idees d’une plus grande portee, et on peut s’arreter â des vues plus largcs sur la litterature et la critique ... Si elles ne forment pas un systeme ingenieusement charpente, elles sont encore 1 Sarcey, dans la preface du volume Sur Goethe, p. v. G1 interessantes pour la connaissance de l'esprit de Jean-Jacques Weiss. Car il est bon de savoir, par exemple, quelle conception il avait de l’art, et de quelle maniere il comprenait l’exegese critique, quel etait le point de vue d’ou il jugeait les ceuvres en general, quelle etait son opinion sur le probleme embrouille du genie des races, et surtout de la race franţaise, en tant qu'il est revele par sa litterature; en un mot, il importe de connaître, d’une maniere generale, l'orbite dans laquelle se mou-vait sa pensee. Les premiers essais surtout nous donnent des indications assez precieuses sur cette matiere; si Weiss avait continue son activite litteraire comme il l’avait commencee, notre moisson aurait ete plus riche. Telle quelle, elle merite encore notre attention ct un rapide expose. ★ Dans un briliant article intitule: Du caractere original frangais, â propos de l’Histoire de la Litterature frangaise d’Eugene Gerusez, et date du 21 juillet 186], Weiss eut l’occasion de s’entretenir assez longuement sur les traits essentiels qui forment l’ensemble de l’esprit franţais. II est d’ailleurs assez perilleux d'aborder des sujets si complexes et si vagues â la fois et qui ne comportent pas de solutions irrefutables. Car, en dehors de quelques lieux communs, il reste un large champ â la supposition, champ que chacun parcourt un peu â son gre. Rien n’est moins sur que la psycho-logie ethnique, surtout si on ne l'aborde pas apres de patientes recherches et avec un esprit scientifique de toute probite. En l’approchant en amateur ou en simple litterateur, elle peut nous entraîner â nous illusionner etrangement; et, l’homme est ainsi fait, qu’il n’est pas loin de rapporter au genie de la race ce qu’il decouvre en lui-meme; ses qualites, sa maniere d’etre, de sentir ou d’exprimer deviennent dans son esprit autant d’elements essentiels du genie naţional. II s’excuse de ce qu’il a de mauvais et s’enorgueillit de ce qu’il a de bon; la psychologie ethnique se resout ainsi, sans en avoir l'air, en une psychologie, pour ainsi dire, personnelle. Taine, ce grand amateur de petits faits, doue aussi d’une rare puissance de synthese et de vues generales, qui ne laissent cependant pas que d’etre parfois un peu a priori, comme on 62 l'a prouve en maintcs occasions. Taine, disons-nous, trouvait que la litterature frangaise est l'expression d’un genie orn-toire ... Le Frangais actuel serait reste, d'apres lui, le Gaulois beau parleur d'autrefois, tel qu’il a ete decrit par Cesar. Les manifestations socialcs, aussi bien que sa litterature, se res-sentent de ces dispositions oratoires. Le theâtre classique frangais est rempli dc bcaux discours, de belles tirades pro-ferees â tout instant, dans les occasions les plus poignantes, qui commanderaient, selon lui, ou le silence, ou la parole brfcve ct incisive, cn un mot, cc qu’on appelle le cri du coeur. On connaît trop bien la fameux article dc Taine sur Racine pour qu’il soit neccssaire d’v revenir. Racine, comme d’ail-leurs tous les classiques, n’cst pour lui qu’un beau recueil de Concioncs, tout autant quc Tilc-Livc, qu’il avait precedem-ment Studie. II se pourrait, pourtant, quc Taine,.tout cn admettant ces donnees, ait confondu l’esprit d’une ecole litteraire avec l’csprit dc la racc. Si les classiqucs frangais forgent dc bcaux discours, les classiqucs grecs ct latins en firent autant. Iio-mcrc 11c peut faire mourir un dc ses heros, sans un echange de pathd'tiqucs discours, qui ticnnent suspenduc, un bon quart d’heure la pointe dc leur lance sur la poitrine de la victime. II serait, je crois, plus nalurel dc voir lâ, quant â la litterature frangaise, l’effot d’une doctrine litteraire, qui consistait cn l’expression dcvcloppee et analytique de la pensei', plutot qu’un trăit de genie dc la racc. Cet ideal d’art „bien disant" ctait donc en grande pârtie suggerc par la litterature grecquc, qu’on considerait comme le fype de la pcrfcction. Ft, cn cffct, la theâtre frangais moderne guide par d’autrcs principes; et tourmente par l’ideal d’une logique moins indulgente, ne connaît plus les beaux discours racinicns; scs heros avânt dc mourir ne soupirent plus, cn beaux vers, le regret dc quitter la vie. Pour peindre les principaux traits dc l’esprit d’une racc, il faut donc tenir grandement compte des agents exterieurs, des influcnces etrangeres; il ne faut pas considerer toutes scs manifestations intellectuclles commc autant d’indices siirs, trahisspnt lc fond meme dc son âme. Cette cau tranquille qu’cst l’âmc d’un pcuplc se laisse quelquefois trbubler par des vents qui soufflent dc loin. C3 Pour Jean-Jacques Weiss, qui aborde le probleme en amateur, le trăit essentiel de l’esprit frangais serait autre. „Nous avons, ecrit-il 1, un don que nous n’avons guere partage: l'analyse. Pousser aussi loin que nous en politique, en philosophie, en morale, l’art de decomposer les sentiments et les idees, personne ne l’a pu qu’en nous prenant nos pro-cedes et en se nourrissant de nos exemples. C'est l’analyse qui nous a donne cette Science profonde du coeur humain, cette Science delicate que les anciens n’ont pas connue, que la plupart des modernes, en dehors de nous, n’ont presque entrevue que par eclairs. C’est l’analyse qui nous a permis d'inventer jusqu’â des passions nouvelles et de nous les inoculer. C’est d'elle que nous tenons les deux grandes qualites de notre style: la simplicite dans les termes, la clarte, la finesse et la rapidite du tour." L’analyse est donc, d’apres Weiss, le trăit principal de l’esprit frangais, et telle etait d’ailleurs l'opinion de Brune-tiere. Les ecrivains francais ont toujours excelle â rendre clair ce qu’ils ont touche, par une sure decomposition des elements, et par un choix intelligent de l’essentiel ... Sans la grande envolee poetique de la litterature allemande, sans la vision hallucinee d’un Shakespeare, la litterature frangaise, dans des milieux plus immediats, a le mieux creuse l'âme humaine, par une analyse diligente faite dans une langue etonnamment limpide, et avec des termes propres, qui n’ont rien de commun avec „les brumes" germaniques. Et, pourtant, il n'y a rien de sec, de schematique, rien qui sente la planche anatomique, dans cette Science du coeur; un rayon de grâce et d’elegante aisance y penetre. „Cette analyse, ajoute-t-il donc, n’est pas le froid instrument du geometre; elle colore, elle a des ailes, elle franchit d’un bond des espaces infinis, et en les franchissant, elle les illumine." L’expression la plus typique de l’analyse et, partant du genie frangais, c’est, au sentiment de Weiss, Racine, le grand connaisseur du coeur humain, et surtout du coeur de la femme. Ses tragedies tournent toujours autour d'un sentiment tres peu complexe: elles ne demandent qu’un oui ou un non dit du bout des levres; mais pour en arriver la, quelle decomposition savante de tout ce qui peut ebranler 1' âme de l’homme, 1 E ssais sur VHistoire de la litterature frangaise, p. 18. 64 qii'-ll'- r * i' ii* <- .K i ompli'- ■ tous v - r>-"Mrt> ! !’• r-onn-, -auf ^li:ik'<- j»< .ir'-_ ti'.i mi’ iiv ;malv-r qti’- lui l'amour juqu'a la pa-'ion r.t'fasî'- > t jusqu'n - Ivi < <-t11- pui■ ,,:inc'' d'analy-'-. <»■ mai'o-p--ndan; p:<>-fond'-, /line <[<• jiatol' v mais ti'm pas -•'•( h'1, '-t ţ,,u( fait r> inarqiiabli- par l'-vuit'’- 'In trăit, fait jour au-si l>i• • îi dai)', l.a Koi li'-ff>iif'auld qui- dan-- I.a Bniv/n- ; diriur-- v-r- 1’-domaiii'- d<“ ■ < i' ii< nat un ii.-■, nu yi-rs l*-> -rj. ucis >ocial’s, • 11.....ni'intr<- au---i hi1 n dan- Buffon qti<- dau-. Mr<>f-‘-n<‘tr> r dans 1’ -. r--j>1 i^ carlir.' dr 1':‘i111«• luiinaiiir: \'au\'nar;:ii's ou Jouffrov. ('liamfort ou Ki\-ai<>1; i-ll*- 1 >i i11<- dans li -- |>i*‘-< > > d>- Maiivaux *-t dr Mu"-t, ou, -ou-. li- ( ]i«|ii< ti•. d'-‘- înot-, 'i- ( a< h1 l.'-.mioup ii'- j11"t<• > p \'i l|olnrii|\|i-. Mai-, nil ranalv-i- -,- doimi- <■ a11it-1>- av> r j>1 u^ d’rvjd, no-, i'< • t dan- la « oinrdi'\ I.'- ^mn- littrrair.' 11ai)*;ai" pa: *• x< • -1 -|. iici-, 1.- jvmr nu lr fjrni'- naţional v monti'- -oii' ]•■ jour Ir piu-- favoialilr, au s- ntim» ut Wi i", i V't la romi-dir, dont lY-volution fut -j 1 >ri 11ant('rttr idr--, il la dr\' lopp..-dan-, -a In.on d'ouvi rtuiv du «ouis dr littriatuir fratn,ai-'- â la Fai iiltr dr-, lrt11■--- d'Ai\-i n-l'riAriH i-: ,,l.a inmrdir, «lit-il ’, irpond si 1 >i<-n â notu- lumi. tir, i ll>-nait si natnirlli-ini :U dr nos liabitud'-s d'rsprit rt du j> ii |Minl.llir (lr nos (arultr-, qil'rllr rs[ ( Iu /, nolls dr tolltr- |i s i-p(Kţurs. I.rs autii-s ;;riiir-, dans if qu'on p-ut app-l'-r la littriatinc < 1 ‘iiiiaiuati<>n. mit ru lrtirs [iruijrt-, siuiV"i:s, Irui ri lat rt li ui dri adi ni r tjui ont trnu â l'rpui'i mi nt du ^rnic, rt nou pas toujours â la loirtiptiou du publir ou lll\ vil is-itudrs dr lailiM^r. Mais l|Urll|llrs 11 aiisforina t iolls in'ait sul'ii s notlr l.U)l;Ur, rn qurlqucs rtats divri- quVllr I- Miit Imuvrr au\ diftrients sirtlrs dr notrr liistoirr, nalvr, .'los-irir, |K>lir rt Iloblr jll'qu’â l’rxrt'-S, ol! subtile, ou ti liilllr, >ll irl.'u lirr, on ur l'a ]H>iiît vur faiir ilrfaut a la coiiii-dii.-; rllr-i'i, s.uis paiaitrr rinbanaS'rr dr S-s |iri!S(|iirs mrta-nniphn-rs, srinbl.iblr â unr plantt- robust,- qui prt.-,prr.- -niis 1 1 '!.iii ‘ //1 • .* f» t Je «j t e j tJ> i t-. tous les climats, ct sous les climats les plus changcants, n’a ccsse de produire des oeuvrcs dignes d’etre lues." La comedie n’est evidemment que le produit dc l'obser-vation et de l’analyse appliquees aux travers d’un individu ou d’une societe entiere; elle n’est pas sortic d’un simple jeu de l'esprit ou d’une inclination mechante, qui nous pousscrait â nous delcctcr des defauts des autres, ou meme, le cas echeant, des notres. Non, elle a pour basc l’intcntion de corriger — ridendo — ct dc rendre meilleurs ceux qu’elle raillc ... II paraît que Weiss a cru fermement au pouvoir moralisa-teur du theâtrc sur la societe, ce qui serait encore discu-table. Sarcey, entre autres, en doutait fort. La comedie sourtout semblait â Weiss le plus puissant levier entre tous, dc l’education morale des masses et de l’elevation du niveau social, par ses moyens les plus directs et les plus accessiblcs â la foule. C'est elle qui fouettc nos viccs, nos prejuges, nos mesquineries; c’est cile qui dans le passe a combattu l’esprit de caste, 1’orgueil du sang, ou l’orgueil dc metier. Elle a fait que le medecin, l’avocat ou le juge ne s’cloigncnt pas dans leur langage et leurs manieres du bon sens commun; par dessus les metiers et les professions, elle a reussi â former cette admirable societe franţaise, „type achcvc de la societe elegante, ou l'on ne plaît qu’en apportant comme un temoig-nage d'estime et dc respect pour autrui, le ferme deşir de plaire, ou l’on n’est supporte que si l’on se fait modeste, ou quiconque vcut etre trop n’est plus rien, oii il faut, pour etre accueilli, que l’argent perde dc sa suffisance, les grandes chargcs et le rang, de leur orgucil, le merite dc sa fierte susceptible, la vertu meme, ces airs tristes qu’elle a quelquefois et qui la gâtent. D’avoir cree cette societe si polie, si appropriec â tous, et en definitive si humaine, puisqu'elle a pour code la condescendance reciproque, pour ennemies les pretentions de toute espece, pour seule arme et pour seule sanction la raillerie, cela n'est point une oeuvre frivole, et telle a ete chez nous l'ocuvre de l’esprit." 1 Par sa clarte, par l’esprit d’ordre et de classification dans l’analyse, et par ce qu'elle a de general et de profondement 1 Essais sur VHistoire de la litterature franţaise, p. 71. 66 humain, et non d'etroitement naţional et de particulier, la litterature frangaise, de l’avis de Weiss, est un instrument des plus puissants de civilisation; par son caractere d’ex-; treme sociabilite et d'amour pour l’homme, elle est un moyen eminent de solidarite humaine; par la propriete des termes, dont elle use, et qui n’ont rien de trop special ni de pedan-tesque, elle est un vehicule admirable pour la propagation et la vulgarisation des idees. En tendant â l’universel, elle est l’image la plus pure de 1'esprit humain. Seule, elle donne l'idee de perfcction, dit Weiss; et cette perfection se trouve dans un chapître de la Bruyere, ou dans une tragedie de Racine, dans une bluette de Favart, ou dans une comedie de Marivaux. Telle etait aussi l’opinion de Nisard: „C’est dans le magnifique ensemble des chefs-d’oeuvre de l’esprit fran-gais, ecrit le grand critique dans la preface de son Histoire de la litterature frangaise, que j'ai appris â reconnaître l’image la plus complete et la plus pure de l’esprit humain". L’esprit des autres nations est generalement trop special, avec des qualites trop particulieres, et leur litterature s’en ressent. L'Anglais ou l’Allemand ont des fagons de sentir â part et ne s'en cachent pas;leurs litteratures ont donc beau-coup plus de couleur locale et naţionale, elles sont plus pitto-resques mais s’adressent â des sensibilites preparees â les gouter ... Tandis que, seule, la litterature frangaise, par sa generalite et sa portee universelle, s'adresse â tout le monde ... * II nous reste â voir de quelle maniere Weiss comprenaît la critique litteraire et saisir de pres les quelques principes qu'il allait mettre en pratique. II ne faut pas oublier qu’il vivait du temps de Sainte-Beuve et de Taine, les chefs des deux ecoles critiques frangaises. L'une de ces ecoles penchait exclusivement vers l’his-toire; elle n’est meme qu’un chapître, et, certes, des plus interessants, de l’histoire d’un peuple. En effet, Taine negli-sjeait un peu le cote esthetique des oeuvres d’art; il ne les etudiait pas tant „en soi, pour ce qu’elles valent, que pour ce qu'elles representent, en tant que documents historiques. Ce qui l’interessait, de premier abord, dans une oeuvre d'art. 67 n'est, certes, pas faire l’histoire morale de l’esprit d'une epoque ... Pour surprendrc sur le vif les procedes critiquc de Weiss, il nous faut donc abandonner completement ses feuilletons dramatiques, ou, forcement, nous n’aurions rien â glaner, et nous limiter â ses premieres etudes. II nous suffira d'ailleurs de quelqucs excmples, pour les connaître et les comprendre. ¥ Son etude sur Moliere, qui a pris les proportions d’un volume 1, mieux que toute autre, merite une longue attention. Weiss n’y negligea pas le cote esthetique de l’oeuvre de Moliere; il en analysa les caracteres des personnages dans ce qu’ils ont de puissance comique, de verite humaine, de beaute morale ou tragique, sous des apparences riantes, et d’observation, pour ainsi dire, divinatoire et anticipative ... Suivant la methode psychologique de Sainte-Beuve, il s'atta-cha ensuite â expliquer ses personnages, par l’etude du caractere et de la vie de Moliere: par l'existence pauvre et errante que celui-ci dut traîner tant d’annees en province, meconnu sinon meprise, par ses malheurs domestiques, qui sont no-toires, par ses continuelles maladies. Sa haine feroce des medecins, qu’il accabla d’une fagon inoubliable des plus mordants traits qu’on leur ait jamais portes au theâtre, s’expliquerait par ses demeles avec la Faculte; les sombres portraits de femmcs, Agnes ou Angelique de Sottenville, qu'il traga si souvent, les montrant proches de l’instinct, vani-teuses, perverses, trompeuses, lui auraient ete inspires par sa femme, qui desola la derniere pârtie de sa vie par ses infi-delites ... Certes, cette methode a du bon et meme de l’excel-lent; et maints cotes de l’oeuvre de Moliere s’eclairent par la connaissance de sa vie et de son caractere ... Mais Weiss n’appuie pas; il a hâte d’arriver â l'objet meme de ses recher-ches, qui est tout autre ... Une oeuvre d’art n’est pas le produit fortuit ou volon-tairc d'une intelligence; en dehors de l’element individuel, de l’apport personnel de l’ecrivain, qu’il reconnaissait d'ailleurs, et qu’on pourrait nommer la derniere cause efficiente. 1 Moliere. 70 si on employait le langage d’Aristote, il y a d’autre elements, d'autres causes qui s'y melent et qu’il importe de demeler ... Pour connaître une oeuvre d'art dans son essence il nous; faut etudier le sol moral et l’ambiance ou elle a ete produite; il nous faut connaître le milieu particulier, ,1’etat des moeurs et de l’esprit du temps, l'atmosphere, en un mot, qui lui a donne l’oxygene necessaire â la vie. Miile petites choses, qui nous paraîtraient autrement inexplicables, si nous ne connais-sions pas le fibres qui lient une oeuvre â son siecle, l’eclairent tout â coup. Et Weiss entreprit en second lieu cette etude de l'epoque, dont la magnifique floraison fut l’oeuvre de Moliere; il analysa donc Les Precieuses ridicules ou Tartufe â la lumiere des moeurs du temps ... Dans sa quatrieme conference, Weiss poussa ce procede critique jusqu’â ses dernieres consequences logiques: „Je veux, dit-il, en commengant 1, etudier le genre d'influence et d’action sociale que Moliere a exerce sur le developpe-ment de nos moeurs et de notre vie sociale". Car, s'il est juste de prendre en consideration l'influence que le milieu a eue sur un ecrivain, l’action que cet ecrivain a eue â. son tour sur le milieu est une question qui se pose avec un egal interet. Dirige par les circonstances et par l’ambiance phy-sique et morale, pousse presque necessairement vers certaines conceptions qui sont telles et non pas autrement, le grand poete a sa revanche; par sa pensee originale, car il n'est pas depourvu d’un apport personnel, par sa maniere de sentir differemment, par tout ce qui forme son individualite, il peut avoir une remarquable influence sur ses contemporains, il peut les faire changer d’idees, et quelquefois de sentiments, ce qui est notablement plus difficile. II peut avoir donc un role actif dans le mouvement social; sa pensee et sa sensibilite sont des ferments puissants, qu’il importe d’etudier autant dans leur substance que dans leurs effets sur l’esprit public. Quelquefois meme les grands poetes peuvent non seulement s'identifier avec l’esprit ou les aspirations d’un peuple, mais donner meme un but plus precis et immediat â des aspirations latentes, qui attendaient une occasion pour eclater. Ce role, il est vrai, n'est en somme qu’assez rare et s'efface vite avec 1 Moliere, p. 156. 71 Ic concours dc circonstances qui l’ont impose. Mais si l’action immediate ct violente de 1’ecrivain sur les masses est spora-dique et de peu de duree, son action lente, insensible, mais tcnace dans les changements sociaux, est beaucoup plus con-siderable. „Si le poete n’agit pas directement sur la politiquc, ecrit Weiss 1, il peut agir tres efficacement sur le courant de l’his-toire politique, de meme qu’il agit et peut agir tres vivement sur le courant de l’histoire sociale. II plane au-dessus des evenements de l’une ou de l’autre, il les domine, pour avoir action d’un cote ou de l'autre, indirectement: ce n’est que de cette fagon que les grands esprits qui ont ete le plus l’expres-sion dc leur monde, qui l’ont le plus devance et l'ont le plus pousse en avant, ont agi par la poesie sur les question poli-tiques ou socialcs; c'est ainsi qu’il a ete donne d’agir â Gcethe dans son siecle, â Moliere dans le sien." Et Weiss, consequent avec cette theorie, se mit â etudier l’influcnce sourde de Moliere sur les moeurs et l'esprit de son siecle. Son action la plus efficace s’exerţa sur la familie, â l’emancipation de laquelle il travailla obstinement. Le premier ct le plus important des actes qui constituent la familie est, certes, le mariage; en principe, il le desirait donc libre, conclu d’un commun accord et par inclination reciproque. II lutta avec acharnement contre les unions issues de l’interet ; il voulait, au contraire, le mariage sincere, correspondant aux sentiments reels, qui sont un gage de bonheur et d’affec-tion. Dans presque toutes ses pieces, l’amour triomphe des froides combinaisons d’un vieux pere entete ou d'un mechant tuteur. Et si de nos jours nous envisageons le mariage plus serieusement ct avec moins de legerete qu’autrefois, il faut reconnaître â Moliere et aux comiques qui l’ont suivi, une large part dans ce changement de point de vuc, de meme que dans l’amelioration des rapports entre les membres de la familie. De son temps, par exemple, l’autorite paternelle etait trop puissante et trop despotique — vestige de l’autorite du pater familias romain, qui allait jusqu'â lui donner droit de vie el de mort sur sa femme et ses enfants. Moliere tâcha d'amoindrir par ses comedies cette puissance et de relâcher ces liens trop serres. Les moeurs devant accomplir leur 1 Moliere, p. 159. 72 evolution naturelle, on ne pouvait plus alors vivre sous le regime de Rome qui permettait au pere de familie de tuer sa femme si elle avait bu quelques gouttes de vin sans sa per-mission. Moliere voulait que les liens qui doivent unir les membres de la familie soient prescrits par Tamour et le droit naturel et non par des lois rigides. Et son sentiment se resume admirablement dans ce vers, qu’il ecrivit quelque part: Je trouve que le coeur est ce qu'il faut gagner. Ce principe d’amour a du longtemps lutter contre les vocations forcees, les mariages acceptes, sous menace du couvent.mais sa victoire fut presque complete. Car aujourd’hui il n'y a que tres peu de filles exilees au couvent par l’auto-rite despotique d'un pere irrite. Ce changement, certes, ne s’est pas accompli du jour au lendemain et par le vertu d'une seule puissance. II faut pourtant reconnaître la belle part d’action qu’y eut Moliere, par la guerre acharnee qu’il entre-prit contre la tyrannie paternelle. Angelique de Sottenville, en matiere d’excuse de tout ce qu’elle se permet, dit que son pere l’a mariee malgre elle ... Et cet exemple terrible est bien fait pour montrer ou aboutissent les unions forcees, par l’autorite despotique du pere. On connaît aussi l'opinion de Moliere sur le mariage une fois condu; cette opinion se recommande plutot du bon sens que de la poesie. II revait un foyer honnete, mais pot-au-feu et sans grands horizons. Pour l’obtenir il voulait que l'education de la femme fut faite d’une certaine fagon, qui n’etait pas celle de son temps. Nous arrivons ainsi â ce probleme qu’agita tant de fois et d’une maniere si decisive le grand comique. On a souvent considere Moliere comme un partisan de l’ignorance absolue de la femme. La pedagogie de Chrysale, faisant l’eloge de la femme d'autrefois, fermee, pretend-il, aux choses de la pensee et capable seulement de bien tenir son menage — cette pedagogie bomee, on l’a attribuee â tort â Moliere, sans tenir compte de la nuance de ridicule dont il l’enveloppe lui-meme. Son sentiment â lui, il 1’avait exprime dans ce vers des Femmes savantes: II est bon qu’une femme ait des clartes de tout. Neanmoins, il n’est pas moins vrai qu’il declara une guerre impitoj^able aux femmes qui, non contents „d’avoir cs clartes de tout", veulent devenir ou paraître savantes, 73 manquant ainsi au role bienfaisant qu’elles ont au foyer. A quelques exceptions pres, et en faisant la part des voca-tions irresistibles, la pedagogie de Moliere est raisonnable et pleine de bon sens. II n’est donc que tres juste de cons-tater l'influence salutaire qu'exerţa Moliere sur l’education de la femme — ce qui ne veut pas dire que les exemples d’une culture trop intensive et trop speciale de la femme aient dispăru. Mais ce qui a dispăru presque definitivement c'est la contrefaţon, la caricature de la culture superieure, ce qui est deja un bien joii resultat. A la liberte de choisir un mari, â la liberte honnete dans le mariage, â la diminuation de l’autorite paternelle ou conjugale, le grand poete ajouta la refonte totale de l’education de la femme, basee sur le bon sens; dans l'interet aussi de l'unite et de la purete de la familie, il lutta contre „les direc-teurs de conscience", qui apportaient un element de discorde et d’intrigue entre le mari et la femme, et dont le pouvoir nefaste n'allait qu’empirer ... Cette oeuvre de bon sens, Moliere l’a poursuivie avec autant de conscience que de succes sur d'autres terrains encore. Par ses incessantes attaques contre les Precieuses, il a rappele au naturel la langue des salons, bannissant de la conversation l'exhibition de termes rares et trop choisis. II a lutte, en un mot, contre tous les pedantismes. „II a fallu, dit Weiss 1, beaucoup de temps et de verve, je ne dis pas pour extirper tout â fait, mais seulement pour adoucir deux monstres funestes â la societe, l’orgueil du sang, la morgue, qui parque chacun dans sa caste, et le pedantisme, orgueil du metier, qui enferme chacun dans sa pro-fession. L'orgueil du sang n’est pas tout â fait eteint, le pedantisme non plus, mais beaucoup plus cependant que le premier; l'honneur en revient â Moliere." Telle fut l’action sociale de Moliere, que Weiss analysa minutieusement. II se laissa aller â son gout pour l’histbire et pour la sociologie, en etudiant les miile liens qui unissent une oeuvre au sol qui la produit. L’etude sur Moliere nous a donc foumi le meilleur exemple de la maniere dont il com-prenait la critique. La litterature etant la plus belite manifes-tation de l’esprit. d’un peuple, il- lui paraissait juste de la 1 Moliere, p. 196.; 74 considerer comme un ensemble de documents necessaires a l’histoire morale de ce peuple. En partant d’un tel principe, Weiss, comme d’ailleurs Taine, fut vite amene k considerer la critique litteraire comme un chapitre de l’histoire univer-selle et non des moins interessants ... Ce procede de critique sociologique nous le pouvons saisir d'ailleurs avec une egale evidence dans d’autres etudes de Weiss. „Les cent annees, ecrit-il dans une le con professee â Aix et conservee dans son volume d’Essais 1, les cent annees que nous allons parcourir ensemble ont vu beaucoup de ces vicissitudes dans la maniere de sentir; nos idees ont change le cours de nos passions, et nos passions transformees ont â leur tour reagi, pour les modifier, sur le caractere de nos relations sociales et sur les habitudes de notre vie domestique. Nulle part nous ne saisirons mieiix au vif cette transformation que sur la scene comique. Quand nous etudions l’histoire, l’eclat des evenements politiques laisse notre vue obscurcie pour tout autre objet; ce n’est que le rapprochement labo-rieux de miile anecdotes diverses, par la recherche fatigante du detail que nous parvenons â nous faire une idee encore trop vague de la vie intime d’un peuple." II employa pareillement le meme procede critique dans son fameux article sur la litterature brutale, tout comme dans ses etudes sur la litterature de l’Empire ou sur celle de Louis-Philippe. II n’y separa pas les oeuvres de l’epoque; dans les pieces de Dumas-fils ou de Barriere, il discernă avec une rare puissance d’analyse et une grande legerete de touche les vices et les stigmates de la decadence imperiale: la seche-resse du coeur, l’âpre chasse â. l’argent le relâchement du sentiment moral, et tant d’autres signes de cette decadence. Le seul reproche que Weiss trouvait â faire â cette critique historique, c’etait que pour elle „n'existe pas un type de perfection relatif â chaque art, qui a ete quelquefois atteint et dont il faut faire effort pour se rapprocher le plus possible." II trouvait donc que cette critique manquaît de criterium sur, en un mot d'ideal. Et cet ideal il le mettait dans la beaute morale. Nous l’allons voir et etudier dans le chapitre sui-vant ... 1 Essais, p. 80. 75 XV SA MORALE Weiss, theoriquement, ne comprenait pas l'art comme une simple jouissance de l'esprit et des sens. Ce n'etait pas pour lui un vain assemblage de mots, de couleurs ou de toute autre chose, â l’intention de charmer l'intelligence, les yeux ou les oreilles, par une variation d’autant plus exquise qu’elle a une unite cachee. La fin derniere de l’art ne retombe pas en lui-meme. Une oeuvre ne peut pas etre consideree seulement en soi. En s'adressant â des intelligences qui doivent la comprendre et s’en penetrer, elle devient capable d’elever certains sen-timents et d’en chasser d'autres. L'etat de contemplation pure n’etant pas un etat naturel â l'esprit humain, nous ne nous bornons pas â apprecier ou â admirer la beaute d’une oeuvre d’art. Les impressions qui frappent notre âme sont comme des pierres qui tombent dans l'eau: tout autour de petits cercles se forment et se propagent en s'agrandissant lentement. Une oeuvre d'art a donc une grande influence sur tout l’etre. Toute muette qu’elle paraît, elle s'adresse elo-quemment â nos sentiments et s'en empare; par la beaute et l’immobilite de la forme elle devient meme plus persuasive. Nous flechissons aisement â son contact et nous nous laissons entraîner vers le mal ou vers le bien; l’artiste reussit ainsi, jusqu’â un certain point, â nous suggerer sa maniere de sen-tir, ses sympathies et ses antipathies, ses amours et ses haines, en resume, il nous infuse quelque chose de sa mentalite, de sa sensibilite et de sa volonte ... 76 L’art a donc une action considerable sur nous. Ce n’est pas le paysage qui se reflete impassiblement dans l’eau du lac voisin; il eveille au contraire dans notre âme de vagues rumeurs qui se precisent peu â. peu. Un essâim de senti-ments se leve tout â coup nous agitant et nous poussant vers certaines actions. Or toutes nos actions sont soumises â un criterium moral. Une oeuvre d’art, d’apres ce raisonnement, ne saurait etre consideree seulement sous le rapport esthetique, la beaute n’etant qu'une seule face des choses. Du moment qu’un roman ou une piece de theâtre peuvent avoir des influences certaines sur nous, il n'est que juste de les examiner, et au point de vue des tendances qu’elles recelent. Dans le precedent chapitre nous nous sommes justement arrete â l’oeuvre de Moliere; nous avons etudie, d'apres Weiss, l’influence qu’exerţa le grand comique sur l’evolution des moeurs, sur la familie, sur l'education de la femme et sur les prejuges de son epoque, qu’il combattit vaillamment. Cette influence a ete salutaire, mais elle aurait pu etre aussi bien nefaste. Imaginons-nous un Moliere doue d’un egal talent de poete comique, mais qui, au lieu de lutter contre l'esprit de caste et de metier, l’aurait defendu; au lieu de combattre les Precieuses, aurait ete pour Rambouillet; au lieu de reclamer l’emancipation de la femme, courbee sous l'autorite tyrannique du pere ou du mari, se serait mis du cote de cette autorite abusive. Certes, le talent de Moliere, considere en lui-meme, serait reste le meme; ce n’est que l'usage qu’il en aurait fait qui eut ete autre. Le probleme esthetique se double d’un probleme moral. Par consequent, et nous l’avons deja dit, il ne suffit pas d’envisager une oeuvre d’art au seul point de vue de la beautâ, mais encore au point de vue de l’influence, bonne ou mauvaise, qu’elle peut avoir sur nous. Tel est le raisonnement des critiques moralistes; Weiss en etait un et des plus convaincus! Ne se bornant pas â constater l'intensite des emotions qu’une oeuvre d’art developpe, les moralistes analysent ces emotions dans leur qualite; ils en jugent ainsi la portee morale et sociale, en les classant d’apres leurs effets bienfaisants ou mal-faisants. Nous avons deja vu que Weiss n’etait, certes, pas inacces-sible â la beaute; au contraire, son âme, qui avait toujours 77 garde un je ne sais quoi d’enfantin, de-spontane et de prime-sautier, etait tres sensible au beau. II etait capable de gouter sans effort intellectuel la poesie de la nature et de l’art; ses nerfs etaient vite mis en action et l’emotion chez lui jaillissait spontanement. Malgre cette tres vive et tres ar- dente sensibilite, il ne se laissait pas guider, en matiere d’art, par ses sensations; il les subordonnait â un jugement supe-rieur, et les triait d’apres certains principes moraux, qu’il croyait indiscutables et surs, mais dont nous sentons l'in-certitude, dans l'esprit meme de Weiss ... Cette preoccupation de la morale, Weiss la montra de bonne heure; nous avons d’ailleurs deja remarque qu’il y etait pousse par la tournure de son esprit, par sa mentalite de petit bourgeois, imbu des vertus moyennes de la bour-geoisie, sobre, tenace, sensible avec meme une forte pointe de sensiblerie, par son don d’observation, et par une con-ception saine et serieuse de la vie en general. Ce penchant vers la morale se fit jour des son premier travail sur Her-mann et Dorothee et persista jusqu'â la fin de son activite litteraire. II eclate non seulement dans ses etudes litteraires, mais aussi dans ses articles politiques: „Weiss, ecrit Sarcey 1, ne peut s’empecher d’introduire la morale dans le bulletin politique, II ne devrait donner que les nouvelles du jour; il lui arrive souvent, aujourd'hui qu’il est maître de lui-meme et sur de son public, de se laisser aller aux reflexions morales que lui suggere le moindre accident de la vie publique, ou il est mele: C’est meme dans tel morceau, qu'on dirait de-tache du livre de Vauvenargues, qu’il est le plus original, melant â une sensibilite douce les pointes d’une raillerie mordante ... Voyez comme le genie propre de chacun se marque toujours dans tout ce qu’il fait. On met, par suite des circonstances, Prevost-Paradol â la litterature, il toume invinciblement tous ses articles â la politique; on charge Weiss du bulletin politique, il l’empreint de litterature et de morale." Cette persistance â juger les choses au point de vue moral nous prouve clairement qu'elle ne venait pas d’une doctrine raisonnee — car il n'y a rien qui change plus souvent que les doctrines —, mais qu'elle correspondait â un besoin vrai 1 Sarcey, M. J.-]. Weiss, dans la licvue Franţaisc du ler aout 1864. 78 de son esprit. La trempe de son âme etait reellement celle d’un moraliste. Historien litteraire, â la suite de Taine, plutât que critique litteraire, il ajouta un autre point de vue â l’histoire: le point de vue moral, qui ne pouvait pas etre tres loin du premier. En effet, du moment qu’on veut rechercher la place historique d’une oeuvre d’art et etudier son action sociale, on est presque force de faire un pas en avant et de la juger aussi sous le rapport du rayonnement de bienfaisance et de reconfort moral qu'elle repand sur nous ... II va sans dire, pourtant, que Weiss ne croyait pas que l’oeuvre d’art dut etre une tribune, d’ou l’on preche la morale, d’ou l'on disserte sur les cas de conscience. Une piece de theâtre n’est pas de la morale en action; un roman n’est pas l’illustration d’un principe necessairement en odeur de saintete; un ecrivain n'est pas un confesseur laîque ou un moraliste de salon. Telle etait l’opinion de Weiss. II ne demandait pas la glorification finale, l’apotheose de la vertu. II savait bien que l’art n’est qu’une sorte de reproduction, un peu, mais un peu seulement, convention-nelle de la nature, theâtre de tant d’iniquites. L’art a donc la liberte, et meme le devoir, de nous montrer au grand jour les coquins aussi bien que les honnetes gens; il peut rendre la mechancete triomphant de la bonte, le vice triomphant de la vertu, le merite evince par l’ignorance ou la sottise ... La Sottise !... mais elle a ete la plus grande ennemie de Weiss, il eut tant â souffrir d’elle â ses debuts! autant que vers la fin de sa vie, quand il fut chasse du Conseil d’Etat „par l’esprit de Chine, de Cochinchine et d'archi-Chine!" Et qu’il l’a bien decrite, qu’il l'a bien clouee au pilori dans de nombreuses pages! „Chacun sait, ecrit-il quelque part 1, que prudente et avisee des le berceau, la sottise a conclu, il y a de cela trois ou quatre miile ans, une alliance durable avec la Fortune que les gens d’esprit appellent aveugle, probablement, je suppose, parce qu’ils la voient s’egarer de temps â autre jusque chez eux. Contente de cette amitie fructueuse, elle laisse l’esprit courir apres la vaine gloire qu’elle s'amuse quelquefois â lui ravir, qu’elle lui distribue ou qu’elle lui refuse â son gre ! car elle se pique aussi de choses galantes, de belles-lettres, de musique, de beaux-arts et 1 Essais, p. 74. •79 pour s’etre mise bien avec la Fortune, elle ne s’est point brouillee avec la Renommee; on la voit, dans les journaux, qui fait la doctoresse et remontre â l'esprit comment il faut s'y prendre pour etre spirituel. Lui, stupefait, l’ecoute, ne sait que croire, s’abîme dans sa modestie et, pour peu qu'elle le pousse, se met â envier l’heureuse facilite dont elle debite ses discours et pose ses aphorismes. L'esprit jalouser la sottise ! Est-ce assez pour lui de souffrances et d'humiliations? Et ne devrait-elle pas se tenir pour satisfaite? Elle ne l’est point cependant; il faut encore qu’elle persecute tout ce qui ne l’admire point assez et qu’elle ecrase ce qui consent, de guerre lasse, â l’admirer. Eh quoi! serait-ce donc elle et non l'esprit qui aurait la mechancete en partage? Je ne veux pas prononcer entre les parties, je ne veux pas pousser plus loin le detail de cette guerre etemelle; mais si par miracle la sottise s’amende, si elle fait sur elle-meme l’effort le plus prodigieux que l’on puisse attendre d’elle, si elle se resogne jamais â n’etre que sotte, ah ! messieurs, je vous conjure, pour notre surete â tous, ne lui menageons pas la reconnaissance; qu’elle ait de suite des autels!" Un observateur aussi avise que Weiss ne pouvait pas etre la dupe d'un optimisme facile. II connaissait trop bien les revers, les deceptions, les injustices evidentes de la vie, pour ne pas leur faire une certaine place dans l’art, qui, s'il les negligeait, se montrerait parţial et unilateral. La beaute morale d’une oeuvre d’art, â son avis, ne ressort pas de la tirade heroi'que ou de 1’apologie outree d’une vertu, digne du prix Montyon; elle est plutot le resultat de l’impression totale que cette oeuvre laisse dans notre âme. Les heros peuvent etre parfois mesquins, le vice peut n’etre pas puni, la vertu peut rester cachee, la beaute morale n'en reste pas moins sensible si nous avons l'intuition nette que l’ecrivain n’a pas fait volontairement l’apologie du vice. Si impersonnel qu’il s’efforce d'etre, un artiste projette sur son oeuvre une lumiere personnelle; il peut se defendre, tant qu’il voudra, de preter ses sentiments et ses idees â ses creations, il y lais-sera toujours quelque chose de son âme. Meme â part cela; en dehors des personnages et de leurs actions, il y a une atmosphere qui circule autour d’eux, qui les enveloppe ou plutot les baigne dans une lumiere propre ... Cette atmosphere appartient â l’artiste, meme malgre lui; elle lui est 80 une emanation personnelle, qui peut devenir bienfaisant ou malfaisante, car elle a une influence sur nous, plus insen-sible, certes, mais plus certaine, — influence que n’ont pas les theses les plus lourdement bâties, voulant nous convaincre par le raisonnement. Sans le vouloir l’artiste montre sa sympathie ou son antipathie pour ses heros; le vicieux peut triompher, mais il n’aura pas notre approbation s'il est enveloppe d’une lumiere defavorable. Apres avoir lu un livre, on le ferme; on evoque devant son esprit cette vie qu’on a vecue inte-rieurement, on repasse encore une fois mentalement les scenes parcourues, les personnages qu’on a suivis avec interet ct quelquefois avec passion, et s’ils ne vous laissent pas l’impression totale d'une humanite meilleure, gouvernee par des mobiles sains, si on ne se sent pas reconforte dans ses sentiments d’honnetete et de moralite — le livre n’est pas moral. Les details peuvent faillir, ils peuvent meme etre immoraux, l’impression totale qui se degage de l’atmosphere creee par l’artiste doit avoir une action bienfaisante sur nous. Et c'est â cette atmosphere que Weiss attachait toute son attention: il voulait qu’elle fut forte et salutaire, qu’elle fut un stimulant pour la vie saine et honnete. „Une oeuvre, ecrit-il 1, n’est pas necessairement corruptrice parce qu’elle contredit les principes ordinaires de la morale ou qu’elle les omet, et elle n’est pas necessairement salutaire parce qu'elle nous rappelle, ex professo, â la pratique de nos devoirs habituels. Une oeuvre est saine ou malsaine surtout par l’impression qu'elle nous laisse dans l’esprit et dans le cceur." * Si on se demandait â present quel etait l’axe de sa morale, on devrait repondre, sans hesitation: la bonte. II en avait le culte et la religion; ce n’etait pas le moraliste austere qui se dresse impitoyable devant nos petites defaillances. Son cceur etait trop tendre et trop sentimental, son intelli-gence etait trop humaine, pour qu’il s’erigeât eu censeur impitoyable. II etait, au contrairc, penetre de pitie pour nos faiblesses. En dehors de la bonte innee, qu’on reţoit, 1 Le ThSâtrc ct les Moeurs, p. 19S. 81 en naissant, il appreciait egalement la bonte acquise. „II y a une bonte naturelle, ecrit-il1, qu'il faut recevoir du ciel, comme un don de la grâce divine ou de la premiere education, comme un precieux heritage de familie, parce que tous les efforts les plus vifs et les plus soutenus ne sauraient ensuite nous y porter. Mais il y a aussi une bonte acquise, fruit de l’experience et de l’attention sur nous-memes, moins solide peut-etre, moins agreable aux hommes parce qu’elle a moins d’aisance — et dans la vie reelle comme dans la poesie ce sont surtout les qualites d’inspiration qui nous seduisent, — et cependant plus meritoire, ou l'on ne parvient pas sans s’aider d’un peu d’esprit, du sien propre ou de celui des autres; car cette bonte suppose, outre la victoire sur nos passions, toujours assez violentes pour qu’il ne nous soit point permis de les ignorer, le sacrifice de nos defauts et, si je puis dire, l’immolation joumaliere de notre vanite dont nous connaissons mal la force et les ruses quand ce n’est pas l’esprit qui nous les met en lumiere." II prisait tant cette bonte, faite de pitie et de pardon, quc M. Jules Lemaître eut raison de dire que pour Weiss „l’immoralite c’etait le manque de pitie". Pour rendre evidente cette conception qui ne laisse pas d’etre un peu bizarre, prenons quelques exemples concluants. Arretons-nous au cas d’Emma Bovary, qu’il exposa lon-guement dans son fameux article sur la litterature brutale. Emma est une pecheresse; ses instincts romanesques, son education mal guidee, ses lectures mal choisies lui ont donne le gout de l’aventure amoureuse. Mariee prosaîque-ment, elle frole le luxe et la belle societe: elle s’enivre vite d’une existence plus belle, plus poetique, celle qu'on lui avait decrite dans les romans et qu’elle avait entrevue un moment au château du village. Elle se sent malheureuse dans l’humble realite, qui cependant n’aurait pas manque dc charmes si elle avait eu des yeux pour les voir, elle se laisse entraîner â de folles reveries; sa faible tete s’emplit d'aspirations au-dessus de sa condition. Ses vertus bourge-oises, de bonne mere de familie et d’epouse, disparaissent insensiblement; ses devoirs domestiques lui paraissent sans grandeur et sans poesie; son imagination voie a des amours 1 Essais, p. 72. 82 :endres, impossibles, qu’elle s’imagine pouvoir satisfaire dans ;on petit bourg avec un clerc de notaire ou avec un gentil-nomme campagnard. Tout ce qu’elle avait lu de romanesque remonte â son esprit et l’incite au peche. Le premier faux ipas est fait et la pauvre Emma se donne d’un elan deses-pere. Si son action est coupable, elle a pourtant aux yeux de Weiss une excuse: la fiassion. Emma aime, et croit rea-Iiser en un instant le reve de sa jeunesse; si elle n’est pas payee de retour, la faute n’en est pas â elle, qui avait mis dans son amour tout son coeur passionne, tout son beau corps sensuel. Sa premiere liaison fut donc une cruelle de-sillusion, sans etre neanmoins la fin de ses reves. La Roche-foucauld dit tres justement que s’il arrive souvent qu’il y ait des femmes qui n'ont jamais eu d’amants, il arrive rare-ment que celles qui en ont eu un s'en tiennent â un seul. :Par une logique fatale, elles passent vite du premier au se-cond; le premier dechirement du coeur subi, elles n’ont plus que le scrupule du choix, l’habitude de la faute etant prise. Au lieu de mettre la cause de leur echec dans l’impurete de la joie et du plaisir qu’elles y trouvent, elles la rejeltent sur le compte des circonstances defavorables; elles mettent donc l’expericnce encore une fois d’un coeur leger. Et ce fut le cas d’Emma. On connaît ses amours; on connaît les desillusions ameres qui l'accablerent â chaque nouvel egarement; et on connaît aussi la fin tragique par laquelle elle expia ses fautes. Le recit de la mort d’Emma est saisissant: „Tout â coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frolement d’un bâton; et une voix s'eleva, une voix rauque, qui chantait: Souvent la chaleur d'un beau jour Fait rever fillettc & l’amour. Emma se releva comme un cadavre que l'on galvanise, les cheveux denoues, la prunelle fixe, beante. Pour amasscr diligemment Les epis que la faux moissonnc Ma Nanette va s'inclinant Vers le sillon qui nous les donne. — L’aveugle, s’ecria-t-elle. 83 Et Emma se mit â rire, d’un rire atroce, frenetique, desespere, croyant voir la face hideuse du miserable, qui se dressait dans les tenebres etemelles comme un epouvan-tement. II souffle bien fort ce jour-Ia Et le jupon court s'envola! Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’appro-cherent. Elle n’existait plus." Cette mort tragique n’est pas, certes, depourvue d'une haute signification morale, que Flaubert a puissamment accusee. Elle est symbolique, et les naturalistes, tout indiffe-rents qu’ils pretendent etre, se sont souvent laisse entraîner â de tels symboles. En effet, rien n’est epargne alin de donner plus de portee morale â cette catastrophe. La mourante, entendant la chanson de l’eternelle illusion de l’amour, se convulsionne. Elle sent alors qu’elle a ete leurree toute sa vie par un mensonge et qu’elle expie cruellement son illusion par ses souffrances. Dans cette lutte avec la mort, qui l’enve-loppe insensiblement, elle voit encore une fois le spectre de son crime: l’illusion de l'amour. Avânt de rendre son dernier soupir, elle meurt d’abord dans son âme, desabusee detout ce qui avait nourri et enchante son existence tumul-tueuse; elle est ainsi punie par ou elle avait peche ... Quel spectacle plus saisissant et plus reconfortant pour les vertus chancelantes que cette mort? Quelle apotheose plus magnifique de la justice immanente des choses ... Tout 3^ montre les revers des egarements du coeur, en donne le degout et meme la crainte; on n’ aurait pas pu venger la vertu d’une maniere plus eclatante. Au point de vue de la morale, le roman de Flaubert est donc d’une rare valeur; le moraliste le plus austere en aurait ete satisfait, mais non pas Weiss. II n'etait pas sensible â cette cruelle leţon de morale, parce qu’il ne crcyait pas que la punition d’un crime est necessairement ce que demande la morale. Les chemins qui allaient âson coeur etaient peut-etre plus sinueux, mais avaient plus de charme â ses yeux. II se laissait plutot gagner par la bonte et par la pitie que par la satisfaction de voir s'accom-plir la justice immanente des choses. Or, la pitie c’est ce qui manque le plus â ce roman cruel. La pauvre Emma a beau 84 pecher, elle a toujours â nos yeux une certaine excuse; elle aimait passionnement ct mettait toute son âme foile dans un baiscr et dans l'abandon complet de son corps. Elle n’etait pas calculatrice, rouee, vicieuse; le mobile de l’in-terefc lui manquait absolument. Ses souffrances physiques et morales de la derniere heure, si meritees qu'elles soient, doivent emouvoir notre cceur; Weiss en voulait â Flaubert de n'avoir pas ete emu. Naturaliste, plutot par conviction que par temperament, Flaubert entendait planer au dessus de son oeuvre, comme Uieu plane au-dessus de sa creation, inscnsiblc, impassible, sans emotion, sans nul battement de coeur. En vain se debat donc Emma dans le gouffie de sa misere, en vain gdmit-ellc â chacune de ses chutes, l'ecrivain reste indifferent; en vain se tord-elle sur son lit de douleur, en vain nous d6chire-t-elle le coeur par ses hoquets de mori-bonde, l’dcrivain n'cn est pas emu. Pas une seule parole de tendresse ne lui echappe; il la laisse mourir avec une cruaute immeritee et inexplicable, puisque, d'apres la doctrine de ces memes naturalistes, Emma a succombe â la triple fata-lite du temperament, dc l’education et d’un mariage absurde. La vraic cause de ses egarements existait donc en lehors d'elle ... „Rien, ecrit Weiss 1, n'approche de l'iniquite de M. Flau-Dcrt h l’egard de son heroi’ne; â peine lui inspire-t-elle quel-]uc chose dc plus qu’un Homais, un Rodolphe, un Leon ; -11c cric sous le scalpel; mais la main qui la disseque ne :rcmblc pas. Ne la plaindre jamais, c’est deja ne point etre issez imparţial; car enfin, toute coupable qu’elle est, elle iouffre. Et Î\I. Flaubert plaide â chaque instant contre elle! )blige par l’exactitude de sa methode d’avouer les circons-ances attenuantes, il s’cfforce de demontrer qu’elles n’atte-uient rien. jMadame Bovarj' a-t-elle un mouvement de endresse ddsinteressee? II s'en raille. Eprouve-t-elle avant l'avoir encore commis aucune faute de ces regrets qui, lans sa situation, ne sont que trop naturels, et qui peu-■ent passer par la tete des plus honnetes femmes? II les angle avec deliccs. A-t-elle des retours qui nous la endraient touchante? gemit-elle du fond de ses chutes, 1 Essais, p. 155. 85 apres l’innocence perdue? Cela glisse, malgre la profon-deur du sentiment, tandis qu'on nous retient tout le temps qu’il faut aux moindres nuances de ses desirs sen-suels. Tant de rigueurs â la fin, soutenues, savantes, implacablemcnt meditees, nous revoltent. Eh bien ! oui, on se met du parii de la femme adultere ! Eh bien! oui, on vou-drait, comme elle, «battre les hommes, leur cracher au visage â tous» ; et â ce notaire infame qui la marchande; et â ce Rodolphe qui ne trouve pas trois miserables miile francs pour elle apres l’avoir perdue; et â ce Leon, qui dort tranquil-lement dans un bon lit, quand elle meurt â cause de lui; et â ce Charles, qui l’a prise sans se demander si elle n’etait pas bien haute pour un mari de sa sorte; qui n’a gouveme ni sa maison, ni sa femme, ni sa vie; qui, n'ayant pu se faire aimer, n’a pas su du moins se faire craindre; qui s'est laisse dominer par sa lâche passion, jusqu’â n'avoir plus la force de sauvegarder le bonheur de son unique enfant. Elle emeut, elle attendrit, elle enleve les coeurs lorsqu’elle dit âRodolphe: «Moi, je t’aurais tout donne, j’aurais tout vendu, j’aurais travaille de mes mains, j’aurais mendie sur les routes, pour un sourire, pour un regard, pour t’entendre dire: merci!» En vain, M. Flaubert est lâ, derriere nous, inflexible, qui nous murmure â l'oreille: « Prenez garde, ne la croyez point ; elle se monte la tete, elle ment; elle n’eut rien donne â Rodolphe, qu’elle n’eut pas seulement remarque si elle ne 1'avait pas su riche. A-t-elle jamais jete un regard sur le pauvre Justin? Elle n’a rien aime, pas plus Leon que Rodolphe, pas plus Rodolphe que Charles. Elle n’a adore que ses con-voitises. » Inutiles paroles! C'est M. Flaubert que nous refu-sons de croire; nous n’avons plus que des larmes pour cette malheureuse si continument condamnee; nous sommes presque tentes de Vabsoudre. Nous oublions qu’elle n’a pas meme aime sa fille." Ce manque de pitie et d’humanite frappa si vivement Weiss, qu’il le forţa â lancer le cri de guerre qu’est son admi-rable article contre la litterature brutale. II eut autant de retentissement que le cri de Nisard contre la litterature facile. Weiss ne comprenait pas qu’on fut si impitoyable envers nos defaillances; qu'on les exhibât placidement â nos yeux, sans les accompagner d’un seul mot de compassion ... Rien, 86 rien que de l’anatomie morale; pas de sympathie humaine, pas de remission des peches!... Ce qui, au point de vue courant, est l’expression meme de la morale — la punition du peche — paraissait â Weiss depourvu de toute moralite, parce que depourvu de bonte et d'humanite. Nous voyons, par consequent, qu’il avait une conception morale un peu â part, et qu’il importe de preciser. Prenons â cette fin encore un exemple: La Dame aux camelias. Marguerite Gautier est une courtisane; sa vie est condam-nable au point de vue de la vertu. Elle aurait merite une punition pour ses egarements, si l’auteur avait tenu â nous edifier. Ce n’est pas precisement ainsi qu’on rechercbe â vingt ans! Au contraire, il a suffi que Marguerite aime pour que tout ce qui a ete miserable en elle s’efface, que le passe soit consume et que, de sa cendre, elle renaisse â la vie, presque pure. Elle devient ainsi capable d'etre profondement aimee, et ce qui est encore mieux, d’aimer, avec une virgi-nite de sentiments qui pourrait nous etonner; par cet amour qui consume dans ses flammes toutes les impuretes d’une vie dereglee, elle monte, â nos yeux, sur un piedestal que nous n’aurions pas cru fait pour elle et si â la fin elle meurt, cette mort n’est pas montree comme la punition de son passe. Loin de lâ, elle ne sert qu’â rehausser le path6tique du drame et â nous apitoyer sur le sort de cette malheureuse, dont le front est eclaire du rayon du martyie. Consideree â ce point de vue, La Dame aux camelias est immorale et, comme on l’a assez justement remarque elle n'est qu’une apotheose un peu naîve de la fille perdue, qui a fait bien vite souche; d’innombrables pieces ou romans ont entrepris depuis intrepidement la rehabilitation de la courtisane, si longtemps mise au ban de la societe. Weiss aimait pourtant La Dame aux camelias, et la jugeait hautement morale. Ou’importent les fautes du passe, si tous, tant que nous sommes, nous avons des defaillances ? Qu’im-portent les egarements des sens s’ils sont rachetes par une minute d’amour pur et desinteresse. Marguerite est donc pardonnable. • • „Marguerite Gautier, ecrit-Weiss ^ aime-; elle se sacrifie pour ce.qu'elle aime; son sacrifice est cruellement meconnu 1 Le Drame historique et le Drame passiontiel, p. 189. 8'? ct cile meurt. Elle est naturelle, sublime et malheureuse. Dans l’etat ac tuci de notre societe, son liistoire est plus ou moins celle de centaincs ct de milliers de cveaUues, aimables ct nobles. Qu'im porte quc ces crcaturcs soient des coi/rtisiines ou q;i■: ce soicnl d’honnctcs personnes qui se sont placces par leur imprudcnce dans une situat ion que le cours inflexible d(' la societe et 1’opinion du monde font insoluble ! Ou’im-portc qu’ellcs soient victimes de la fatalite ou de leur insou-mission aux lois dc la vie ! Elles vivent et elles meurent ; c’est le drame, c'est la tragedie." Et en cffet — qu’importc ! L’cxclamation est frappanlc et caraeteristique pour la conception de Weiss. II lui importait peu qu'une femme soit une „courtisane" ou „une honnete personnc" ... L’immoralite c’est une affaire de fatalite! Pour un moraliste l’affinnalion est un peu deconcertante ... Mais Weiss etait moraliste â sa maniere. II etait touche de voir Dumas temoigner dc la pitic ct de la syinpathic â la pauvre fille, ..l’abondance de coeur, la chaleur d’âme sont des qua-lites honnetes, meme quand elles s’egarent, et nous ne voyons pas qu'ellcs tombent ici en des egarements bien terriblcs." Pitie pour Emma Bovary, pitie aussi pour Marguerite Gauticr, la morale de Weiss est toutc lâ ! Si nous ajoutons cncore un culte exccssif, lyrique, pour l’amour, nous avons tout dit. Mais par cc culte, il se rapprochait du roinantisme, qu’il avait tant combattu sous d’autres rapports, dans d’inou-bliables pages. Commc tous les romantiques, il croyait „â sa majeste l’amour" et â sa puissance auguste; il le mcttait au-dcssits des prejuges humains ct avait foi, nous l’avons vu, en sa flammc purificatrice. Lui, personncllemcnt, il n’etait pas 1111 homme â grandes passions; il leur preferait de beaucoup le scutier etroit dc la vertu quotiedinne, mais il comprenait les passions des autres ct les approuvait jusqu’â un ccrtain point. Ce qu’il demandait, c’etait que la passion fut vraie et qu’elle partît du fond de l’âme; les desordres qui cn decoulaient lui paraissaient d’une moindreimportance. II ressentait meme pour eux une certaine complaisance, dont il etait autrement avare. ..Rien n’est plus fâcheux au theâtre, ecrit-il \ que le spec-tacle du vice sans la passion, et les vicieux qu’on nous peint. 1 Le The'âlrc ct les Mocurs, p. 199 P.R I au lieu d’etre victimes de leurs mauvais penchants, les exploi-tent devant nous avec une tranquillite, une impudence et un bonheur-intolerables". Et un peu plus loin: „Eh! qu’impor-tent les plus belles et les plus severes conclusions, quand, le long du chemin qui nous y mene, le sens'moral s'altere et la delicatesse morale se fletrit ? Craignons â la fin de prendre pour la haine du vice ce qui ne serait que la conviction refle-chie et froide des inconvenients du vice! Gardons-nous de croire que nous nous sommes remis â aimer nos devoirs parce que nous nous sommes effrayes sur le perii des situa-tions irregulieres!" Dans sa lutte contre le mal, ce qui lui repugnait le plus c’etait rimmoralite reflechie ou le vice froid; il condamnait meme ceux qui les fuient par un juste calcul de leurs desa-vantages. II voulait que la haine du vice soit instinctive — ce qui etait un peu excessif; mais toutes les fois qu’une passion veritable s’y melait, son bon sens se troublait et sa prefe-rence allait plutot vers la belle irregularite (il devait parler un jour „d’un beau crime") que vers l’ordre, si la base en •etait faite de raisonnement et d'interet — ce qui etait trop peu. „L'idee nette et claire qu’il faut observer l'ordre, ecrit-il1, parce que l’ordre se venge tot ou tard de ceux qui le violent, est la plus haute conception de la vertu ou puissent atteindre les moralistes de l’heure presente. C'est de la vertu legale, precise et concrete qui ne vaut pas mieux, qui vaut beaucoup moins que le genre de vertu trop etheree et trop en essence ou les poetes de la generation de 1830 pretendaient hausser les âmes â travers toutes les violations possibles du •Code penal. Je ne hais pas le Code, j’aime surtout un code moral; mais je ne l’aime que vivifie par les sentiments nobles et delicats. S’il fallait â toute force choisir entre le mysticisme Tomanesque d’autrefois, qui nous egarait si terriblement hors •des sentiers reguliers de ce monde — et la vertu selon le Code, la vertu qu’on se demontre â soi-meme par formule alge-trique — mon choix serait fait. II y a dans l’un la foi sans les oeuvres, il y a dans les autres les oeuvres sans la foi, et ce n’est pas seulement la theologie qui a raison de mettre la foi 1 Le Theâtre et les Moeurs, p. 202. 89 au-dessus des oeuvres, et de juger l’action de la grâce supe-rieure â l’action de la loi". On peut donc voir jusqu’ou Weiss allait dans sa complai-sance ... Quoique son temperament fut refractaire au desor-dre moral, quoiqu’il fît toujours l'eloge de la vie simple et saine, il se laissa glissei â des theories perilleuses. Par haine de l’interpretation farouche de la loi morale, qui ne connaît ni pitie, ni bonte, il en arriva â une morale qui n’est pas loin d’etre une morale de grisette. Conquis par le cote poetique des beaux sentiments degages de tout principe positif, il finit sinon par admirer, du moins par comprendre et sympa-thiser jusqu’â un certain point avec la litterature d'Indiana, de Lelia et de Valentine 1. Ce moraliste si decide et si ener-gique contre les maux du siecle, l’interet et la cupidite, si ferme dans ses convictions et dans ses instincts de petit bourgeois, cet homme qui ecrivait: „Le veritable bonheur ideal, les plus purs plaisirs de l’imagination, de l'esprit et de l’âme ne resident-ils point dans l'integrite de la familie et dans la douceur des relations domestiques?'', ce critique d’ordre et de bon sens, mais, helas, trop sentimental, se lais-sait dominer par la grisette qu’il y avait en lui. Et sa morale, â la voir de pres, n’est, en somme, que la moi ale de Mimi Pinson. 1 „Non que je veuille jeter la pierre â. l’enchanteresse (George Sand) qui nous a si longtemps charm6s! Ie moment serait mal choisi. II me prend plutât des envies de revetir de blanc Indiana, vierge pure et sans tache.“ Essais, p. 182. V SON IDEALISME Par sa conception de la vie, par sa maniere d’envisager la beaute et la destinee de l’âme humaine, Weiss etait un idealiste. II ne faut pas, certes, donner â ce terme le sens qu’il a dans Platon ou dans Kant; Weiss ne s’est jamais prononce sur leur systeme philosophique. II etait autrement: il etait par l’importancc qu’il accordait aux choses de l’esprit, par le detachemcnt qu’il montrait de la pârtie materielle de la vie, par son enthousiasme pour tout ce qui est noble, par sa large sympathie et son interet pour les belles manifestations ■dc la volonte libre. II se refusait â croire que l'homme n’est qu’un pauvre jouet â la merci d’influences fatales, contre lesquelles il lui est impossible de reagir; ce determinisme absolu lui paraissait avilissant et nefaste pour la noblesse de l’âme. Plus d’une fois il attaqua vigoureusement la doctrine de Taine, qu’il trouvait mesquine et decourageante. II admettait, lui, le libre arbitre: l’homme responsable de ses actes, maîtrisant les choses au lieu de les subir et en disposant â son gre. La tâche est belle et la responsabilite grande. Mais de la grandeur meme de ■cette responsabilite ressortent l’importance ct le prix de sa liberte; il agit avec la conscience de son independance et se resigne au châtiment, s’il l’a merite. Lom de se sentir Vetre chetif que les circonstances, plus puissantes que lui, brisent, et qui regarde peureusement dc tous cotes; il agit volontairement et accepte joyeusement les consequenccs de 91 ses actions. II est vrai qu’un penseur a dit que l’homme craint l’independance parce qu’il craint les responsabilites; mais d'abord, cette verite n’est pas generale, et, ensuite, elle nous incite justement au relevement de l’homme, en lui mon-trant la beaute de la liberte, en lui en faisant sentir la noblesse et l’honneur. Le systeme philosophique qui a hâte de lui enlever le libre arbitre, le plonge dans la dependance et dans la servitude. Avec une doctrine pareille il n’y a pas de morale qui tienne; la responsabilite n’existe plus dans la volonte de l’homme, mais dans les circonstances exterieures; la punition semble donc d’autant plus inique qu’elle suit la faute avec une exactitude plus mathematique. Weiss ne se contentait pas seulement de juger le fatalisme perilleux pour l'art, il le croyait tout aussi dangereux pour la critique; car nier le libre arbitre c'est, d’apies lui, nier le gout, et nier le gout c’est se borner â constater la justesse, l'exactitude de l'observation de l’ecrivain, et oublier qu’il aurait aussi du faire une selection dans les elements de son observation. „Qui supprime le libre arbitre, ecrit-il 1, rejette logiquement le gout, libre arbitre de l’intelligence, qui consiste â choisir entre une foule confuse de details egalement vrais les seuls qu’il convienne â l’art de reproduire. De meme que la conscience ne se contente point d’analyser les passions et qu’elle se croit aussi le droit de les condamner, de meme le goât ne demande point seulement au style d’etre exact ; il s’inquiete s’il n’y a pas une espece particuliere d’exacti-tude qui îepugne et qu'il faut proscrire. Voulut-on mettre en doute cette connexite necessaire entre la negation du libre arbitre et la ruine du gout, la nouvelle methode de critique, exposee par M. Taine avec tant de rigueur, n’en laisserait pas la ressource. Si le gout existe pour lui, c’est un instrument sans usage. D’autres signaleront les defauts d’un auteur, avec le dessein de les corriger. Pour lui, fataliste en litterature autant qu’en philosophie, il se borne â bien constater ce que chacun dit, comment il le dit et pourquoi il ne pourrait le dire autrement. La critique, quand elle aspire â regler le genie, est â ses yeux une oeuvre vaine; son role doit se borner â mesurer les forces, et etant donnees les facultes, innees on acquises d’un ecrivain, â en considerer le jeu. A 1 Essais, p. 172. 92 quoi cela aboutit-il? A etăblir qu’il n’y a, en fait de style, que des instincts sans application volontaire des lois raison-nees et â faiie de la litterature un pele-mele de conceptions, toutes egalement soustraites â l’empire du gout, parce qu’elles precedent d'impressions toutes egalement fatales." L'idealisme se montre en litterature d’abord par la prefe-rence de certains sujets. On a eu beau dire que tous les genres sont bons, sauf le genre ennuyeux, il y a pourtant des degres dans le choix des sujets et la maniere de les traiter qui assig-nent leur importance d’apres leur action salutaire. Sans faire oeuvre de moraliste, 1’artiste professe une philosophie qu’on entrevoit assez aisement â travers les personnages. Ses lieros peuvent ne pas exposer les idees personnelles de l'auteur ou se rattacher â diverses conceptions, ils toucheront pourtant au fond de son âme. En eliminant les parties dissem-blables, on retrouve un noyau qui exprime bien la pensee d’ecrivain et la fa con dont il envisage les principaux pro-blemes. Si objectif qu’il soit, il tire la substance de ses crea-tions plus de lui-meme que du dehors; en racontant, il lui arrive generalement de se raconter; il prete â ses heros les sentiments dont il est anime. Meme quand il s’efforce de creer des types qui ne lui ressemblent aucunement, on peut encore degager de l’ensemble d’une oeuvre la philosophie de l’artiste. Oui eut la pretention d'etre plus objectif que Balzac ou Flaubert? Rien pourtant n’est plus facile que de deduire de leurs oeuvres, et parmi tant de personnages dissemblables, de quelle faţon ils comprenaient la vie et quelle etait leur philosophie. Lisez la Consine Bette, le Cousin Pons, le Pere Goriot ou le Lys dans la vallce, et malgre la difference des sujets et des milieux, vous pourrez vite saisir la vision de Balzac. Le monde pour lui n’est que l’arene ou chacun lutte, pour les biens mate-riels; il n’}' a pas d'humanite entre ces lutteurs achames; â tout moment ils se coudoient et se bousculent. Un lutteur tombe-t-il, un autre le pietine et prend vite sa place; on n’a pas le temps de s’apitoyer ni d’essuj-cr une larme, qui pour-rait perler aux bords des yeux ... Dans cette galere de force-nes, ou trouver la confiance? ou chercher la paix de l’âme? Tout le monde est interesse et peine pour la realisation de sa chimere; chacun est un Promethee devore par le vautour 93 rapace; la cupidite travaille l'un; l’ambition ronge l’autre; la luxure perd le troisieme: tous sont fouettes par la fureur d’aboutir â leurs lins, de reussir, de triompher, meme au risque d’ecraser le voisin, ou d’immoler bien des sentimenls precieux. L’emulation est portee au delâ des limites permises ; elle devient une loi imperieuse, qui se passe de toute conside-ration morale et d'humanite. Le monde de Balzac est le monde des Rastignac, des Vautrin, des Mmc Marneffe et des pere Goriot. Au-dessus de ce bagne affreux il n’y a pas de ciel, il n’y a pas de bleu, pour mettre dans l'âme un peu de calme et de serenite. On se croirait plutât dans l'Enfer de Dante, la ou, dans une atmosphere lourde et opaque, le vil troupeau humain se traînc, chasse par des passions implacables. Cette litterature, si excellente qu'elle soit au point de vue artistique, exerce une triste influence sur nous. Ne nous montrant que des scelerats et des hommes pousses par des instincts brutaux, envisageant le monde comme un champ de bataille plein d’embuches, elle desseche notre âme et lui cnleve toute confiance dans la bonte et dans l’honnetete humaines. Elle paraît nous rappelei â chaque instant le con-seil du sceptique grec: Me^vricro drcicxTEîv: apprends â te defier! „Balzac, ecrit Weiss 1, ne s’est pas borne â de simples excursions dans le monde des forţats et des filles de joie. II s’y complaît uniquement, il s'y enfonce, il n’en veut plus sor-tir. C’est proprement avec les \ices qui menent au bagne que s’offrent â nous la plupart de ses personnages. II y en a d’acquittes, voilâ tout. Quoi de plus hideux que la foule, telle que nous la represente Balzac; fond de toile, flottant comme une mer trouble, d’ou se detache, en masses som-bres, parmi les cris d’innocentes victimes immolees sans qu’elles sachent pourquoi, le cauchemar des vies rongees par les sept peches capitaux!" Ou ailleuis: „Balzac, dont la noire imagination a calomnie jusqu'â nos vices." Nous tirons une toute autre leţon des oeuvres de George Sand. On y apprend la bont£; on y voit des gens honnetes ayant dc beaux sentiments, de nobles elans, capables de sacrifier leur bien pour l'amour du prochain. On est charme de la simplicite des moeurs de ses heros rustiques; on y 1 Essais, p. 100. 94. rencontre des femmes exquises, on se sent penetre de je ne sais quelle vision plus aimable du monde. Et quand elle ecrit quelque part: „Agis comme si tu comptais toujours sur la justice de l’opinion'', on sent qu’elle avait foi en la justice, en la bonte humaine. „Se confier, ecrit Weiss x, lui paraît si beau et si necessaire â une âme noble, c’est pour elle une condition si essentielle de toute vertu, qu’elle n’a eu besoin que d’etre penetree de tels preceptes pour concevoir le deli-cieux recit du Secretaire intime,." Le monde n’est pas pour elle un bagne d’ou ne voit pas le ciel; il est, au contraire, une prairie, aux sentiers bordes de fleurs, avec un ciel etei-nellement bleu. II va sans dire que toutes les preferences de Weiss allaient â George Sand, au detriment de Balzac. Son idealisme l'y amenait, tres naturellement. „Mais je demande encore une fois, s'ecrie-t-il2, s'il est permis d’attribuer la meme influence sur les fluctuations morales et politiques de la societe fran-gaise au romancier qui a fini par les Paysans et â celui qui n’a vu dans les classes desheritees qu’abnegation et simpli-cite, qui les montre affamees de devouement jusque dans leurs longues amertumes, qui les a incarnees dans ces types tour â tour pleins de grâce et de force qu’on n’oublie pas: Lelia, Genevieve, la Fadelte, Jean le Charpentier, Marcasse le gravicr dc taupes, et le plus aime de tous, le chef de choeur, le Bon-homme Patience." Ce monde de George Sand est peut-etre moins reel que celui de Balzac; Weiss en convient. Mais ce qu’il perd en verite et en generalite, il le gagne par l’influence saine qu’il a sur notre âme, par le reconfort moral qu'il nous apporte ... Dans les fosses des chemins s’il y a beaucoup de boue, il y a aussi quelques fleurs. On a le droit de ramasser tout la boue, mais il est beaucoup plus noble et plus salutaire d’y recueillir un petit bouquet de violettes ... Ramasser la boue c’etait, pour Weiss, l’art naturaliste, recueillir un bouquet des rares fleurs, c’etait l’art idealiste ... Nous arrivons ainsi â sa fameuse charge contre le natura-lisme naissanl, qu’il poursuivit sans relâche. Son grand grief c’etait la conception mecanique de l’âme humaine, qui decou- 1 Essais, p. 105. 2 Essais, p. 107. 95 lait normalement du fatalisme de Taine. Car s’il n’y a pas de libre arbitre, l'homme est reduit â l'etat de simple automate ; ses actes peuvent etre bons, leur merite ne vient pas de lui. La vertu ou le vice n'etant, d’apres la theorie de Taine, que des produits naturels comme le vinaigre ou 1’alcool. S'il en etait ainsi, ils ne seraient plus ce qu’ils sont, vertu et vice, et ils perdraient toute qualification morale ... La beaute et la valeur d’une action ressortent justement de la liberte complete qu’a l’homme de l’accomplir ou de ne pas l’accom-plir. S’il y a une necessite, une fatalite absolues qui la cau-sent, la noblesse de l’action disparaît, car la beaute morale reside dans le libre arbitre ... Le naturalisme, en se laissant penetrer par cette concep-tion mecanique de l'âme, enleva toute grandeur â la person-nalite humaine; il ne voulait reconnaître qu’une masse infinie de faits indifferents, parce que ces faits ne pouvaient etre que le resultat fatal de certaines circonstances. On peut conside-rer ces faits avec curiosite et meme avec un interet scienti-fique, mais on ne peut leur accorder aucune sympatliie. Ce manque de sympathie, cette indifference pour les choses de l'âme, cette negation de toute independance et de toute liberte de volonte, frappaient Weiss, qui ne voulut jamais croire que l’homme fut „un automate spirituel". Or, nous avons deja vu qu’il ne se laissait pas gagner, meme par les oeuvres qui avaient une excellente charpente morale, si elles lui parais-saient rigides et inflexibles; sa morale, â lui, etant purement sentimentale, ne s'accommodait pas de la durete des choses fatales et de la punition froide, sans pitie et sans bonte. Mais, en general, ces oeuvres ne se complaisent pas dans la beaute morale; si on v apprend quelquefois la resignation, on n’y apprend presque jamais le desinteressement. Elles considerent la vie comme un champ de bataille. On n’y connaît pas la generosite ni de beaux sentiments; elles recom-mandent de prendre garde aux coups, qu’on ne vous mena-gera pas. Elles donnent une âpre legon de tactique defensive et offensive pour reussir dans la vie. II ne faut pas leur de-mander l’exemple du sacrifice voulu; mais elles vous appren-dront â respecter le sacrifice impose par la necessite et la fatalite et â courber la tete. Elles enseignent aussi quelquefois la sagesse, non pas la sagesse pour elle-meme, mais pour les avantages qu’elle procure ... „Or, se ranger, a dit un mora- !Î6 liste, n’est pas se convertir." Si elles sont animees par l'esprit d’ordre, c’est qu'elles apprecient son utilite dans certaines circonstanccs. Elles ne veulent connaître que ce qui nous est profitable ou nuisible, elles nous mettent en garde: aucune haute aspiration ne s’y mele, car on n'estime ni on ne meprise les faits, mais on s’en sert ... „Si le realisme, ecrit Weiss 1, ne se proposait que de retablir le juste rapporte des idees et du langage avec les objets, nous serions realiste. Si le gout du positif ne renaissait dans les esprits que pour en bannir les illusions dangereuses, pour y ranimer avec le sentiment des realites severes de la vie lc respect des devoirs qu’elle impose, nous nous applau-dirions sans reserve qu'on devienne chaque jour plus positif. Ce respect des devoirs vulgaires et ce ferme bon sens ne seraicnt en effet qu’une forme de l’ideal, la plus austere, la plus relevec. Mais autre est l’esprit positif dont nous voulons parler; il tend â la jouissance et non au devoir; il commande la resignation machinale, et non le sacrifice spontane; il considere la societe comme fondee moins sur un ensemble d'obligations moralcs que sur un ensemble de necessites au milieu desquelles cliacun se debat comme il peut; il sait que le monde est le monde, qu’on n’en change point le cours, et qu’on n’y resiste pas sans perii; il ne demande pas si la resis-tance serait legitime ou criminelle, et s’il n’y a pas des entre-prises impossibles qu’il est beau de tenter." Au point de vue psychologique, cette conception automa-tique dc l'homme donne des resultats plus desastreux encore. On y considere l’âme humaine comme quelque chose d’im-muable et on reduit tout cet organisme si delicat, si capri-cieux ct si changeant â un schema extremement simple et rudimentaire. Au lieu de laisser l’homme agir d’apres sa libre volont6, prendre des resolutions spontanees d'apres la dispo-sition du moment, le montrer tel qu'il est, sujet â l’humeur et â la fantaisie, le fatalisme ne lui reconnaît qu’une faţon d’etre uniquc et invariable ... La litterature classique avait dej ii quelque peu peche par cette conception unilaterale de J’fime humaine; ses heros incarnaienl toujours un principe abstrai', un sentiment profond, et avaient des contours forte- 1 Lc ThlCilrc et les Moeurs, p. 167. 97 ment- dessines qu’ils gardaient jalousement jusqu’â la fin. Horace l'avait dit: Scrvetur adimum Qualis ab incepto processcrit, et sibi constet. On n’admettait pas le dedoublement de la personnalite; on n’admettait pas l’intervention d’une volonte capricieuse. Achille devait toujours etre altier, et Ufysse roue. La litterature classique est arrivee de cette facon â creer de tres beaux monomanes — des types qui representent une passion superbement developpee. Le naturalisme adopta des ses debuts cette concepfcion, comme une consequence naturelle du fatalisme: „La voici maintenant, s’ecriait Weiss1, qui ressuscite, mais absolue, mais inflexible, appliquee sans deliberation, avec une rigueur gdometrique et, si j’ose dire, avec un esprit de ligne droite, sans conscience d'elle-meme, desormais force qu'on subit et non plus regie qu’on se donne". L’homme etant soumis â un stricte determinisme, doit reagir de la meme faţon dans des circonstances pareilles; il est ainsi reduit â un mecanisme tres simple. Au lieu du jeu des sentiments les plus contraires, on nous donne la physionomie morale d’un homme sous la forme d’un seul sentiment, quelquefois meme sous la forme d’une habitude, d’un tic. C’etait le reproche qu'il faisait par exemple aux personnages de Barriere, dans Les faux Bonshommes. Ce ne sont que des pantins qui s’agitent mecaniquement; pour chaque membre il y a un ressort qui le fait mouvoir d'une fagon sure et reglee; ils n’ont ni fantaisie, ni volonte libre. Ses heros sont des joujoux de Nuremberg, d’une construclion un peu plus savante; quand ils ouvrent la bouche, on sait ce qu’ils vont dire, tout comme, en tirant une ficelle, on sait d’avance â quel mouvement s’attendre. „Aussi les personnages de M. Barriere, ecrit Weiss ne sont-ils vraiment que des bonshommes. Leur bombance peut etre fausse; leur „bonhommerie" est hors de doute. On les a vus s’agiter sur la scene du Vaudeville â la fagon des figures de bois peint qui tournent sur les orgues de Barbarie. N’est-ce lâ 1 Essais, p. 124. 2 Essais, p. 126. 96 qu'un defaut litteraire, un procede monotone, et, comme on dit en style de metier, l’abus trop piolonge de la meme ficellel C'est une conception erronee de la nature humaine, qui n’atteste pas pour elle assez d’estime." Flaubert meme n’echappe pas â cette objection. Homais et l'abbe Bournissien, malgre leur comique irresistible, sont trop d’une seule piece; il n’y a pas de variation, d’imprevu dans leur fagon d’etre. On connaît, des le premier instant, l’evolution fatale de tous ses heros; tout ce qui leur arrivera dans l’avenir on pouvait le discemer au moment meme de leur apparition. „Des le premier regard d’Emma, nous voyons dans ses yeux l’invincible luxure, maintenant tranquille et endormie, qui attend sourdement l’occasion, mais qu’aucune force morale, ni religion, ni lois, ni societe, ni devoirs, ni Providence, ni mariage n'empechera, l’occasion venue, de s’eveiller pour l'assouvissement ou la revolte. Des la premiere parole de Charles, vous sentez l’homme voue â un destin qu’il nous est desormais possible de calculer avec la meme exactitude que le physicien calcule la chute d’un corps dans l’air. Ce fatalisme d’ailleurs est savant. II n’est pas instinctif, comme il arrive souvent dans les livres passionnes. II n’est pas non plus de fantaisie et seulement pour l’effet roma-nesque. II couronne un systeme arrete, dont le materialisme est la base. M. Flaubert n’a point commis la fante de ne faire ie chacun des acteurs de son drame qu’un assemblage d habi-tudes; cest s’arreter ă moitie chemin et decrire la manivelle. sans Vexpliquer1 Les successeurs de Flaubert, les Daudet et les Zola, redui-sirent ainsi, â leur tour, tout le mecanisme psychique â des tics; leurs personnages ont des fagons de parler typiques (M. Brunetiere allait faire ce reproche â Daudet), qui appar-tiennent presque k la categorie des mouvements reflexes. On dirait que ces mouvements sont, de la sorte, l'expression graphique des personnages, une expression visible, sommaire et energique. Cette simplificat ion outree engendre d’abord une falsi-fication de l’âme, qui est cependant beaucoup plus complexe et insaisissable qu’on ne le croit; et en seconde ligne une fastidieuse monotonie, qu’aucun imprevu n’egaie. Les per- 1 Essais, p. M5. 99 sonnages peuvent etre logique; mais ils le sont trop. Leurs actions, leurs paroles, leurs gestes meme sont prevus; l'inat-tendu n’arrive jamais. Cette faşon de comprendre l’art peut etre une victoire de la logique et de la loi, de l’esprit scientifique en un mot, mais non pas de la poesie; pour celle-ci c’est une defaite. L’art et la logique ne sont pas identiques: l’art a besoin d’une souffle plus large, d’une atmosphere qui circule, qui mette les choses dans une perspective speciale, en les agrandissant, en les idealisanl, tandis que la logique est plus seche. Et c’est justement ce souffle de secheresse que combattait violemment Weiss ... En partant du principe qu’une oeuvre d’art a manque â son but si elle n’a pas reussi â. nous donner la vision d’une humanite meilleure, il ne pouvait pas comprendre qu'on s’acharnât de pai ti pris â la laideur et â la banalite des petites choses de la vie et qu’on ne se sentît pas plutot attire vers la beaute, vers le cote noble et poetique du monde. Pour avoir des impressions generales et justes, il faut â l’artiste un certain recul; car, s'il s’attache aux petites choses, aux petites particularites, il perd la sensation de l’en-semble, qui seule est importante. Dans l’art, les parties ne sont pas egales au total comme dans les mathematiques; et les infiniment petits ne font pas l'entier ... Le naturalisme, sous pretexl e d'une verite plus complete, en a cultive une certaine, celle qui est la plus tangible et la plus apparente, mais en negligeant la verite ideale et impe-rissable. II a croupi dans le bourbier des details sans savoir degager des faits le reflet d’eternite qui jaillit de toute chose mortelle. „Tout ce qui est ideal, ecrit Weiss 1, est aujourd’hui meprise. II n’y avait rien naguere de plus subtil que nous, de plus ethere, de plus enclin aux sublimites; pour nous comme pour le docteur Faust, les plus hautes etoiles du ciel n’etaient pas encore assez haut; nous n'avions ni une soif ni une faim terrestres; ‘c’etait presque nous avilir que de boire et de manger.jj Nicht irdisch ist des Thoren Trank noch Speise. «II n’y a rien aujourd’hui de plus reel et de plus positif.»" 1 Essais, p. 117 100 Applique au theâtre, le naturalisme est tombe quelque peu dans la platitude; en voulant etre plus pres de la nature, ce qui est meritoire, il glissa dans l’insignifiant. En cela il n’a pas seulement failli aux lois de l’art en general, mais aussi aux lois et â l’optique du theâtre. Le theâtre est le genre litteraire qui demande le plus specialement du raccourci et un relief puissant: il a pour base certaines conventions dont on ne peut pas se passer meme avec la meilleure bonne volonte. II faut donc compter avec elles, ou ne pas faire de theâtre; car, si on veut suivre exactement les meandres de la conversation et de la realite, il n’y a plus de piece; l'in-teret s’eparpille sur miile riens qui ne sont pas dignes d’atten-tion. Le ramassement etant necessaire, tout ce qui est â cote, si vraisemblable qu’il soit, doit etre elimine avec soin dans l'interet de la rapidite et de la convergence des effets. Or, ce principe d’economie theâtrale n’a pas toujours ete observe par les dramaturges du theâtre naturaliste. Dumas-fils tombe assez souvent dans l'eparpillement du dialogue et Barriere dans la platitude et le trivial. Contre ce theâtre, Weiss eut â lutter, comme auparavant il avait lutte contre Flaubert et le roman naturaliste. A Alexandre Dumas fils il ne reprochait pas seulement l’insignifiance voulue du dialogue, mais aussi l’exces de logique, le manque de sentiment, la secheresse de l’esprit, en resume le manque de genero-site, de pitie, de bonte. „Des faits! dfes faits! ecrit-il1, il ne leur faut ni sentiments, ni idees; l’idee trouble, le sentiment perd. Ces faits meme, n’allons pas nous y tromper, ils ne les estiment ni ne les meprisent; ils s’en servent. Avec cet egoîsme savant et resolu, prudent et implacable, qui n’a d'ardeur qu’â la proie, comment le code ne serait-il. pas l'unique Dieu ? Le code est une force palpâble: il cree, defend, protege ou paralyse les interets; il engendre des relations de personnes dont nul ne peut contester l’existence ni me-connaître la nature, puisqu’elles sont certifiees par contrat. Les sentiments n’existant plus, les obligations morales, pa.r une convention tacite, ne valant point contre les usages du monde, les idees passant pour un charlatanisme agreable, les raisons genereuses devenant .declamatoires par cela meme qu’il n'y a plus d’objet â quoi elles s’adressent, il arrive dans 1 Le Thiătre et îes Moeurs, p. 168. 10Î la vie privee tels moments ou, sur les ruines du rcstc, le code subsistc seul, idole d’airain des âmes d’airain. De lui naissent les crises, dc lui la comedie et lc drame." A Barriere, nous l'avons vu, il reprochait la trivialite. ,,La violence de ce comique, ecrit-il x, oppresse comme un cauchemar; elle rejaillit sur les sentiments les plus necessaircs pour les gener ct les plus purs pour les souiller ..." Idealiste convaincu, il ne lâche pas prise dans sa luttc contre le naturalisme, qui allait d’ailleurs triompher bientot. Et pour en finir, citons encore cette definition du rdalisme, comme il l’appelait, si piquante et si pittoresque: „Ou’est-ce donc que le realisme, puisqu’il sacrific la verite et se moque de la vraisemblance ? Le realisme est une invention normande qui consiste â se passer, par principe, des petits talents qu’on n’a pas regus de la nature ou de ceux qu’il serait trop penible de demander â l’etude. Se passer dc gout, n’avoir point d’esprit ou l’avoir vulgaire, ne garder de ce qui constitue l'art que la pârtie elementaire, l'observation, et n’observer que ce qui s’observe d’instinct et sans qu’on le veuille, les surfaces; mettre les signes â la place des sentiments; reproduire des gestes pour se dispcnser d’etre un interprete de l’âme; marquer la poesie lâ ou elle naît d’elle-meme de la realite; voilâ jusqu'â present lc plus clair des theories nouvelles en litterature. Realiste repond â tout." L’execution est un peu sommaire, mais elle porte, malgre son parti pris evident. Weiss a bien vu les defauts du naturalisme ; il les a mis en lumiere avec vivacite et humour, et s’il n’a pas eu la meme clairvoyance pour ses qualites et merites, son idealisme intransigeant en fut cause ... * L'idealisme de Weiss se montra aussi pur et aussi intrai-table en un autre point: sur la fagon de comprendre la ques-tion d’argent dans la vie et dans la litterature. A ce propos, on peut faire son eloge sans reserve; il etait d'un desinte-ressement accompli, meprisant l'argent, non pas dans son influence bienfaisante, mais dans ses exces et dans ses effets immoraux. II avait devant lui la societe de cet Empire qu’il 1 Essais, p. 128. 102 a tant deteste, depourvue d’ideal et absorbee par les affaires ; il voyait ce Paris, envahi par les marchands de province, par des courtiers et des etrangers enrichis dans des specula-tions. Tous ces gens-lâ formaient un public dont l'influence malfaisante se faisait sentir dans la production litteraire ... Nous avons vu que Weiss croyait â une ceitaine correlation entre la societe et l’art ... Les giands ecrivains, les vrais esprits originaux puisent assez peu dans leur temps; ils guident plutot l’esprit public qu’ils ne se laissent guider par lui; ils tirent plus leur inspiration de leur fonds que du dehors. Dans un siecle plein de romans d’aventures cheva-leresques, Cervantes jeta son Don Quichotte protestation et caricature puissantes de cette litterature; au lieu de s’inspirer de son temps, il reagit contre son influence, qui menaşait de tout envahir. Mais en dehors de cette litterature qui plane sur les sommets, il y en a une autre, celle des livres qu’on lit chaque jour, qui, elle, est profondement empreinte de l'esprit du temps. Sans etre hors pair, elle s’inspire des preoccupations du moment et peut avoir â son tour un ascendant sur le mouvement social. Les ecrivains, pour etre dans le gout des contemporains, se laissent entraîner par l’ideal du jour. Or, si cet ideal se trouve etre l’argent, la litterature en souffre peniblement et elle en garde les stigmates indelebiles. „Quand la passion de s'enrichir, ecrivait avec. raison Weiss, s’empare d'une societe, quand tout besoin, toute idee plus noble tend â disparaître des classes plus specialement chargees par leur situation de servir d’exemples aux autres, le dedain resolu de tout ce qui n’est pas interet positif gagne de proche en proche; il donne aux caracteres je ne sais quoi de dur, mais qui ne leur ajoute pas, pour cela, plus de fermete; une licence paisible s’etablit dans les moeurs et, â ce double mal, correspond dans la litterature, qui calque les moeurs ou qui les attaque, une âprete savante, concentree et crue, tantot peinture sans entrailles de l’homme, tantot misanthropie amere portee par l’exces de la souffrance au paroxysme de l'insensibilite." Quelques-unes des meilleures pages de Weiss sont diri-gees contre „ce vice du siecle", qui fletrit tout desinteres- 103 sement, toute poesie, tout sentiment noble. II voyait helas son epoque envahie par la „auri sacra fames", minee par le gout du luxe et de la luxure, et s'en attristait; or, comme il avait plutot une conception idyllique du monde, il se trouvait depayse au milieu de ces appetits dechaînes. „La richesse, ecrit-il \ a si bien usurpe la consideration publique qu’il ne reste plus qu'une estime secondaire pour le merite, la probite, les belles actions, les grandes idees, la religion, l’honneur, rintelligence." Lm tel etat de l’esprit public devait laisser sa trace dans la litterature et Weiss s'en prit, comme d’habitude, aux ecrivains naturalistes, qui s’etaient preoccupes de la ques-tion d’argent. II y voyait la perversion du sens moral. Le cas d’Emma Bovarj-, cro}'ait-il, est clair: son peche capital fut de ne pas s’etre contentee de son humble etat et d'avoir eu des aspirations trop hautes pour sa modeste condition. Elle avait le gout des belles choses et du luxe, que sa pauvrete lui defendait; si elle s’est laisse aimer par Rodolphe Boulangei, c’est que celui-ci possedait un château, et etait entoure du luxe dont elle avait reve toute sa vie. On pourrait voir lâ une legon de morale nous enseignant de nous contenter du lot que ie sort nous a reserve. Rever plus qu’il ne nous est permis, c’est aller â sa perte surement. Tel n’etait pas l’avis de Weiss; il voyait plutot lâ une humi-liation cruelle infligee â la pauvrete et l’apotheose immorale de l’argent. „Le resultat reel de ce livre, ecrit-il2, n’en est pas moins dc rendre la pauvrete odieuse en meme temps que 1? richesse enviable ... Ne paraît-il pas que JI. Flaubert a ecrit son oeuvre pour interdire aux humbles ces grandes pensees qui planent sur les hautes spheres de la societe? ... Riche, nous le savons, Emma eut ete moins coupable; mais chose bien etrange! riche, fut-elle tombee dans les memes desordres, elle eut rencontre aupres de M. Flaubert plus d’in-dulgence; elle l’irrite surtout pour ne pas vouloir sentir son neant." Certes, c’est un proces d’intention fait â Flaubert et qui n’a pas beaucoup de fondement: mais il nous montre jusqu'ou allait l’idealisme irreductible de Weiss. 1 Essais, p. 159. 2 Essais, p. 169. VI SON ESPRIT MOYEN ET BOURGEOIS Nous avons vu que le fond de la nature de Weiss £ta!it cclle d’un petit bourgeois; il en avait le gout de la vie calme et familiale, comme il en avait aussi les idees moyennes et meme la morale. II est vrai que cette morale s’egarait souvent, s’appuyant plus sur la splendeur des sentiments que sur les realites de la raison. La froideur ou le manque de bonte et de pitie de certains ecrivains en etaient cause. Mais, malgre cet entraînement, il aimait l’ordre en toute chose. Bourgeois de naissance, il le demeura par ses gouts et ses preferences; il se fit ainsi le chantre emu de tout ce qui carac-terise le vrai bourgeois: la douce mediocrite des choses, l’esprit d'ordre, les fortes vertus de familie. II en eut meme les prejuges. Dans toute la litterature, il n'y a pas de tableau plus poetique et plus pittoresque de la petite bourgeoisie que le poeme de Hermann et Doroihee. Goethe lui-meme, avec toute sa profondeur de pensee et toute sa large inspiration, ne fut, somme toute, qu’un grand bourgeois. II le fut par sa belle vie ordonnee de grand ministre dans une viile minuscule, par la domination de soi-meme au milieu des assauts de la passion et par les sources de son inspiration. II etait donc le poete indique pour chanter les joies des petites existence citadines et decouvrir la poesie qui s’y cache. Hermann et Doroihee. est justement le tableau le plus acheve de la vie d’une familie de condition mediocre dans un bourg allemand. On ne pourrait trouver un plus pauvre sujet; rien n’est plus 103 terre â terre, rien ne manque plus de perspective et de grandiose que cet amour du fils de l’aubergiste du Hon d’or pour la pauvre fugitive. Leur amour est simple, calme et digne, leur passion n’est pas assez bouillonnante pour les entraîner â un coup de tete deraisonnable; ils ne sont pas des amants, mais ils vont devenir des epoux, malgre tous les obstacles. Tout est regie, tout est ordonne dans leur vie et dans leur coeur; leurs sentiments ne reţoivent pas leur con-secration avant d’avoir ete approuves par les parents. Nous assistons ainsi â la fondation d’un petit menage qui sera d’autant plus solide et durable que l'avis des gens experi-mentes a ete rigoureusement suivi. Toutes les informations sur la vie de Dorothee ont ete prises; sa moralite a ete seve-rement pesee, ses actes attentivement juges, le cure consulte et seulement apres avoir etabli que la moralite de la jeune fille etait pure, on l’a acceptee pour la fiancee de Hermann. Le mariage sera â coup sur bon, mais ce qui est encore plus etonnant, et cela contre l’opinion de La Rochefoucauld, il sera aussi delicieux. Goethe a su mettre infiniment de charme dans leurs sentiments, et la passion une fois eteinte, il restera le doux souvenir. d’un profond amour, qui, contrarie par les circonstances, a su Ies vaincre, â force de per-suasion et d’obstination. De ce petit milieu bourgeois, ou l'on n’auraît certes pas cru trouver la moindre poesie, Goethe a tire un beau poeme, plein d’une grâce honnete. Nous som-mes ainsi loin de l’epopee antique, qui resonne des trom-pettes de guerre, qui chante les hauts faits d’Achille, les astuces d’Ulysse, ou les destinees d’Enee. Goethe ramena des sommets l’epopee sur la terre; dedaignant de s’interesser â des heros illustres et de chanter leurs peines et leurs amours, il s’interessa â de petites gens, peu poetiques en apparence; des creneaux du palais de Mycene il sauta dans la cour de l'auberge, â l’enseigne du TJon d’or. „Aujourd’hui nous sommes, ecrit Weiss 1, une societe bourgeoise et, sans rien proscrire, il nous est bien permis d’exiger â notre tour des heros bourgeois". Le poeme de Goethe les possede, on y trouve, en effet, de bons bourgeois, qui menent bravement leur vie quotidienne, ne manquant â aucun des devoirs que cette vie leur impose; il nous fait assister aux amours chastes 1 Sur Goethe, p. 67. 106 du sage Hermann et de l’honnete Dorothee; nous nous interessons aux pourparlers du viei aubergiste et de sa femme, nous ecoutons avec deference les conseils du cure, nous nous apitoyons sur les malheurs de Dorothee, malheurs imme-rites — si bien, que nous trouvons, â la fin, ce petit monde interessant et l’idylle touchante. Goethe en fit un tableau plein de delicatesse et de charme; les sentiments de ces modestes heros s’enoncent en paroles fortes et sobres; dans leurs gestes et actions il y a quelque chose qui fait penser â la simplicite des idylles bibliques, qui se deroulaient, comme celle de Hermann et Dorothee, autour de la margelle d’un puits — symbole dc la vie de familie. De ce poeme se degage, par le prestigieux genie de Goethe, une bienfaisante fraîcheur, qu’on n'aurait pas soupţonnee; on se sent penetre par la beaute morale de ces braves gens qui, si mediocres qu'ils soient, ont pourtant le sentiment de leur dignite, de l’importance de leurs actes, de la grandeur dc leurs devoirs, sans cependant en tirer aucune vanite; on admire ces petits bourgeois, qui comprennent le serieux de la vie et qui mettent de la solennite, nullement ridicule d'ail-leurs, dans leurs moindres actions. Nulle part, mieux que dans cette epopee, on n'a fait un plus charmant tableau d’une existence paisible et honnete, sans rien d’extraordi-naire, mais qui nous touche pourtant par sa verite. On s'est assez egare dans les descriptions des passions d’excep-tion, on s’est assez complu dans l'analyse des sentiments rares, il restait â chanter aussi les joies de l’amour sain qui se sanctionne par le mariage, de la familie raisonnablement edifice, la poesie de la marmite qui crepite sur le feu. C’est ce que fit Goethe, avec une elevation et une serenite qui masquerent la banalite des choses et l’envelopperent d'une atmosphere d’id^al... Quand Weiss eut lu cette epopee bourgeoise, il en fut ebloui, parce qu’elle repondait exactement â ses gouts et mfime â sa condition — son pere etant aubergiste comme le pere de Hermann. II y decouvrit une source fraîche d'art, â laquelle on avait rarement bu; il y respira un air plus pur et eut l’intuition d’un monde meilleur, non en dehors des lois du commun, mais se laissant pen6trer, au contraire, par elles. Toute la beaute de l’oeuvre ressort meme de cette ior soumission volontaire â ces lois — soumission pleine de dignite. Son admiration fut si vive qu’il prit Hermann et Dorothee comme sujet de sa these de doctorat et lui consacra une petite etude pleine d'enthousiasme. A un âge ou l’on n’a pas encore de doctrines raisonnees et ou l’on procede plutot spontanement, il s’eprit de cette peinture de la vie bourgeoise, qui convenait â son gout. „Nous ne lui proposons pas pour unique but, s’ecrie-t-il en parlant de l’art la recherche du nomeau, et nous ne le poussons pas â tout sacrifier â l’ambition de paraitre original, meme le naturel, loin de lâ; c'est â la nature que nous le rappelons, lui donnant pour regie immuable le vrai, et pour objet de son culte, pour patrimoine seculaire, le devoir. Mais ces idees de devoir et d'activite morale en dehors desquelles nous ne reconnaissons pas d'inspiration feconde et dont nous voulons qu’il compose partout le tissu de ses oeuvres, il peut les diversifier â l'infini, les rajeunir et nous les inculquer avec nos emotions habituelles et en nous representant leurs effets dans les miile situations de la vie ordinaire. Qu’il cesse de dedaigner les vertus de familie; elles ont leur grandeur peut-etre plus propre â emouvoir que-les vertus chevaleresques. Qu'il nous peigne, fut-ce dans un simple artisan, l’heroîsme du travail: notre âge pacifique ne le met pas au-dessous de l’heroîsme guerrier. Voilâ par quels spectacles la poesie desormais instruira; voilâ ou elle puisera elle-meme, plus surement que dans la restauration gothique et dans un faux idealisme, de quoi paraître eter-nellement jeune." ; ■ II montre deja dans sa these la profonde sympathie que lui inspire la poesie des classes moyennes, qui recelent tant de beaux exemples, tant de vertus muettes; il demande que les poetes ne s’attardent plus aux seuls heros vetus de pourpre ou aux passions de choix, mais qu’ils accordent aussi leur interet â.des etres qu’on avait trop negliges jus-qu’alors. Le pouyoir politique du roi autocrate a d’abord passe aux nobles,. pour retomber â la suite d’une revolution sanglante sur les epaules des „infiniment petits". La meme; evolution qui s’est produite dans la politique, doit se pro-, 1'.r1-'Sur Goethe;' p.'69 ; ' 108- duire egalement dans l’art. Le peuple ne doit plus etre me-prise; ses souffrances, ses joies, ses vertus et ses defaillances sont dignes de notre interet. Dans la classe moj^enne de la petite bourgeoisie de province ou de banlieue se conserve ■ generalement mieux le caractere de la race. Ces couches ; populaires sont plus pures, parce qu’elle sont habituellement moins exposees â des secousses; les classes d'en haut devien-nent vite cosmopolites; elles subissent l'influence du vain-queur ou de la mode, vivant dans un echange perpetuei d’idees et de sentiments avec les autres peuples, et laissant ainsi se modifier leur aspect moral. Ceci sera souvent repete par Weiss: qu’on revienne â la petite bourgeoise, qui posse-| dait toute sa tendresse et en qui il reconnaissait la plus i fidele gardienne de l’esprit naţional. II se fit le porte-parole i de cette litterature bourgeoise, de cette poesie de la medio-crite, comme il l’appelait, et ne trouvait pas assez d’eloges pour des oeuvres comme La clianmiere indienne, Paid et Virginie ou Lonise de Foss qui jaillissaient de la meme source que Hermann ct Dorothee. „Ces oeuvres diverses, ecrit-il 1, empieintes du meme respect pour la realite et inspirees par le meme besoin d’une poesie domestique et populaire, ressem-blent toutes en ce point â Hermann et Dorothee, qu’elles ont pour effet de nous rendre la vie aimable, et qu’on ne peut les lire sans etre dispose â croire les liommes meilleurs et sans respirer en quelque sorte un air plus pur, ce sont autant de sources fraîches qui nous raniment et nous versent en abondance la jeunesse." Ouoiqu’il ait traverse l’Empire â l'âge d’homme et vecu sous la troisieme Republique ses vingt dernieres annees, J.-J. Weiss resta l’homme du temps de Louis-Philippe. Malgre son esprit ouvert â tout ce qui etait nouveau, l'em-preinte de son enfance fut indelebile en lui. Sa premiere jeunesse se passa sous ce bon roi, au milieu d’une paix pro-fonde, d’autant plus desiree qu’elle venait apres tant de guerres desastreuses. Jamais l’âme bourgeoise ne se deploya pluş aisement qu’â cette epoque ... „En 1830, ecrivait Weiss2, peu avant de mourir, l’âme fran9aise et l’esprit franşais etaient faits d’enthousiasme, de foi, de tendresse et d’amour. 1 Sur Goethe, p. G5. 2 Le Theâtre et les Moeurs, Preface, p. V. 109 Un reve de justice et de liberte s’etait cmpare de la nat ion; on avait devant soi les longs espoirs et les vastes pensees; on nageait dans l’ideal et l’ideologie; on affirmait pour tous et pour chacun le droit au bonheur. A nos idees et â nos sentiments il semblait que tout ce qu’il y a de forces dans le monde venait et dut venir spontanement se subordonner. Cousin nous disait avec le flegme de l’orgueil: «Rien n’est meprisable comme les faits, je les meprise», et on applau-dissait; on n'avait ni doute, ni hesitation sur la valeur de cette affirmation colossale. Guizot cherchait â nous ramener de notre empyree sur la terre et â nous faire oublier nos ambitions sans regie, sans limites et sans corps, pour la pressante et la plus necessaire des realites; il nous criait «Enrichissez-vous!» On le couvrait d'outrages; on lui faisait honte avec le souvenir des temps heroi'ques ou tout etait fier, surtout la pauvrete." Et un peu plus loin: „II y avait dans les moeurs une poesie qui leur venait dc leur solidite, de leur simplicite et de leur cordialite expansive. La difference des conditions, des croyances, meme des formes politiques ou chacun se plaisait â mettre assez legere-ment son esprit, ne troublait pas, elle laissait subsister la communaute de la vie morale et du temperament naţional." II revint ainsi souvent â l’eloge de cette epoque, qui lui paraissait le point culminant de l’expansion de l’âme fran-gaise, telle qu’il la concevait. II affirma plus d’une fois qu’il aurait voulu passer ses jours sous ce bon Louis-Philippe ; la revolution de 1848 et ensuite le 2 decembre le jeterent dans le desarroi, dans la guerre et la tyrannie dc l’Empire. „Si jamais peuple, ajoute-t-il en parlant de cette epoque heureuse x, a goute les vrais biens de ce monde, l’abondance, l’activite paisible et feconde, les passions nobles, des moeurs domestiques honnetes sans severite, aisees et enjouees sans, licence, si jamais peuple a connu la sagesse, la liberte, la justice et le bonheur, c’est la France vers 1840. Cette annee represente, dans la periode contemporaine, un point de perfection de la legislation generale des moeurs et de l’esprit. Le temps ou il y a de la sagesse dans les lois 1 Weiss, Le Drame historiqne et le Drame passionncl, p. 1. 110 • ■' "diiv riî* m> nţ <• t au^-i 1- t*-mps ou 1>- venic puriinu- ■■■ parmi !••••. rn'at ion - !>-, j>In < divers-.-'." II n'aimait ji:i c-rtc-, < < 11 <• epoqu- >-ulement a c;* n>-_-d- la (]'<■ nri< Iii"' rn>-nt qui s-couait la France, quoiqu’il ft'it ■ ■ :i il)l<- â la pmsperitc naţional- ct aux joies qui en de- < fi’! 1.• i• -111. Mai- < '■ qui I- tourhait j>ln^ jiartirulitT< iiilions pas qn-, bouvg-ois, Weiss l’etait. m.ii mii 1 m-f>i' idealiste. II fut toujours liante par un id- jii'tie-, dr paix univers-11- ct d- frat-mite qu’il ni--! î,iit au (1 <• - -11s des benefices materiels. Ce rcvc lui a pani i <’•.(li' < r miiis l.ouis-I’hilipp-: paix profondr, pmsperitc natirit. I.i- 1 ili'c cmhrc disipa i c reve di- bien-ctre ct d’ideal. Weiss, (111i avait â ret te dale 21 ans, cn garda le soiivenir le plus < 111111 ■ 11111 • u x : deux decembre, ecrivait-il t reiitc-six ans apres a •'•te • 11ie doiiclie d'eau glaeec sur des ccrveaiix en fi-u. 'lout le ti.iv.iil de rimai,'ina(ion fran<;aise sYst arrete net. On ne pui pas dire que le champ de la pensee se soit vet reci; la maiehc en avan! de- la philosophic naturelle, ciont nous Mii\’otis rhaqtie jour le progres hardi, date dc ce monient-lâ. Si 1'- champ de la pensee ne s'cst pas retrcci, il s’cst abaisse. I.e imip d'aile est tombe; nous n’avons plus eu de cliar dc 1‘h.ii'toii, ni dVsMir â travers la nuee bleue. Hloquence, p<>•"■'i ■. philo^opliie ideale, entliousiae et riîmpire: ce n’est pas la prosperite qui t ii .mi i u a i t muis ri'lmpirc, mais les avantages dc la prospe-litc: la jouissance en pleine liberte et cn jileine justice. On s\- '-ntait opprinic, on n'avait pas assez d'air. I.es affaires av.iicnt tourne â la speculat ion ; et au lieu de jouir sagement 1 : ' n.'Mx <•• !,- I'u l.u.-, p, XIII. 111 d'une fortune honnetement gagnee, on courait follement apres de gros benefices; on aimait l’or pour lui-meme et non pour les joies honnetes qu'il peut procurer. Cette difference etait essentielle pour Weiss. II detestait l’Empire autant pour son esprit tyrannique que pour les nouvelles moeurs qu’il introduisait et qu’il jugeait prejudiciables â l’art. En politique comme en litterature, il resta fidele â l’ancien regime et on ne pourrait pas le definir mieux qu’en le consi-derant comme un bourgeois eclaire du temps de Louis-Phi-lippe. Cette epoque fut aussi caracterisee par l’eclosion de l’ecole romantique; ce fut le moment des belles effusions romantiques, ou eclate la haine du bourgeois. La prospe-rite meme et l’efflorescence de la bourgeoisie causerent cette reaction, qui devint un des principes de l’art romantique; les jeunes gens, pâles et reveurs, crurent devoir mepriser ce qu’ils appelaient „l’esprit philistin" des bourgeois. Ouoi-qu’il eut ecrit: „Personne ne « gobe » — c’est le mot, et il faut qu’on me le passe —, personne ne «gobe » plus que moi la litterature de l’epoque de Louis-Philippe", quoique, par sa morale d’un caractere plus sentimental que positif, il se rapprochât des romantiques, Weiss fut un de ceux qui resterent refractaires â leur litterature. Laissant de cote quelques autres considerations, que nous developperons plus tard, nous dirons qu’une des causes de son eloignement pour le romantisme c’etait cette haine du bourgeois, que l’ecole entiere affectait ... Les romantiques, en effet, ne virent dans tous les bourgeois que des epiciers; ils tournerent en ridicule leurs habitudes d'esprit; ils les bafouerent et les insulterent. Leur' litterature reagit contre, la societe du temps, recula dans le moyen âge, s’occupa de gnomes, de sylphes, de naia-des, ou de heros de choix, sinon par leur condition sociale, du moins par leurs passions d’exception ... Elle ne voulait pas considerer la vie dans son actualite et tirer ce qu'il y avait de salutaire et de bon de ces bourgeois, qu’elle detestait tant, de parti pris. Weiss en fut choque et montra son anti-pathie pour le romantisme, dans toutes les occasions ou il eut â s’en occuper. 312 „En general, ecrit JI. Faguet en parlant de Sainte-Beuve \ la force l’attire et ne le retient pas. II comprend pourquoi il l'admire, il ne la goute pas. Grandcur de conception, imagination impetueuse, sublimite, meme naturelle, de genie sont choses qu’il explique mieux que personne, mais qu’il n'liabite avec predilection, ni meme avec securite." Et un peu plus loin: „La region moycnne de Ia sensibilile et de l'imagination, grâcc, agrement, esprit, douce melancolie, demi-sourire, ten-dresse sans violencc, regret sans trop d'amertume, tout cela exprime avec une elegance naturelle: c’est au fond ce qu’il aime lc plus et ou il revient le plus". Ce portrait de Sainte-Beuve serait tout aussi exact, appli-que â Weiss; il n’y aurait pas â y changer un seul mot, il est complet. Moven fut aussi l’esprit de Weiss non par sa comprehension, qui etait assez elevee, mais par le gout et, pour ainsi dire, par l’intelligence du coeur ct du sentiment. II etait capable de comprendre le grandiose romantique, mais il ne le sentait pas et, partant, ne l'aimait pas. Mais â cote de cette litterature excessive, il y avait encore sous la Kestaurafion et sous Louis-Philippe, une autre litterature, de moindre importance, qui avait, celle-lâ, toute son affec-tion, parce qu'elle etait animee d'un esprit moj'en, loin des precipices romantiques. U y avait par exemple Casimir Delavigne. Weiss etait assez clairvoyant pour juger que ce n’etait pas un poete de premier ordre, et qu’il manquait de genie ; mais il lui rcconnaissait du talent, de l’etude et de l'enver-gure morale. II l'aimait surtout parce que Delavigne „a exprime d’une faţon heurcuse en son etat d’âme ct d’esprit la constante moycnne dc l’esprit de France, qu'on ne retrouve plus aujour-d’lmi, meme chez l'elite de l'elite, que tres rarement; cette moyenne tîtait, cn 1S40, celle d’une societe tout entiere. Louis-Pliilippe aimait Casimir Delavigne d’une predilection parti-culiere. Un instinct l’avertissait que c’etait celui-lâ qui etait son poete. Le beau regne de Louis-Philippe serait incomplet, quelque chose d’indispcnsable manqucrait â la 1 li. I'aguct, Poîiliqttcs ct moralistes, III, p. 222. 113 litterature de cctte epoque fortunee, si Casimie Delavigne n’avait pas existe." 1 II appreciait aussi en Delavigne, ce sage et applique me dia teur entre la tragedie classique et le romantisme exagere, et que les contemporains trop complaisants avaient pris pour un poete de transition entre notre theâtre du XVIIe siecle et Shakespeare. „C’etait pour les contemporains un Shakespeare, dit Weiss 2, sage et tempere, un Shakespeare constitutionnel, le Louis-Philippe du drame shakespearien, qui avait mărie Shakespeare et le bon sens, la langue du XVIIe siecle et le drame moderne, comme Louis-Philippe reconciliait et mariait la liberte et le principat." Exageration, grande exageration, que Weiss d’ailleurs apercevait le premier: „il serait impossible, dit-il encore3, de decouvrir en lui un grain de Shakespeare gros seulement comme un grain de moutarde", ce qui ne l’empechait pas de le gouter, et, tout en trouvant ses drames un peu mediocres, de les aimer plus que les drames hugolesques. II y avait encore â cette epoque „heureuse" Eugene Scribe, pour qui Weiss eut une paradoxale passion, que nous tâcherons d’expliquer ailleurs. Mais un des motifs de cette preference, qui lui fit tant de tort, mais qu’il ne se lassa pas d’avouer courageusement, malgre toutes les protestations, c’etait que Scribe avait ete le peintre le plus habile et le plus constant de la vie franţaise. „Aucun de ses contemporains, ecrit Weiss4, n’a rendu avec autant de vivacite et dans une aussi juste mesure la maniere d’etre du pays de France entre 1820 et 1850, la maniere franşaise de faire le bien et le mal, d’etre faible, intrigant, egoiste, avide, honnete, vertueux, desinteresse et devoue." II lui paraissait que Scribe avait le mieux saisi la bonne honnetete quotidienne et s’etait fait le chantre de la vie bourgeoise avec toutes ses joies, tous ses reves puerils et romanesques; il avait peint des bourgeois enrichis, qui n’avaient pourtant pas perdu le gout du travail et qui emplo-yaient leurs loisirs â d’aimables distractions; des bourgeois 1 Le Drame liistorique et le Drame passionne!, p. 45. 2 Le Drame historiqite ct le Drame passionnel, p. 51. 3 Le Drame historique et le Drame passionnel, p.52 4- Lc Theâtre et les Moeurs, p. 4. 134 qui, malgre leur richesse, avaient conserve l’esprit liberal, des moeurs francbes et cordiales et qui suppleaient k la naissance par un bon ton acquis; en somme des bourgeois tels qu’en revait Weiss. „Figures-vous, ecrit-il1, une bour-geoisie parvenue aux elegances mondaines sans avoir perdu l’antique cordialite, la boutique unie â l’atelier, le comptoir qui n’etait pas encore assez riche ou assez sot pour oublier qu’il avait ete boutique, la vie laborieuse ayant garde des loisirs et de l’enjouement, quelques salons d'elite ou regnait une humeur liberale, vous aurez les moeurs â la fois tres simples et tres raffinees qu’a peintes M. Scribe. Le moyen monde, auquel il a fourni durant trente annees ses types principaux, avait ses traits â part bien reconnaissables dans l’ensemble de la societe. C’etait moins toutefois une classe qu’un melange heureux de conditions diverses, apportant chacune au fonds commun les qualites qui lui etaient propres ; il n'y manquait que la naissance, â quoi on suppleait par la delicatesse de gouts. Celui-ci etait parti de la ferme, celui-lâ du magasin. Tel arrivait de la mansarde, tel du premier etage. Meme la caserne cn voyait son contingent. Oui ne se souvient d’avoir connu quantite de souslieutenants d’apres Georges Brown, dont toute la personne semblait fredonner: Et Ton ne dira -pas que je fais des folies. On peut bien dire que jamais auteur ne s’est plus completement assimile ses contemporains que M. Scribe." C'etait donc cette litterature de pot-au-feu, d’esprit moyen honnete jusqu’â un certain point et tendre, superficielle et enjouee, qu’il aimait le plus, du temps du roi-citoj'en: la grande fusee romantique le laissa plus froid que les aimables mais tres legeres comedies de Scribe ou les corrects drames de Casimir Delavigne. Pour les defauts du romantisme — d’ailleurs tres reels — il avait une clairvoyance et une defiance qu'il se gardait bien d'avoir pour d’autres genres ou d’autres ecoles litteraires — ce qui prouve encore une fois qu’on est vaincu par son temperament et que le gout n'est pas une affaire d'intelligence ou de logique. II nous suffit de le constater et de le definir, non de l'expliquer; notre devoir etait de montrer ce gout de Weiss fort et tenace k 1 Essais, p 100. 115 travers ses differentes oeuvres et au cours de son existence. Au commencement, â peine, de son activite litteraire, Weiss debute par une etude enthousiaste sur Hermann et Dorothee, cette epopee bourgeoise; quarante ans apres, il brule du meme enthousiasme pour les comedies de Scribe. La cause en etait restee, en pârtie, la meme: son amour profond, inne, pour les oeuvres qui s’inspirent de la bourgeoisie et qui sont ani-mees d’un esprit moyen. Nous pourrions encore trouver cette preference de Weiss partout ou nous la chercherions. Pour connaître le fond de l’âme d'un ecrivain, il y a generalement deux moyens: l’en-tendre parler de lui-meme, analyser ses propres sentiments ct ses gouts. On pourrait appeler cette methode la methode directe; elle demande une confiance absolue dans la sincerite de l’ecrivain — sincerite difficile dans ces sortes de confes-sions. Goethe, lui-meme, quand il ecrivit ses memoires, ne fut pas la dupe des illusions eventuelles; sachant qu’involon-tairement â la „verite" se mele la „poesie", il intitula son livre Dichtung uni Wahrheit. La seconde methode est d’ecou-ter l’ecrivain parler des autres. En jugeant ce qui lui tombe sous les yeux, en montrant ses preferences pour certaines choses et ses antipathies pour d’autres, il ne fait que se raconter, que s’analyser lui-meme. Cette methode, quoique indirecte, est la meilleure et de beaucoup la plus sure, car le plus souvent, le critique, au lieu de definir se definit par ses amours ct ses haines; les verites qu’il enonce et qui rele-vent du gout sont plus subjectives qu’objectives. En ramas-sant ainsi ses jugements d'ordre sentimental, on peut faire le tour de l’âme du critique et la caracteriser; on prend ses appreciations comme autant d’aveux personnels. C'est cette methode que nous avons employee jusqu’ici et que nous allons appuyer encore de quelques exemples. Regnard ne fut pas precisement un poete de genie; ce ne fut qu’un vaudevilliste, â la verve bruyante, ne chercliant qu'â amuser; l’observation profonde, la preoccupation morale n’etant pas ses affaires, il se repandit en miile traits d'esprit, en peintures joliment enlevees, en situations franchement comiques. S’il n’etait pas puissant, il etait agreable, et meme, par son style et sa fantaisie, il etait plus qu'agreable. Weiss le savait tres bien, et quoiqu’il jugeât que ses comedies etaient inferieures, par le fond et par l’observation, il ne 116 pouvait se defendre d’une sympathie toute speciale pour son theâtre. Entre autres motifs, il lui etait reconnaissant de s’etre inspire, dans certaines de ses pieces, de la vie bourgeoise, de la paisible existence menee en familie. Regnard, pour lui, etait le premier poete du coin du feu. „II a le sentiment, ecrit Weiss a, du gîte et de ce qui s’y rapporte. II le possede en propre, seul de son temps. Charme â part, qu’il tient sans doute de ses vovages! Reg~ nard est le Frangais sorti de son pays. II a vu les Allemagnes et les Pays-Bas, la patrie de Teniei s; il les a vus, non pas en officier de Turenne, soupirant de ces abominables trous, Givet et Namur, apres les divertissements de Versailles et les brevets, mais en observateur libre, qui n'a rien â faire que de regarder; et il a pergu, au moins par bouffees, la poesie des chaudrons luisants que ne soupgonnait guere la litterature d’alors, l’idjdles des assiettes blanches aux raies bleues, pendues en ligne au dressoir, la saine et grasse musique de la dinanderie. II a ose dire Contents d'un linge blanc et de verres bien nets. et rendre ainsi la sensation rafraîchissante que transmettaient â son ceil de si vils objets. II est le premier poete du coin du feu: Dejâ le feu, dresse d’une prodigue main, S'allume en petillant. et de la bonne vie familiere, parmi l’abondance des biens terrestres dans une de ces copieuses maisons â large panse, comme en possedent les Flandres et Dijon, si longtemps. flamand: Bonne chere, grand feu; que la cave enfoncee Nous fournisse & pleins brocs une liqueur aisee". Nous voyons que ce qui l’attira le plus dans l'oeu.vre de, Regnard ce fut cette franche gaiete, cette cordialite de: moeurs, cette humble condition de vie, cette poesie du terre â terre pour lesquels Weiss avait tant de gout. Sa sympathie excessive pour Gresset venait de la meme source; il considerait son Vert-Vert comme une Odyssee 1 Essais, p. 282. iir frangaise, quoique ce ne soit en realite qu'une peinture aimable de la vie de province, aux joies retirees et aux bon-heurs caches: „Gresset etait en effet, ecrit Weiss 1, est avant tout, un homme de province et de petit cercle. II aimait uni-quement la retrăite, parmi des moeurs cordiales et simples. II aimait ce geme d'independance le plus precieux de tous, qui consiste â ne vivre que pour soi et les siens et que le monde nous a ravi." Voilâ donc pourquoi „Vert-Vert rest era plus eternei que l’airain ... il est un chef-d’oeuvre naţional ..." 2 Meme dans cette fameuse Madame Bovary, qu'il avait tant decriee, Weiss goutait pourtant les rares pages ou Flau-bert chantait la douceur de la vie tranquille et du bonheur domestique ... „La bonne poesie du chez-soi, ecrit-il3, le tranquille pittoresque inherent â des objets qui ne sont rien par eux-memes, mais qui prennent une physionomie en se groupant, M. Flaubert excelle â nous les faire sentir ... C’est une des particularites de son livre, qu’au milieu de tant de complaisance dans l’expression de la luxure, on y respire par intervalles de ces parfums rafraîchissants de vie domestique, comme d’un Topffer â la normande." Weiss aimait donc meme, dans ce grand contempteur des bourgeois, que fut Flaubert, les rares traits bourgeois qui lui sont echappes ... ¥ II nous paraît â propos de nous arreter, avant de finir ce chapitre, sur la fagon dont Weiss, appreciait les figures du theâtre frangais, pour eclairer encore davantage sa physionomie morale. Nulle part la femme ne joue un role aussi important qu’en France: dans la societe comme dans la politique, dans le roman comme au theâtre. La litterature frangaise connaît les plus charmantes heroines, animees d’un souffle leger de grace. Jeunes filles gentilles, au minois fute, spirituelles â souhait, naives quelquefois, tendres et sentimentales presque 1 Essais, p. 325. 2 Essais, p. M. 3 Essais, p. 136. 118 toujours; femmes, aux solides qualites, aimant, certes, la coquetterie et le marivaudage, mais, somme toute, bonnes epouses, amoureuses et avisees, ayant un reel souci de la purete du foyer et de l’honneur, le theâtre franţais contient une riche et inepuisable galerie de ces charmantes figures. Voyez: Pauline, qui lutte entre son amour pour Severe et son devoir et son admiration envers Polyeucte; Camille, qui dispute son amant au fer de son frere; voyez les heroines de Racine: la digne Monime, une veritable figure corne-lienne, la douce Iphigenie, l’ingenue Hermione, l’elegiaque Berenice, la sensuelle et cruelle Roxane, la passionnee Phedre, la pitoyable Junie et tant d’autres gracieuses fleurs d’amour, qui sortirent de l’imagination feconde du plus grand poete de la passion et du plus penetrant connaisseur de l'âme feminine; Sylvia, Angelique et Araminte, ces heroines de Marivaux, petillantes d’esprit, fines, ingenues et d’une exquise sensibilite; la charmante Rosine du Bărbier de Seville de Beaumarchais ... Galerie admirable qui faisait le ravissement de J.-J. Weiss. Nous savons deja que son coeur etait porte vers les sentiments tendres et honnetes. Or, il n’y a pas d’âme humaine ou la tendresse eclate plus vivement que celle de la femme. Aspirations incomprises, dechirements du coeur, douces promesses lues dans un regard, charmantes illusions d’un bonheur eternei, melancolie des espoirs deşus, toutes ces petites choses qui prennent des proportions immenses pour troubler le pauvre coeur des femmes interessaient l’âme de grisette sentimentale de Weiss. II aimait ces heroines, il les cherissait presque toutes, pour le tendre besoin qu’elles ont de tout idealiser et poetiser, pour leurs souffrances d’amour et meme pour leurs defaillances. Ces charmantes femmes du theâtre franţais, par l’equilibre de leurs intelli-gences, sont superieures aux malades, Marguerite, Ophelia ou Charlotte, heroines allemandes ou anglaises. „ Quel charme etincelant, s’ecrie-t-il \ quel charme parti-culier, qui n’est qu’â elles, et j’ajoute quel charme solide qui resiste aux longues epreuves! Charlotte, dont le principal merite est de defailir de langueur apres la valse, d’ouvrir une fenetre, de montrer l’orage et de s’ecrier: « Klopstock ! » 1 Essais, p. 11. 119 Ophelia, semblable â une fee des eaux, la reveuse Marguerite, ont une grâce etrange qui laisse dans notre âme une impres-sion profonde, mais c’est â condition qu’elles meurent pour nous ou que nous mourrions pour elles. Passer sa vie en compagnie de ces freles creatures, comment y songer? Elles ne sont bonnes ni â vivre ni â faire vivre. Au contraire, qui ne ferait la folie d’epouser Rosine? Qui serait assez fou pour ne pas dire, en ecoutant Sylvia, que lâ est la bonheur d’un honnete homme." II aimait ces heroînes eminemment franşaises, d’abord pour leur charme et pour leur grâce souriante, mais aussi, et surtout, pour leur cote solide, pour leur commerce sur. Le fond bourgeois de Weiss s'y fait de nouveau jour. Le chemin fleuri de l’amour, â son avis, ne doit mener qu’â un refuge: le mariage. Weiss jugeait tout en bourgeois et en moraliste et s'il se laissait quelquefois prendre â la chimere des passions et aux egarements qui en decoulent, il revenait toujours â ses principes, â une conception serieuse de la vie et des devoirs qu’elle impose. Le mariage en est un; Weiss l’envisageait dans ce qu’il a de salutaire et de presque sacre. Telle est l'origine de son amour pour les Sylvia et les Rosine: jeunes filles charmantes, ouvertes â la vie des sentiments, aux tendres emotions de coeur, et qui malgre un peu de fri-volite, ont de serieuses qualites d’epouses et sont fideles gar-diennes du foyer ... Dans cette galerie de figures ideales, les heroînes de Moliere, cet ecrivain de genie qu’il admirait tant, lui sem-blaient faire tache. Les femmes de Moliere ne lui plaisaient pas. II leur chercha querelle dans ses conferences de l’Athenee, en 1866, et quinze ans plus tard, en 1881, il revint encore â la charge, ce qui montre bien que ce n’etait pas un paradoxe d'orateur, â la recherche du nouveau, mais une opinion arretee, qu’il exprima plus d’une fois. II trouvait qu’il leur manquait la bonte et la douceur du caractere. Quoiqu’il reconnut que Moliere a merveilleusement fixe ce que Goethe avait appele „l’eternel feminin", c’est-â-dire les qualites essentielles qui font que la colombe et la panthere sont plus ressemblantes entre elles qu'elles ne le sont au pigeon et au leopard, Weiss trouvait ses femmes trop cruelles, trop petries de vanite, de credulite, de coquinerie et de l’instinct du mal. 120 Voyez Charlotte, qui se laisse convaincre, en quelques minutes, par don Juan, qu’il l’epousera, et qui, toute â la vanite de devenir la femme du beau seigneur, lâche sans pitie son amoureux Pierrot, en disant: „Va, va, Pierrot, ne te mets pas en peine et si je sis madame, je te ferai gagner queuque chose et tu apporteras du beurre et du fromage cheuz nous"; voyez Angelique dc Sottenville, la femme de George Dandin et Dorimene du Mariage force, qu’elles sont terribles et perverses! voyez Celimene, qu'elle est tortueuse, coquette, et qu’elle se laisse aller au gre de ses instincts de mechancete; voyez la petite Louison, du Malade imagi-naire, qui, â peine eclose â la vie, est cependant tres instruite sur beaucoup de choses qu’elle devrait ignorer et qu’elle raconte mechamment â son pere ... Les femmes que Moliere paraît avoir preferees sont Elmire, la femme d’Orgon, et Henriette, la jeune fille des Femmes savantes. Mais Elmire, quoique vertueuse, a trop de sang-froid dans son entrevue avec Tartuffe. Elle est si coquette et si dissi-mulee, elle joue si savamment son role aupres de Tartuffe, qu’on est surpris par tant de science et qu’on craint fort pour sa vertu, quand il lui semblera bon de tromper son mari. A coup sur, elle ne restera pas une femme incomprise et saura prendre dans son filet l’homme qui lui plaira. Ce que n'a pas obtenu Tartuffe, qui manque de grâce, peut-etre le char-.mant Clitandre l’obtiendra-t-il. Henriette paraît etre le type de jeune fille recommande par Moliere. Intelligence equilibree, honnetete solide, elle est de celles qu’on epouse ... Elle pourrait devenir une epouse fidele, depourvue de coquetterie, avoir des enfants — beau-■coup d’enfants, qu’elle soignerait bien,— mais decidement elle manque trop de charme. Le mariage avec elle, d’apres le înot de La Rochefoucauld, serait bon, mais ne serait pas ■delicieux. Son esprit est trop terre â terre, son bon sens n’a pas d’ailes, ses vertus, si solides qu’elles soient, ne sont pas accompagnees de la grâce legere qu'on est en droit cl’attendre d’une femme. Elle. est trop prosaîque, et trop pot-au-feu, poui qu’une vie entiere, passee â. ses cotes, ne soit pas un peu monotone. 121 T<11'- cM l’opinion dr Weiss sur les femmes dr Moliei: ..II a pris, iVrit-il *. dc la nature feminine uniquement les instincts au^si rapproi'hi’s de la nature brute que reia se peut dans nu elal de socieh’ civilisre el avanct’e. l.a credulii»*, la vanii»'*, meme l;i vanii»’1 mecliante, l’instinct du mal, voilâ surtout de (juni il Ilniis l-'s moliile petries. ('e n’est pas qu’il deiestr lrs frmmes; a ii contraire, ce peintiv, dont je leiai tont â riieiire ressoi tir la profonde impart ialite, s’il a eu des indulgcnccs et des faii'lc'ses, il les a eues de ce col»’; il par-donn»*, il concede tout aux femmes, il leur permet tout dans 'on theâtre, pourvu qii’ellcs soient jeunes et dans l’eclat de la beaut»’*. Cependant, il les a peintes comme leur plus cniel enneini les peindrait difficilemrnl." Ml ailleurs 1: ,.I.es feiiiines de Moliere ne sont pas faconnees. II y a t:»*i-taineînrnt de la faute des moeurs du temps: le XYIir siecle n’etait pas aussi briliant dans la iealite tpi’il le parait â dislance; mais il y a aussi le defanl de .Moliere, le defanl dr l‘:ii tiste : il n’avait pas la delicatesse de touclie, le fini el la finesse; Moliere n’avait pas ce je ne sais quoi de poetique, la source fraiclie qu’avaient elle avant lui Menandre et ’l erence. » t que devaient avoir apres (liesset, Sedaine, .Maiivaux, Hraumarcliais rt ineme Drstourhes, meme Piron! Mais, rn raison dr tout cr qu’il a de plus qu’cux, on peut lui passer ce di’faut.” II se peut liien que Weiss ait oubli»'* un ]>i■ 11 1'aiinalilr I.enor, el l'rxquisr ,\n l; »'l i (j u» ■ du Malatlc imaginai/r, Marianii'* dr Tarluffr, Lucii'* du liourv/ais ^rnlillinmntr, rt cri Ir senser rt douer Alcinene — ouMi, (pi'il a repare, fpiant â rrl|r-ei, dans un fruillrton sur Am!>hihytiu - — cr qu’il nous importe dr constatei*, c’est l’impression generale rju’il a eue des feminrs de Moliere. Celle impreSMOIl s'expliqiie Ires bir|j par 'on caractere et ses gouts; elle nous confirme cneorr mie fois dans la definit ion qur nous avons dornice d<* Weiss: un petit 1 Mrl’.tTf, p, f')ft : .\'r’ihf. j>. S ]. : :it J< /.: C'tn/.IU r'tijr.ţai'f, }>.7.S. ,,I] mr* fawjrait <]'al/Ord } .ir» r lj'ir.î:-'tr rt charmantr Alrin''ii'-, fi <-n *a Rjjdrr.vr aux v.sbtjlit/s j..v ••.ior.n♦'•♦••*. rt yy.-r/cr?vs dr Jupitrr, av/ r. Ir*, autn?. •> d*r M'-livre pour h"pidK-; y: ni».* v/n*> jy;u t)r j/'.nchnn! rt d^nt ■ '• dr'.inn:^ (\r la tafon la plus hcur*;tr bourgeois poetique, ou un bourgeois Louis-Philippe. Bourgeois par son amour pour les vertus modestes de la bourgeoisie franţaise et pour la litterature, qui s’en inspirait; poetique par ses aptitudes â sentir vivement la poesie cachee dans les moindres actes de la vie domestique, de gouter le charme du foyer, par son penchant pour les sentiments tendres, doux, par son besoin de tout idealiser ... Hermann et Dorothee lui semblait le chef-d’oeuvre du genre, mariant l’ideal serieux d’une vie modeste et honnete â je ne sais quelle grâce, qui enveloppe tout ... Les femmes de Moliere ne lui plaisaient donc pas: leur âme lui semblait sans beaute morale et sans grâce. Elles sont trop instinctives, trop â la merci de leurs sentiments de haine, dc vengeance, de rouerie. Elles sont pourtant ainsi plus pres de la nature. Mais nous savons que Weiss n’aimait pas que la litterature fut une copie trop exacte de la realite. II est alors facile de comprendre pourquoi il ne goutait pas parti-culierement les femmes de Moliere. II les aurait voulues plus tendres, moins mechantes, et plus ingenues; il les aurait voulues des femmes qu’on epouse volontiers ... Or, Celimene, Dorimene ou Charlotte ne sont pas de ce nombre. Ou, si Henriette est de celles qu’on epouse, elle manque de charme. Le bourgeois qui etait en Weiss ne laisse pas que de montrer ses revendications poetiques. Prudemment, il renonce â la bonne volonte d’Henriette et tourne ses regards vers Sylvia et vers Rosine ... Aux heroines si vraies et si pro-fondes de Moliere, mettant en evidence l’eternel feminin, dans ce qu’il a de tragique et de feroce, il prefere les charmantes statuettes de Tanagra de Marivaux, qui sourient si gcntiment, qui soupirent et font entrevoir un paradis ter-restre dans un seul de leurs regards ... VII SON ESPRIT ROMANESQUE ET SA FANTAISIE Nous arrivons â l’etude d'une des faces de l’esprit de Jean-Jacques Weiss, que nous pourrions intituler: la face romanesque. Par son temperament et par ses gouts, nous avons vu qu’il etait un petit bourgeois Louis-Philippe, qui pratiquait et exaltait toutes les vertus modestes incarnees en la bouigeoisie. Mais il n’est pas rare, et meme il est tres naturel qu’un petit bourgeois soit sentimental; Weiss l’etait eperdument. Sa morale ressort de la bonte, de la pitie et de la croyance en la puissance expiatrice de l’amour: sa base est donc purement sentimentale. Or, du sentimentalisme au romanesque il n’y a qu’un pas, que Weiss franchit volon-tiers. Ayant meme le courage de son romanesque, il l'affirma vaillamment en toutes occasions, sans aucune defaillance. On voit continuellement en lui la double face de sa personnalite: d’un cote, le bourgeois solide, le moraliste austere qui de-mande â l'art une leţon fortifiante et qui paraît avoir des criteiieums surs dans ses appreciations litteraires, et, de l’autre cote, l’âme d’une grisette, eprise de beaux sentiments, meme un peu fades et conventionnels, et de chimeres, purs jeux de l’esprit... Ce gout pour le romanesque lui imposa parfois certaines preference litteraires qui ne sont rien moins que discutables. Malgre sa forte education classique, malgre son bon sens habi-tuel d’homme d’Alsace, et la haute conception qu'il se faisait de l’art, il leur resta fidele; rien ne peut le faire changer 124 d’avis, et jusque sous ses cheveux blancs, il nourrit en lui les sentiments de Mimi Pinson ... „Et les romans, s’ecrie-t-il1, ont-ils ete inventes â d’autre fin que de consoler, de venger, d'exalter et d'enrichir l’honnete liomme qui n’a rien ? N’est-ce point lâ le supreme romanesque ? Et sans un- peu de romanesque que deviendraient sur cette terre tant de pauvres diables de qui le coeur est plus haut que la fortune? Je n’ai pas dessein d'exposer â ce propos mon art poetique intime; on y trouverait beaucoup de choses sur-prenantes." Surprenantes, en effet, si on considere les resultats aux-quels elles le menerent: â l’apologie inlassable du theâtre de Scribe, d’Alexandre Dumas pere ou d’Octave Feuillet, d'un cote, a une vigoureuse lutte contre le naturalisme naissant, contre Gustave Flaubert, contre Alexandre Dumas fils, dans sa seconde maniere, ou contre Henry Becque, qu’il n’epargna pas â propos de La Parisienne, de l’autre; choses tres expli-cables, en somme, si on a etudie la structure intime de son âme et les circonstances qui la faconnerent. Les premieres impressions sont celles qui restent inou-bliables, mais jamais elles ne furent plus ineffaşables que chez Weiss. Son enfance devait d’ailleurs exercer sur lui une forte impression; errante et bruyante, elle eut pour lui un charme incessamment renouvele. Jusqu’â l’âge de onze ans, Weiss fut un petit vagabond; l’ecole ne l’assujettit pas; la lecture faite au hasard et le theâtre suppleerent â l’instruc-tion systematique. A six ans, il commenga par les Fables de Florian et les idylles bibliques de Ruth et de Tobie, ou il trouvait deja de l'agrement, de la vivacite et de l’innocence. II passa ensuite â une traduction de YOdyssee aux Contes de Perrault, â Telemaque et â Robinson Crnsoe. Son esprit vecut ainsi dans un monde charmant de reves, ou la fantaisie ne connaît pas de frein. Son imagination se lanţait â la poursuite d’Ulysse par-delâ les mers, ou habitait des îles desertes avec Robinson; elle se nourrissait de legendes egyp-tiennes, syriaques et aryanes puisees avidement dans YHis-toirc ancienne de Rollin. Peu apres, il lut Walter Scott, dont la fantaisie archeologique le captiva, et quand le hasard lui fit decouvrir les romans de Paul de Kock: ce fut un eblouis- 1 Le Drame historique et le Drame passiomtel, p. 166. 125 sement, la revelation d'un monde nouveau, inoubliable, sedui-sant. II commenţa par YEnfant de ma femme (que lui avait recommande la femme du vaguemestre comme la livre prefere du pape): „Je n'en fis qu'une bouchee de rire, ecrivait-il cinquante ans apres 1. Apres YEnfant de via femme, tout y passa: la Maison Blanche, Andre le Savoyard, la Laitiere, Moustache, le Mari, la Femme et VAmant. C’etait apparem-ment ce qu'il fallait pour temperer l’austerite et la rigueur du calvinisme. J'ai lu Paul de Kock â un âge ou les sens sont â peine eveilles et ou l’imagination est chaste. Paul de Kock n'a point souille mon imagination. Je l'ai lu d'une âme legere et innocente. II est de la bonne ecole. II me seduisait par l’affluence et l’â-propos de ses souvenirs classiques, par sa gaiete de bon coeur, par un instinct toujours en fraîcheur, que je devinais alors et que j’ai verifie depuis, de Paris et du paysage parisien. A ne considerer chez lui que le fond de poesie reelle et de realisme poetique, sans trop regarder â l’expression ct au style, il n’y aurait pas d’exageration â soutenir qu’il a ecrit l’eglogue du boulevard du Temple et du Cadran bleu, qu’il a dit vraiment Luzarche, Louvres et Mont-fermeil; comme Theocrite autrefois a dit Syracuse et les Syracusaines. Je ne puis prononcer le nom de Paul de Kock sans evoquer un essaim de Nausicaas au lavoir et de Gala-thees fuyant â âne envers les saules." Au theâtre, il alia de bonne heure. „J’avais sept ans, ecrit-il2, quand on m'y conduisit pour la premiere fois. Je ne me souviens plus si c’etait â Sedan ou â Besanţon. Je me souviens qu'on donnait Lestocq. De seigneurs russes etaient sur la scene, ils juraient honneur et gloire â leur patrie et la mort â ses tyrans. Derriere eux, on voyait une galerie de vitraux illumines. L’orchestre jouait des pas redoubles, vigoureux et alertes ou de tendres elegies. Ce qui se develop-pait dans le drame c’etait le complot d’un aventurier du pays de France et d’une jeune princesse moscovite, opprimee et depouillee, qui suppliait les grenadiers de son pere de la proclamer imperatrice de toutes les Russies. Oue de choses! que de costumes! que de faits! que d’emotions! quel monde different de celui ou je vivais le jour! quelle envolee vers les 1 Le Theâtre et les Moeurs, p. XXIX. 2 Le Theâtre et Ies Moeurs, p. XXXI. 126 grands rcvcs! Ce ful ma vie, un ou deux soirs par semaine, â partir de ce moment-lâ. Ma tete s’exalta. Jc devins comme fou. Un jour apres une representation d'Atar-Gull, je me sauvai dc chez moi; j’avais dix ans; je partis pour la Nigritie afin de soulever et d’armer les negres contre leurs perse-cuteurs; on mc rattrapa au village voisin. A Paris, pendant que je suivais le college, je nc fus pourtant pas prive de theâtre. Les circonstances firent qu’en mainte saison, cette source inepuisable d'emotions, d'instruction ct de reflexions me resta largemcnt ouverte. Quand je n’avais pas mieux, j'a-vais le Petit Lazari ou le partcrre coutait cinq sous. De vrai, je puis dire que j’ai fait mcs classcs moitie â Louis-le-Grand, moitie â Feydeau au cintre, ct â l’Odeon." 'l'elle fut son cducation premiere, â bâtons rompus et un peu prccipitec. A un âge ou l’on est vivement impressionne mais ou l’on nc distingue pas la qualite du plaisir, le jeune Weiss prenait autant de gout â YOdyssec d’Homere qu’â la Laitiirc dc Monlfcrmc.il dc Paul de Kock. Ce qui l’interessait le plus c’etait le romanesque des aventuros. Quand beaucoup plus tard il fut charge par Jules Bapst de la direction du fcuillcton dramatique de Journal des Debats, le Weiss des premieres impressions du Pctit-Lazari et du Feydeau se reveilla tout â coup, aussi intact que pos-sible. l.’âge n’avait rien efface; la somme des connaissances acquises dans l’cnormc laps de temps, la lutte de tous les jours entreprise hardiment dans la presse, l’experience acquise du maniement des affaires, commc liommc dc gouverne-ment la desillusion qu’apporte le contact prolonge des hommes le desencliantement qui Arient â l’approche dc la vieillesse, n’avaient pas rcussi â changer Weiss. II etait reste un peu le petit enfant, extremement curicux, qui ne demande qu’â etre amuse, qui se plaît aux inventions charmantes et ab-surdes, aux aventures, a l’etalage de beaux sentiments, au pittoresque ... II s’y delectait ct savait montrer son ravisse-ment avec une ingenuite vraiment remarquable, unie pour-tant â rargumentation dc l’hommc mur. C’est justement cette jeunesse ct cettc fraîcheur de sentiments qui font le charme r I mr . p :i (]'■■■ tn:i di <.:i:inJ. ji.tr d' - < <-uI• ! 1 r <::-p.• -i.il< |.- r• ;:if» <• :»:11j • tui!, id'-ali ■ tnut. I.' nu\ i:M<’r.1 ir*|>11 ■ 'j-, j,j:• ;it du pa- !:>ni --niM-iit plus .1 i .111 ■ ■ 11:;r,u: -t> :n >ns ■ iu |> i > • ■ •. ;• r.• r:n , m imp ••• :iî p ir !■ ui j'iiI 11 i!i-t I'ui inaji ti'-. II iV-pand - tir ti ut uni- pn.'-jr jiur •'. «I*':-;!"*'- • i|i- tnuti- -1iiiillin; il ^'i' !■'.11 i ■ ■ piu-, f.i< i 1 • ■ i:;• :it *[111■ 1'- pi1' ut. W'i-i . d iii -mi ar11' ui di- l.i 1> autr, dan- mi idr.ali-in’- a tniit'- • • j ii * ii . d i n -oh av i i"ii iiii'ui': ■ 1 >!•■ ] >< iii i la id. 1'- vulraii • • i t n11’ 111*• j><*iii' 1'- 11*.j> n'-i-l. ni- p. iiivait i|u'aiiii' i 1" pi '-t 1'- u n\-i - -. qui 'i-n i ii - j >i 11 ■ n t. S.i pirfrri-iii '•■ fut au- i i'i l.il ant■- >|i>*• 11'' *'! -1it nat ui i-ll’-. I ’11 dr -i-' vi*1 uii11-s mi’-ini-, iuliliili’- l.fâ l)r.in:r !::\!nrt ;:i 111 -111d •• notir ainlii iiicr it nrnis j • ■ 11 •• m pir in idt’al. Nun pa- i|ii • i r- ('-jniqu'--. fu- -'-ut iiirilli-iunun pas i|iir ies litti-iatuir- -'iii-111 piu- lc-llr--, mai-, au-drs-us d'rll'-s a pa--t-lr -lltlfdr (1(1 ti lup, (|lli pUI i f ir tnUt rt aplauit lr r. palti'-s 11 op -. lillaiitr- l’mii urni , i-llrs nr mt pili-- d'-s imnlrs mai-, dr-, ha- irlii-f-, qui cnliirnt Mir lr rancva- • rhi-tnirr ( iiiiimr lr-, j. utir-. ti 111--. <|ui imtis .-(niririit, ^iaciru-r.-, du liaut dr li li i- •- du I ’a r t lirm ■ 11. 1 ■• --. t.mp- dr la ii'-puliliqur rcinaiiir mnuiantr nu (!•• 1'. m-piir I II dr Ului, li", tfllip- dr-. n'-puMiqurs !_• i, cqur-, tmijnlirs 11 Ur 1111\' a II t rp uvrilt a'.'uil rlr pllis Uulllilr- ■ n t avnii iu >\v dans ],■ -am: la 11 1111 hi a! i-- rmnairir: l atilill.l llli'ditr 1.1 lllillr dl- 1 1 Viile i'-ti-I urllr, fl"din:i rt Miluii P'UVcIlt avoil ( Iind lllillr lrs (-it(>\-, !1- a mir vie pirt .iir. , lrs ciup -ii-m -. imn lins avuit rtr i i u>-l- .-t I•’:« . --, qu'impoitr ! ('r -ollt (lrs d.iulrl!!-- di'Ilt linii- llr -illlfln:)- pltls; cr Mint lr-. nmlitr-. di-p.il'il---. du l'.-.iii t.tl'l'-au (|it.- ikhi-. mm- fai-mi-. dr la ri.mdrui înm.iinr. dr la inaj' -',.- du Srnat, d'- lYlo-i|Ui'1U r dr t" it r I. >11. dl- l'rp M|l!r d\>f (1 'A IIL' 11 - t r , (!•• la ’.rrtu dr I.IU I«' V■(-, dll (MU!.dr I iu- Mu- nil li’llnla’itl- (\u lr- ... 1J) A Athenes, Cleon ne nous fait pas oublier Pericles, les sophistes ne nous font pas oublier Socrate; la corruption de la republique en decadence n'efface pas la grandeur des guerres mediques. Le charme du temps a opere et nous n'en voyons plus que les beaux cotes. Nous voudrions vivre de la vie d’une autre epoque, par un besoin idealiste de notre âme, que les contingences de la vie reelle blessent souvent. Quelques-uns d’entre nous se dirigent vers l’avenir. Ce sont les forge-rons des societes futures, mais la plupart retournent en arriere et s’egarent dans les allees mysterieuses du passe ... ★ Revenons â Weiss. La premiere observation qui s’impose, c’est qu'il ne conce-vait pas la theâtre historique comme une resurection exacte du passe; il n’assujettissait pas l’art et la verite litteraire â l'histoire et â la verite historique. Le passe de chaque nation est forme d'une ample matiere d'evenements saisissants et d'une vaste galerie de heros, qui peuvent foumir un riche canevas â l’ecrivain. Le theâtre classique s'en souciait peu; il s'etait fait l'esclave des Grecs et des Romains, limitant son champ d’exploration â la mythologie des dieux oljrmpiens et â l'histoire ancienne plus ou moins mythologique. Ce n'est que plus tard, qu’on s’est avise que l'histoire naţionale etait au ssi riche en matiere dramatique et en tableaux, emouvants d'autant plus qu’ils nous tiennent plus â coeur. Ce theâtre apparaît avec la comedie historique de Lemercier Pinto, au commencement du (XIXC ) siecle, il se hasarde ensuite dans des oeuvres de moindre importance et eclate tout â coup par le drame d’Alexandre Dumas pere, Henri III et sa conr, c}ui fut represente pour la premiere fois â la Comedie Franţaise le 11 fevrier 1829. Son succes fut enorme; tout Paris courut voir ce beau drame, qui consacra un auteur de plus et un genre dramatique presque nouveau. II y a, certes, quelque verite historique dans ce drame, elle se fait sentir surtout dans les tableaux de moeurs, dans la description mouvementee de cette cour d’Henri III si effeminee et si insolente; mais, en dehors de cette verite, pour ainsi dire generale et sans traits pârtie uliers, il y a beaucoup d’invention propre et ou l'histoire n’a rien â voir ... HO Les caracteres du duc de Guise, de Catherine de Cleves ne sont pas historiques: le duc‘de Guise represente trop „la jalousie abstraite", en ce qu'elle a d’excessif, et Catherine est trop reveuse et trop melancolique. Cela la rend proche parente de tant d’heroînes romantiques, qui vont surgir peu â peu ... L’erudition historique de Dumas n'etait d’ailleurs i rien moins que vaste; elle avait pilise to'ute sa connaissance du temps qu’elle evoquait dans Âriquetil; les details meme de l'intrigue de la piece n’etaient ni historiques, ni originaux. Granier de Cassagnac l'a demontre en 1832 et 1833. Ils avaient ete empruntes â des oeuvres etrangeres: le mouchoir perdu de la duchesse est dans Fiesque de Schiller, le gantelet de fer dont le duc de Guise meurtrit la main de Catherine de Cleves est dans L'abbe de Walter Scott; le faux rendez-vous et le piege d’amour sont dans Le sire de Montsoreau. Cette oeuvre, q'ui n'etait pas la restirrection vivante d’un evenement historique, qui n’abondait pas en traits originaux — Dumas cependant devait briller par lâ plus tard — plai-sait pourtant â Weiss, d’abord par son cote sentimental et romanesque, et ensuite par l'ambiance generale, car il faut avouer que ce drame a de la couleur locale — une couleur locale un peu criarde, faite de quelques details piquants, de passions, de moeurs, et meme de jurons du temps, qu’Alexandre Dumas avait redueillis lestement dans le Journal de l'Estoilc. Toutes ces petites choses, melees adroitement, donnent parfois l’impression d’un tableau assez pousse — et cette impression suffisait â Weiss, qui ne cherchait dans de pareilles oeuvres que le pittoresque, le plaisant, et non pas une minVitieuse reconstitution historique. „Oui, s’ecrie-t-il1, la cour du demier des Valois revit sous nos yeux dans le mouvement etincelant et petillant du drame ! La vie et le mouvement: voilâ ce qui force â dire qu’on eut enfin avec Henri III ct sa cour le drame historique, qu’on l’eut tout entier complet, et qu’on ne l'avait pas auparavant ; voilâ ce qui fait de la piece de Dumas un genre, un systeme, une date ! Un autre d6jâ, dans une langue poetique splendide, avait vaticine sur le drame historique et romantique; Hugo avait ecrit Cromwcll et la preface de Cromwell (1827). Avec assurance et comme en se jouant, Dumas avait cree le genre 1 Lc Th/âlre et les Moeurs, p. 26. 141 de drame sur lequel Hugo raisonnait. Le cerveau du jeune Jupiter s’etait echauffe un instant; et le drame historique-; comme Minerve, en etait sorti tout equipe et tout arme. Mais peut-etre etait-ce Hugo avec Cromwell et sa preface qui avait fait l’office de Vulcain et de sa hache ..." II gardait la meme complaisance pour le theâtre historique de Scribe: Bertrand et Raton lui paraissait le chef-d’oeuvre du genre. La verite historique y est pourtant fort amendee. Le personnage principal meme, cet etrange Strtiensee, est relegue au second plan et Scribe place au premier un com-pere peu interessant, Rantzau, et un bourgeois de sa compo-sition Raton de Birkenstaff, marchand de soieries â Copen-hague. Weiss voyait neanmoins dans cette comedie „le modele de la comedie politique." „ Que m'importe, dit-il1, comme il trăite Struensee, puisqu’il ne vise pas du tout â ressusciter dans une action dramatique Struensee et son histoire! Je conviens encore, et ceci est plus grave, que jamais revolution, ni complot, ni coup d’Etat, n'a pu etre conduit comme Bertrand de Rantzau, dans la piece de Scribe, conduit son entreprise contre Struensee. Je ne dis pas moins une seconde fois: Que m’importe î Que m’importe la valeur de realite des incidents de scene, pourvu-qu’ils me saisissent et qu’ils m’aniusent — et ils m amusent — si l'auteur a, d'ailleurs, rempli un objet qui soit objet de comedie serieuse. Or, il l’a rempli. II nous a devoile les cotes bas, tristes et risibles de toute revolution. II l’a fait, selon sa nature, en philosophe souriant qui professe pour les hommes un mepris doux, tempere par l’idee, heureusement incurable chez lui, que, parmi les ambitieux sans foi ni loi, les intri-gants sans vergogne, les tripoteurs, les traîtres et les sots, le monde conserve encore quelques braves gens." II aimait fort cette piece, d’abord parce qu’elle repre-sentait quelques personnages du monde moyen, tels qu’il les affectionnait; il l'aimait ensuite parce qu’elle Yamusait — cette raison lui suffisait presque. Que ce fut un tableau pas trop sombre, avec quelque couleur locale, un tableau dont l’histoire fut plutot le cadre que la substance meme, c’etait tout ce que demandait Weiss. Un peu de philosophie ne lui . 1 Lc Thââtrc et ies Moeurs, p. 7. 142 dcplaisait certes point, pourvu que ce fut une philosophie souriante, cncourageante, bienfaisante, mettant parmi les laideurs de la vie la fleur bleue de l’espoir et de l’idealisme; une philosophie qui ne desespere pas de l'homme et de sa bonte premiere, pleine de foi en cette bonte, malgre la crucile experience que les circonstances ne lui menagent pas ... Et c’etait justement la philosophie rose et superficielle de Scribe. D’une revolution grave, il avait tire une comedie „avisee, cnjouee, pathetique et charmante", au lieu dc s'em-parer des elements memes fournis par l’histoire, elements d’une bien autre importance et grandeur, il en avait fait des pr6textes ... Ce Ruy Blas du Nord, ce tragique Struensee parvenu au pouvoir ct s’y maintenant par la tyrannie amou-reuse qu'il exerţait sur la reine; cctte faible Caroline-Mathilde subissant la fascination dc l’amour, etaient des heros qui nc convenaient pas au talent leger de Scribe. Et, en effet, se ddrobant â son vrai sujet — qui devait trouver plus tard un autre dramaturge. Paul Meurice — il leur prefera Raton de Birkenstaff, marchand de soieries â Copcnhague, un „bourgeois" de son invention et du gout de Weiss. Celui-ci, quoi-qu’il ne fut pas dupe de cette impuissance â saisir le sujet dans ses entrailles, quoiqu’il reconnut meme le peu de realite que contenait cctte fausse peinture d’une revolution, n’en etait pas autrement fâche; il se contentait d’etre „amuse". Scribe avait d’ailleurs eu soin de mettre un peu de tout dans sa comedie: le bourgeois qui se sent tout â coup pique par la vanite de jouer un role au-dessus de ses forces;le froid me-neur d’hommes qui, seul, saura tirer profit des risques d’une revolution, risques courus par d’autres, et enfin le militaire qui, au milieu des complots, ne rccherche que son avance-ment, trop lent, â son gre, cn temps de paix: tout cela se rencontre dans la comedie de Scribe. II y manque pourtant un type que Weiss, lui-meme, juge „fonclamental" dans une revolution: le tvpe du giand reveur, du grand patriote, dans lequel s'incarne la soif de justice, la haine des oppres-seurs, l’amour de la patrie et de la liberte. W’eiss pretend que ce type „ne rentrait pas dans ce sujet". U v entrait bien, mais il aurait depasse la rnesure du talent de Scribe, qui ne pouvait aspirer qu’â creer des heros moyens et mediocres, des coquins falots ou des philosophes humanitaires, conven-tionnels. l-!3 Ces exemples nous suffisent pour nous renseigner sur la faţon dont Weiss envisageait les rapports de l’histoire et du theâtre. Tout comme Sarcey, il attachait peu d'importance â la verite historique, dont „il faisait fi" (comme il dit quel-que part). L’histoire du passe ne lui semblait propre qu’â donner une perspective ideale aux choses, et de la couleur locale au spectacle. Sarcey se demandait d'abord si la piece „etait bien faite", et il passait sur les deviations des carac-teres historiques, â condition que le conflict dramatique en tirât profit; Weiss avait le meme gout pour le cote scenique d’une piece et se contentait meme, au besoin, de l’avantage d’une intrigue plus romanesque ou plus aisee que profonde et vraie. Ce n’est pourtant pas que le gout de l’histoire lui man-quât. II avait au con trăire la passion tres eclairee et tres documentee des choses du passe. Ses feuilletons drama-tiques les plus reussis sont des analyses historiques, qu'il faisait avec une grande penetration et d’un pinceau tres varie; on voit bien que tout ce qu’il dit est topique. L’etude sur Mile de Vigean de Simonne Arnaud 1, en est un briliant exemple; tout ce qu’il y a d’historiquement inexact dans cette belle elegie d'amour ne lui echappe pas. Le laps de temps qui separe Rocroi de Fribourg est trop resserre, les querelles de Louis de Bourbon avec la cour sont avancees de quelques annees, le nom de Conde est prematurement donne, puisque le heros, au moment de ses aventures amoureuses avec Mnc de Vigean, n’etait que duc d'Enghien. II vit bien ces inexacti-tudes, ces anachronismes, et fit une magistrale reconsti-tution de la verite historique. Mais ce qui l’interessait parti-culierement, nous l’avons dit, ce n'etait pas le vrai, mais le vraisemblable, et surtout les necessites sceniques. Dans l’âme du Conde de Mademoiselle Amaud, il y a simultane-ment plusieurs Conde, et des sentiments qu’il n’aurait eus que successivement. Ou'importe! si la piece gagne â cette concentration psj'chologique et par le raccourci d’une suite d’evenements, qu’il aurait ete malaise de montrer autrement ... 1 Aittour de la Comedie Frangaise, p. 33. .144 Son gout pour l’analyse et pour la reconstitution historique se montre egalement dans beaucoup d’autres etudes critiques. A propos de La jeunesse du roi Henri, de Ponson du Terrail, cette piece qui n’a d’autre valeur que l’attrait des costumes, des flambeaux et de jolis points de vue du vieux Paris — Weiss trace le veritable tableau de la jeunesse de ce roi, d’apres les sources les plus authentiques 1. II montre tout ce qu’il y avait en lui d’inconstance, de legerete et meme d'indelicatessc sentimentale — choses qui ne pouvaient que se preter tres mal â un drame chevaleresque. La critique dramatique de la piece n’existe presque pas; le critique devient historien et le feuilleton se transforme en une excel-lente monographie historique ou l’authenticite des informa-tions s’allie â la vivacite et au pittoresque du style. Cc qu'il avait brillament fait pour le Henri III d’Ale-xandre Dumas pere, pour le Conde de M!,e Arnaud, pour le Henri IV dc Ponson du Terrail, il le fit aussi pour le Kleber dc Gaston Marot et Edouard Philippe 2, cette piece vivante, d'un dialogue si naturel, qui decoupa la vie du fameux general en huit tableaux, en l’entremelant d’un roman quel-conque d’amour. Le septieme tableau: „l’entrevue de Kleber et de Bonaparte", lui donna l’occasion d’une splendide analyse psychologique du grand genie mysterieux que fut Bonaparte. II decouvrit au fond de son âme une brulante aspi-ration vers l’Orient — ce que les Allemands appellent Drang nach Oslcn. Comme un autre Alexandre, Bonaparte reva de remonter le cours du soleil jusqu’â sa source, il se laissa enivrer par le vaste dessein de conquerir l’Orient, et l’exposa â Kleber: on ira aussi en Perse, dans l’Inde, et on ne s’arretera qu’â Madras et â Delhi... Telle serait la clef de la vie de Napoleon et ainsi s’expliquerait l’expedition d’Egypte en 1798 et la campagne de Russie, ou, au lieu de se diriger vers Saint-Petersbourg, comme lui conseillaient ses gene-raux, il s’enteta â s'etablir â Moscou ... Le mirage asiatique qui l'avait toujours fascind l'dblouissait encore ... Mais il faudrait lire cette page de psychologie historique, pour se faire une idee de la maîtrise et de la penetration de Weiss. On rcgrette vivement que, si mervcilleusement doue pour 1 Le Drame historique et le Drame fiassiomiel, p. 79. • Le Drame historique et le Drame passionnel p. 93. 143 l’intelligencc et la resurrection du passe, l’ancien professeur d’histoire n’ait pas developpe plus amplement ses dons dans cette direction ... A l’occasion du Louis XI de Casimir Delavigne, Weiss traşa egalement un excellent tableau de ce roi, surtout au declin de sa vie „tel que l'avait fait la maladie, la longue contention de l’esprit, le remords physique, les premieres atteintes de l’apoplexie, abeti et surexcite par la crainte de la mort, mais politique toujours aussi applique, despote toujours aussi avare de son pouvoir, vilain homme et me'chant homme, plus que jamais". 1 Cette vive peinture des personnages historiques ou d’une epoque, qui eclate dans tant de pages de critique theâtrale de Weiss, nous le montre non seulement documente, mais aussi tres soucieux de mettre une piece dans son cadre. Si peu de cas qu’il fît de la verite historique, prise en elle-meme, pour elle-meme, sa critique se rapportait toujours â l'histoire. La physionomie des circonstances reelles pouvait etre un peu changee, ce qui l’inte-ressait c’etait de voir si ce changement profitait â la piece ou non. Si oui, l'auteur dramatique avait eu raison de pra-tiquer quelques arrangements, qui par le fait meme deve-naient necessaires. La qualite essentielle d’une piece est d’etre bien faite; il ne faut pas juger le theâtre en historien, ni l’histoire en dramaturge. Et, certes, il n’y a rien â objecter â cette faţon de voir. Son amour du passe et du drame historique avait pourtant des limites. Sa discretion litteraire, sa ponderation, son penchant pour l’analyse des mouvements de l'âme et de tout Ce qui met en jeu les sentiments, et non leur vaine apparence, l’empechaient de gouter pleinement les pieces â grand spectacle, qui prennent seulement â l'histoire un pretexte â etaler de beaux costumes et de pittoresques de-cors. II n'admettait pas que le drame lui-meme fut immole â la mise en scene, si habile qu’elle fut. „Supposez, disait-il, en parlant de Theodora de Sardou 2, les soldats sarmates vetus ou places autrement qu’ils ne sont, le costume de ceremonie Le Drame historique et le Drame passionnei, p, 49. Le Drame historique et le Drame passionnei, p. 227. 146 de l'imperatrice moins charge de perles et de rubis, la coupole de Sainte-Sophie supprimee, les accessoires empruntes â des epoques heterogenes ou disposes avec moins de minuţie, aussitot le principal de la piece tombe et disparaît." II y a, certes, un sujet pathetique dans ce drame, mais pour qui aime peu le pathos, lui preferant une certaine dis-cretion de ton et d'invention, le sujet est par trop rechcrche et trop accommode en vue d’un panorama historique; sa trame est envahie pas des details; la toile peinte jouc un trop grand role dans le developpement du drame, et le souci excessif du decor s’y fait dejâ jour: avec le temps cela allait empirer au grand dommage du theâtre psychologique. Cette recherche du decor pittoresque, cette peinture de la surface des caracteres et de moeurs (le mot est de Sarcey), cette mise en scene, passant au premier rang, etaient autant, dc motifs qui l’empechaient de gouter le theâtre historique dc M. Sardou. II le proclama sans defaillance dans des articles retentissants1. II nc lui avait pourtant pas cherche qucrelle pour l’alteration du caractere de Justinien. II lui suffisait que son portrait fut acceptable, sinon pour le heros, au moins pour l’dpoque et pour l’idee que nous nous faisons d’un empe- 1 Parmi Ies papicrs dc Weiss, nous trouvons cette lettre inedite de M. Sardou, dntlc du 31 octobre 1S81, lettre par laqueîle celui-ci contestait ses jugements critiques. Nous cn publions un extrait: ,,Car enfin, vous me permcttrez bien dc vous critiqucr un peu â. mon tour. Je constate dans vos articles si spirituels ct si fins une terrible lacune: pour tout ce qui est caracteres ct moeurs, votre jugement est on ne peut plus sur. Mais pour cc qui est de 1 'action dramatique meme, c’est une autre affairc! L’enchamemcnt logique des faits qui met cn jeu ces caracteres et ces moeurs, pour en foire saisir tous les cotes tragiques ct plaisants; cctte intrigue dont le but est d’opposer, de hcurter ces caracteres et dc foire jaillir du choc la passion, l*int£rGt, c'est-â-dirc le Drame meme; cette action enfin qui est la condition vitale dc l'art theâtral, son but et sa raison d'etre ... Tout cela vous laisse froid la plupart du temps, ou vous dchappe, ou meme vous offusque et, chose curicuse dans le drame, ce que vous mecon-naissez Ie plus, c'est Ic drame lui-mcmc. Vous etes un peu, devant une oeuvre dramatique, comme cet ambassadeur du Maroc qui, mene h l'Opera par l’ordrc de Louis XIV, s’extasiait tant qu’on accordait les violons; mais au moment meme ou commenţait la symphonie, s’ecriait ceci: < cela se g*lte! ... * Tant que Tautcur prelude, pose ses personnages, etablit leur caractere et le milieu ou ils s’agitcnt, vous goutez assez Ia chose; mais d£s que la symphonie commcnce, c'est-h-dire la piece, la fable, 1’interet, le drame, vous nV etes plus; ♦ cela se gâtei » Et je n’en veux qu'unc prouve entre cent: votre singulier jugement sur Dora par exemple!" 147 reur byzantin — et il l’etait. Emporte par son sujet, Weiss nous traţa meme un tableau merveilleux de Justinien, qui ne fut pas seulement le constructeur de Sainte-Sophie ou le sage empereur qui fit rassembler les Inslitules; mais fut encore, et surtout, un tyran, prenant assez peu de soin de la justice et du droit prive, un faux grand prince qui, ne sachant pas resister aux Slaves, aux Germains ou aux Sarmates dut leur acheter une paix honteuse. La peinture est de main de maître; on n’y pourrait pas faire une seule retouche. De cette faţon s'explique egalement le sorte d’achame-ment que Weiss mit toujours â. combattre le theâtre historique de Victor Hugo. II y sentait trop l’amour des accessoires et de l’appareil du drame, developpe au prejudice de l’emotion, de la psychologie et meme de la Science scenique, qui demande une action plus serree; or, les drames de V. Hugo sont heurtes â chaque pas par des incidents inattendus et forces qui en ralentissent la marche; il n’est meme pas rare d’y trouver remplagant les vrais sentiments et la passion, de grands gestes et des attitudes plus ou moins sceniques. „Mais ce qui fait surtout defaut dans le drame de M. V. Hugo, ■ecrit Weiss 1, c’est la passion sincere et l’emotion jaillissante. II y supplee par l’appareil theâtral. Ses drames sont, avant tout, des spectacles. II y aurait beaucoup â dire sur ce chapitre. Nous ne contestons pas tout ce que M. Victor Hugo, par le soin du costume et l’activite de la mise en scene, a ajoute au drame de cliquetis et de mouvement. II faut pourtant quelque autre chose. Les cercueils de Lucrece Borgia, le cortege lugubre de Mărie Tudor, le sac sinistre du Roi s’amuse, la litiere ecarlate du cardinal dans Marion Delorme, nous communiquent tout d’abord un choc rapide de terreur ou plutot de surprise. Mais La Harpe l’a dit: «Malheur â qui ne cherche qu’â etonner; car on n’etonne pas deux fois ! » On est reste insensible l’autre jour devant le sac ou s’enve-loppe le cadavre de Blanche: c’est que le sac etait prevu, connu et escompte." II est curieux de constater combien le critique qui ecou-tait „avec extase" La tour de Nesle ou n’importe quel gros drame historique d’Alexandre Dumas pere, assez scenique, en somme, mais depourvu de psychologie et de finesse, se 1 Le Thiătre et les Moetirs, p. 73. 148 montrait impitoyable aux defauts des drames hugolesques. Y avait-il lâ un parti pris? Je ne sais. Meme quand la piece est bien agencee — comme Angelo ou Mărie Tudor — il ne voulait pas y reconnaître de merite dramatique; il les trouvait froids et artificiels, pleins de convenu et de rhetorique. II n’y a peut-etre que les Burgraves qui aient trouve grâce devant lui, non par leur ordonnance, mais par une magni-fique resurrection de l’Allemagne du XIP siecle, en l’etroit espace d'un petit bourg des bords du Rhin. Tout le reste ne lui paraissait qu'un melange etrange d’elements melodrama-tiques: espions, poisons, cercueils, morts pris pour des vi-vants, ou vivants pris pour des morts, chausse-trappes ... sur lesquels le poete jeta la pourpre de ses vers grandilo-quents ... * Tel etait le penchant de Weiss pour l’histoire ... Son gout personnel, developpe aussi par ses premieres occupa-tions, l'y portait naturellement. Toute occasion lui etait bonne pour faire une excursion dans le passe et pour eclairer une situation ou un personnage reel, d'une lumiere tiree des clironiques du temps. Son pinceau excellait d'ailleurs dans ce gcnre de reconstitutions et de comparaisons liisto-riqucs. Ses preferences — en dehors du theâtre qu’il avait toujours aime — allaient aux Memoircs et aux Clironiques, dont il faisait l’essentiel de ses lectures. Saint-Simon lui paraissait un dieu de l’histoire comparable â Tacite et â H^rodote; Retz ne serait egale pour la force et la finesse de son jugement quc par Thucydide; Mme de Stael pourrait soutenir la comparaison de Salluste; et le recit du combat de la porte Saint-Antoine, dans Mademoiselle de Montpensier, ne serait surpasse par aucune bataille de Tite-Live ... L'his-toire de France n’avait pas de secret pour lui; Loyal Ser-viteur, Regnier de la Planche, Lanoue, M'"f de Mottcville, Flechier, tous les chroniqueurs en un mot, petits historiens, auteurs de memoircs ou de follicules, etaient la nouriiture preferee de Weiss. „Loin que les Memoires ne remplissent pas tout le cadre de l'histoire, ecrivait-il 1, ils le debordent pres- 1 Essais, p. 16. que toujours; miile existences individuelles s’y croisent dans le tableau de l’existence commune d’une epoque; on y saisit cette reflexion du general sur le pnrticulier qui fait le charme des oeuvres de Waltcr Scott ct l’on rcconnaît, non sans surprise, qu’on a avec l’histoire le roman histo-rique." Weiss fut anime d’un si grand amour pour l’histoire, ct surtout pour la petite histoire, pleine de recits vivants et d’anecdo-tes, histoire plus pittoresqu? que profonde, que nous comprc-nons son gout pour lc theâtre historique, pour les romans de Walter Scott, pour la Chroniquc dc Charles IX de Mcrimee ou pour Henri III ct sa cour d’Alexandre Dumas pere. Mais, en dehors de ccs preferences et de ces incursions fortuites dans le domaine de l’histoire, Weiss ecrivit aussi quelques articles dc critique historique proprement dite. L'un se rapporte aux Memoires dc Flcchicr sur les Grands Jours d'Auvcrgnc \ restes manuscrits jusqu’au siecle dernier, pendant deux cents ans: ces memoires si eleganls, si bien ecrits, — trop bien ecrits meme —, qui parent d’un style noble et compasse miile choses, parfois divertissantes, mais assez souvent inconvenantes. On pourrait croire que l'au-teur fit la gageure de raconter en termes bienseants des anecdotes et des aventures scabreuses. Un bel esprit, s’il en fut, cet abbe Flechier, qui detaille tant de crimes, de viols ou de sequestrations sans la moindre pointe de pitie: il pour-suit son recit d'un st3'le impeccablc et maniere, et fuit lc terme propre, en parlant de choses qui ne le sont pas beaucoup. Cette elegance de ton et cette quietude d'une âme souriante, sous laquelle se cache une froideur, d’ailleurs bien de son epoque, ont ete fort bien saisies par Weiss, qui eplucha ces Memoires, y faisant une belle cueillette d’anec-dotes piquantes et d'incongruites de forme et de fond. Une autre etude beaucoup plus etendue fut faite par Weiss sur le duc la Saint-Simon.. surtout en tant que caractere et que theoricien politique 2. Le portrait qu'il nous traţa du fameux duc, un homme plein de merites et de qualit6s, mais qu’un immense orgueil rendit steriles est des plus puis-sants. „Je n’ai jamais rien prefere â l’honneur dc mon rang". 1 Essais. 2 Essais, p. 206 — 2-16. 350 dit-il quelque part, „pas meme la fortune". A cet orgueil, il sacrific tout. Sa clairvoyance habituelle, son savoir, son jugement aigu s’obscurcissaient quand il s’agissait d’une entreprise qui aurait touche au rang et aux droits de la naissance; toutes les reformes salutaires de Louis XIV dechaî-nerent ses imprecations furieuses, comme si elles allaient causer un bouleversement universel — chose d'autant plus amusante, que sa noblesse etait de fraîche date et qu'il aurait du se souvenir que son pere avait debute comme page d'ecu-rie. L’histoire de ce grand mecontent, bilieux et jaloux de ses prerogatives, qui lâcha la carriere militaire, se croyant persecute, boudeur, epiant tous les gestes de la cour, chica-nant sur l’orthodoxie de tout, rancunier et gardant son franc-parler panni tant de perils —, cette histoire est mer-veilleusement racontee, avec exemples topiques, et dans des traits qu’il serait difficile d’oublier1: „Plusieurs scmblaient soupgonner vaguement qu'il y avait desormais en France deux rois: l'un qui tenait en main le gouvernement reel, l’autre attache au premier comme une ombre incommode qui epiait son regne et, en esprit, le refai-sait. Celui-ci, chaque soir, portes closes, apres la longue et douloureuse contrainte de la journee, semblable â un animal carnassier, echauffe et surexcite par la poursuite des chas-seurs, qui, rentre dans sa taniere, rugit encore et bondit, et du museau fouille la terre, ravageait la gloire du roi reel. Le regne de Louis etait fini; le sien commengait des qu’il se voyait assis devant sa table solitaire, avec sa plume, seule-consolation et seule ressource laissee par la jalousie de la fortune â un esprit vaste qui se sentait ne pour l’empire. Lâ, il reprimait la maltote, il enchaînait la persecution religieuse,. il relevait les finances, il raffermissait la monarchie chance-lante, il sauvait la nation pres de perir. Le champ des grandes actions et des grandes esperances se deroulait â perte de vue devant ses regards. Des chimeres ! Elles jaillissaient â flots, elles debordaicnt par-dessus les obstacles aneantis. Mais, au milieu des songes. et des aventures, son intelligence nette demelait, â cote du mal reel, le remede positif; sa raison, restee libre et lucide sous le charme de cette fantasmagorie, calculait les diffi- 1 Essais, p. 216. 151: cultes et reduisait les ressources â leur veritable proportion. Elle se resignait â des plâns de reforme modestes et suffi-sants pendant que l’imagination franchissait les limites du possible." On peut juger, d'apres cette page, ce qu’est le reste de cette grande etude sur Saint-Simon: vrai chef-d’oeuvre d’analyse, de penetration psycliologique et de style vif, colore et puissant. IX CONCLUSION Telles furent la vie et l'oeuvre litteraire de Jean-Jacques Weiss. Elles eurent en elles quelque chose de heurte et de brise; on sent nettement une fâcheuse deviation dans leur developpement. Sa camere aurait du etre tout autre, si les circonstances lui avaient permis de la mettre d’accord avec son tour d'esprit et sa nature. Essayons de la reconstituer en quelques lignes, telle qu’elle aurait du etre, suivant nous et d'apres les donnees que nous avons etudiees au cours de ce travail. "J-~J- Weiss, dirions-nous, vecut sous le bon roi Louis-Philippe. Son pere, ancien chef de musique militaire, etait devenu par la suite aubergiste k Paris. Jean-Jacques tiendra de cette double profession de son pere: il sera bourgeois dans ses sentiments, dans ses gouts, dans ses idees et dans son attachement aussi instinctif que raisonne â la bourgeoisie; des annees passees au regiment il conserva le panache, l’amour de la gloire et de la patrie, une grande tendresse pour le drapeau, la caserne, le regiment qui passe, musique en tete! Un moment meme, â sa sortie du college, il sera tente d'en-trer â Saint-Cyr. C’eut ete une erreur; la vie militaire l’atti-rait par son briliant, par son imprevu, par son romanesque, mais elle ne lui aurait pas convenu par ses rigueurs et par sa discipline trop severe. Jean-Jacques avait une indepen-dance de caractere qui se serait vite rebellee contre l’etouf-fement de son libre arbitre ... Apres ses premieres annees vagabondes, qui ont forme en lui le sens du pittoresque et 153 lui ont donne l’amour de l’espace libre et de la jouissance raffinee des spectacles de la nature, il fut mis au college. II y fit de brillantes etude;; il n'etait pas de la race « des pions », qui arrivent â force d'obstination et d’assiduite. Le petit Jean-Jacques etait, au contraire, un garcon plus intelligent que travailleur; par nature, il etait meme plutot porte â la reverie, faisant assez souvent l’ecole buissonniere ... Petit encore, il devorait des livres qui n'etaient pas tout â fait de son âge, tels les romans de Walter Scott, â la description d’aventures merveilleuses en des pays lointains, tel le Don Quichotte de Cervantes, telle YOdyssee d'Homere, ou les romans de Paul de Kock, peinture tendre et comique de la vie des petits bourgeois. Son gout pour le theâtre s’eveilla de bonne heure; il passa beaucoup de soirees au poulailler de l'Odeon ... II lui arriva meme quelquefois de flâner, â l’heure de la classe, dans le jardin du Luxembourg ou devant les Tuileries pour voir le changement de la garde; et si le roi paraissait â la fenetre, sa supreme joie etait de pouvoir crier: vive le roi! Malgre ces lectures et ces flâneries, U obtint enfin le premier prix de composition fran caise, ce qui ne l’empecha pas d’ailleurs de rester l’ennemi acharne d’un systeme d’education dont le supreme but est le concours: Entre â l'Ecole Normale, il y resta trois annees, s’affermissant dans son gout de l’independance: une independance, d’ailleurs assez sage, qui ne meconnaissait ni l'ordre, ni l’esprit de hie-rarchie. Xomme tres jeune â la chaire de litterature fran-caise â l’Universite d’Aix, il y professa pendant presque vingt ans; son cours, s'il n’avait pas beaucoup d’eclat ora-toire, etait tres bien fait, plein d’apercus originaux, de traits amusants et quelquefois d’idees paradoxales. Car Weiss, ne d’un pere alsacien, de race Meme, avait pcur mere une basque; il alliait ainsi en lui le bon sens, la gravi te, la trempe serieuse de l’esprit germanique â la grâce legere, â l’exagera-tion impre\-ue des Meridionaux. II se maria â Aix et fut un excellent pere de familie: le soir il lisait â ses enfants les Contes de Perrault, prenant autant de plaisir qu'eux aux aventures du Petit-Poucet, car \A'eiss avait garde, meme sous ses cheveux blancs, une imagination eprise du merveil-leux et du romanesque ... Son intelligence etait tres large, tres vive, mais il faut reconnaître, cependant, que son gout etait ir.oyen. Weiss 1=4 comprenait le grand, le sublime, le lyrisme â hautes envolees, mais il ne les aimait pas assez; il se complaisait plutot dans la litterature moyenne, tendre, d’inspiration franchement bourgeoise. II etait bien l'homme de son epoque; il aimait Delavigne, cet ecrivain de talent, certes, mais que le genie n’a pas visite: en fidele sujet, il avait les gouts de son roi. Le romantisme le troubla, par son grandiose, pâr sa har-diesse et par sa haine du bourgeois; il fut tie de pour V. Hugo, tout en aimant le merveilleux d’Alexandre Dumas pere. Le naturalisme l’epouvanta encore davantage, par son obser-vation penetrante, par son pessimisme, par son manque de pitie, de bonte — ce qui pour Weiss etait immoral; il declara une guerre terrible â Flaubert et â Balzac, conservant sa tendresse pour Paul de Kock; au theâtre, il poursuivait le naturalisme avec eloquence dans la Parisicnne de Becque ou dans les drames d'Augier et d’Alexandre Dumas fils, tout en tressant des couronnes â Scribe ... Ayant lui-meme beaucoup de fantaisie et de verve, il aimait les oeuvres de fantaisie legere, et on pourrait croire que, tout en considârant Moliere comme un genie, il conservait dans son coeur une meilleure place â Regnard. Ses preferences allaient au charmant, au gracieux, au leger, au mignon, au fantaisiste, aux Gresset, aux Piron et aux Parny, en un mot aux poetae minores, poetes d’anthologie. Moraliste, Weiss l'etait aussi, et j'allais dire, et surtout. Mais il comprenait la morale un peu â sa maniere. Ce bourgeois, nous l’avons dit, etait double d’une grisette, ce qui faisait faire d’etranges gambades â ses jugements. II lui arrivait ainsi de croire que le manque de pitie est la seule inunoralite qu’il faut combattre ... N'importe ! Les meilleures pages qu’il a ecrites sont toujours celles qui ont trăit â la morale; scs etudes de moeurs sont tres fouillees, tres pene-trantes, dignes d’un La Bruyere ou d’un Vauvenargues, â la race desquels il appartenait. Sur le declin de sa vie, il fut nomme â la Sorbonne, â la chaire de poesie franţaise ... II dut quitter Aix-en-Provence; et le fit â regret, car la vie de province lui convenait admirablement bien, avec ses aiscs, sa tranquillite, sa poesie. II vint â Paris ou il continua ;i mcner la vie de province. On l’elut â l’Academie frantpaise, au premier tour de scrutin. A quatre-vingts ans, il mourut 155 glorieux, entoure de ses enfants et de ses petits-enfants. Son oeuvre litteraire comprend plus de trente volumes de critique, d'etudes morales et d'histoire sans compter les innom-brables articles repandus dans les revues. II n'ecrivit jamais dans les joumaux, car il les avait en haine, aussi bien que la politique." Voilâ ce qu’aurait pu âtre la vie de Weiss si les circons-tances s’etaient adaptees â sa nature. Mais en est-il jamais ainsi ? X APPENDICE 1 I. Oeuvres dc J.-J. H'ms a) Ouvrages parus du vivant de J.-J. Weiss 1 ct 2. 185G Tliises de doctorat chez Durând, rue des Gres, 7; Essai sur „Hermann et Dorothee" dc Goethe; De iuquisitionc apud Romanos Cice- ronis tem porc. 3. 1SG5 Essais sur l'Histoire de la litterature franca isc (Calmann-Levy). *1. 1885 Au Pays du Rhin (Charpontier). 5. 1SS9 Lc Theâtre ct les Moeurs (Calmann-Levy). b) Ouvrages recueillis par Le Prince G. Stirbi-y 6. IS93 Combat Constitutionncl (Charpontier). 1892 Goethe (Collin 6d). 7-10. 189-1, 1S95, 1896, 1S97. Trois Anndcs dc Theâtre 1SS3-S5 (Cal-mann-Luvy); I. Autour de la Comedie Franţaise; II. A propos dc Theâtre; III. Le Drame historique et le Drame passionnel; IV. Les Theâtres pari-siens. 11. 1S99 Moliire. II. L'activitc litteraire et politique dc U'eiss 1854 Counicr des Marches. Novembre 25. 1855 Revue dc l'instruction publique. Octobre 25. Novembre 22. Decembre 13. 1 Cct appendice, malgre tous les efforts qui ont £t£ faits pour le rendre complet, ne l’est certes pas encore. 157 1856 Revitc Contcmpominc. Marş; Novembre; Octobre. Europe artiste. Novembre 2. Rcvuc des Deux Mondes. Mai 15. Constitutionncl. Octobre 2. Dâcembre 19. Rcvuc de Vinstruction pubîigue. Janvier 10, 31. Fevrier 21, 28. Avril 3, 24* Mai 22, 29. Juin 26. Juillet 10, 17, 31. Aout 7. Septembre 25. Novembre 6. DGcembre 4, 13 (?). 1857 Revue Contemporaine. Marş; Mai; Juillet; Octobre. Rcvuc dc Vinstruction pubîique. Avril 2. Dăcembre 31. Constitutionnel. Mai 28. Juin 9. Octobre 27. Revue des Cours publics. Marş 15. 1858 Revue Contemporaine. Janvier; Aout. Constitutionnel. Mai 29. Juin 15. Decembre 23. Revue de Vinstruction pubîique. Janvier 21. Avril \CT. Juillet S, 29. Octobre 21. Novembre 4. Ddcembre 30. 1859 Rcvuc de Vinstruction pubîique. Fevrier 17, 24. Mars 10. Avril 7. Juin 2, 23. Juillet 7. Novembre 17. Decembre 15. 1860 Revue de Vinstruction pubîique. 23 F6vrier; 15 Marş. Magasin de librairie. 10 Janvier. Courrier du Dimanche. 25 Mars; 17 et 24 Juin; 26 Aout; 30 Septembre; 7 Octobre; 4 et 11 Novembre; 16 et 23 Decembre. Journal des Dibats. Mai: du 16 au 31, Premier Paris. Juin du lrr au 15> Premier Paris. Juillet du \er au 15, Premier Paris. 29 Juillet: compte rendu sur l'Histoire de la Conquete et de la Civilisation de l’Alge-rie par Fillion. Aout du 17 au 31, Premier Paris, Septembre du 1^ au 30, Premier Paris. Octobre le 14, un article poitique. Novembre du \cr au 31. Decembre le 5, un article politique. 1861 Courrier du Dimanche. 20 Janvier; 3 et 17 Fevrier; 3 10, 17 et 31 Mars; 7, 14, 21, 28 Avril; 5, 12, 19, 26 Mai; 2, 9, 16 et 30 Juin;28 Juillet; 4, 18 Aout, 15 Decembre. Journaî des Debats. Janvier du lfr au 31, Premier Paris; 16, compte rendu d'un „Essai sur Marc-AurĂle". Fevrier 3, 9, 23, articles politiques. 158 Mars du Vr au 31, Premier Paris. Avril 5, 19, 22, articles politiqucs; 21, 23, comptc rendu sur une „Correspondancc inedite de Mr,f du Dcffand"; 30, article sur la Hongrie. Mai du 2 au 31, Premier Paris. Juin du lfr au 3, Premier Paris; 13, 14, 17, 2-1, 27, Premier Paris. Juil- let de 2 au 31, Premier Paris; 27, coinpte rendu sur „L’Histoire dc la litterature franţaise" de Geruscz. Aout du lrr au 9, Premier Paris; fiu II au 15, Premier Paris. Septembre 6, 7, articles litteraires; II au 15. Octobre 2, 3, 15: Lcttres d'Autriche; du 16 au 31, Premier Paris. Novembre du ler au 31, Premier Paris. Decembrc 9, 20, articles poli-ticjues; 30, comptc rendu sur „la Fin d’un Monde", dc J. Janin. 1862 Counier du Dimanche. Mai 4, ÎS. Juin 15, 22, 29. Juillet 6, 13, 20, 27. Aout 3, 10, 17, 24, 31. Septembre 7, 14, 21, 2S. Octobre 5, 12, 19, 26. Novrmbri* 2, 9, 16, 23, 30. Decembre 7, H, 21, 2S. Journal des DJbats. Janvier du 2 au 31, Premier Paris. Fevrier 15, 17, articles politiques. Mars du \cr au 31, Premier Paris. Avril 26, comptc rendu sur „d’Meurc en Heurc", d’AssoIant. Mai du Y'r au 31, Premier Paris. Juin du 17 au 30, Premier Paris. Juillet du Yr au 15 Premier Paris. Aout du lrr au 9, Premier Paris. Septembre du lcr au 30, Premier Paris; 6 7, compte rendu dc r,,Histoire de la litterature Iran-ţ‘ai.se,‘ «le Nisard. Octobre du lfr au 9, Premier Paris. Novembre du 11 au 30, Premier Paris. 1863 Cottnit t du Dimanche. Janvier 4, 11, ÎS. Fevrier S, 15, 22. Mars \er , S, 29. Avril 12, 26. Mai 17, 2*1. Juin 28. Juillet 26. Journal des Debats. Janvier du 2 au 31, Premier Paris; 8, 22, Premier Paris. Fevrier tiu lfr au 2, Premier Paris. Mars du 3 au 31, Premier Paris. Mai du 3 au 24, Premier Paris, Juillet du lfr au 31, Premier Paris; Aout 3 (compte rendu d’une seance de l’Academie des Inscrip-tions et Hjlles-I.ettres). Octobre du lfr au 19, Premier Paris. Novembre du 12 au 30, Premier Paris. Decembre du Yr au 2, Premier Paris; du 22 au 30, Premier Paris. 1864 Journal des DJbats. Janvier du Yr au 9, Premier Paris. Fevrier, 3, 4, 6 7, 8, 9, 10, 11, 12, 26. Premier Paris. Mars du 2 an 31, Premier Paris. Mai du lrr au 31, Premier Paris. Juillet du lrr au 31, Premier Paris. Novembre 24. Decembre 13, sur les Oeuvres litteraires de Castagnary; 159 16, compte rendu dur r„Histoirc fantastique de Pierrot", d’Assolant; 28, compte rendu sur „la Femme, ses vertus et ses d£fauts". 1865 Journal des Debats. Janvier du lcr au 31, Premier Paris; 12, 13, 19. Fe-vrier 7, article sur Jules Verne. Mars du ler au 31, Premier Paris. Mai du l'T au 31, Premier Paris (signâ Camns). Juillet du l,r au 31, Premier Paris; 17. Aout 10, article politique. Septembre du 11 au 29 (sign6 David). Octobre 13, compte rendu sur les „Duperies de 1'Amour", d’E. Daudet. Revue des Cours littiraires de la France et de l'Elranger. 18Fevrier: Favart, son Th6âtre et son Temps; 29 Avril: Piron et Gresset: la Metromanie et le Mâchant (Conferences de la rue de la Paix). Journal general de l'instruction publique, 29 Novembre. Journal litteraire dc la Semaine. 25 Septembre. Courrier frangais. 9, 16, 23, 30 Decembre. L’Epoque. Mars 13, 14, 20, 30. Avril 1,3, 6, 8, 10, U, 12, 13, 14, 15, 16, 18, 19, 20, 22. Mai 1, 17, 23, 24, 28, 29, 30. Juin 3, 5, 6. Juillet 3, 20, 28. Aout 2, 4, 8, 9, 10, 13, 17, 22. Septembre 3, 13, 19. Novembre 3, 4, 5, 8, 10, 15. 1866 Revue des Deux Mondes. ler F6vrier: Les Moeurs et le Theâtre en 1866. Revue des Cours littiraires. 17 Fcvricr: Le roi Saint-Louis et le sire de Joinville; 15 septembre: Bourdaloue, la Morale et la Politique chre-tiennes. Courrier franţats. Janvier 6, 13, 20, 27. Fevrier 3, 17, 24. L’lîpoque. 21 Fcvrier. Journic. 5 Mai. Nain-Jaune. Mai 23. Juin 2, 9, 13, 23, 27. Juillet 4, 18. Septembre 1, 15, 19, 26, 29. Octobre 3, 10, 17, 24, 27. Novembre 3, 14, 24. Decembre 2, 9, 20, 30. 1867 Lc Journal dc Paris. Fond6 au mois de Mai 1867, quotidien. Nain-Jaune. Janvier 3, 27. Fcvrier 7, 10, 17, 24. Mars 3, 7, 17, 24. Avril 4, 11. 1868, 1869 Journal dc Paris. 160 1870 La Presse. Octobre 1,3, 8, 10, 11, 12, 15, 18, 19, 20, 21, 2-1, 26, 27. La Patrie. Octobre 21, 27, 23. Novembre 3, 4, 6, 7, S, du 12 au 30. Decembre 1, 7, 9, 11, 13, 14, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 28, 30, 31. 1871 La Patrie. Janvier 1,2, 3, 4, 7, 9, 19. Journal de la Vienne. Fcvricr 6. La Patrie (de Bordeaux). Fcvricr 25, 28. Mars 4. Le Figaro. Septembre 8. Journal dc Saint-Petersbourg. Juin 11, 18, 20, 25. Juillet 19, 26. Aout 10 30. Septembre D, 21, 27. Octobre 11, 15, 22, 28. Novembre 13. Decembre 8, 27. 1872 Revue des Deux-Moudes. Vr Juin: Le Mariage d'un savant (Journal d’Am-pere). Paris-Joumal. Janvier 7, 9, 11, 13, 15, 19, 21, 23, 25, 27, 29, 31. Fevrier 2, -1, fi, 8, 10, 12, 14, 16, 18, 20, 22. Mars 1, 3, 5, 7, 9, 11, 15, 17. 19, 21, 25, 27, 29, 31. Avril 6, S, 20, 2-1. Mai 8, 14, 16,24. Octobre lfr. Novembre 7. 1873 Jii'viic dis Deux Montles. Septembre 15. Paris-Journal. T.cs fi premiers mois: tous les deux jours. Aout 7. Septembre 29. Octobre 2, 5, 10. Decembre 3, 17, 20. 1874 Paris-Journal. Fevrier 15, 26. Mars 4, 23. Avril 1, 18, 26. Septembre 19. Octobre 11, 15. Novembre 15. 1875 Pat is-Journal. Janvier 17, ÎS, 21. Fevrier 2, 8, 12. Avril 21, 28. Mai 12, 13. Juin 29. Octobre 4, fi. 1876 Paris-Journal. Janvier 17, 28. Mars 9, 14, 21, 24. Figaro. Decembre 31. 1877 Paris-Journai. Juin 5, 8 14, 17. Octobre 9. Le Salul. Fevrier 25. Mars 2. 161 1878 Rtvuc de France. lrr Mai (Les IlHisions monarcliiques). 1879 Revue de France. V Septembre (Questions politiques ct legislatives: la fin d’une constitution). Paris-Journal. Juillet 17. Globe. Mai 8, 14, 31. Juin 7, 16. Figaro. Juillet 29. Gaulois. Septembre 5, 16, 18, 20, 23, 25, 30. Octobre 2, 4, 7, 9, 11, 14, 16, 18, 21, 23, 25, 28, 30. Novembre 4, 6, 8, 12, 14, 16, 22, 25, 29. Decembre 2, 3, 5, 13, 16, 21, 23, 25, 26, 27. 1880 Revue Bleue. 17, 31 Janvier; 14, 28 Fevrier; 13, 27 Mars; 10,24 Avril; 8,'23 Mai; 5, 19 Juin; 17, 31 Juillet; 14, 28 Aout; 11, 25 Septembre; 16 Octobre; 6, 20 Novembre; 4, 18 Decembre. Gaulois. Janvier 3,6,8, 11, 13, 15, 17, 18, 20, 23, 28, 29, 31. Fevrier 3, 5, 7, 10, 15, 20, 22, 24, 26. Mars 1, 4, 8, 11, 14, 18, 21, 25, 28, 31. Avril 4, 8, 12, 16, 24, 29. Mai 2, 6, 13, 20, 24, 27, 30. 1881 Revue Bleue. 1, 15, 22, 29 Janvier; 12, 26 Fevrier; 12, 26 Mars; 2, 9, 23 Avril; 7 Mai; 18 Juin; 2, 16, 30 Juillet; 13, 27 Aout; 10, 24 Septembre; 8, 22, 29 Octobre; 5, 19 Novembre. Figaro. Janvier 30. Fevrier 5, 12, 19. Avril 2, 12, 16. Juillet 7, 19. Aout 13. Septembre 10, 17, 26. Octobre 3, 8, 10, 17, 24, 31. Novembre 7> 14, 21, 28. Decembre 5, 12, 26. 1882 Revue Bleue. Avril 22, 29; Mai 6; 15 Juillet; 4, 11 Novembre; 2, 16 Decembre. Figaro. Aout 6; Decembre 16. Voltaire. Mars 18, 29. Avril 13, 21, 26. Mai 10, 31, 25. Juin 21, 16, 7. Juillet 5, 19, 28. Aout 9, 23. Septembre 6, 20, 27. Octobre 12, 25. Novembre 8, 22, 29. Decembre 14, 27. 1883 Revue Bleue. 6 Janvier; 10 Fevrier. Voltaire. Janvier 6, 9, 31. Fevrier 17. Mars 7. Avril 18. Mai 2, 17, 31 Juin 14, 28. Juillet, 6, 12. Aout 9. Octobre 11. Decembre 6, 20. Les Debats. Les feuilletons dram'atiques: Fevrier 5, 12, 19, 26. Mars, 5, 1G2 12, 19. Avril 2, 9, 16, 23, 30. Mai 7, 21, 28. Juin -I, 11, 18,25. Juillet 2, 9, 15, 23, 30. Aout 6, 12. Octobre I, 8, 15, 22, 29. Novembre 5, 12, 19, 26. Decembre 3, 10, 17, 2-1, 31. 1884 Voltaire. Janvier 13, 31. Fevrier 21. Mars 6. Avril 3, 8, 17. Mai 2, 15. Septembre 6, 13, 18, 20. Octobre 16, 20. Novembre 2, 13. Les Debats. Les feuilletons dramatiques: Janvier 7, M, 21, 28. Fevrier 4. II, 18, 25. Mars 3, 10, 17, 24, 31. Avril 7, 12, 15, 21, 28. Mai 5, 12. 19, 26. Juin 3, 9, 16. Juillet 18, 21. Aout 24. Septembre 1, 8, 15, 225 29. Octobre 6, 13, 15, 22, 29. Novembre 3, 10, 17, 24. Decembre 1, 8. 15, 22, 29. 1885 Voltaire. Janvier, 29. Les Debats. Les feuilletons dramatiques: Janvier 5, 12, 19, 26. Fevrier 2, 9, 16, 26. Mars 2, 9, 16, 23. Avril 13, 20, 27. Mai -1, 11, 18, 26. Juin 1, 8, 15, 22. 1886 Revue Bleue. Mars 13. Les Debats. Mars 2, 17. Octobre 7, 13. Novembre 1, 22. Decembre 4. 1887 Revue Bleue. Octobre 1. Decembre 17, 13. Figaro. Septembre 10. Gaulois. Aout 7. I.cs Debats. Decembre 10. 1888 Les Debats. Juillet 15. Novembre 13. La Lanterne (Supplement) K' Juillet. 1889 F.cho de Paris. Fevrier 19 (sur le general Boulanger). Les Debats. Septembre Le centenaire des Debats: un article sur Victor Hugo et les Bertin. 1890 Abeille de Fontainebleau. Mars 28. Gaulois. Avril 3. Annahs politiques ct litteraires. 9 articles. 1891 Les Debats. Aout 5 et 12 (articles posthumes). LES VOYAGEURS FRANGAIS Grece au-XIXc siecle (1800-1900) Avec une preface dc JI. Guslave I'ougeres A monsieur SPIROU C. HA RET Ministre de l’instruction Publique de Roitmame Ce livre est respectueusement offert et dedic par l’auteur. PREFACE II est vraiment singulier que la Grece, conquise et possedee pendant deux cents ans par des croises franţais, n’ait ete reellement connue de la France qu’au XIX'’ siecle. Les barons champenois, princes de lloree et d’Achai'e, avaient du moins l’excuse de leur seigneuriale ignorance: ils ne lisaient — et pour cause — ni Homere, ni Thucydide; ils n'etaient pas archeologues. Les ducs d’Athenes se logeaient dans les marbres de l’Acro-pole sans souci de Phidias ou de Pericles; ceux d’Argos et de Sparte igno-raient leurs predecesseurs Agamemnon et Leonidas. Le grec que parlaient ^curs manants indigenes n’etait pour eux qu’un inintelligible „griphon". Ils ne virent dans la Grece qu’un fief inconfortable. Mais les humanistes qui suivirent, formes par des Grecs emigres de Constantinople, ne montrerent pas plus de curiosite. Les plus fervents classiqucs etaient aussi les plus sedentaires. II leur suffisait d’explorer dans leur cabinet les chefs-d’oeuvre d’une contree toute litteraire. La Grece leur apparaissait comme un pays ideal, une region elyseenne, liantee par des ombres heroîques dont ils notaient avec veneration les gestes et les propos. C’etait comme un culte domestique des ancetres, celebre dans l’intimite du lararium. On ne soupţonnait guere qu’il existait une Grece concrete, cadre reel de cette antiquite tant admiree qui avait vecu lâ avant i < î 11 > ■ n’avait ji.ts dc voilcs pour lui. ..Cest la, «iii \’i 1 !■ in.lin \ ce qu’il a noimile niodesteinent /e Modon, Cliateauliriand entreprit la traversei' du l’elo-j'one.-e. dans 1111 cquipage cj 11 i ne manque pas de rouleur locale Mu tete il v avait le postillon grec â cheval, teiiant en laisse un autre cheval, <]ui devait servir de remonte; suivait. ensuite. un janis-aire, Ie turiian en tete, deux pis-tolets et 1111 pojenard â la cejnture, un salin- au cote et un foii’-t â la inain pour faire avanrer l--s clievatix du postillon; nait enfin Cliateauliriand, arme comme le janissaire, 1 \ j!lr ::uin, l.i tn'ui:' n: .Un:': Ch imul, p. H'>. : ('ii.iî* .-.'i! i:\r.it j.-f , I, p. »]. portant de plus un fusil de chasse; le domestique Joseph fermait la marche ... II passa par Coron 1, ou il fut l’hote du consul de France, Vial, ct prit le chemin dc Tripolizza 2, capitale de la Moree, ou il devait voir le pacha pour en obtenit le firman de poşte necessaire au passage de l'isthme de Corinthe. Son entrevue avec le pacha fut des plus amusantcs et les details, que le voyageur cite tout au long sont tres instructifs pour la con-naissance de l’epoque. De Tripolizza, Chateaubriand passa en Laconic3, ou il visita les ruines d’Am}'clee et celles de Sparte, qu’il avait, d’apres la lecture d’un passage de Pouqueville mal interprete cru reconnaître dans le petit village de Mistra ; apres de pathetiques recherches, il les trouva, enfin, non loin delâ4 etlaissacouler le flot de son enthousiasme et de ses reflexions pleines d’une tristessc non depourvue de grandeur, sur l’ecroulement des choses humaines. II traversa ensuite l’Eurotas, apres avoir bu de son eau selon son habitude 5. II passa la nuit du 18 aout, sur les bords de ce fleuve, comme dans un enchantement. „Je m’enveloppai, ecrit-il dans mon manteau et je me couchai au bord de l’Eurotas sous un laurier. La nuit etait si pure et si sereine que la Voie Lactee formait comme une aube refle-chie par l’eau du fleuve et â la clarte de laquelle on aurait pu lire. Je m’endormis, les yeux attaches au soleil, ayant precisement au-dessus de ma tete la belle constellation du Cygne de Leda. Je me rappelle encore le plaisir que j’eprou-vais autrefois â me reposer ainsi dans les bois de l’Amerique, 1 Le souvenir de son passage dans Ia Messenic est reste dans Ia des-cription qu’il a faite de cette provincc dans Les Martyrs, troisieme edition, I, p. 8-42 et 43. ,, 2 Une description detaillee de cctte viile a etc donnee par Pouqueville dans son Voyage cn Moree% 3 Une description dc la Laconic voir dans Les Martyrs, t. II; troisieme edition, p. 338. 4 Cette opinion avait pourtant etc tres justement exprimec par Spon, rabbe Fourmont, Leroi, d’Anville. • 5 ChateaubrîaTul, Itineraire, pl09. Voir un autre passage: „Je mc suis toujours fait un plaisir de boirc dc l'eau. des rivieres celebres que j'ai pas-sees dans ma vie: ainsi j’ai bu des caux du Mississipi, de la Tamise, du Rhin, du P6, du Tibrc, de l’Hurotas, du Cephise, de THcrmus, du Grani-que, du Jourdain, du Nil, du Tagc et dc rEbrc". 0 Chateaubriand, Itineraire-, I, p. 119. 107 et surtout â me reveiUer au milieu de la nuit. J’ecoutais le bruit du vent dans la solitude, le bramement des daims et des cerfs, les mugissements d'une cataracte eloignee, tandis que mon bucher â demi eteint rougissait en dessous le feuil-lage des arbres. J'aimais jusqu’â la voix de l’Iroquois, ldrs-qu'il elevait un cri du sein des forets et qu'â la clarte des etoiles, dans le silence de la nature, il semblait proclamer sa liberte sans bornes. Tout cela plaît â vingt ans, parce que la vie se suffit pour ainsi dire â elle-meme et qu'il y a dans la premiere jeunesse quelque chose d’inquiet et de vague qui nous porte incessamment aux chimeres, ipsi cibi somnia fin-gunt; mais, dans une âge plus mur, l’esprit revient â des gouts plus solides; il veut surtout se nourrir des souvenirs et des exemples de l’histoire. Je dormirais encore volontiers au bord de l’Eurotas ou du Jourdain, si les ombres heroiques des trois cents Spartiates, ou les onze fils de Jacob doivent visiter mon sommeil; mais je n'irais plus chercher une terre nouvelle, qui n'a point ete dechiree par le soc de la charrue ; il me faut â present de vieux deserts qui me rendent â volonte les murs de Babylone, ou les legions de Pharsale, grandia ossa ! des champs dont les sillons m’instruiraient et ou je retrouve, homme que je suis, le sang, les larmes et les sueurs de l’homme." Parti le lendemain, il passa en Argolide et â midi s’arreta dans le gros village de Saint-Paul, qui venait d’etre le theâtre d’un evenement tragique. Une jeune fille restee orpheline avait ete envoyee par ses parents â Constantinople, ou ele apprit le turc, l’italien et le franşais; de retour dans son village, on la soupţonna de complaisance pour les etrangers. Les paysans decidant de la faire perir, se procurerent d’abord l’argent demande par l’autorite pour le meurtre d’un chre-tien, puis assommerent, une nuit, la malheureuse. Mais le pacha fit ensuite des difficultes et demanda une plus grosse indemnite pour une jeune fille qui avait eu de la beaute, de l’education et avait tant voyage 1. Le 20, au lever de l’aurore, Chateaubriand etait deja â Argos, dont les ruines ne lui parurent pas repondre â la gran- 1 Chateaubriand, Itineraire, p. 122, 3. 108 deur d’un nom si glorieux Dans cette viile il fit la connais-sance du medecin grec Avramiotti, celui lâ meme qui allait tant critiquer son Itineraire Apres une courte inspection des ruines de Mycenes3, qu’on commenşait â connaître par les fouilles de lord Elgin, apres une visite au tombeau d’Agamemnon et apres avoir laisse en route Nemee, il arriva â Corinthe qu’il visita sans, toutefois, monter jusqu’â l'Acrocorinthe, dont l’acces etait defendu aux voyageurs par les Turcs. A Dervene, Chateaubriand montra au commandant turc le sauf-conduit que lui avait remis le pacha; on l’invita â boire du cafe et â fumer la pipe. Pour lui prouver que sa carabine portait loin, le commandant en tira un coup sur un paysan qui montait la colline. Le paysan fut blesse et pour le guerir on lui donna encore cinquante coups de bâtons. Ce fait jette une lumiere eclatante sur la maniere dont les Turcs gouvernaient le pays 4. Apres avoir visite Megare, ou il pratiqua un peu la mede-cine, Chateaubriand fit enfin, le 23 aout, son entree dans cette Athenes qu’il avait tant de fois evoquee. Cette entree par la voie sacree prend sous la plume de l’ecrivain l’impor- 1 Elles avaient deja ete decrites par Chandler en 1756, I’abbe Fourmont en 1746 et Pellegrin en 1719. 2 Cet Avramiotti publia une brochure intitulee: Alcuni censi critici, qui se rapporte â la premiere pârtie de VItineraire : elle fut publiee âPadoue en 1817. On cn trouve un resume dans les Annales encyclopediques de Millin, 1817, t. XX, p. 158, et t. III, p. 372. Le bon Millin dit excellemment:„M. Avra-miotti peut avoir raison; mais il n’a jamais raison sans aigreur". II conteste â Chateaubriand la connaissance de la geographie, du grec, de l’histoire de la mythologie; il lui cherche querelle sur des details futiles; il nie par exemple l’authenticite de l’entrevue de Ch. avec le pacha de Tripolizza; il lui reproche d’avoir omis certaines choses (le moyen de tout voir en dix-neuf jours!) et d’avoir inventc des histoires anecdotiques, de toutes pieces. En somme, c’est une critique quelquefois assez fondee, mais qui perd sa valeur par l’impertinence du ton et par l’importance exageree donnee aux details. Chateaubriand avait declare dans la preface qu’il n'avait aucune pretention â ’erudition; il faut donc considerer son Itineraire comme un voyage purement pittoresque. Cette brochure a un autre merite. Son existcnce, â elle seule, rend inutile la discussion sur l’authenticite du voyage de Chateaubriand en Grece. On 1'avait pourtant mise en doute. 3 Sur Mycenes cf. Fauvel dans ses Memoires; l’abbe Fourmont; de Monceaux. Choiseul-Gouffier cn possedait des dessins. 4 Chateaubriand, Itineraire, I, p. 146. 189 tance d’un rite solennel: „Nous commenţons, ecrit-il 1 â defiler en silence par la Voie sacree: je puis assurer que l’initie le plus devot â Ceres n’a jamais eprouve un transport aussi vif que le mien. Nous avions mis nos beaux habits pour la fete; le janissaire avait retourne son turban, et par extraor-dinaire on avait frotte et panse les chevaux." A Athenes, il fut reţu par le celebre consul de France, Fauvel, qui le pilota, lui, comme tant d’autres, â travers les monuments antiques; quatre jours lui suffirent pour en avoir une juste impression 2. II quitta Athenes, non sans mettrc quelque affectation dans ses regrets: „J’etais bien aise, ecrit-il, de quitter Athenes de nuit; j’aurais eu trop de regret de m’eloigner de ses ruines â la lumiere du soleil; au moins, comme Agar, je ne voyais point ce que je perdais pour toujours." Arrive â Keratia, il y fut retenu par une malen-contreuse fievre: „Me voir tout â coup arrete par un accident. La fievre me retenait â Keratia, dans un endroit inconnu dans la cabanc d’un Albanais! Encore si j’etais reste â Athenes ! Si j’etais mort au lit d’honneur, en voyant le Parthe-non !" La fievre tomba, heureusement, Chateaubriand peut s’embarquer le 29 et continuer son voyage vers Jerusalem. Telles sont les notes de voyage de Chateaubriand; c'est une poudre d’or jetee sur un texte un peu sommaire. Son passage en Grece fut court; en dix-neuf jours il traversa rapidement le pays de Modon â Athenes, dans des conditions excellentes et avec des facilites explicables. Si, par consequent, ces notes manquent un peu d’observation, de details topiques, elles rachetent ce defaut par la magnificence des descriptions 1 Chateaubriand, Itineraire, I, p. 164. 2 Sur cc fameux antiquaire il faut lire la biographic tres miiiutieuse que lui a consacree M. Ph.-E. Legrand dans la Revue archeologique, 1897 janv—fev., p. 4 1; mars—avril, p. 185; mai—juin, p. 385 (t. XXX) et juillet —aout, p. 94; sep. —oct., p. 185 (t. XXXI). Ne en 1753, il fut envoye avec l'ingenieur Foucherot en Grece, par le comte de Choiseul-Gouffier, qui composait alors son Voyage en Grece. Le Ier fevrier 1781, apres maintes aventures, ils arriverent â Athenes. Lorsque Choiseul fut nomme ambas-sadeur â Constantinople, Fauvel fit pârtie du briliant cortege d’artistes, de lettres et d’erudits qui le suivit en Orient. Nomme plus tard consul k Athenes, il y resida jusqu’â l’Epanastase, rendant d’incalculables services aux voyageurs de passage en Grece et s’occupant avec bonlieur d'archeo-logie. II mourut en 1838 â Smyrne, le vice-consulat d’Athenes ayant et6 supprime en 1831. IDO et la beaute du style dc l’un des plus grands poetes du siecle. L’Itineraire de Chateaubriand, si succinct qu’il soit (dans la pârtie reservee â la Grece), a donc le merite d’avoir presque invente le modele de la litterature des voyages pittoresques, qui allait se developper brillamment; mais il ne faut pas non plus oublier un autre merite qui n’est pas moindre. II a donne le branle â un mouvement de curiosite pour la Grece, au point de vue pittoresque et classique — ceci n’etait pas absolument nouveau —, mais aussi au point de vue naţional. Pour Chateaubriand il n’y avait pas seulement la Grece; il y avait aussi les Grecs. II n’admirait pas seulement les ruines d’Athe-nes, il s’interessait aussi aux descendants de cette race glo-rieuse qui a engendre tant de chefs-d’oeuvre. II fut donc un des promoteurs du mouvement philhellenique, qui allait donner de si beaux resultats pratiques. Ses sentiments envers les Grecs et leurs tyrans, les Turcs, furent eprouves par tout le monde en 1825, il fut un des premiers qui protesterent contre le despotisme turc. Voici quelques passages de son Itineraire : „Le reste de ces champs devastes appartient â des Turcs qui possedent trois ou quatre miile pieds d’oliviers et qui devorent dans un harem â Constantinople l’heritage d’Aristo-mene. Les larmes me venaient aux yeux en voyant les mains du Grec esclave inutilement trempees de ces flots d’huile, qui rendaient la vigueur aux bras de ses peres pour triom-pher des t\-rans." 1 Ou ailleurs 2: „L’Attique, avec un peu moins de misere, n’offre pas moins de servitude. Athenes est sous la protection immediate du chef des eunuques noirs du serail. Un disdar, ou comman-dant, represente le monstre protecteur aupres du peuple de Solon. Ce disdar habite la citadelle remplie des chefs-d’oeuvre de Phidias et d’Ictinus, sans demander quel peuple a laisse ces debris, sans daigner sortir de la masure qu’il s’est bâtie sur les ruines des monuments de Pericles, quelquefois seulement, le tyran automate se traîne â la porte de sa taniere; assis, les jambes croisees sur un sale tapis, tandis que la fumee de sa pipe monte â travers les colonnes du temple de 1 Chateaubriand, Itineraire, t. I, p. 41. a Itineraire t.T, p. 257. 191 Minerve, il promene stupidement ses regards sur les rives de Salamine et sur la mer d'Epidaure." II reconstituait meme, en reve, une Grece independante, â sa guise 1: „Je me figurais qu’on m'avait donne l’Attique en souverainete. Je faisais publier dans toute l'Europe que quiconque dtait fatigue de revolutions et desirait trouver la paix, vint se consoler sur les ruines d’Athenes ou je promet-tais repos et surete, j’ouvrais des chemins, je bâtissais des auberges, je preparais toutes sortes de commodites pour les voyageurs; j’achetais un port sur le golfe de Lepante, afin de rendre la traversee d’Otrante â Athenes plus courte et plus facile. On sent bien que je ne negligeais pas les monu-ments, les chefs-d’oeuvre de la citadelle etant releves sur leurs plants et d’apres leurs ruines; la viile entouree de bons murs etait â l’abri du pillage des Turcs. Je fondais une Univer-site ou les enfants de toute l'Europe venaient apprendre le grec litteral et le grec vulgaire." On voit donc par ce passage que Chateaubriand fut non seulement un des premiers philhellenes, mais aussi le premier promoteur de YEcole frangaise d’Aihenes ... §6 et §7 Nous devons Les lettres sur la Moree de Castellan 1 â une circonstance particuliere qu’il importe de preciser. Le sultan, voulant faire edifier une forme pour radouber les vaisseaux de ligne, â l'instar de celle construite par Grog-nart â Toulon, invita celui-ci â venir â Constantinople, mais trop âge, il declina l’invitation et le gouvernement franţais envoya â sa place un autre ingenieur, Ferregeau, avec une equipe de collaborateurs: c'est precisement en qualite de dessinateur que Castellan fut compris dans cette mission. Des evenements imprevus empecherent la construction pro-jetee. Castellan profita pourtant de ce voyage pour prendre des dessins des monuments vus, des positions pittoresques ţ Chateaubriand, Itineraire, 1.1, p. 240. 1 Lettres sur Ia Moree et les îles de Cerigo, Hyâra et Zante par S.-E. Castellan (avec vingt-trois dessins dc rauteur, graves par lui-memc et trois plâns), Paris, H. Agassc, 1808, 2 partics en I voi. in-8°. 102 aperţues en passant, et pour recueillir des notes sur les choses qui l’interessaient; malheureusement il ne put publier son manuscrit que tard, apres la publication du Voyage cn Moree de Pouqueville: „J’ai ete oblige, ecrit-il, de supprimer du mien tout ce qui n’aurait ete qu'une repetition fastidieuse et qu’on aurait pu prendre pour un plagiat." Ces lettres, ecrites â la fin du XVM> siecle (la premiere etant datee du 24 decembre 1796), ne parurent qu’au commencement du XIXe; elles entrent donc dans le cadre de notre sujet... Le premier volume debute par une description, assez detail-lee et avec dessins â l’appui, du port San Nicolo, de la grotte formee par des stalactites, des ruines du temple de Venus, que les habitants nomment le Palais de Menelas, des ruines de l'ancienne viile de Cythere, en un mot, de tout ce qu’on pouvait voir de remarquable dans l'île de Cerigo 1, qui fut la premiere etape du vo3'ageur (Lettres III et IV). Nous pas-sons ensuite â Napoli de Malvoisie 2, qui possede d'interes-santes constructions polygonales que le celebre geographe Bărbie du Bocage considerait comme la citadelle de l'ancienne viile d’Epidaurus-Limnera; le vo3^ageur poussa ensuite son exploration jusqu’aux grottes, qui se trouvent dans les mon-tagnes escarpees dont la cote est bordee et qui sont habitees par des Morai'tes; quelques pages memes nous renseignent sur les moeurs de ces nomades 3 (Lettres V — VIII). Apres une course â l’interieur du paj^s, riche d’informa-tions sur les habitants, sur les productions du sol etc., nous retrouvons Castellan â Hydra, ou, quoique mal recu il se plaît. „A Hydra on reconnaît, ecrit-il4, le caractere grec dans toute son energie; les Hydriotes sont gais, vigoureux et actifs: leur viile s’agrandit tous les jours; les maisons propres, aerees, font presumer une honnete abondance." Et ce premier volume nous mene jusqu’â la vue d’Athenes. „II y a une lacune, ecrit Castellan en commcnţant son deuxieme volume, qui comprend l’espace de plusieurs mois 1 Castellan, op. cit., I, p. 21 sqq. XJne carte de Bărbie du Bocage donne une pârtie de l’île. Un dessin nous donne les costumes des hommes et des lemmes. 2 Castellan, op. cit., I, p. 39. Avec un dessin de la rade de Malvoisie de Barbi6 du Bocage. 3 Castellan, op. cit., I, p. 58. 4 Castellan, op. cit., I, p. 9i. 1S3 — le rcstc dc notre voyage par mer, depuis le cap Sunium jusqu’â Constantinople — lc sejour â Constantinople et la traversee de Constantinople â Coron." Ce livre debutc donc par une description de Coron (lettre XIV* du ÎS juin 1797) avec une pittoresque anecdote sur la juslice turque, des details sur les moeurs des Maînotes et le recit d’une visite au bcy. Deux autres lettres (XIX1’ — XXIII') nous decrivent ensuite Modon, Navarin 2 ct la viile de Philatrea3. L’avant-dernierc (la XXIVC) du 6 juillet, nous proniene cn vue des cotes dc la Moree jusqu'â Zante et la derniere nous retient dans cettc îlc, 0Î1 nous trouvons une connaissance: Guj’s, le consul dc France. Ces interessantes lettres sur la Moree, si elles pâlisscnt un peu â cote de l’ouvrage dc Pouqueville, ont du moins le merite d’etre ornees de dessins pris par un connaisseur. On v trouve aussi des sentiments sympathiques aux Grccs ct s’ils nc sont peut:etre pas suffisamment accuses, la haine contrc les Turcs — une haine d’artiste — s'y montre catego-riquement. „Ils ne sc donnent pas la peine dc tailler des pierres, ecrit-il4; ils demolissent des superbes edificcs anti-ques ct se servent des materiaux pour construire des baraqucs. J’ai vu les ruines d’un temple de la plus riche architccture, des blocs de granit, des marbres precieux, des bas-reliefs, et des ornements du plus beau fini, servir â construire une digue grossiere qui detournait les eaux d’un ruisseau pour faire tourner les roues d’un miserable moulin cn bois !" 5 Encourage par ie succes dc ses Leltres sur la Moree, Castellan leur donna une suite avec ses Lctlres sur la Grece, VHcllesponl et Constantinople °. Malheureusemcnt, deux sculcs lettres du commencement ont trăit aux îles de l’Archipcl: les 1 Castellan, op. cil., t. JI, p. 27, ct suiv. 2 Castellan, op. cit., t, II, p. 79. 3 Castellan, op. cit., t. II, p. 101. 4 Castellan, op. cil., t. If .p.66. 5 Une analvsc de ces Lettres est dans les Aunales des Voyagcs, ISO9, t. III, p. 130. 6 Lettres sur la Grece, VHeUesponl et Constantinople, faisaht 'suite aux lettres sur la Moree par A.-L. Castellan (avec 20dessins dc l'autctir; graves par liii-meme et deux planclics) en deux partics, Paris, H, AgaSsd, 1811, I voi. in-Sc. • 1 194 Ies îlcs Macronis, Zea, Gyaros, Negroponte, Ipsara, Mvtilene ct Tenedos; le reste nous donne Ia description des Darda-nellcs et de Constantinople. §8 Le Voyage dans le Levant du comte de Forbin 1 est plus reinarquable par ses planches que par son texte. JI. de Forbin a voyage en artiste, et c'est sur la marge meme de ses dessins qu'il a note ses observations. Parti au mois d’aout 1817 sur un des bâtiments qui formaient la division du Levant, il arriva le 2 septembre â Milo, visita l’île de l’Argentiere, et arriva le 6 septembre au Pirec. Son sejour â Athenes fut assez court; s’embarquant le 23 septembre, nous le trouvons le 28 â Constantinople pour se diriger ensuite vers l’Asie Mineure, vers Jerusalem et vers l'Fgyptc. Les dessins pris cn Grece par le comte de Forbin sont malhcureuscment peu nombreux; une planche nous donne les ruines du theâtre de Milo, une autre les ruines du temple de Jupilcr Olympien â Athenes et, enfin, la derniere repre-sente l’enlrec du Bazar d’Athenes. §9 Lc militaire dans Vempire othoman du baron Felix de Bcaujour quoique publie seulement en 1829, fut compose beaucoup avant cette date. „J’allai, ecrit le baron, pendant la Revolution franţaise dans la Grece pour y chercher des ruines et des souvenirs; j'y portai des illu-sions chamiantes et je les perdis toutes, en arrivant. II fallut alors ni’occuper de tout autre objet quc de celui de mon *■ dans le Levant par M. le comtc de Forbin, Paris, de 1’impri- nn'rie Koyale 18 19 un in-folio, avcc SO planclies. 2 militaire dans Vempire othoman ou description de scs /ren- tihes et de ses principales defenses, soit uaturelles, soit artificielles, avec cinq cartes gt'ographiques, par le baron Felix de 33eaujour, Firmin-Didot, 1S29, 2 voi. in-S°. 195 voj'age." A son retour, il publia son Tableau du commerce de la Grece \ gardant pour lui ses notes militaires et topogra-phiques sur la Turquie, qu’il jugeait alors politique de ne pas publier, la Turquie etant l'alliee de la France. Apres une nou-velle inspection faite en 1817 dans les Echelles du Levant, par ordre du gouvernement, Beaujour se decidă enfin â publier son manuscrit, d’autant plus que le sujet avait deja ete effleure par d’autres. Ce gros travail se compose d’une description detaillee des lignes strategiques et des forteresses de la Turquie, telles qu'elles etaient jusqu’en 1817 ... Le premier tome (livres I, II, III) est exclusivement consacre â la Grece; le premier livre s’occupe de la Moree, de ses routes, de ses forteresses, et un chapitre special (ch. IX) trăite de la maniere de defendre et d’attaquer la Moree; la conclusions en est que la Moree est aussi facile â defendre que la Grece l’est peu 2. Le deuxieme livre est reserve â l’Attique, trois pages sont consacrees aux ruines d’Athenes3. Le troisieme, et le dernier, trăite du littoral ionien de la Grece, ou de la Grece occidentale; un chapitre de ce livre s’occupe de la Grece en general, de sa structure, de sa population et de son systeme defensif 4. Le livre de Beaujour est emaille d’observations tres sensees et tres justes — si justes, qu'on se demande quelquefois si elles n'ont pas ete ecrites apres coup. Ces lignes, par exemple, si elles dataient d'avant 1820, paraîtraient presque prophetiques 5: „Les Grecs qui vivent aujourd’hui dans la Grece sous les joug des Turcs, ressemblent â ceux qui vivaient autrefois dans l’Asie Mineure sous le joug des Perses: ils hai'ssent tous egalement leurs oppresseurs, mais ils ne s’ai-ment pas entre eux: leurs haines et leurs dissensions actuelles prouvent la perpetuite du meme esprit qui dechira l’empire des Paleologues et qui le livra au joug des Turcs. Jamais, pour s’en affranchir, ils n’agiront de concert ni avec cet 1 Tableau du commerce de la Grece, forme d’apres tine aimee moyene depuis 1787 jusqu’ă 1797 par F. Beaujour, Paris, imprimerie de Crapelet, an VIII, 2 voi. in-8°. 2 Beaujour, Voyage ..., I, p. 98. 5 Beaujour, op. cit., I, p. 108—110. 4 Beaujour, op. cit., I, p. 350. 5 Op. cit., I, p. 356. 196 esprit d'ensemble qui peut seul assurer le succes. La liberte ne peut leur vanir que d’une main etrangere; et l’Europe civilisee leur doit ce grand bienfait en reconnaissance de tous ceux qu’elle a re?u de leurs peres: elle le doit meme â la dig-nite de l'espece humaine. Ouând on voit une si belle race d'hommes ainsi degradee, il semble que la terre est depouillee de son plus bel ornement et que le .genre humain doit etre en deuil." 1 Ouant â l’illegitimite de la domination turque, Beau-j our etait de l'avis de M. de Bonald. „Le gouvernement turc, ecrit-il2, est un gouvernement despotique etabli sur la Grece par la violence et qui n’est point legitime par le droit, puis-qu’il ne s’est point modere. La force, qui l'a etabli, peut donc le renverser." Et il condu t que la seule forme de gou-vemement qui conviendrait â la Grece serait le gouvernement federatif ...3 §10 Mentionnons le voj’age du comte James de Pourtales en Grece (1817) qui, quoique inedit encore, nous est connu par l'analyse et les extraits que nous en a donnes M. Salomon Reinach4. Parti de Naples le 19 fevrier 1817, le comte de Pourtales visita Sainte-Maure, ou il vit „sur un rocher assez. etendu les restes de l’antique Leucade"; se rendant ensuite â Patras, le 22 mars, il visita Delphes, Livadie, Thebes et entra le 27 mars â Athenes, qu’il trouva „bien laide, bien sale et bien mal bâtie." II fut conduit parmi les ruines d’Athenes par Gropius et Fauvel. Apres avoir fait une excursion au Piree, â Marathon et â Eleusis, le voyageur partit le 10 avril pour Constantinople; â son retour il visita Alexandrie Troas, Mytilene, Chio, Sunium, Athenes, Megare, Corinthe, Mycenes, ou il dessina la Porte des Lions, et Tirynthe, ou il dessina les murailles cyclopeennes, Argos, Nemee, Patras (le 25 mai), Zante, pour arriver â Naples le 12 juillet. 1 Une autre page dans ce sens: Beaujour, op. cit., I, p. 371. f. 2 Beaujour, op. cit., p. 367. 3 Beaujour, op. cit., p. 370. 4 S. Reinach, Notes et ăocuments du comte James de Pourtales, Angers, imprim. A. Burdin, 1896, in-8°. 197 „Sa relation dc voyage, dit M. Salomon Reinach, est sans pretention, d’un style correct et simple, qui contraste agreablement avec l’emphase sentimentale alors de mode dans Ies recits de voyage ..." §11 Le T'cmîjŞr cn Gricc est l’ouvrage capital de Pouqueville 1. Apres la publication de son Voyage cn Moree, il fut nomme, en 1805, consul â Janina, aupres du fameux Ali-I’acha, visir de Janina. Les fruits de son long sejour dans cette viile furent ces si.\ volumes (cinq seulement dans la premiere edition), touffus, neufs en pârtie, pleins de dissertations geographiques ct ethncgraphiques, qui, parus juste au moment de la guerre de l’independance, furent reţus avec un ompressement aisement explicablc. Cet enorme travail nous offre un vaste tableau de l’etat de la Grece â cette epoque, tres interessant, mais non sans defauts 2. Ici, comme dans son Voyage cn Moree, Pouqueville ne s’est pas contente de nous raconter son voyage; il a cu la pretention dc nous donner une description complete du pays. Son observation etant forcement limitec, il dut recourir â celle des autres; decrivant des choses qu’il n’avait pas vues, il compulsa les recits des autres voyageurs. Au lieu de nous donner ainsi un expose succinct de ses observations personnelles, il nous offrit une vaste compilation, non â l’abri de tout reproche. „Une introduction variee, dit Lctronne une connaissance tres grande de l’etat actuel du pays et un talent peu coramun d’observation, voilâ les qualites qui le distinguent; mais il semble peu familier avec l’archeologie, la philologie ancienne et la connaissance des sourccs: or, comme au licu d’evitcr les discussions de ce genre, en se renfermant dans le cercle de ses connaissances, l’auteur en sort â chaque instant pour faire des excursions dans lc champ de l’antiquite, il a singulierement multiplie par lâ les chances 1 Vnyage ni Grece, avtc ca’ lc:, vues ct figures, 2 edit. revue corrigi'e ct augmentec cn 6 voi. par F.-C.-H.-L. Pouqueville. Paris, Didot, 1826 2 Pour Ia critique complete voir les articles dc Lctronne, dans Ic Jour-nai c!e Savant;, IS28, avril, p.2lS, c*t juillet, p. A2 l. 198 d’crreur. Aussi a-t-il commis une multitude de fautes, plus ou moins gravcs; et son Voyage de la Grire, s’il est le plus complct, est peut-etre cn meme temps, sous Ic rapport de l'erudition, un des moins exacts qui existent." Ces der-nieres lignes se rapportent evidemment â Plase, pour qui „cet ouvrage est lc plus remarquable dans ce genre qui eut ete public depuis la renaissance des lettres" — opinion que Pouqueville avait recueillie dans sa longue introduction 1. „Les autorites sur lesquelles je m'appuie dans mes disser-tations, ecrit Pouqueville, mettront le lecteur â meme de verifier que, sans agir au hasard, je me suis renferme dans les limites des connaissances que je possede". II n’en est rien ; par beaucoup d’exemples, Letronne a prouve que les citations de Pouqueville n’etaient pas verifiees sur les originaux. Voilâ â present un resume de son itineraire. Parii dc Paris, par Milan et Ancone, Pouqueville arriva â Raguse ou il sejourna du 27 novembre 1805 au 22 janvier 1806. II debarqua ensuite â Palerne, en Epire, et arriva â Janina lc 10 mars 1806, accompagne d’un officier d'Ali-Pacha. II entreprit de suite des recherches topograpliiques... Dans la construction cj'clopeenne de Gardiki, il crut recon-naître remplacement dc Yhicrou dc Dodone; dans l’enceinte cvclopeenne dc Castrizza, â environ trois lieues au sud de Gardiki, il crut rcconnaître l’enceinte de la viile de Dodone; ct, enfin, lc monastere de Locli, ou Heloppie lui părut occuper l’emplacement de Yhicrou de Themis. II n'entre pas dans notre sujet dc refuter ces allegations; il suffit de dire qu’il s’etait trompe Le troisieme livre conticnt neuf chapitres sur la region entre l’Aoiis ct l’embouchure du Drin, region â peu pres inconnuc avant Pouqueville; il s’avanţa meme jusqu’â Scodra, tres loin au nord des frontieres de l’Epire. Le quatri-eme livre nous donne une description detaillee dc la viile et du vallon d'Argyrocastron, du sangiacat dc Delvino (l’an-cicnne Chaonie), dc Buthrotum, une des plus anciennes villes d’Epire, ct du bassin de la Thyamis, qui prends sa source non loin dc Janina. Le cinquiemc livre s’occupe des bord 1 Pouqueville, op. cil., Introducticn, p. LXVI. 2 V. ;i cc propos Ch. Diehl, F.xcursions archeologiques ai Grecc, p. 66, ct I.ctronnc, Journal des Savanfs, 1S2S juillet, p. 425. 199 du golfe d’Ambracie, avec des descriptions de Nicopolis, Prevesa et du fameux pays de Souli; le sixieme finit la description complete de l’Epire. Avec le neuvieme nous entrons â peine en Thessalie, en suivant le cours du Penee et en passant par Trica (Tricala d’aujourd’hui), pour descendre par la vallee de Tempe vers Larisse, Volo, Cynocephales et examiner le champ de bataille des armees de Cesar et de Pompee, depuis Dyrrachium jusqu’â Pharsale. Les deux livres suivants nous conduisent en Acarna-nie, en Etolie, en Eolide, en Phocide et en Beotie. Les changements survenus en France en 1814 mirent fin i â la mission de Pouqueville â Janina; ce consulat etant sup-prime, il fut envoye â Patras. II dut donc quitter l'Epire apres neuf ans de sejour et de recherches enormes; son nou-veau poşte â Patras le fit revenir â ses anciennes etudes sur la Moree et il se livra lâ â des investigations, cette fois-ci, plus personnelles. Le douzieme livre nous donne une tres detaillee description de l’Achaie, de la Sicyonie et de Co-rinthe. Le troisieme se ciot par l’arrivee de l’auteur â Athenes. La description d’Athenes et d’Eleusis remplit tout le quator-zieme livre. L’Argolide et quelques evenements contempo-rains forment la matiere des deux livres suivants; le seizieme nous conduit en Elide; le dix-septieme en Arcadie et en Laconie. Les sixieme volume, enfin, s’occupe de l’ethnographie du pays, de l’administration turque, de l’agriculture, du commerce, de l'etat sanitaire, des richesses minerales, de la flore et de la faune du pays. Le tout forme, on le voit, un vaste repertoire de tout ce qu’on pouvait ecrire sur la Grece â cette epoque, avec, pourtant, une certaine pretention â la belle ecriture. „M. Pouqueville, dit malicieusement Mannert 1, qui ambitionne la reputation d’un ecrivain fleuri, couvre toute sa route de fleurs â travers lesquelles il devient tres difficile de reconnaître le sol ..." §12 Ambroise Firmin-Didot cultiva les lettres grecques avec une inlassable passion sous la direction de Boissonade et de 1 Mannert, Ccogr. ilcr. Gr. mul. Rom., t. VIII, Vorrede. 200 Thurot et ensuite sous celle du patriote grec Coray 1 â qui il dedia meme ses Notes d’un voyage fait dans le Levant2. Ecrites avant l’insurrection grecque, en 1816 et 1817, ces notes ne furent publiees que beaucoup plus tard, au beau milieu de la revolution ... „La Grece, s’ecrie-t-il dans la preface de son livre, la Grece, qui par ses nobles efforts se montre si digne de reprendre son rang parmi les nations civilisees, s’offre aux regards de l’Europe avec ses brillants souvenirs, sa religion, sa langue harmonieuse, son courage heroi'que et ses longues infortunes. Elle implore depuis trois siecles la reconnais-sance que lui doit le monde civilise par elle." Parti de Paris le 24 mars 1816 en qualite d’attache â l’ambassade de Constantinople, pour voyager plus facile-ment, il nous renseigne specialement sur Constantinople, sur l’Egypte, l’Asie Mineure et la Palestine, ne nous donnant que tres peu de details sur les cotes de la Grece, sur les îles comme Milo, Ceos, Tenedos, Samos, Lesbos, Rhodes, Chypre et sur quelques villes grecques de l’Asie (Cydonie et Halicar-nasse), avec des details sur les coutumes locales, des descrip-tions des monuments et meme avec des inscriptions recueillies par lui. II est regrettable que ces notes s’arretent au seuil presque de la Grece. II n'en est pas moins vrai que son livre fait montre d'une grande admiration pour les Grecs et d’une haine implacable contre les Turcs — ces barbares „car, on doit donner ce nom, dit-il3, â une nation pour qui les siecles s’ecoulent sans lui apporter aucun changement, aucune instruction et par.consequent aucune amelioration".4 §13 Nous devons au comte de Marcellus d’interessantes notes de voj-age et des travaux sur la litterature grecque. Secre- 1 Coray, medecin et philologue grec (1748—1833), s’etablissant a Paris (1788), se fit connaître par son enorme activite au profit de la resur-rection grecque. Parmi ses nombreux ouvrages, il est â citer un Memoire sar l'etat actuel de. la civilisation en Grece (1803). 2 Sur Ambroise Firmin-Didot il faut voir la notice d’H. Wallon (C. R. Acad. Inscript., 1886, 4 serie, t. XIV). 3 Didot, Notes, p. 9. 4 Des notes d’Ambroise Didot sur la Laconie, Sparte et Olympie ont ■itc publiees dans le Voyage de la Grece de Pouqueville. 201 taire d’ambassade â Constantinople, il rapporta d’une mission la fameuse Venus de Milo (25 mai 1820), et, apres une carrierc diplomatique mouvementee, se retira en 1S30 dans la vie pri-vee, voj'agea en Orient et ecrivit un nombre considerable d’etudes, qui, venant d’un dilettante, n’en ont pas moins une certaine valeur. * Dans ses Souvenirs d’Oricnt 1 le comte de Marcellus publia apres dix-neuf ans passes les souvenirs de son sejour en Orient, du temps qu’il etait secretaire d’ambassade â Constantinople (1820). Le pays, certes, avait change; la Grece avait soutenu les heroiques luttes pour l’Independance; subi les massacres de 1’Archipel et vu la fondation du royaume, mais „s’il est un pays rebelle â l'action des siecles, obstinement ferme â l’invasion des idees et de la civilisation moderne, gardant son antique physionomie et son caractere presque immuable au milieu des vicissitudes europeennes, ce pays est l’Orient" 2. Ces souvenirs — comme le titre l’indique d'ailleurs — ne se rapportent pas exclusivement â la Grece: ils visent en premiere ligne Constantinople et la Palestine. En route pour Constantinople, un petit bonjour emu, envoye du bateau â Milo, â Tenos, â Naxos, â. Delos, au cap Sunium, â Lemnos,, â Mytilene, un court sejour â Tenedos, fait involontairement, â cause d’un orage amene par le siroccot et une visite â la plaine de Troie, sont expedies assez rapidement, malgre la lenteur des belles phrases, mesurees et cadencees ... Ancien secretaire d’ambâssade â Londres, aupres de Chateaubriand (1821), le comte de Marcellus a subi toute sa vie l’ascendant de ce fier genie, qu'il imitera en tout 3. II le savait d’ailleurs'et ne s’en defendait pas; au contraire, il en tirait vanite. „Certaines personnes initiees â la lecture de quelques fragmentş de mon voyage, orit trouve que je 1 Le vicomtc de Marcellus, Souvenirs d’Orient, Paris, 1839, 2 voi. in-8°, avec carte et grav.; 2e edit., 1853, in-18. • 2 Marcellus, op. cit., p. III.- 3 II a ecrit sur Chateaubriand deux ouvrages: Souvenirs diplomatiqucs, corrcspondance intime dc M. ăc Chateaubriand, Paris, 1858, in-80, ct Chtitcau-briand ct son temps, Paris, 1859, in-8°. ' 202 chcrchais trop â imiter M. de Chateaubriand. Si j’y avais reussi, je prendrais au serieux cet heureux reproche et je ne souhaiterais pas d’autre eloge. Serait-il vrai qu’â defaut des grandes pensees qui viennent du coeur, et que Dieu donne â des rares genies, j'eusse derobe â M. de Chateaubriand, quand je marchais sur ses traces en Palestine et â Londres, quelque chose du magique artifice de son style et m’aurait-il laisse une faible part de son manteau? Je n'ose me vanter d’un tel honneur: Hmtd cquidem iali mc dignor hon ore." Et, certes, on ne peut pas lui refuser d’avoir reussi â derober un peu du beau manteau du style de Chateaubriand. II s’en drape et en est fier 1. Ce style de 1 'Itineraire., qu’il imitait meme dans les depeches diplomatiques, est d’autant mieux rendu dans un travail litteraire analogue. Nous y trouvons la meme noblesse de termes choisis, le meme pit-toresque, la meme erudition de vers grecs et latins. On a meme quelquefois la sensation de quelque chose d’âffecte et guinde. Lisons cette page sur Troie2: „A quoi reconnaî-trai-je le veritable emplacement de Troie? avais-je demande â M. Lechevalier, en le quittant. Quels signes me l’indique-ront ? « Mes descriptions, me repondit-il, vous laisseront peu d’incertitude, mais si vous resistez â mes demonstrations, allez, jugez vous-meme, mettez la main sur votre coeur et lâ ou il battra le plus vite, ne dcutez pas, ce sera Troie. » Et ces elans poetique's, ces palpitations inspirees je les rcssentis sur les ruines que M. Lechevalier ncmme le tombeau d’Hector. Avant d’y arriver, il fallait traverser une prairie, que je regrettais de fouler aux pieds; les liserons dont elle etait emaillee en formaient un tapis rose sur lequel la vue se reposait delicieusement. Bientot, debout sur la tombe de l’epoux d’Andromaque, je m’ecriai comme elle: Hector itbi es? Mais l’echo du Simois desert repondit seul â ma voix. Je lus alors les divins adieux et je sentis mes yeux se remplir de larmes quand le defenseur de Troie s’ecrie ... etc., etc." 1 Cette observation lui avait ete faite meme par Chateaubriand. Voir Marcellus: Chateaubriand ct son temps, p. H. 2 Marcellus, Souvcnirs, p. 29. II n’y a pas de doute: c’est Ia maniere de Rene dans sa ; plus pure splendeur. Palpitations, larmes, prairies qu’on j regrette de fouler aux pieds (o sensiblerie!), invocations, echos du desert, tout y est comme dans un fidele pastiche de YItineraire ou â’Atala. Le romantisme „grec" mis â la mode par Chateaubriand, aux larmes abondantes, aux vers d'Homere entremeles aux paysages pittoresques, â l’enthousiasme un peu affecte quoique sincere, se trouve en pleine floraison dans les Souvenirs de Marcellus. Plus tard, il ne sera que juste qu'une reaction s’ac-complisse contre cet abus d’invocations, d’erudition classique ; et de descriptions de couchers de soleil1. Et, si M. de Bonald a reproche â Chateaubriand d’avoir toutes les qualites de style, hors le naturel, ce reproche s’applique d'autant plus â de Marcellus. Du premier volume de ses Souvenirs il est â retenir un court voyage â Delos et, ce qui est plus interessant, un recit detaille d'un voyage â Milo ou de Marcellus avait ete envoye par le marquis de la Riviere, pour l’acquisition de la Yenus de Milo, la gloire du Louvre 2. Le deuxieme volume est surtout consacre â la Grece „en C interrogeant ses ruines et ses places", car Marcellus ne pouvait pas voyager sans „interroger". II visita ainsi Athenes3, guide par le celebre Fauvel, le guide de tous les voyageurs du commencement du siecle et, ensuite, s’arreta quelque peu â Corinthe, â Argos, â Egine, au mont Hymette et k Marathon. 1 Cf. Marcellus, op. cit., II, 342 — 357. 2 Cf. Marcellus, op. cit., I, 253 et suiv. La statue avait ete trouvee dans un champ par Yorgos, vers la fin du mois de fevrier 1S20. Achetee presque par l’agent consulaire de France, Brest, elle tomba entre les mains d’un caloyer grec qui voulait l’envoyer â Constantinople. L’ambassadeur de France â Constantinople, avise de la beaute de la statue, expedia de Marcellus, qui reussit â s’en emparer, non sans peine. Voir aussi sur cette mission Marcellus: Episoâcs littcraires en Orient» I, 395. Jurien de la Graviere, La stalion du Levant (surtout sur le role de Voutieret de d’Urville), I, p. 58, chapitre IV. 3 Marcellus, op. cit., II, p. 350 et suiv. 204 §H Le poeme de l’academicien Pierre Lebrun 1, plus enthou-siaste qu’inspire, trahit les nobles sentiments de cet excellent poete qui, enflamme d’ailleurs comme tout le monde par les luttes heroi'ques de l’insurrection grecque, se mit â les chanter avec une touchante bonne volonte. II avait ete aide dans sa tâche par un voyage qu’il avait fait en Grece et sur lequel il nous renseigne dans les notes de son Poeme de la Grece2. Parti le 13 juin 1820, il vint â Athenes, â la recherche de deux de ses amis qui, apres avoir visite l’Italie, etaient passes en Grece. Ne les trouvant pas â Athenes, il les chercha â Eleusis, â Megare, â Corinthe, â Argos, â Tripolizza et parvint enfin â les trouver â Mistra le 17 juin. Cette course rapide lui a peu donne l’occasion d’une ample description. „De meme, ecrit-il3, qu’en arrivant â Athenes j’etais moins occupe d’Athenes que de ceux que j’y venais chercher, c’est â A ... et â M ... beaucoup plus qu’â Lycurgue et â L^onidas que je pensais en arrivant â Sparte." Ces paroles montrent le peu d’interet qu’il accordâ â la Grece. Heureusement, la maladie d’un de ses amis le retint sept jours â Sparte; cela nous valut une plus detaillee description de cette localite 4 et une page sur Amvclee ... 1 Le voyage en Grece, Paris, Pouthcau et Ce 1828. Ce poeme a dix chants et un prologue: Cliant I. -Le Themistocle — II. Le Peloponese — III. L’Âttique — IV. Constantinople — V. Le paăischah — VI. Les vallees — VII. Les montagnes — VIII. Le dipart de Ia flotte — IX. Le desastre de Chio — X. Le bazar de Smyrne. 2 Lebrun, op. cit., p. 271—299. 3 Lebrun, Ibidem, p. 283. * Lebrun, Ibidem, p. 286 — 296. III LES VOYAGES EN GRECE PENDANT LA GUERRE DE L’INDEPENDANCE a) NOTICE HISTORIQUE SUR LA GUERRE DE L’INDEPENDANCE Ne faisant pas oeuvre d'historien il n’entre pas dans le plan de notre travail de raconter par le detail l’histoire de î’insurrection grecque (1821—1833). II nous suffira de tracer le tableau general de ses principales phases. Et, comme nous nous sommes propose d’effleurer, dans les limites de notre cadre, la riche litterature philhellenique qui vit le jour en France â cette epoque-lâ, nous le ferons dans les notes, reservant le texte pour le tres bref recit des evenements notables 1 ... 1 Les principales sources franţaises, ou en fran^ais, pour l’histoire generale de la Guerre de Tlndependance sont: 1° Voutier, Memoires pour la guerre actudle des Grecs, Paris, Bossange freres, 1823, in-8°, Planclie. 2° Pouqueville, Histoire de la Regeneration dc la Grece, ccmf.iaw.nt Ic pricis des evenements depuis 1740 jusqucn 1824, Paris, Didot, 1S2-J, 4 voi. in-8°, planches et cartes. 3° Edward Blaquieres, Histoire dc la Revoluticn actuclle de la Grece, son origine, ses progres ct details sur la religion, les mceurs de le caractere naţional des Grecs. Traduit dc l’anglais par D. Blaquieres, Paris, Bossange frere, 1825 in-8°. 4° Histoire des evenements dc la Grece depuis les premiers trcublc's jus-qu’ă ce jour, avec des notes critiqucs ct topographiqucs sur le Peloponese ct la Turquie ct suivic d’une notice sur Constantinople par M.-C.7D. Raffenel, attach6- pendant les .troubles a l’un des consulats de France aux Echelles du Levant, ţemoin oc.ulaire des principaux faits, Paris, libr.- de Pondcy-Dupre, 1822, in-8°. 5° Continuation de Vhistoirc des evenements de la Grece. Par le meme, ibid., id., 182-4, in-8°. Portraits. ; ... 6° Reimpression cn trois volumcs avec carte ci portraits, 1S25, ibid., id. 206 Le premier cri d’alarme de l’insurrection fut jete dans les principautes danubiennes, en 1821, par Alexandre Ypsilanti, fils d’un ancien hospodar de Moldavie et officier russe. Mal vu et mal accueilli par les habitants du pays, le bataillon sacre de l’Hetairie fut vite detruit 1. Eteinte au nord du Danube, la guerre s’alluma au sud. Les Arcadiens se revoltent â l’impulsion de Colocotronis, les Maînotes â celle de Pierre Mavromichalis; Odysseus insurge les Beotiens. Les îles (dont Hydra au premier rang) ramas-sent une flotte de 180 navires et la mettent sous le comman-dement de Jacques Tombazis ... La repression ne se fit pas attendre; elle fut atroce. Des centaines de Grecs de Turquie furent massacres et le patriarche de Constantinople, Gre-goire, fut pendu, en habits pontificaux, â la porte de l’eglise, le jour de Pâques (22 avril 1821) ... L’insurrection devint alors generale. Les Souliotes, sous la conduite de Marco Botzaris, et de convience avec le fameux Ali-Tebelen, devien- 7° Documcnts reiaţifs ă Vetat dc la Grece, publics d’apres les Communications du Comite philhcllenique de Paris, Paris, F. Didot, 1826— 1831, in-S°. 8° Jourdain, Memoires historiques et militaires sur les evenements de Ia Grecc depuis 1821 jitsqu’au combat de Navarin, Paris, Brissot-Thivars, 1S2S, 2 voi., in-8°. 9° Resume de l’histoire de la Regeneration de la Grece jusqu'en 1825, par P.-J.-S. Dufey de 1’Yonne, Paris, Mequignon-Marvis, 1825, 3 voi., in-8°, Carte. 103 Al. Soutzo, Histoire de la Revolution grecque, Paris, F. Didot, 1S29, in-8°. 11° Thiersch, De Vetat actueî de la Grece, Leipzig, 1838. 12° Villemain, Lascaris ou les Grecs du XVe siecle, suivi d’un Essai historique sur Vetat des Grecs depuis la conquete musulmane jusqu’ă nos jours, Paris, Ladvocat, 1825, in-8°. 13° Yemeniz Scenes et recits de VIndependance grecque, Paris, 1869. H° Jurien de la Graviere, La station du Levant, Paris, 1876, 2 vol.,in-8°. \ 15° Debidour, Histoire diplomatique de VEurope, Paris, F. Alean, : 189Î, 2 voi., in-8°. 16° Metaxas, Souvenirs de la Guerre de VIndependance grecque, Paris, 1888. 17° Gaston Isambert L'independance grecque ct VEurope, Paris, Pion, 1900, in-8°. Consulter cet excellent livre surtout sur les Prodromes de Vinsur-■rection : Les Grecs sous la domination turque (1460—1821); Les influences exterieures; Les moyens et les allies du soulevement. 1 Essais sur la Valachie et la Moldavie, theâtre de Vinsurrection dite Ypsilanti, par M. le comte de Sâlaberry, Paris, Simonot et- Guiraudet, • 1821, in-8°. Le comte y condamne la revolte des Grecs contre leur. souverain legitime. .207 nent les maîtres de l’Epire; la Moree et Tripolizza tombent entre les mains des insurges; la flotte turque est brulee pres de Samos. La direction de cette campagne heureuse avait ete assumee par le Senat de Messenie, constitue â Calamata le 9 avril. En decembre, une assemblee naţionale de soixante-sept deputes, reunie d’abord â Argos et transferee ensuite â Epidaure, proclama l’independance de la Grece, le 21 janvier 1822, et elit comme president Alexandre Mavrocordato 1. Pendant cette premiere epoque de la campagne, l’opinion pubîique eut le temps de s’emouvoir dans toute l'Europe et en France surtout. De partout on adressait des appels â la nation frangaise en faveur des Grecs 2. Mais si l’esprit public etait favorable â la guerre, la raison politique et la paix europeenne qui reposaient sur les principes de la Sainte-Alliance, n’etaient pas sans souffrir de cette revolution inopportune. L’Angle-terre lui etait meme nettement opposee; la France se conten-tait de rester neutre ... 1 Voir: Jules Blancard, Etude sur la Grece contemporaine : Alex. Mavrocordato, Ies Metaxas, Colettis (Ier fascic.), Montpellier, imp. de Hamelin freres, 1886, in-8°. 2 II est â rappeler, entre autres brochures: 1° Adresse au peuple frangais par un anii des Grecs, Paris, Mongie aîne et les marchands de nouveautes, 1821, in-8°. 2° Appel aux Frangais en faveur des Grecs, par Giraud de la Clape, Paris, impr. de Constant Chantpie, 1821, in-8°. 3° Appel aux nations en faveur des Grecs, par un citoyen frangais, Paris, les marchands de nouveautes, 1821, in-8°. 4° Redamation en faveur des Grecs, adressee aux Puisances de laSaintc-Alliance, par A.-H. t) ***. Paris, les marchands de nouveautes 1821in-8°. 5° Souscription frangaise en faveur des Grecs, Paris, F. Didot, 1821,in-8°. 6° T)ieu le. veut. Considerations politiques et religieuses sur V6manci-pation des Grecs, par Alexandre Barginet (de Grenoble), Paris, les marchands de nouveautăs, 1821, in-8°. 7° Considerations sur Ies Grecs ei les Turcs, suivies de Melanges rcligieux politiques et litteraires, par M. Eugene de Genoude etc., Paris, Mequignon; Lyon, Perisse freres, 1821, in-8°. 8° Considerations sur la crise actuelle de VEmpire ottoman, les causcs quil'ont amenee et les effets qui doivent la suivre, par J.-J. Paris, ancien-secretaire en chef de la commission du gouvernement dans le departement formant aujourd'hui la republique sept-insulaire, Paris, les marchands de nouveautes, 1821, in-8°. s- 9° De VEmpire ottoman et de Vequilibre de l'Europe, par le comte Pierre- -Louis Rigaud de Vaudreuil, Paris, Egron, Delaunay, Ponthieu, Pelicier, 1821, in-8°. 208 L’annee 1822 commenţa par un grand desastre: l’île de Chio fut mise â feu et â sang; 23 000 hommes furent mas-sacres, ta'ndis que 47 000 femmes et enfants furent vendus comme esclaves. Canaris ne put que venger les morts, en incendiant la flotte turque Sur le continent, l'Acropole avait ete conquise par les Grecs, mais apres la defaite de Mavrocordato â Peta (16 juillet 1822), Mahmoud-Pacha en-vahit le Peloponese, mais fut pourtant ecrase par Nikitas et Colocotronis 2. Cependant, la campagne en faveur des Grecs continuait de plus belle; les atrocites de Chio avaient roduit surtout une indignation unanime3. II serait tres interessant d’etudier l'attitude de la presse contemporaine de la France sur la question grecque. La plupart des jourt naux etaient franchement philhelleniques; il n’en manquai-pourtant pas qui etaient hostiles. La Gazette de France, entre autres, etait tiede pour la Grece. „Je n’y trouve, y disait-on, ni traditions anciennes, ni combinaisons modernes, ni lien moral d’union, ni caractere moral possible; aux yeux de la raison et de la saine philosophie la revolte de la Grece n’etait qu’une tentative insensee, dont les auteurs n’auraient fait, en definitive, qu’attirer sur 1 Voir: Biographie des hellencs: Constantin Canaris, Bruxelles, de Mat, 1825, n-8°. Portrait. 2 Voir Bikelas: Un heros de la Guerre de VIndependance grecque : les Memoircs de Theodore Colocotronis, p. 197—243, dans La Grece byzantine d moderne. 3 Parmi les brochures parues cette annee, citons: a) De la Grece dans ses rapports avec VEurope, par M. de Pradt, ancien archeveque de Malines, Dechet, Paris et Rouen, 1822, in-8°. b) L’Histoirc des evenements de la Grece, par C. D. Raffenel, Paris, imp. et libr. de Dondey-Dupre, 1822, in-8°. c) Rejlexions en faveur dc la causc des Grecs, par le baron d’Henin de Cuvillers, Paris, imp. de Gueffier, 1822, in-8°. d) Remarques politiques sur la causc des Grecs (anonyme), Paris, impr. et librairie Le Normant, 1822, in-8°. e) Considerations sur la îutte actuellc des Grecs, par Charles Huart, Paris, Le Normant, Richard, Delaunay, 1822, in-8°. 1) Precis des operations de a flotte grecque durant la revolution de 1821 et 1822, Scritpar un Grec et public par G. Agrati, ancien secretaire-ministre, du Senat ionien, Paris, impr. et librairie de C.-J. Trouve, 1822, in-8°. g) Quelques rejlexions sur la Grece et sur Vetat actuel de VEuropc, par M. le clievalier de Malet, Paris, Egron, Delaunay, Ponthieu, 1822, in-8°. h) Des Grecs, par un philanthrope (de Wolf.) Ypres, Gambert-Dujar-din, 1822, in-8°. 209 leur tete un châtiment merite." Sous la plume de Joseph de Maistre et d’Achille de Jouffroy on y soutenait la cause de la legitimitc et de la domination turque. Le Journal des Debats, apres beaucoup d’hesitation, se rallia â la cause grecque, et M. de Bonald emit l’opinion que les Turcs ne possedaient pas la Grece legitimement, puisqu’ils n’avaicnt pas cesse de l’occuper militairement 1. L'annee 1823 s’illustra par une action d’eclat: Marco Bot-zaris entrant la nuit dans la camp des Turcs, qui avaient cnvahi l’Etolie, en fit un sanglant carnage, mais y trouva lui-meme la mort (20 aout).2 L'annee 1824 amena une nouvelle force en jeu: les Egyp-tiens de Mehemet-Ali, apres avoir ecrase l’insurrection cre-toise, envahirent le Peloponese, conquerant l’île de Sphac-terie, Navarin et Tripolizza. Leur avant-garde fut pourtant refoulee par le general Roche, le colonel Fabvier3 et les philhellenes, aides par Mavrocordato. Cette annee-lâ mourut aussi le grand poete Byron, accouru â Missolonghi â l’aide 1 Sur ccttc qucstion voir: IVI. Bikelas, Le philhellenisme cn France, p. 247 dans son volume La Grece byzantine ct moderne, Paris, 1893, F. Didot, in-8°; G. Isambert, Le philhellenisme frangais, dans L’independance grecque ct VEurope, p. 218. Pour l'attitudc du Journal des Debats, voir: Gaston Dcschamps, Le philhellenisme du „Journal des Debats", dans Le Livre du centcnaire du „Journal des Debas'*, 1889. 2 Ccttc annec nous a apporte moins de brochurcs sur la Grece, l'atten tion pubîique etant attircc en pârtie vers la revolution d’Espagne. Mention-nons pourtant: a) La Grece en 1821 ct 1822. Correspondance politique publiee par un Grec, Paris, P. Dufart, 1823, in-8°. b) Memoires du colonel Vouticr sur la guerre actuclle des Grecs, Paris, Bossange freres, 1823, in-8°. c) Remarqttcs sur Vetat moral politique et militaire de la Grece ecritcs sur les lieux, par L. de Bollmann, officier d'artillerie, pendant l'annee 1822, Marscillc, impr. Carnaud, 1823, in-8°. 3 Sur ce fameux philhelîene voir Alf. M^ziercs, Le general Fabvier (n Grece, dans I ’Hellenisme du lfr fevrier 1906. — Rhangabe. Discours- pro-nonce sur VAcropole, ti Vtccasion de la solennite celebree a la-rnemoire du gene-ral Fabvier; et surtout la magistrale 6tude'd'A. Debidour.— Le ‘general Fabvier, sa vie militaire et politique, -Paris, Plon-Nourrit,’ 1904, in-8°, dont il faut lire notamment les quatre cbapitres: Les debuts. d’un pltilfivlttne; J*a campagne d'Athenes ; La campagne de Negroponte ; La cdmpagne'de Chio. *210 des Grecs*. Reschid-Pacha mit ensuite le siege devant Missolonghi2; il dura onze mois (mai 1825— avril 1826). Malgre une defense heroîque, la viile dut se livrer; Athenes, â son tour, malgre la resistance heroîque de plusieurs mois, de Fabvier et de Caraiscalis, dans la citadelle de l’Acropole, capitula aussi (6 mai 1827). L'interet eveille en Europe par tous ces evenements devenait de plus en plus efficace 3, des philhellenes accou-rurent de partout en Grece (Baleste, Voutier, Raybaud, Jour- 1 Sur lc role de Byron cil Grece, il faut lire: Relations de Vexpedition de lord Byron en Grece par Ic comte Gamba, traduit de l’anglais par J.-T. Parisot, Paris, Peytieux, 1825, in-8°. — Sur le siege de Missolonghi cf. His-toirc du siege de Missolojighi suivie de pieces justijicatives, par Auguste Fabre, Paris, Moutardier, 1826, in-8°; Histoire du XI Xc siecle. - Siege de Missolonghi, Lillc, imp. de Blocquel, 1826, in-8°. 3 Voilâ une pârtie de la litterature philhellenique dc cette epoque: 1° Adresse d’un Frangais ă toutes les Puissances de VEurcpe sur la guerre des Grecs, par F. Dugue, Paris, les marchands de nouveautes, 1824, in-8°. 2° Histoire dc la regeneration de la Grece comprcnant le precis des evene-ments depuis 1740 jusqu'en 1824, par F.-C.-H.-L. Pouqucville, Paris, Didot, 4 voi., 1824, plan et cartcs. 3° Histoire des Grecs modernes depuis la prise de Constantinople par Mahomet II jusqu’ă nos jours, par C. Raffenel, Paris, Raymond, 1824, in-12. 4° Memoires sur la Grece pour servir ă Vhistoire de la guerre dc Vlndc-pendancc accompagnes de plâns topographiques, par Maxime Raybaud, Paris, Tournachon-Molin, 1824—25,. 2 voi., in-8, planchcs. 5° A la jeunesse : souscription en faveur des Grecs, par F.-P. Lubis, Paris, 1825, in-8°. 6° Considerations sur la causc des Grccs, par M. Ch. Lacrctcllc, Paris, Delaunay, Ponthieu, Pichard, 1825, in-8°. 7° Considerations sur la guerre acluelle des Grccs et sur ses liistcriens, par M. de Sismondi, Paris, impr. de Rignoux, 1825, in-8. 8° Resume de Vhistoire dc la regeneration de la Grece jusqu’en 1825» par P.-J.-S. Dufey de rYonne, Paris, Mequignon-Marvis, 1825, 3 voi.» in-18, carte. ,9° Tableau moral et politique de la Grece en 1824. Paris, de l’impr. de Rignoux, 1825, in-8. 10° Note sur la Grece, par Chateaubriand, Paris, Le Normant pere, 1825, in-8. 11° Memoirc d’un jeune Grec sur la prise de Tripolizza et pour servir ă Vhistoire de la. regeneration de la Grece, Paris, Bonnet, Corbet, Ponthieu, Delaunay, 1825, in-8. 12° Resume de Vhistoire des Grecs modernes, depuis l’cnvahissemcnt dc la Grece..pqr les Tttrcs jusqu’aux derniers evehcvients dc la revolution act.u.elle, par Armând Carrel, Paris, Lccointe et Durey, 1825, in-8. 2U Navarin et y eut une conference avec de Rigny. Le general apprit que l’Egyptien Ibrahim etait pret â evacuer la Moree ct aussi que son pere, Mehemet-Ali, consentait meme â rcuvoyer les esclavcs grecs transportes en Egypte. Cela lui causa du depit; il aurait prefere la guerre, car il briguait le bâton de marechal. Debarque â Coron, il etablit son quar-ticr â Petalidi. Ibrahim signa un engagement d’evacuation immediate et par sa grâce sut gagner la sympathie du chef dc l’expedition, qui lui offrit meme une revue de ses troupes. L’cmbarquement des Egyptiens dura trois semaines; le 5 octobre leur depart etait consomme. U n'en etait reste que 1 200, autorises â occuper certaines places fortes. Mais la fievre ravageant l’armee franţaise et le besoin d’un abri sur se faisant sentir, le general occupa les places fortes, malgre la convention d’Alexandrie. Seul le Châtemi de Moree se defendit pendant quelques heures: cc fut d’ailleurs l’unique combat franşais (30 oct. 1828). Le 22 mai 1829, le marechal (il l’etait devenu) rentra en France, laissant en Moree (â Coron, Modon et â Navarin) une brigade de 3 000 hommes .sous les ordres du general Schneider 1. 1 De la litterature philhellenique de cette epoque on peut citer: 1° fubile dc Grecs et jubile de la civilisaticn. Kouvel appel en faveur des Grecs, par Felix Baudin, membre du Comite philhellenique. Paris, Touquet, 1826, in-32; 2° Souvenirs dc la Grâce pendant la campagne dc 1825, ou Memoires historiques et biographiques sur Ibrahim, son armee, Khourchid, Seve, JMari ct autres gencraux dc l’expedition d’Egypte cn Moree, par H. Lauvergne, Paris, Avril de Gastel ct Ponthieu, 1826, in-8°; 3° Bonaparte ct les Grecs, par Louise S\v. Belloc, suivi d'un tableau dc la Grece en 1825 par le comte Pccchio, Paris, Urbain Canei, 1826, in-S=. 4° Dc la Grece ct du clerge par M. Saintes, Paris, Hivert, A. Leclere, 1826, in-8°. 5° Histoire tle regenera/ion dc la Grece, re'sumce d'apres il/. Pouqueville et continuce jusqu'aux evenements les plus recimnunt connus, par Chenne-chot, Paris, Dauthercau, et chez l’auteur, 1826, in-32; 6° L'Europe par rapport â la Grecc ct â Ia reformation de la Turquie, par M. de Pradt, Paris, Bechct aîne, 1826, in-8°; 7° La Grece apres sa cinquiemc campagne cn 1825, Paris, de l'imprinierie de Rignoux, 1826, in-8°; 8° Campagne d’uii jeune Franţais cn Grece, envoye par AI. Ie duc de Choiseul. F. Ii. Schach, etudiant cn droit a Paris, ancien palicarc du general en chef Colocotroni, Paris, F. Didot, 1827, in-S°; 9° De l’intervention armee pour la pacificaticn dc Ia Grece, par M. de Pradt, Paris, Piehon, Bechct, 1828, in-8°; 214 Le protocole de Londres (du 22 mars 1820) avait decide que la Grece formerait un etat vassal de la Porte ct gouverne par un prince chretien choisi par la Porte; la front ier'.- du N’ord ctait tracee par une ligne du golfe d’Arta au golfe de Volo. A la suite de la guerre Russo-Turque, un nouveau pro-tocole (du 3 fevrier 1830) decidă que la Grece formerait une monarchie independante; on lui laissa l’Lubee, les Sporades et la frontiere du Nord fut fixee par une ligne tiree de l’embou-chure de l’Aclieloiis au golfc de Zeîtoun. L’Assemblee naţionale grecque refusa d’acccpter ces clauses. Le pays etait d’ailleurs — et comme toujours — trouble par les factions des ambitieux et surtout par les liberaux sy/itaginalujucs (consti-tutionnels) cjui s’agitaient contre le gouvernement personnel de Capo d'Istria. Un gouvernement insurrectionnel fut constitui â Hydra par Miaoulis, Condouriotis et Tombazis. L’emprisonneinent de Mavromichalis provoqua la revolte des Maînotes qui exigeaient une constitution. Miaoulis, â son tour, s’empara de la flotte grecque â Poros, ct, assiege par la flotte russe, qui protegeait Capo d’Istria, il prefera incendier la flotte grecque que de la livrer. Constantin Mavromichalis, le frere dc l’emprisonne et Georges, son fils, tuerent enfin Capo d’Istria le 0 octobre 1831, â la sort ie dc l’eglise dc Saint-Spvridion â Nauplie. Le Senat noiuma une commission gouvernementale, com-popee d’Augustin Capo d’Istria, de Theodore Colocotronis 10f Quelques idees sur une assocint ion cluctiemic pour In delii'} ance dc .'a (ittVf et în dcstruction dc în pitaîitie, par M. Lc Haselc, d'Argentcuil, Paris, Trouve, 1S2S, in-80; II' JiS'ni sur les ntoyens dc juger în nation gtecque, par Louis Saurin (du Var), Paris, I.cconitc, 1829, in S:; 12' Jouttnil d’un voyage fait cn Gtece pendant îcs annees 1S25 u JS26, necompagne dc pîusieuts pieces justificative* pai Jiugtne dc ViUt m uit, Bruxel- les, Tarlier, 1S27, in-N . Portrait; 13° Coup d‘ail sur Vital nctutî des affaites des Giecs [ar un philheV.c>:c (Marc-Anti»ine Jtilicn), Paris, hureau dc la Revue encycîvpediquc, 1S2N, in-N"; H° Tl’.eâtrc de la giiare et: Grece, par M. F. dc Ciriacy, major au servite ilc Ia Prusse, Paris, Lcvrault, IN29, in-S;; 1 y l’n coup d'uil sur în Metec ou le fhilkcllenc converti, par G. L. Mar-seille, imprimerie de Kouelion, 1829, in-Sc; Ui'' 1)e Vetat actutl de la Gtt'ec, par A.Th. Chrcsticn, D.M., Paiisj Garnot, 1S31, in*S . 215 et de Colettis. Le premier fut elu president par l’Assemblee naţionale d’Argos, sans pouvoir toutefois se faire reconnaître par les Roumeliotes, qui marcherent sur Argos. Le 13 avril 1832 il fut contraint de demissionner. Les puissances designerent alors au trone le prince Othon de Baviere, second fils du roi Louis ler. L’Assemblee naţionale, convoquee â Nauplie, le reconnut unanimement comme roi de Grece. Les Turcs, moyennant une indemnite de 12 mil-lions, consentirent â reporter la frontiere jusqu’aux golfes d’Arta et de Volo. Les puissances s’engageant â exclure du trone de Grece les membres de leur dynastie, garantirent un emprunt de 60 millions; le roi de Baviere fournit â son fils un corps de 3 500 Bavarois. b) LES RELATIONS DE VOYAGE §1 Les Lettres sur la Grece \ du tres connu colonnel Voutier, furent publiees apres sa mort. Elles avaient reellement ete envoyees â une dame, dans le courant de l’annee 1824, et etaient datees de Corfou, d’Ithaque, de Missolonghi, de Nauplie, de Milo. Ou'on n’y cherche pas, cependant, une histoire complete et detaillee des evenements de cette annee; ecrites au hasard, elles nous content â bâtons rompus et sans methode la destruction d’Ipsara, les combats maritimes ou la flotte grecque lutta peniblement contre la superiorite de l’ennemi, la mort de Byron, les dissensions des membres du gouvernement et des chefs militaires, les embarras de l’em-prunt de Londres ... A la fin se trouve une notice sur les troupes regulieres de la Grece ... Les sentiments dont sont animees ces lettres ecrites par un philhellene notoire ne pouvaient qu’etre et sont, en effet, tres sympathiques aux Grecs 1. 1 Lettres sur la Grece (notes ct chants populaires extraits du porte-feuille du colonel Voutier), Paris, F. Didot, Ponthieu, Bossange freres, . Delaunay, 1826, in-8°. 1 On doit encore â Voutier des Memoires sur la guerre actuelle des Grecs, Paris, 1823. 216 §2 Les Lettres sur l’Orienl, du baron Th. Renoiiard de Bus-sierre, adressees au baron Ed. de Caehorn, contiennent la relation d’un voyage en Orient qui a quelques points de contact avec notre sujet. Parti de Cracovie et apres un sejour â Constantinople, le voyageur passa en Asie, â Brousse et â Smyrne. Les lettres XXIV, XXV et XXVI (du tome I) se raportent pourtant aux îles de l’Archipel: on y glane quelques notes sur Scio, Ipsara, Tine, Mycone, Naxos, Păros et surtout sur Milo, qui est plus amplement decrite ... Le reste a trăit â l’Asie Mineure ou â l’Egypte x. §3 Les Souvenirs de la Moree, pour servir ă l’histoire de l’expedition frangaise (1828—1829) du capitaine M.-A. Du-heaume 2, nous entretiennent de l’evacuation de la Moree par les armees egyptiennes et nous donnent une tres saisis-sante description du câmp des Arabes 3. Les officiers franţais restant un peu inoccupes, se mirent â faire „le tour de Grece" avant de rentrer en France. Grâce â ces excursions per-mises â l’armee, nous avons le recit d’un petit voyage en caîque dans le golfe de Corinthe, â Egine, â Nauplie et â Corinthe. On y trouve aussi une interessante visite â l’amiral Miaoulis 4. 1 Lettres sur VOricnt, ecrites pendant les annees 1827 et 1828 par le baron Th. Renoiiard de Bussicrre, secretaire d’ambassade. Strasbourg, .Levrault, 1829, 2 voi., in-8°, cartes, planches. 2 Souvenirs dc la Moree, pour servir â l’histoire de Vexpeditionfrangaise '(1828—1829), par M.-A. Duheaume, capitaine au 58° regiment de ligne, Paris, Anselin, 1833, in-8°. Une brochure de 125 pagcs, avec 2 tableaux et 1 carte. 3 Duheaume, op. cit., p. 25. 4 Duheaume, op. cit., p. 64. §4 Quelques Souvenirs de Vexpedition dc Moree 1 nous ont ete donnes par J.-F. Bessan, sous-officier, qui, avant de prendre part â cette expedition, avait fait encore une fois le voyage de Grece, en janvier 1826, sur le bâtiment nolise par le comite philhellenique de Paris ... On y trouve des details sur la marche du corps expeditionnaire, sur les forteresses de Navarin, de Modon et Coron qui s’etaient livrees aux Francais, sur la revue des troupes passee devant Ibrahim... Quelques pages nous racontent meme un petit sejour de deux jours (du 16 oct. au 18 oct.) dans l'île d'Egine, qui â ce moment etait le siege du pouvoir executif. §5 L’ouvrage posthume de Lucien Davesies de Pontes, inti-tule: Notes sur la Grece 2, est le joumal de ce lieutenant de fregate, ecrit entre 1828 et 1833, mais qu'on n’a publie que beaucoup plus tard, en 1864. Ces Notes ne sont pas d’ordre pittoresque, poetique ou archeologique; elles sont pourtant interessantes par les details qu’elles nous donnent sur differents points de cette epoque si troublee et si riche en evenements. On y peut glaner d’attachantes pages sur une entrevue avec l’amiral Canaris l'Hydriote3, ou avec l’heroique Febvier4, sur la presidence de Capo d’Istria 5, sur le general Maison °. Ce recit â bâtons rompus et sous forme de joumal va jusqu'â la fin; de la Regence. 1 Souvenirs ile l’expedition de Moree cn 182S, suivis d’un memoire histo-rique sur Athenes avec le plan de cettc viile, par J.-F. Bessan, chevalier de la Legion d’honneur, sous-officier de l’anciennc armee, Valognes, impr. de Gomont, 1835, in-80. Une brochure de HO pages, dont 83 de souvenirsj 2 Notes sur la Grece, par Lucien Davesies de Pontes, Paris, 1864, in-,12. 3 Lucien Davesies de Pontes, op. cit., p. 20. 4 Lucien Davesies de Pontes, Ibid., p. 23. 5 Lucien Davesies de Pontes, Ibid., p. 97. c Lucien Davesies de Pontes, Ibid., .p. 11.. . 218 §6 Les lettres d’Eugene Cavaignac nous sont precieuses pour l’expedition de Moree. Le jeune lieutenant de genie faisant pârtie du corps expeditionnaire arriva en Grcce, cn vue de Navarin, le 28 aout. Les lettres, publiees, par la Revue des Deux-Mondes ont ete adressees â sa familie; elles nous don-nent d’interessants details sur l’etat de la Moree. Visitant Navarin, Modon et Coron, il s’exclame: „Rien n’est aussi affrcux que l’aspect des environs des trois villes" 1 et dans une autre lettre: „Nous sommes passes au-dessus de Navarin et devant Modon, nous avons traverse trois camps egyptiens et ensuite le plus affreux pays qu’on puisse voir: plus de dix villages bouleverses et partout des restes de massacres" 2. Les Cirecs sont juges tres severement par le jeune offi-cier: „Les Grecs, ecrit-il, semblent s’etre donne le mot pour nc nous montrer que ce qu’ils ont de plus hideux et de plus degoutant 3 ... Tout cc que nous avons trouve chez eux de bien visible et de bien positif c’est leur haine de l’etranger et leur passion pour le pillage. Nous leurs sommes aussi odieux quTbrahim ; ils paraissent attendre impatiemment le depart de gens qui ne sont pas venus pour leur livrer la tete et les biens de tous leurs ennemis; ils sc mefient de nous comme des autres et nous volent comme ils les auraient voles. Mais, encore une fois, ce n’est pas la nation grecque, si elle existe quelque part ; c’est quelques centaines de mendiants que nous retrouvons partout ou il y a â pilier, ou plutot de quoi vivre." Ou ailleurs: „Niketas (le fameux general) est le seul Grec qui ait offert son bras et celui de ses soldats: les autres pillent et se gobergent ailleurs".4 Au mois de mai, Cavaignac rentra en France ... 1 Expedition de Moree 1S2S— 1S29. Lettres d’Eugene Cavaignac, Revue des Dcitx-Mondcs du Ifr mai 1897. - Lettre du 30 aoiit 1828. 3 Lettre du 2*î septembre 1828. 4 Lettre du 11 novembre 1828. 210 §7 Mentionnons au passage la brochure de Denis Bousquet 1 sur l’expedition de Moree, nous montrant les bons sentiments de l’auteur pour les Grecs, sentiments partages d’ailleurs par tout le monde. „Quelles idees doit offrir â l'homme sensible, s’ecrie-t-il, le lamentable tableau de la Grece ... Quel desert! Quelle Thebaide! La Grece est un vaste tombeau: en Moree on ne voit que l’image de la devastation, de l’incendie et de la desolation!" 2 La brochure a, autrement, peu d'interet. §8 et 9 La mission frangaise de Moree A l’exemple de Bonaparte, qui s’etait fait accompagner en Egypte par un grand nombre de savants, Charles X, grâce â l’initiative de M. de Martignac, adjoignit â l’expedition du general Maison, en Moree, une mission scientifique, elue par l’Institut de France en novembre 1828. Cette mission etait formee de trois sections et se composait des membres suivants: I.— Section des sciences physiques: Bory de Saint-Vin-cent, president; Brulle, Pector, Sextius Delaunay (zoologiste), Depreaux (botaniste), Virlet et Puillon de Boblaye (minera-logiste et geologue), Baccuet (peintre), membres. II.— Section d’archeologie: Dubois, president; Lenor-mant, sous-chef; Amaury Duval, E. Quinet, Trezel, Schinas, adjoints. III.— Section d!architeclure et de scidpture: A. Blouet, president; Ravoisie, Poirot, Vietty et de Gournay, membres. Les membres de la mission scientifique de Moree parti-rent le 10 fevrier sur la Cybele et se mirent au travail. La deuxieme section, celle de l'archeologie, „fut vite â la deban-dade", pour employer le mot de Cuvier dans son rapport â 1 Mon voyage en Grece ou relation de notre campagne surla fin de Vannie 1828, MarseîIIe, impr. de M. Olive, 1829, in-18°. Brochure, 34 p,. 2 Bousquet, op. cit., p. 25. 220 l’Institut. Dubois, le president, etant terrasse par la fievre, les autres membres firent desertion; seul Trezel fut rejoindre les architectes, pour se rendre utile â quelque chose. La premiere' et la troisieme section publierent les resiiltats de leurs rccherches, mais qui, ayant un caractere exclusivement scien-tifique, n’auront de nous qu’une simple mention anatytique. a) OEUVRE DE LA PREMIERE SECTION Les resultats des travaux de cette section ont păru sous le titre d’Expedilion scieniifique de Moree. Section des sciences physiques 1, en trois parties et cinq volumes, avec le suivant sommaire : I.— Relation, par M. Bory de Saint-Vincent. II.— Icr pârtie: Geographie, par le colonel Bory de Saint-Vincent. II.— 2° pârtie: Geologie et mineralogie par Puillon de Boblaye et Theodore Virlet. III.— lcr pârtie: Zoologie: \cr section, Animaux vertebre, mollusques et polypiers par Geoffroy Saint-Hilaire pere et fils, Deshayes, Bibron et Bory de Saint-Vincent. 2e section: Des animaux articules par Brulle. Les crustaces par Guerin. III.— V pârtie: par Fauche, pour les graminees; Adolphe Brongniart, pour les orcliidees; Chaubard et Bory de Saint-Vincent pour le reste de la phanerogamie. b) OEUVRE DE LA TROISIEME SECTION Les resultats des recherches faites par la troisieme section furent publies dans trois in-folio sous ce titre: Expe-dition scieniifique de Moree, ordonnee par le gouvernement frangais: architcctiirc, sculplures, inscriptions et vues du Pelo-ponese, des Cyclades ct de l’Attique, mesurees, dessinees, recueil-lics ct publiees par Abel Blouet, architecte, Amable Ravoisie, Achille Poirot, Felix Trezel et Frederic de Gournay, ses colla-borateurs 2. 1 Paris, F.-G. Lcvrault, 1832— 1836, 3 parties en 5 voi. infol. 2 Paris, F. Didot, 1831— 1S3S, 3 voi. gr. in-fol. 221 Le premier volume commence par une introduction, qui n’est pas toujours rigoureusement scientifique, de l'histoire des Grecs, des temps mythologiques jusqu’â son epoque, et suivie d'un aperţu sur l'art en Grece ... Le sommaire des trois in-folio est le suivant: Volume Pylos ou Navarin, Methon ou Modon, Colonis, Coron, Petalidi, Messene, Lepreum, Scillonte, Olympie. Volume II.— Aliphera, Phigalie, le temple d’Apollon â Bassae, Gorthys, Caritene, le mont Diaforti, Ira, Lycosura, Megalopolis, Sparte, Mantinee, Argos, Mycenes, Tirj-nthe et Nauplie. Volume III.— Syra, Teos, Delos, Mycone, Naxos, Melos, le cap Sunium, Egine, Epidaure, Hiero, Trezene, Hermione, Nemee, Corinthe, Sicyone, Patras, Elis, Calamata, le Magne, le cap Tenare, Marathonisi, Gythinum, Amj’clee, Monem-basie, Epidaure-Limnera, Astros, Athenes. §10 Le president de la section des sciences physiques, Bory de Saint-Vincent, a publie pour le grand public une Relation du voyage de la commission scientifique de Moree dans le Peloponese, les Cyclades et l’A ttique, qui malgre son caractere scientifique a encore assez de pages descriptives pour que nous nous arretions sur l’ouvrage entier Parti le 10 fevrier 1829 sur la Cyb'ele et apres une courte halte â Navarin, Bory de Saint-Vincent debarqua le 4 mais â Modon ou il put voir le quartier d’Ibrahim, decrit par tant d’autrcs voyageurs. „Des tas de haillons, des chiffons, des lambeaux d’etoffes grossieres en laine rouge, de vieux raor-ceaux de souliers, babouches ou autres chaussures encom-brent les rues infectes; il est impossible de se faire une idee de la malproprete qui regnait de ce lieu jusqu’â l’entree de Modon ou nous arrivâmes â trav.ers un faubourg demoli,.mais que commen9aient â reparer quelques pauvres familles indi-genes." 2 1 Paris, F.-G. Levrault, 1836— 1838;. 2 voi. in«S°, dedies h .la reine. 2 Bory de Saint-Vincent, op. cit., voi.: I, /p. 111. - 222 ■ Le 15 mars, la commission fut reşue par le general Maison, nomme recemment marechal, qui' lui annonţa son depart prochain pour la France. Le voyageur nous donne ensuite une description de „la viile moderne" de Modon, qu’il importe de citer pour faire comprendre l’etat de la Grece apres. la desastreuse Guerre de l’Independance. „Dans toute la fraî-cheur de son dernier desastre, la viile de Modon ne se compo-sait guere en 1829 que d’une centaine de maisons qui ne fussent pas absolument inhabitables, encore la plupart me-naţaient-elles ruine et ne se soutenaient-elles qu’â force d’etais; le reste s’etait ecroule en obstruant la voie publique."1 Suivent ensuite les descriptions de Neo-Kastron 2 (le nouveau Navarin) et de Paleo-Ivastron 3 (le vieux Na va rin qui n’est que l'ancienne viile de Pylos) et le recit d’une exploration â Pyla, que Pouqueville avait pris pour Pylos 4. Le president de la Grece, Capo d’Istria, arrivant â Modon en inspection, uet une entrevue avec Bory de Saint-Vincent, qui nous donne en entier le long discours du president, tentant de se disculper de l’accusation qu’on lui faisait couram-ment d’etre „Moscovite" 5. L'exploration continua sur les cotes occidentales de . Messenie, â Philiatra et â Arcadia (Cyparissia). A Pavlitza (Phigalie) on se rencontra avec Lenormant, qui venait ■d’Egypte; on visita ensemble le temple de Bassae 6. Le volume finit sur une description des couvents de Vourcano et des Cypres. Le second volume commence par un voyage â Coron et une exploration du Magne, avec l’ascension du Taygete 7. A Caritene ce fut Colocotronis qui fit les honneurs du château 1 Bory de Saint-Vincent, op. cit., I, p. 169. 2 Bory dc Saint-Vincent, op. cit., I, p. 203. 3 Bory de Saint-Vincent, op. cit., T, p. 233. 4 Pouqueville, Voyage cn Grece, t. VI, p. 72; il avait pourtant identifie anterieurement Pylos au vieux Navarin, ce qui etait exact, dans son Voyage ‘•'cn Moree, pour s’arreter apres a une opinion crronee. '• 1 5 Bory, op. cit., 1, p. 340—346. ,. . ’ G Borj', op. c-it.t I, p. 401. . ■ 7 Bory, op. cit., I, p. 122. ‘ •223 aux membres de la commission scientifique 1. II visita ensuite Megalopolis, Leondari, Tripolizza, Mantinee, les ruines de Sparte, Mistra et poussa jusqu'au cap Matapan 2. Le ler juillet, entreprenant l’exploration de l’embouchure de l'Eurotas, la commission se desorganisa â cause des moustiques. La fievre terrassant quelques membres de l’expedition â Monembasie (ou Napoli de Malvoisie), Bory dut partir â Nauplie pour chercher des remedes. Lâ, il recontra le colonel bavarois Heydeck, devenu gouverneur de la province; le medecin Zuccaroni, envoye par lui de suite, sauva la vie de Baccuet, Virlct, Delaunay, Brulle, mais mourut lui-meme de la fievre 3. Peu apres, Bory de Saint - Vincent alia â Argos, qui etait devenue la capitale de la Grece. „La residence du president, ecrit-il, n’etait plus une cite quand je la visitai, mais exacte-ment parlant une grande bourgade: sa population, formee de toute espece de Grecs, .s’elevait, disait-on, â peu pres â huit miile individus, dont les quatre cinquiemes, sans domi-cile fixe, vivaient sous de fragiles hangars; Argos se composait alors de trois ou quatre rues bordees de masures blanchies qu’entouraient de nombreux jardins; ceux-ci etaient arroses â l’aide de puits â godets, semblables aux norias du royaume de Valence." 4 Le 31 juillet tout le monde etait enfin â Nauplie (Napoli de Românie), oii, tous etant malades, se finirent les recherches de la commission des sciences physiques. Bory, etant le seul qui avait echappe aux atteintes de la fievre, mit â profit le mois qu’il passa â Nauplie pour explorer les environs. Avânt de quitter definitivement la Grece, il fit encore une excursion dans les Cyclades â Zea (Ceos), â Ghyoura (Gyaros) et surtout â Syra (Syros), ou il sejouma quelque temps. §11 Edg;ar Quinet, qui, jeune encore, avait ete attache, nous le savons, â l’expedition frangaise de Moree en 1829, publia 1 11 est ă remarquer une biographie de Colocotroni, voi. II, p. 204 et suiv. 2 Bory, op. cit., voi. II, p. 295. 3 Bory, op. cit., voi. II, p. 384 et suiv. 4 Bory, op. cit., voi. II, p. 395. 224 un an apres ses impressions de voyage en Grece 1. Son livre a une double marque: d'un cote, un enthousiasme sincere pour la Guerre heroîque de l’Independance et, de l’autre, un hono-rable essai de repondre â ceux qui croyaient deja que les Grecs avaient deţu les espoirs qu’on avait mis en eux. Son livre commence par une peinture de Modon, entouree de ruines, de mourants, d’affames hantes encore par la cruelle figure d’Ibrahim. Le 12 mars, accompagne de deux officiers franţais, il commenţa â jxplorer le pays; ils battirent les bois et les bocages et traverserent les villages de la Messenie. La description qu'il donne de ceux-ci est d’autant plus precieuse que Chateaubriand avait passe â cote de la Messenie et que Pouqueville en avait parle seulement par oui dire. II poussa meme l’intrepidite jusqu’â monter sur le sommet d’Ithome, en se traînant sur les pieds et sur les mains, pour voir les masures qui occupent la place du temple de Jupiter Ithomate et d’ou le spectacle est magnifique. De Messenie, Quinet passa en Arcadie; les deux officiers etant rappeles dans leurs quartiers, il visita, seul et toujours en pleine secu-rite, Megalopolis, les colonnes du Cotyle, Lycosura, suivit les bords de l’Eurotas ou il passa une nuit moins agreable que celle de Chateaubriand: surpris par un violent orage, extenues par la fatigue, lui et ses palicares se refugierent dans un moulin, d’ou on les chassa. II visita ensuite Sparte, et en donna Une de ces belles descriptions, qu’il prodigue d’ailleurs assez souvent dans son livre. En route vers Argos, Quinet rencontra le president Capo d’Istria, qui faisait sa premiere tournee en Moree, accompagne du fameux turcophage Nikitas, et dans les bras duquel l’en-thousiaste voyageur se jeta, tout en larmes. II visita ensuite Argos, Mycenes, Tirynthe, Corinthe, Sicyone. Athenes, en ce temps, etait encore entre les mains des Turcs. A la vue du Parthenon, â quelques milles de distance, il fut si profonde-ment trouble qu’avec trois officiers il s'embarqua en travesti, sur un caîque, et se dirigea vers Athenes. Avec la permission de l’aga, il reussit â entrer dans la viile, qu’il nous decrivit ensuite minutieusement avec ses ruines, ses maisons ebou-lees. De la maison de Fauvel on ne reconnaissait plus rien. 1 E. Quinet, De la Grece moderne et de scs rapports avec l'antiquite, Paris, F. Levrault, 1830, in-8°. 225 „Combien dans cette nuit, s'ecrie le voyageur 1, malgre să detresse, Athenes, me sembla plus belle, plus touchante, plus riche que Rome, avec ses villas et le bruit de ses fetes! La plupart des voyageurs qui m’ont precede se sont plaints que l’impression serieuse des ruines fut troublee par le babil de la viile modeme. Je considere comme une bonne fortune d’avoir visite la viile de Minerve dans ces temps de desastres. J’eusse pu me croire arrive le lendemain de l’incendie de de Xerxes ou des massacres de Sylla. Privee de ses habitants, livree â un maître etranger, tout dans Athenes reveille les1 pensees d’un autre temps. Meme ce qu’il y a aujourd’hui de moins triste chez elle, ce sont les ruines. L’oeil, fatigue d’errer sur un sol brule par les incendies, sur des decombres, sur des huttes de branches de pin, cherche pour se reposer les colonnes et les murailles de l’antiquite!" Et un peu plus loin: „La jeunesse etern elle du genie attique s’est transmise â ses ruines; jusque dans sa chute, il garde la grâce et l’eclat de la victoire. De tout cela resulte une impression singuliere-ment mâle et forte, ou le sentiment de l’heroisme tient la place des reveries romanesques qu’eveillent les monuments du Nord." II visita tous les monuments d’Athenes, sauf le Parthenon, qui etait devenue citadelle turque. II s’embarqua de nouveau sur son caique et, apres s'etre arrete â Syra, revint â son point de depart. Tel est le livre de Quinet; par sa beaute litteraire, il merite bien d’etre tire de l'oubli qui l’entoure. Ecrit d’un style chaud, colore, vif, sans pretentions scientifiques, mais par un homme tres au courant des choses, il est anime d’un souflle puissant et jeune, d’un enthousiasme, d’un amour de liberte et d’independance qui ont toujours caracterise ce grand citoyen et lui ont fait prendre dans toutes les occasions la defense des opprimes. Son livre plein de pages charmantes, pittoresques, de vues justes, sauf quelques defaillances2, est un tableau des plus elegants et des plus poetiques de la Grece de cette epoque, interessant entre tous. 1 Quinet, op. cit., p. 362. 2 II exprime, par exemple, l’avis qu’â la Grâce conviendraient les institutions de l’Am6rique. 226 §12 Dans la Correspondancc d'Orient (1830—1831) 1, de Mi chaud et Poujoulat, on trouve au premier volume quelques lettres qui se rapportent â la Grece. La seconde (de la rade de Navarin le 5 juin 1830) nous donne une vue du Magne et des notices sur les moeurs des Maînotes; la quatrieme, de Nauplie, nous raconte une entrevue avec le president de la Grece, Capo d’Istria 2. Michaud fait la description de Tirynthe, tandis que Poujoulat nous fait celle d'Argos et de Mycenes. Les lettres VII et VIII nous donnent une description des ruines d’Athenes et le recit d’une entrevue avec le pacha de Negropont, assez curieuse. La lettre X se rapporte deja â Smyme3. §13 Les Souvenirs du Levant du comte de Corberon n’ont qu’un titre qui promet 4. En realite, c’est une toute minuscule brochure — frag-J ment d’un voyage en Orient qui est reste malheureusement inedit — dans laquelle l’auteui raconte une excursion â Bour-nabat, village peu eloigne de Smyme, et qui passe pour l avoir ete la patrie d’Homere. La visite des grottes d’Homere, 1 d’ailleurs peu poetiques en elles-memes lui inspirerent des reminiscences de vers allemands ... [ 1 Correspondancc d’Orient, 1830—1831, par Michaud et Poujoulat, Ducollet, Paris, 1833— 1835. 6 voi. in-8°, avecle sommaire suivant: Voi. I: Lettre du depart de Toulon jttsqn'ă l'arrivee ă l'emplacement de l’ancienne Troie; Voi. II: Lettres ecritcs des rivages de VHellespont et de Constantinople; Voi. III: Lettres ecrites sur la route de Constantinople ă Jerusalem ; Voi. IV, V, VI: Lettres icrites de Palestine, de la Syrie et de l’Egypte. 2 Pages 84—92. ? De Baptistin Poujoulat nous avons encore un livre: Recits et souvenirs d'un voyage en Orient, Tours, 1848. Cinq pages, tout juste, sont re-servees â Athenes. 4 Le comte de Corberon, Souvenirs du Levant, pfelerinage aux grottes i d’Homdre, extrait d'un voyage inedit en Orient (7 pages) fait le. 31 octobre 1829, publie en 1835 in-12. 227 §14 Apres avoir failli etre ministre plenipotentiaire â Athenes, Alphonse de Lamartine, renongant â la carriere diplomatique, partit en 1832 pour l’Orient, sur un navire specialement frete par lui, accompagne de sa femme et de sa fille unique Julia, qui devait mourir â Beyroutb. Cette croisiere dura seizemois et fut racontee par le poete dans son Voyage en Orient, souvenirs, impressions, pensees et paysages (1835, 4 voi. in-8°). 1 Comme le titre l’indique d’ailleurs, le voyage de Lamartine n’a pas pour but special la Grece; marchant sur les traces de Chateaubriand, le poete se dirigeait vers l'Orient. „Ce grand ecrivain, dit-il dans l'avertisscment de la premiere edition, est alle â Jerusalem en pelerin et en chevalier, la Bible, l’Evangile et les Croisades â la main. J’y ai passe seulement en poete et en philosophe." Mais, par contre, son Voyage respire plus de familiarite et de naturel que celui de M. le vicomte; c’est un journal exact de son voyage, avec ce qu’il apporta de reflexions personnelles et d’epanchements lyriques, un peu meme en dehors du cadre de son sujet ... Malheureusement, la pârtie qui concerne la Grece est assez mince: pour Lamartine, comme pour Chateaubriand, la Grece n’est qu’un incident heureux et interessant, tandis que Jerusalem est le point principal d’attraction. Le 6 aout, le navire de Lamartine frisa le Peloponese â Modon. Entre le cap Matapan et l’île de Cerigo il fut attaque par un brick grec, mais la presence de ses 25 hommes armes le fit reculer et s’eloigner non sans cliquetis de pistolets et de poignards „dont les manches etincellent de ciselures d’ar-gent". Le voyageur vit tout: les figures sombres des bandits, une jeune fille d’une rare beaute, des sorcieres: en un mot tout Ie decor romantique ... Le 9 aout, il mit pied sur la terre classique et voilâ la premiere impression qu’il reţut de la race grecque 2: „Toutes les physionomies sont belles mais tristes et feroces; le poids de l'oisivete pese dans toutes leurs attitudes. La paresse des Napolitains est douce, sereine, gaie ; c’est la nonchalance du bonheur; la paresse deces Grecs est 1 Un autre edition, 2 voi. in-12, 1845. 2 Lamartine, Voyage, ed. Hachette, I, p. 88. 228 lourde, morose et sombre: c'est un vice qui se punit lui-mâme." Lamartinc n’etait pas un archeologue; il ne s’interessait pas aux monuments antiques, qui le laissaient assez froid. II aurait pu par exemple voir le tombeau d'Agamemnon. „Mais que m’importe Agamemnon et son empire! s'ecrie-t-il. Ces vieilleries historiques et politiques ont perdu l’interet de la jeunesse et de la verite." 1 II prefere plutot assister â une seance du Parlement grec, qui avait plus d’interet â ses yeux. Le spectacle de ces patriotes deliberant sous une voute de planches, elevee en plein champ, le remplit d’enthou-siasme 2. Le 19 aout, apres un orage, le navire jeta l’ancre au Piree; Lamartine visita les antiquites d’Athenes avec cet autre Fauvel qu’etait l'Autrichien Gropius. A la description alerte qu’il en donne il n'y a rien â critiquer. Le 23, il quittait les rivages de l'Attique, prenant la direction de Chypre ... §15 Le Journal d’un voyage en Orient3 du comte d’Estourmel a eu bien des aventures avant de voir la lumiere ... Le comte d’Estourmel remontait le Danube le 22 juin 1837, quand le bateau se fracassa contre le pont de bois de Daunastaf; le comte put trouver un debris qui flottait et se sauva grâce â lui, mais son manuscrit etait tombe au fond du fleuve. Le lendemain on repecba son portefeuille, â son grand eton-nement. Sept annees plus tard — en 1844 — il publia son journal de voyage, comme un pieux ex voto â Notre-Dame de Bon-Secours ... Parti d’Ancone le 3 juin 1832, et accompagne de „son Grec" Demetrius Papadriopulo, avec lequel le liait un contrat assez original4, d’Estourmel mit pied sur la terre grecque, â Corfou, qui etait encore sous la domination anglaise ... Cette 1 Lamartine, Voyage, I, p. 89. 2 A cctte s£ance assistait aussi le comte d'Estourmel, qui nous en donne une impression extrtmemcnt defavorable. Journal, I, p. 135, note. 3 Journal d’un voyage en Orient fait par îe comte Joseph d'Estoutmel, Paris, 18*1*1, 2 voi. gr. in-S°, orn£s de 160 pl.; 2e Edition, 1848, 2 voi., in-18. 4 D’Estourmel, Journal, p. 3 — 5. 229 île evoqua naturellement en lui le souvenir d’Homere, de Themistocle qui y passa une pârtie de son exil, de Caton, qui y pleura la ruine de la Republique ... De Corfou, par Bu-throtum, il s'en fut visiter Janina, qui apres le siege subi par le fameyux Aii, etait tombee dans une complete decadence: de 20 000 âmes, elle se trouvait reduite â 4 000 habitants tout au plus. Le palais du pacha avait plutot l’air „d'une ecurie" pleine d’immondices ... A Prevesa il recontra le consul frangais bien connu par ses travaux sur la guerre de l’independance grecque Reybaud. Celui-ci le conduisit dans son canot au champ de bataille d’Actium ... Le 29 juin nous le trouvons en Ithaque, ou il monta jusqu’â la cime couronnee des debris des construc-tions cyclopeennes connues dans l’île sous le nom d’Utysse. „Je parviens, ecrit-il1, ainsi â une premiere enceinte, puis â une seconde qui entourait le sommet et renfermait proba-blement la citadelle. Des pans de muraille subsistent encore, mais d’autres en plus grand nombre sont ecroules et se contondent avec les roches naturelles. Je penche â croire que ces ruines sont celles de l’ancienne capitale et de son Acropole ..." A vrai dire, il toucha le sol de Grece proprement dite â Missolonghi, ou ,,1’on respire une odeur de marecage" et qui paraît reunir toutes les conditions d’insalubrite ... La premiere impression fut mauvaise et les autres ne le seront pas moins. Dans le comte d’Estourmel, nous avons l’occasion d’etudier un des premiers cas de mishellenisme. Imbu de culture classique, la realite ne le satisfaisait plus. La nature lui paraissait moins belle que la description des poetes; les hommes vue de pres lui semblaient inferieurs aux legendes heroi'ques qui les entourent. Tout lui semblait mesquin. „Ce sont de veritables condot-tieri, ecrit-il2 en pirlant des fameux heros de la guerre de l’Independance. Voilâ pourtant les Solon et les Socrate, pour lesquels tant de gens se passionnent chez nous. Tant il est vrai quî le liberalisme a ses niais comme l’absolutisme et qu’en ce genre les partis ne se doivent rien les uns aux autres." A la reflexion, il se rendit un peu compte de son injustice et 1 D’Estourmel, op. cit., p. 66. 2 D'Estourmel, op. cit., p. 79. ?B0 1 [ I j tâcha de revenir â de meilleurs sentiments; il se complut ! meme â reconnaître aux Grecs des qualites: „L’intelligence et i la finesse, ecrit-il dans un moment de bonne humeur 1, ne ' leur manquent certes pas et il y a toujours de la resource avec i les gens d’esprit. Je ne vois donc point qu’il y ait lieu de desesperer de la regeneration des Grecs. Seulement on a eu tort en s’imaginant qu’on la tro'uverait toute faite." Mais il fit en vain ces justes reflexions, car son mecontentement, son agacement eclaterent de nouveau. On a trop exagere „en beau" et „en grand" pour que la reaction ne se ressentît pas. Exageration d’un cote, exageration de 1’autre ... Corinthe le desola. „Quel changement, s’ecria-t-il2, jamais grandeur aussi dechue n’avait afflige mes yeux." Et un peu plus loin 3: „On n’en peut approcher sans avoir â craindre egalement et la fievre empestee et l’anarchie sanguinaire; il faut pour s’y promener s’entourer d’une escorte: pour y dormir solder une gamison, et, sous ce rapport, on peut dire encore aujourd’hui qu’il n’est pas donne aux pauvres d’aller â Corinthe." Mais l’epreuve la plus cruelle l’attendait naturellement â Athenes. On y peut saisir sur le vif le mishellenisme cause par la desillusion. „Non, dit-il4, je ne puis dire quelle fut ma premiere impression en presence de cette Athenes qui avait ete mon reve, la passion de ma jeunesse et en la trouvant dans un tel etat! L’aspect de ces ignobles masures, lâ ou mon imagination me representait des temples et des palais, fletrit tellement toutes mes illusions que je baissai la tete et me laissai conduire par mon Grec sans plus rien regarder autour de moi." II visita les ruines avec le meilleur guide. possible: Pit-takis, si bien portraiture par About. Rien, sauf le Parthenon, ne le contenta; les monuments lui semblerent d’une petitesse extraordinaire; il se les etait figures plus grands et plus sim-ples et les trouva en realite petits et omes. Apres quelques jours de sejour â Athenes, il alia visiter Salamine, Egine et Nauplie, ou il fut scandalise par la jactance de la soldatesque. 1 D’Estourmel, op. cit., p. 80. 2 D’Estourmel, op. cit., p. 35. 3 D’Estourmel, op. cit., p. 88. 4 D’Estourmel, op. cit., p. 93. 231 A Nauplie, le hasard le fit se rencontrer avec Lamartine qui faisait sa fameuse croisiere. L'occasion se presente â nous de montrer par un exemple frappant comment une chose vue par deux personnes â la fois peut etre decrite differemment. D’Estourmel etait present â cette seance de l’Assemblee naţionale grecque, que Lamartine avait racontee en couleurs si brillantes dans son Voyage et qu'il avait evoquee avec tant d'emotion dans son discours â la Chambre du 3 juin 1836. Entendons maintenant le commentaire de d'Estourmel1: „II n’y a pas quatre ans j’etais â Nauplie precisement â cette seance dont parlait hier l’honorable orateur. Je voyais des Grecs se disputer par la guerre civile ce que la guerre etran-gere avait encore laisse â devaster dans ce malheureux pays. Je me souviendrai longtemps de l'impression que me causa leur Chambre des representants ou leurs motions absurdes se succedaient et ou le pillage etait tellement â l’ordre du jour que Nauplie en fut menacee par les bandits, que ces deputes amenaient â leur suite. II en serait resulte l’incendie de la viile sans l’attitude ferme de nos soldats qui avaient en haine autant qu'en mepris les heros grecs et qui brulaient de leur donner une bonne legon ... Je n’ai donc rien vu qui forţat l'admiration, mais beaucoup de gens disposes â forcer les portes et les serrures et â violer et â voler, ce qu’ils avaient fait â Missolonghi et cc qu’ils reprochaient tout haut â nos troupes de les empecher de renouveler â Nauplie." Partant de Niuplie le 15 aout, il fut de retour â Athenes, pouv s’embarqusr ensuite au Piree. Apres de courts arrets â Naxos, â Rhodes et â Chio, son voyage se continuant en Asie, cesse de nous interesser ... Tel est le Journal du comte d’Estourmel; il est rempli d’une mauvaise humeur manifeste causee par des desillusions explicables et par une chaleur tropicale, qui rendait difficile tout deplacement. II n’en est pas moins tres agreable â lire et sa valeur est encore rehaussee par des dessins faits par l’auteur lui-meme. 1 D’Esti urmei, op. cit., I, p. 135, note. IV LES VOYAGES EN GRfîCE PENDANT LE RfiGNE DU ROI OTHON a) NOTICE HISTORIQUE SUR LE REGNE DU ROI OTHON I Le roi Othon, encore mineur, arriva en Grece avec ses 3 500 soldats bavarois et une regence composee du comte d’Armansperg, du general Heydeck et de Maurer. Les diffi-cultes inherentes â l’etablissement d’un regime de point en point nouveau ne tarderent pas â surgir. Le Tresor etait completement epuise, les bandes demandaient leur salaire, les chefs etaient devenus pretentieux et insupportables. Les Bavarois ne surent pas s'y prendre, et surtout apres le depart force de Maurer (1834), qui seul avait compris les besoins Mgitimes de la Grece, la mesintelligence s’accentua. Le ler juin 1835, Othon, devenant majeur, transfera sa capitale de Nauplie â Athenes et fit des concessions au peuple. Le roi de Baviere, mecontent, rappela le comte d’Armansperg et envoya â sa place Rudharth, un reactionnaire, qui se rendit vite impopulaire et dut partir. On composa alors un ministere naţional. A la suite d’une insurrection, dont les meneurs etaient Kalergis et Makryanis, le roi fut enfin oblige, malgre l'opposition de la Russie et de l’Autriche, de donner une consti-tution au pays (sept. 1843) 1. Le regime parlementaire fleurit alors precocement, avec ses pires vices. Le mecontentement etait general; les mini-steres etaient â la merci des intrigues de coulisses et des influences ennemies des puissances. A l’occasion de la plainte d'un sujet anglais, le juif Pacifico, pille dans une emeute 1- A. de Vallon, Athenes et les evinements du 15 septembre 1893, Revue des Deux-Mondes du 15 novembre 1843. 233 A notre point de vue, le regne du roi Othon a encore une singuliere importance, car, de cette epoque date la creation de Y Ecole frangaise d‘Athenes, une des gloires de la Science frangaise, et qui donna â l'archeologie grecque un essor jus-qu’alors inconnu. A la suite de l’inlassable intervention de Guigniaut et de Piscatory, le ministre de Salvandy fit signer au roi l’ordon-nance du 11 septembre 1846 pour la fondation „d’une ecole frangaise de perfectionnement pour l'etude de la langue, de l’histoire et des antiquites grecques â Athenes". La mission devait se composer „d'eleves de l'Ecole normale superieure regus agreges des classes d'humanites, d’histoire ou de philosophie'' et devait avoir une duree de deux annees, auxquelles s’ajoutait une troisieme par la decision speciale du grand-maître de l'Universite. La pensee maîtresse qui avait pre-side â la fondation de cette ecole avait ete une pensee roman-tique: la regeneration de la Grece par les educateurs frangais 1. L’arrete du Ier fevrier 1847 decidă que la mission se compo-serait d’un directeur, d'un secretaire interprete et de huit membres. l'histoire de mon iem^js.t.VII.ch.XLI^p. 264—375(pour la situation de la Grece entre 1842—1847). Duvergier de Hauranne, De la situation actuelle de la Grece et de son avenir, dans la Revue des Deux-Mondes du 15 octobre 1844. Idem, La Grece pendant les trois derniers mois, dans la meme revue du \a janvier 1845. J.-J. Ampăre, L’instruction pubîique et le mouvement intel-lectuel en Grece, dans la Revue des Deux-Mondes du ler avril 1843. Edmond Texier, La Grece et ses insurrections, Paris, 1854. La Grece et le roi Othon devant l’Europe. Etude sur l'itat actuel du royaume de Grece, 1862, Paris, Poulet Malassis. E. Forcade, Le roi Othon et la Grece dans la question d’Orient, dans la Revue des Deux-Mondes du 15 juillet 1854. R. de Courcy, Les Grecs depuis l'avenement du roi Othon, Ibidem, du 15 juillet 1862. J. Lemoine, Le parti russe en Grece, dans La Revue des Deux-Mondes, 15 octobre 1843. J. Lemoine, La revolution grecque de 1862. Ibidem, du 15 decembre 1862. Le comte de Gobineau, Deux etudes sur la Grece moderne, Pion, 1905. La Grece depuis dix ans (extrait de la Revue de Bibliographie analytique, mai 1843), par Jules Fleutelot: un interessant compte rendu sur Greeceas a Kingdom by Fr. Strong, London, 1842 et qui embrasse les 6v6nements de 1833- 1840. 1 Voir â ce propos l’article de M. Fougeres dans l'Universite de Paris, decembre 1906: La France iducatricc de la Grece. 235 Nous n’entrerons pas dans l’histoire de YEcole frmiţaise d'Athenes qui a ete faite d’une maniere definitive et magistrale par M. Radet dans un livre qui rend toute insistance inutile 1. II faut s’y rapporter â chaque moment pour connaître l’histoire de cette glorieuse Ecole, ses tribulations, son evolu-tion, ses membres et les resultats de leurs recherches arcbeo-logiques ou de toute sorte, en un mot, le tableau sommaire, mais grandiose, d’un travail achame de plus de soixante ans dans le champ de l’archeologie grecque. Ce livre si complet et si competent nous a meme empeche de nous occuper des travaux sur la Grece, ayant un caractere archeologique ou) scientifique: leur inventaire etait d6jâ fait 2. b) LES RELATIONS DE VOYAGE §1 Sous le titre Excursion dans la Grece orientale 3, de Segur Dupeyron raconte dans une lettre adressee au Dr Pariset et datee d’Athenes en janvier 1839, une excursion faite â Marathon, par le defilă des Thermopyles, sur le theâtre de 1 Georges Radet, L’histoire et Vcenvre de VEcole franţaise d’Athenes, Paris, 1901, Fontemoing (XIV -f- 492 p.). 2 En dehors du livre de M. Radet, on peut lire encore sur VEcole fran-ţaise d’Athenes les articles suivants: E. Vinet, L’Ecole franţaise d’Athenes, dans le Journal general de Vin* ..strnction publique, du 5 dec. 1863, t. XXXII, p. 918 —921; Ch. Bigot, L‘Ecole franţaise d’Athenes et VEcole franţaise de Rcme,, dans la Revue politique et litteraire, du 11 dec. 1875, p. 553 — 560; Ch. Leveque, Ecole franţaise d’Athenes, dans le Journal des Savauts, de decembre 1879, p. 750 —757 et de janvier 1880, p. 5—17; V. Berard, L'Ecolefranţaise d’Athenes, dans Nos grandes Ecoles d’appli-cation, Paris, 1895, p. 339 —-400 (avec gravures); Th. Homolle, L’Ecole franţaise d’Athenes, dans la Revue de l’Art ancien et modernes, de 10 avril, 10 juillet et 10 aout 1897, t. I, p. 1— 18 et 321— 334; t. II, p. 1—14 (avec gravures); Ch. Leveque, La fondation et les debuts dc VEcole franţaise d’Athenes, dans la Revue des Deitx-Mondes, du Ifr mars 1898, p. 85— 119; G. Radet, Le cinquantenaire de V Ecole franţaise d’Athenes, dans la Revue ginerale des Sciences, du 30 mars 1898, p. 207—228 (avec gravures). 3 Dans Ia Revue des Deux-Mondcs, du I avril 1839, t. XVIII; p. 55. 236 la bataille de Plat de, au golfe de Salamine, & Zeitoun, Liva-dia, Thebes, Eleusis. II y a â retenir l'anecdote des 200 Klephtes qui, apres avoir lutte pour l’inddpendance, s’dtaient rdfugids â la frontiere et faisaient des incursions en Grece, trouvant par ndcessitd un abri protecteur en Turquie 1. §2 Les Pere.grinations en Orient2, d’Eusebe de Salle, n’accor-dent qu’une attention tres distraite â la Grece3. Arrivă le I" juillet au Pirde, le voyageur ddbuta par une quarantaine au Lazaret. Le 13 nous le trouvons â Athenes, ou il assista â la pose de la premiere pierre du palais de l'Universite, participa â un bal â la cour, â l’occasion de l’arrivee d'un archiduc autrichien, le 20 il s'embarquait d£jâ pour la Turquie ... Sa courte relation de voyage ne briile par rien; meme les d tern elles descriptions des monuments y manquent. A leur place des notes seches sur les evdnements du jour. §3 Le livre de J. A. Buchon sur la Grece continentale et la Moree4 a un 6gal interet scientifique et litteraire; il est remârquable par la richesse des connaissances du voyageur, par son esprit sdrieux et meme par un vif sentiment de la nature, qu'on serait etonne de trouver chez un savant si on ne savait pas que Buchon dtait dejâ un liabitue du voyage 1 Mentionnons un autre article du meme auteur: La marine marchanăe grccquc dans VArchipel, dans la Revue des Deux-Mondes, octobre 1839, t. XX. 2 Pirtgrinations en Orient, ou voyage pittoresque, historique et politique en Egypte, Nubie, Syrie, Turquie, Gr6ce, pendant les ann6es 1837 — 1838— 1839, par Eusebe de Salle, ancien premier interprete de l'armee d’Afrique, professeur â l’Ecole des langues orientales vivantes, Paris, 1840, 2 voi. 3 Pour la Grâce, voir voi. II, p. 190—213. 4 J.-A. Buchon, La Grecc continentale et la Morte, voyage, sejour et etades historiques en IS-iO et 1S41. Le livre fut publii en 1843 et dedie îi Mmf la'diichesse d'Orlfans, Paris, C. Gosselin (VII + 567, in-18). 237 pittoresque 1. Devant cet horizon si limpide et si limită, devant cette lumineuse secheresse, sous lor d'un soleil, toujours jeune, dans le voisinage de tant de belles ruines il n’est pas etonnant que son âme se soit emue et qu’elle se soit laissee eblouir par cette beaute rayonnante. II y a par consequent dans le livre de Buchon des pages qui sont d’un peintre tres doue2. Le beau panorama d’Athenes, vu du sommet du Lycabette pres du petit couvent de Saint-Georges, le spectacle de l'Acropole au coucher du soleil, ou sous l’dclat de la lune de Grece „qui surpasse de beaucoup le pale reflet de notre pauvre lune“ 3, le charmant pay-sage autour de la fontaine de Callirhoe ont trouvă en Buchon un artiste au coeur chaud et au pinceau prodigue ... Mais en dehors de ce cotă pittoresque, il y a surtout en Buchon un ărudit tres epris de l’antiquite et du moyen âge. La description qu'il donne des monuments d’Athenes est rigoureusement puisee aux sources les plus authentiques. Historien de carriere, Buchon avait dejâ publie, avant de venir en Grece, des ouvrages ayant trăit soit â l’antiquită grecque, soit au moyen âge4. „Mon voyage, ecrit-il dans sa dedicace, avait un but historique et naţional. J'allais interroger les monuments en ruines, les debris des archives religieuses et civiles, les souvenirs meme et les traditions populaires et leur demander quelques rayons de lumiere qui eclairassent mes pas, â travers l’obscure histoire de ces temps ou nos croises de France etaient venus fonder leurs baronnies dans les memes vallees ou avaient fleuri les rois d’Homere." Le but de son voyage etait donc defini et il lui resta fidele. A la suite de la fondation de l’empire latin, la Grece fut occu-pee par les Francs, qui y introduisirent l’organisation feodale. Athenes transformee en duche devint l’apanage d'Othon de la Roche, sire de Ray; la Moree devenue principaute d’Archaie, 1 II avait deja publie un Voyage ai Irlande en 1818; Quelques souvenirs de courses en Suisse et les pays de Baden, 1836, Paris, Gide, in-S.° 2 Lire îa remarquable page sur le lever du soleil en Grece. Buchon, op. cit., p. 73. 3 Buchon, op. cit., p. 73. 4 II avait publie: Antiquites grecques ou tableau des mceurs, usages et institutions des Grecs (traduit de l'anglais), Paris, 1822, 2 voi. in-8°. 238 apres avoir ete sous la domination de Guillaume de Champlitte, passa entre les mains de Geoffroi de Villehardouin, le neveu du fameux chroniquer. II est aise â comprendre que les Francs ne quitterent pas le sol de la Grece sans y avoir laisse de profondes empreintes. Sur l’Acropole d’Athenes subsiste encore une tour carree ayant fait pârtie de l’ancien palais des ducs; la petite eglise qui porte le nom de Catholicon remonte au commencernent du XIII6 siecle. A Thebes, une tour sur la Cadmee faisait pârtie du palais ducal. A Marathon, â Eleusis et dans plusieurs autres localites, il y a encore des restes de châteaux forts. A Daphni, tout pres d'Athenes, se trouve la sepulture des ducs de la maison de la Roche. Le but que se donna Buchon etait precisement d’etudier les vestiges de cette „Nouvelle France". Et ses recherches furent particulierement heureuses â Daphni, ou les ducs d'Athenes, en commenţant par Guy Ier en 1263, se firent enterrer. II y trouva deux sarcophages, l’un â l’extremite nord du narthex, l’autre dans la chapelle del'anglenord-ouest1. Sur ce demier Buchon crut reconnaître les armoiries des de la Roche; il n’en etait pourtant rien ... Lenormant a refute cette hypothese 2, et M. Gabriel Millet s'est rattache â l’opinion de Lenormant: „Les pretendues armoiries de Daphni, ecrit-il3, sont une simple decoration dans le gout byzantin, mais dont les fleurs de lys indiquent l'origine latine." Venu par Malte, Syra et le Piree, Buchon visita d’abord Athenes, en prenant des notes sur les monuments antiques i, sur l'Athenes frangaise du moyen âge s, avec ses temples, ses châteaux, ses eglises, ses sepultures ... II visita ensuite les environs: Marathon, Aulis, Chalkis, Thebes, Cheronee, Del-phes, les Thermopyles; passant en Moree, il s’arreta â Epi-daure et s'avanga jusqu’â Messene, Olympie, Elis, Patras, en revenant par Sicyone, Corinthe, Eleusis et Daphni. Partout il releva les traces de la domination franque, se preparant ainsi 1 Buchon, op. cit., 131 et suiv. 2 Lenormant, Rev. arch., 1872, II, p. 286—289. 3 Gabriel Millet, Le monastere de Daphni, p. 76. 4 Buchon, op. cit., p. 63 et suiv. 5 Buchon, op. cit., p. 115 et suiv. 239 â d’importants travaux d’erudition qui l'ont classe parmi les premiers dans cette sorte d’etudes Mais, â cote de la Grece antique et du moyen âge, il y avait aussi la Grece modeme, la Grece du roi Othon. Buchon n’a pas passe pres d'elle, les yeux fermes; il l'a vue, mais il faut reconnaître aussi qu’il l’a moins bien saisie. Ce qui l’a interesse le plus dans la Grece modeme, c’est le cote pit-to-resque: les coutumes, les fetes populaires, les danses, les costumes. II a quelques pages vraiment merveilleuses sur la fete du Ier avril, qui a lieu sur le plateau du temple de The-see 2, ou sur la fete du premier jour de careme, dans la vallee de l’Ilyssus, autour des colonnes du temple de Jupiter-Olym-pien3. Une noce grecque rencontree â Cheronee trouve en Buchon le meme peintre vif et colore 4. II est pourtant moins bien informe quand il juge l'etat social et politique de la Grece du roi Othon. Volontairement ou malgre lui, il est d’un optimisme un peu factice; il est juste la contre-partie d’About. Pour Buchon, l’aspect de la nouvelle cour bavaroise „reporte sa pensee vers l’epoque ou une autre cour feodale venue d’Occident, la cour des ducs frangais d’Athenes, de la maison de la Roche dans le comte de Bour-gogne, y siegeait dans sa splendeur".5 Ses notes sur la marine, l’armee, les finances grecques sont des plus rassurantes °. Et son livre est un des rares ou il n’y ait pas d’histoires de Klephtes et ou l'on ne parle pas du peu de securite que les voyageurs, trouvent sur les routes de la Grece. La revolution de 1821, la constitution d’Epidaure, la presidence ensanglantee de Jean Capo d'Istria (1827), la guerre 1 Les principaux livres de Buchon sur cette question sont: a) Rccherches et materiaux potir servir ă une histoire de îa domination franţaise aux XIIIe , XIVC et XVe siecles dans les provinces demembrees de l'Empire Grcc ă la suite de la quatrienic cioisade, par J. A. C. Buchon, Paris, A. Desrez, 18-40, 2 parties en 1 voi., in-8° ct tableaux. b) Rccherches historiques sur Ia Principautt franţaise de Moree et scs hautes baronnies, J. Renouard, Paris, 18-45, 2 voi. in-8°. c) Nouvelles rccherches, Paris, 2 voi. in-8°. 2 Buchon, op. cit., p. 78. 3 Buchon, op. cit., p. 79—84. 4 Buchon, op. cit., p. 228—232. 5 Buchon, op. cit., p. 96. 6 Ibid., p. 111. 240 civile et la proclamation du royaume trouvent aussi en Buchon un conteur, un peu presse, il est vrai, mais assez sur. A l’interet historique et poetique de la Grece continentale et la Moree, si on ajoute l’interet eveille par de frequents voyages dans de nombreux villages, racontes avec des details topiques, avec de belles descriptions et des souvenirs historiques, on a la mesure de ce livre â la fois erudit et poetique, ecrit — d’apres les circonstances — dans une langue ailee ou exacte ... §4 L'Intineraire descriptif de VAttique et du Peloponese 1, de Ferdinand Aldenhoven, n'entre pas dans le cadre de notre etude; il n’en merite pas moins une mention. C’est un travail tres compact et tres fouille, de caractere plutot scientifique que litteraire. L’auteur, allemand d’origine — la nature de son travail nous le dirait assez d’ailleurs —, nous donne en 427 pages tres remplies une compilation erudite de Strabon, de Pausanias, de Barthelemy, de Chateaubriand, de Pouqueville, de Gell, de I.eake, de la commission scientifique de Moree, de Bory de Saint-Vincent, de la topographie de 1’Attique et du Peloponese, avec, â l’appui, des cartes, des plâns, des dessins faits avec un soin extreme. C’est donc, on le voit une sorte de Gnide Joanne avant la lettre 2. §5 et §6 De l’architecte A. Couchaud, qui vecut quelque temps a Athenes sous le roi Othon, nous avons deux ouvrages qu'il 1 Itineraire descriptif de 'Attique et du Pelcponese, avec cartes et plâns topographiques, par Ferdinand Aldenhoven et dedie au roi de Prusse Fr. Guillaume IV, Athenes, A. Nast, 1841, in-8°. 2 Nous ne nous occuperons pas dans ce travail des guides en Grece, mentionnons pourtant Le Gtiide en Orient. Itineraire scientifique, artistique et pittoresque, par Quâtin, 1846, (679 pages), oii l’on trăite des îles Ioniennes 241 importe de mentionner. Ses Eglises byzantines en Grece 1 forment un in-folio contenant 32 planches et un texte expli-catif. II y etudie les vestiges de l’architecture byzantine et la divise en trois periodes: la premiere periode comprend l’es-pace de temps compris entre le IVe et le VF siecle; la seconde, entre le VP et le XIe siecle; et le troisieme, du XI' siecle jusqu’au moment de l’invasion definitive de la Grece par les Ottomans. Apres avoir defini ces periodes par leur traits distinctifs, Couchaud nous donne aussi des notices explica-tives, des planches qui reproduisent les principaux monuments de l'art byzantin: l'ancienne eglise metropolitaine et les autres vieilles eglises d'Athenes, le monastere de Daphni, l'eglise de la Vierge de Mistra, la chapelle d’Androussa, l’eglise de Samari etc. Quoique sortant en cela un peu du cadre de notre travail, il n’etait pas sans utilite d’attirer l'attention sur un excellent ouvrage qu’on oublie un peu. Le second ouvrage intitule: Notes et croquis, Voyage en Grece 1843—1844 2, ne nous est malheureusement connu que par une seule livraison 3, qui nous decrit 1’itineraire d'Athenes â Eleusis, avec la Voie Sacree, l’eglise d’Haia Trias, le monastere de Daphni et Eleusis. L’ouvrage devait comprendre 30 livraisons contenant d’abord l’itineraire complet d’Athenes aux principales villes et îles de l’Hellade, et ensuite la description d’Athenes antique, au moyen âge et moderne. (127— 140), d’im voyage en Grece (p. 141—256) et d'une Excursion aux îles de la Grece ou Archipel (256—280). Dr. Isambert, U îtiniraire descriptif, historique et archeologique de l’Orient (Icr pârtie, Gr£ce et Turquie), coli. „Guide Joanne." Citons surtout le quide actuel Joanne qui est un modele de description precise: I.— Athenes et ses environs, par B. Haussoullier, avec 4 cartes, 10 planches (216 p.). Paris, Hachette, 1888. II.— Grece continentale et îles, avec 17 cartes, 22 planches, par Haussoullier, Fougeres, P. Monceaux, H. Lechat (509 p.), Paris, Hachette, 1891. III.— Grece, par G. Fougeres, 1909 (nouvelle ădition en 1 volume.) 1 Choix d'iglises byzantines en Grece, par A. Couchaud, Paris, Lenoir, 1842, in-fol., 32 p., 1 pl. 2 Paris, Didon, 1847, in-fol., 19 p. fig. 3 Du moins c’est la seule qu’on trouve k la Bibliotheque naţionale (J. 1936). 242 §7 La Relation du voyage de Chenavard 1 trahit la profession de l'auteur: ce sont les impressions d'un architecte. Malheu-reusement, la Grece y compte pour peu, l’interet des voyageurs se dirigeant de nouveau et de plus en plus vers le Levant2. Parti de Marseille le Ier septembre 1843, le voyageur fit une courte etape â Syra avant d’arriver â Athenes, qui l’interessait specialement. A Athenes, il eut la bonne fortune d'etre pilote â travers les ruines par le celebre Pittakis, et ensuite par Couchaud, l'architecte frangais bien connu qui s’etait etabli â Athenes. De la capitale, Chenavard partit pour Tirynthe, Mycenes, Argos, Pentelique et Sunium. Dans la nuit du 14 au 15 septembre, quand eclata la revolution qui amena la Constitution, Chenavard etait â Athenes et nous en donne un court recit. Peu apres le 22 septembre, il partit â la suite de Constantin Douca, le nouveau gouver-neur des provinces du Nord, qui devait se rendre â sa resi-dence de Lamia. II visita donc au passage Thebes, l'antre de Trophonios, Cheronee, Delphes et Lamia et rentra â Athenes par Chalcis, apres dix-sept jours d'absence. II freta une petite barque, partit avec Couchaud le 25 octobre pour Egine et visita â cette occasion Epidaure, Hiero, Corinthe. Le 31 octobre, Chenavard se dirigeait deja vers Constantinople. Cette petite relation de voxage a le merite d’une expo-sition nette et d’une description tres exacte des monuments visites; autrement, elle n’a pas de pretention litteraire et ne saurait pas en avoir. §8 et §9 II n'entre pas dans le cadre de notre travail de nous attarder longuement sur le Voyage archeologique en Grece 1 Relation du voyage fait en 1843 — 1844 cn Grece et dans le Levant par Ant.-M. Chenavard, architecte, et E. Rey, peintre, professeurs â l’Ecole des Beaux-Arts de Lyon, et J.-M. Dalgabio, architecte, par Ant.-M. Chenavard, Lyon, impr. de L. Boitei, 1846, in-8°, 173 p. Une autre edition, Lyon, impr. de L. Perrin, 1858, in-fol'. 25 p. et 79 pl., avec descriptions. 2 La Grece, p. 1—40. 243 et en Asie mineure x, de Philippe le Bas et W.-H. Waddington, avec la cooperation d’Eugene Landron, architecte. Rappelons pourtant que, charge d’une mission archeologique par le ministre Villemain (arrete du 17 novembre 1842); Philippe le Bas partit le Ier janvier 1843 et ne fut de retour que le Ier decembre 1844, c’est-â-dire apres vingt-trois mois des recherches les plus heureuses. II visita Athenes, l’Attique, l’Egine, Calaurie, la Megaride, la Corinthie, l’Achaîe, l’Elide, la Messenie, la Laconie jusqu’au cap Tenare, l'Argo-lide, l’Arcadie et, apres tin voyage en Asie Mineure, il revint en ■■ Grece par Syros, Delos, Mycone, Păros, Pathmos pour explbrer la Beotie et la Phocide. Le butin de ses recherches fut des plus precieux. II rapporta 4 000 inscriptions, presque toutes grecques, dont 2 000 copiees â Athenes et 2 000 recueillies dans les autres parties du monde grec. Sur ces 4 000 monuments ecrits, 2 400 au moins etaient inedits et 1 000 autres pouvaient etre consideres comme tels, tant sont nombreuses les variantes que presentent les copies ou les estampages pris par le voyageur. II decouvrit aussi un temple â Messene, deux autres dans la pârtie la plus sauvage du Kakovouni, â environ six heures du cap Tenare et, enfin, le celebre sanctuaire de Jupiter Labrademus, le lieu le plus revere de la Carie 2. A notre point de vue, la Correspondance de Ph. le Bas, pendant son voyage archeologique en Grece et en'Asie mineure 3, publiee par Leon le Bas, est des plus interessantes. Elle con-tient des lettres envoyees par l’explorateur soit â sa mere, soit â ses amis (Renier specialement); elles sont datees d'Ate-nes, de Patras, de Messenie, de Gythium, d’Argos. Les 27 pre-mieres et 10 autres (lettres 45 â 55) ont pour nous un interet particulier: elles nous racontent sur un ton familier ses aven-tures et ses impressions en Grece. 1 Voyage archeologique en Grece et en Asie mineure, fait par ordre du gouvernement franţais pendant les annees 1843 et 1844 et publii sous les aus-pices du ministere de l'instruction publique, par Philippe le Bas et W.-H Waddington, avec la cooperation d’Eugăne Landron, architecte, 1856. ■ 2 La publication du grand ouvrage de Philippe le Bas ne commenţa qu'en;1856. 3 Paris, E. Leroux, 1898, in-8°. 244 §10 Dans Une annee dans le Levant1 du viconte Alexis de Vallon, il y a de bien jolies pages, qui ne meritent pas l’oubli: ce sont des pages d’un amateur infiniment delicat et lettre. Apres une quarantaine de huit jours â Syra — ce n’etait pas le meilleur debut pour un voyageur —, il echoua â Tine ; un vieux Grec Spandaro, consul de France â Tine, le recueillit. II faut lire le recit de cette reception patriarcale dans la familie du venerable consul, entoure de ses jeunes filles ravis-santes, faisant penser aux heroines antiques, pour ressentir de suite tout le charme de cette vie idyllique, dans une petite île perdue des Cyclades. Le tableau retrace par le voyageur est des meilleurs que je connaisse; son pinceau garde la meme justesse de ton dans la peinture du detail de la vie familiere, que dans la description des splendeurs de la nature. „Si sauvages et si arides qu’ils paraissent d’abord au voyageurs, ecrit-il 2, les rochers des Cyclades n’en font pas moins un horizon â souliait pour le plaisir des yeux. Nus, depourvus de tous les dons de la nature, n’ayant pour ainsi dire pas meme la couleur, ils se parent merveilleusement de toute la richesse du climat, de toute la beaute de l’atmosphere et revetent les teintes splendides que le ciel leur envoie. Ce sont des prismes admirable etablis sur la mer pour refleter le soleil et reproduire, plus belles encore, les nuances chan-geantes â chaque heure de l’horizon oriental." 3 II est regrettable qu’ayant un tel pinceau, Vallon ne se soit pas arrete plus longtemps sur les beautes de la Grece et ait fait un si court sejour sur la terre classique ... Athenes ne lui plut pas4. „On est malheureux d’avoir.vu Athenes, ecrit-il, je commence hardiment par cette conc.lu-sion." Les illusions habilement eveillees et entretenues par 1 Vicomte Alexis de Vallon, Une annee dans le Levant, 2 voi. in-8°, 1846,1.1. La Sicile sous Ferdinand II et La Grece sous Othon I. 2 Vallon, Ibid., p. 240. 3 II faut lire les pages qui suivent et qui sont d’une grande tenue litteraire. Pour la beautâ plastique, la description d’une soir£e â.Tine au bord de la mer (p. 252, 253, 254) est tout â fait remarquable. 4 Vallon, Ibid., p. 267. Le chapitre sur Ath&nes a ete publie dans.la Revue des Deux-Mondes, 1843, novembre, sous le titre: Athenes ct les eve~ nements dxt Î5 septembre, p. 624. 245 tant de lectures poetiques s'envolent â l’approche de la realite. „Le sommet de ce mamelon, ecrit-il encore 1, qui se dresse isole comme un immense piedestal, est couronne d’une sombre muraille au-dessus de laquelle, on aperţoit le fronton jauni d’un temple. Ce temple est le Parthenon; cette petite viile c’est Athenes. Meme en oubliant le passe, on soupire involontairement â la vue de cette grande plaine silencieuse, de ces montagnes desolees, de cette bourgade neuve qui s’eleve impudemment au milieu des ruines qui s’ecroulent." 2 En un mot, les monuments du passe lui paraissaient rendre ridicules les constructions modernes, et les maisons nouvelles nuire â l’effet des ruines ... II aurait prefere que la capitale du jeune royaume fut transportee au Piree, ou dans un autre port 3; â Athenes, elle etait condamnee â un climat malsain et â un manque de Communications directes qui rendait la vie chere ... La derniere pârtie du voyage de Vallon est purement historique. La guerre de l’Independance 4, la figure farouche du fameux Ali-Pacha et les premieres annees du regne du roi Othon si troublees par la maladresse de ses Bavarois sont crayonnees en traits justes. Armansperg est voue aux gemo-nies et Maurer lui est comme de juste sympathique; pour la jeune reine Amelie l’ecrivain ne trouve que des fleurs. En somme, ce voyage si bien ecrit n’a qu’un defaut considerable: il est trop court et un peu trop superficiel. §11 M. Radet a publie la Correspondance d'Emmanuel Roux 5 (1847—1849), donnant ainsi une precieuse contribution â l’histoire des debuts de l’Ecole franţaise â Athenes (Roux avait ete un des premiers „Atheniens" de 1846). Sa correspondance, qui commence le 26 mars et finit le 27 mai 1843, 1 Vallon, Ibid., p. 272. 2 Vallon, Ibid., p. 272. 3 Vallon, Ibid., p. 278. 4 Spăcialement les pages sur le siege de Missolonghi (p. 286) sont int£-ressantes. 5 Correspondance d’E, Roux, 1847—1849. Premier fascicule de la Bi-bîiotheque des Universites du Midi, Bordeaux, Feret, 1898. 246 s'adresse surtout â son pere et â son frere, Philippe, professeur â l'Universite de Bordeaux. Esprit positif et precis, philologue minutieux, Roux n'etait ni d’humeur voyageusea, ni poetique; il avait le gout du chez-soi et des habitudes casanieres 2. Ses lettres n’affectent que rarement le tour descriptif et presque jamais le tour poetique habituel â Gandar. Point d’invocation lyrique, point de belles ruines vues au clair de lune et tres peu de paysages! Par contre, on trouve d'interessants details sur la vie en commun â l’ecole, sur les evenements politiques, par exemple sur la mort de Colettis, qui avait aussi trouve un peintre en Grenier, sur les moeurs simples et familiales du pays 3, sur la politique detestable qu’on y fait et qui est un danger naţional4, sur les journaux ou l’immoralite fleurit5. §12 et §13 De l’ancien membre de l’ecole frangaise d’Athenes, M. Ch. Benoît6, doyen honoraire de la Faculte de Nancy, citons la petite brochure: La Grece ancienne Studiee dans la Grece moderne 7, ou l’on trouve quelques notes emues sur la beaute d’Athenes, sur un voyage â Eleusis et quelques pages parfu-mees sur une excursion aux Cyclades. Une autre brochure, Excursions et causeries litteraires: Autour d’Athenes et en Argolides, nous raconte rapidement une excursion (en 1848) aux monts Pentelique et Hymette, 1 Nous trouvons pourtant dans ses lettres un voyage en Peloponese, p. 80. 2 Un portrait de Roux, dans Radet: Hist. et ccuvre de l’Ecole franţaise, p. 41, 80, 84. 3 Voir surtout p. 11, 29. 4 Voir surtout p. 57. 6 Voir surtout p. 33, 58. 6 De la promotion du 24 decembre 1846. Sur M. Ch. Benoît, voir l’etude de M. Charles Druon (extrait des Memoires de l’Academie de Stanislas pour 1898). Nancy, Berger-Levrault, 1899. 7 Paris, Berger-Levrault, 1892, in-8°, 34. p. Extrait des Annalesdel'Est. 8 Nancy, impr. de Berger-Levrault, 1893, in-8°, 32 p. Extrait des Annales dc l’Est. 247 et un voyage â Corinthe, Nemee, Mycenes, Argos, Epidaure et Trezene *. §H Le premier volume du Voyage au Levant de Mme Agenor de Gasparin accorde une large part â la Grece 2. Arrivee â Patras dans les premiers jours d’octobre 1847, Mme Agenor de Gispirin partit d’Athenes le 28 novembre de la meme annea; et, quoiqus son voyage durat moins de deux mois, l’auteur eut pourtant le temps de visiter le crayon â la main, Lepante, Egium, Athenes, Eleusis, Mycenes, Nauplie, Argos, Sparte, la Messenie, Olympie, Delphes, Leuctres, Thebes, pour revenir de nouveau â Athenes et repartir ensuite en Egypte. Ce Voyage est l’oeuvre d’un dilettante, sans parti pris de philhellenisme ou de mishellenisme. L’opinion de Mme de Gasparin sur les Grecs pourrait se resumer dans ces parolcs 3: „Je crois qu’il y a une etroite analogie entre le sol grec et le caractere grec. Beaucoup de lumiere, des surfaces admirables, peu de profondeur. L'intelligence, les aptitudes, la hardiesse, une puissante surete de soi: tout ce qu'il faut pour faire des philosophes, des conquerants, ce qu’etait la Grece antique ! mais du cote de la sensibilite, des sympathies, des elans irreflechis, des mouvements impersonnels, de ce qui est â l’âme ce que le vert est â la nature, quelque vide peut-etre." Ces pages hâtives sont sans pretention (la preface le dit peut-etre trop); on y trouve des impressions sur la Grece et aussi quelque autre chose, comme dans tous les Journaux. II y a pourtant assez d’observations de moeurs, de descriptions pittoresques et meme de considerations politiques, pour nous 1 N’omettons pas une autre brochure de M. Benoît, Une excursion seientifique dans l'ţie de Milo (24 pages), inseree parmi les Mimoires lus ă la Sorbonne (avril 1867, section d’histoire, t. VI, p. 43 — 56). Cette excursion n’a rien de scientifique, que le titre. (Radet, Hisl. et aiuvre de l’Ecole fravţ. d’Athenes, p. 341, note 1.) 1 Mme Agenor de Gasparin, Journal d’un Voyage au Levant, Paris, Marc Ducloux et Cle, 1848, 2 voi. in-8°. 3 Ibid., dans la 4e edition, p. 160. 248 donner une image assez interessante de la Grece du roi Othon et pour ne pas meriter tout â fait l’appreciation defavorable de Thouvenel1, l’aimable guide de Mme de Gasparin â. Athenes, qu’elle avait cependant couvert de fleurs dans son Journal. §15 Le Voyage en Grece de Charles Auberive 2 n'est pas de tout premiere importance; il s’en faut. Parti de Trieste, le voyageur arriva â Corfou, fit le tour de la Moree, s’arret?. tres peu â Syra, et appareilla dans la rade du Piree le 16 octobre 1850. Du Piree, il prit la route d'Athenes, la classique route poudreuse, avec son Khani â mi-chemin, que tant de voyageurs ont decrite et chantee ... II faut reconnaître au touriste une âme fervente et naive, pleine d'une tendresse speciale pour la Grece: „II n’y a que trois villes au monde, s’ecrie-t-il3, Athenes, Sparte et Jerusalem''. Athenes l’enchanta; 1’Acropole lui inspira des effusion lyriques. Dans son ardeur, il souhaite que le Parthenon soit ... resiaure: „Quand le Parthenon, se demande-t-il4, pourra-t-il etre restaure? Quand les Hellenes ou plutot l’Europe vou-dront-ils remettre â leur place les assises de ce beau marbre de Pentelique? Nous en faisons le voeu, nous en suggerons la pensee." C’est heureux que cette idee bizarre, qui a eu un moment des partisans, ait ete vite abandonnee ... Le 24 octobre le voyageur partit pour le Peloponese; il visita Megare, Corinthe, Mycenes, Argos, Tirynthe, Tripo-lizza et arriva le 31 octobre â Sparte; le 3 novembre nous le trouvons â l’eglise de Leondari, mais le 9 un des compag- 1 Dans une lettre & sa soeur, Thouvenel ecrit: „Mme de Gasparin h. la page 296 (dans la IVe fidition que nous avons c’est â la page 166) de son Journal de Grece a fait de moi un eloge complet. II est malheureux que son livre soit si faible. Tâche cependant de lui faire une politesse par le Journal de nos amis les Bertin. Thouvenel, La Grece du roi Othon, p. 234. 2 Charles Auberive (le pseudonyme cache Melle de Vaze), Voyage en Grece, 1860, in-12. 3 Charles Auberive, Ibid., p. 26. 4 Charles Auberive, Ibid., p. 36. 249 nons dc route tombant malade de la fievre â Tripotamo, 0:1 sc replia vite â Yostiza, par Megaspileon ct lc H on s’cm-barqua pour Athenes; le 19 le voyageur quiUait la Grece apres y avoir sejourne un peu plus d’un mois ... Ce T’oyiîgc cn Gricc n’est qu’un ensemble de notes pleines dc bonne volonte, certes, et de beaucoup d’enlhousiastne, mais par trop superficiellcs. Les effusions y suppleent â l’observa-tion. II n’y a que le probleme religieux qui paraît avoir inte-resse de pres le voyageur; l’ignorance inoui'e du clcrge grec lui a fourni des pages tres justes Mais, â cote, les faux jugements abondent. „Ce qui sera une gloire elernelle pour cette nation â son rcveil, ecrit Auberive c’est la resolu-tion qu’ellc a prise de ne plus parler â la tribune ct dans lc monde eleve, quc le grec antique." Ou ailleurs: „II n’y a pas de peuple en Europe dont la representalion naţionale ait plus dc noblesse, de veritablc dignite que celle de la Grece" 3. Le reste est â l’avenant ... §16 La Grccc du roi Othon*, de M. '1 houvcnel, publice par M. L. Thouvencl, est composee d’une prcciciuc collection dc lettres envoyees par l’ancien ministre de France â Athenes â ses amis ct â sa familie (specialement ă sa sreur), qui s’espa-ccnt du 10 decembre 1845 au ÎS juillet 1850. Cette corres-pondance n’est pas, bien entendu, de premiere iniportance au point de vue archeologique ou du pittoresque, quoiqu’il y ait quelques pages qui s’y rapportent, mais cile forme, par contre, un tres precieux ensemble de documents sur lc regne mouvemente du roi Othon, tiraille en tous sens par la Russie, l’Angletcrre et la France, qui voulaient avoir la preponde-rance politique en Grece; des notes sur la politique franţaise 1 Voir specialement les papes 159, 160 ct suiv. 2 Auberive. Voyage, p. 181. 3 Voir aussi I’opinion dc d’Eslourmcl, Journal d’un voyage cn Orient^ 1, p. 135, note. 4 La Grccc du roi Othon, correspondancc dc M. Thouvuul avcc sa familie tl ses amis, ttcueillic tt publice avec notes (t index bie.graphiquc, par L. TIiou-venei, Paris, IS^O, in-M'. £S0 dans le Levant et surtout sur les debuts de l’Ecole frangais d’Athenes1 . „Esprit fin, sagace et positif, dit M. Radet dans son important travail sur YEcole frangaise d'Athenes 2, il se sentait mal â l'aise, lui, gentleman de haute culture, au milieu du «bazar de figures etranges», de brulotiers truculents, de heros depenailles, de palefreniers magistrats, de voleurs deputes ou generaux, d'assassins presidents de Chambre ou ministres, dont Guizot faisait â la tribune une Salente de petits saints. Observateur desabuse, le jeune secretaire assi-milait le philhellenisme â la negrophilie. La Grece n'etait qu’une «illusion politique». Et c’etait pour ce «champ ingrat», pour ce «terrain d’une importance exageree et factice », pour ce «guepier» qu’on sacrifiait l'entente cordiale et qu'on risquait de rouvrir la crise de 1840 ! Une imprudence si foile lui inspirait « une veritable tristesse politique »." II ne faut pourtant pas croire que Thouvenel detestait la Grece3; il trouvait le pays admirable4 et, sans parti pris, il avait meme decouvert „des hommes" auxquels il accordait toute sa sympathie et son admiration 5. Du reste, il n’a aussi que des mots tres aimables pour le roi Othon, dont il avait d’ailleurs gagne la pleine amitie. Le livre de Thouvenel — etant surtout donnee sa nature — est donc tres interessant: si hâtif qu’il soit, il est ecrit d’un style net, ălăgant et dmaille d'anecdotes et de traits piquants. §17 Nous arrivons â la Grece contemporaine6 d’Edmond About, cet immortel pamphlet, la rangon ironique et vengeresse de tant de belles et enthousiastes pages ecrites sur la Grece. Un pays ne peut avoir impunement eu son Chateaubriand, 1 Sur les rapports de Thouvenel avec l’Ecole franţaise, voir Radet, L'Histoire et l'Oeuvre de l'Ecole frangaise d’Athenes, p. 28, 32, IA, 99, 104. 2 Radet, Ibid., p. 65. 3 Pour son opinion sur la Grece, voir Thouvenel, op. cit., p. 8 1, 107, 119, 153, 204, 215, 218. 3 Voir, entre autres, p. 5. 5 Voir les nombreuses pages sur Colettis. 6 La Grece contemporaine, par Edmond About, Paris, 1854, in-16. 251 son Byron ct son Lamartine; un peuple nc peut avoir evcilltS l’enthousiasme du monde et avoir fixe l'attention de l’Europe durant dix ans par ses luttes heroîques ... Un jour de reaction doit venir oii ce peuple payera cheremcnt les lannes et le sang qu’on a verscs pour lui, l’argent qu’on a depense, et surtout l’engoumcnt, fait dc pitic et d’admiration, qu’on a eu pour lui et qui nous parait cnsuite de la faiblesse ... Conune dans les chrcurs antiques, apres la stroplic il y a l’antis(lojilie. Apres VItineraire de Chateaubriand il fallait s’atUrnire â la Grece contemporaine d’About. Lc voilâ donc cn Grece â l’Ecolc frangaise d’Athenes, lc terrible raillcur qu’a etc About. Qu’allait-il faire? „II n’etait pas antiquairc, dit M. G. Ucschamps 1, ct la joie qu’on eprouve â fouillcr â ravcnlurc dans un sol qui nous reserve encore bien des surpriscs, nc le touchait pas; il n’etait pas romantique ct la veste brodee du « Klephte » â l’ceil noir qui possede pour tout bien «la liberte sur la montagne » lui semblait une dcfroqtie d’opera-comique; il n’etait pas historien, ct l’idec de relrouvcr, sur l’Acropolc, â la fois 1111 temple antique, une tour venitiennc ct un minaret turc, ne piquait pas sa curiosite; il n’etait pas philhellene, ct n’avait aucune envic dc mourir pour l’indcpendance dc peuples, dans les plis du joii drapeau helleniquc, â croix d'argcnt sur champ d'azur. 11 arrivait dc Paris, tres sceptique, gouaillcur, j)lus dispose â chcrchcr des sujets dc parodic que des motifs d'admiralion. Comme la plupart des Frangais, il n’avait pas l’âme cosmopolite; etant homme d’espril, il n’aimait pas l’cxotisme." Dans cet ctat d’âmc, il avait des chanccs de s’cnnuycr â Athenes. Et, cn cffct, il s’cnnuya conscii ncicustment. „Aussi, dit-il dans une lettre â Charles Tissot, croyez bien que la France ne fait pas ses affaires en payant mts sueurs dix francs par jour." Toutes ses lettres cnvoyecs â ccttc epoque trahissent ainsi l’ennui lc plus cruci. Que fain;! comment sc distrairc? comment se venger? ... Ecrirc!... II faut donc chcrchcr l’originc de la Grccc contcmporainc dans cette ndces-fite que ressentait About dc se desennuyer el meme de se venger un peu ... 1 Gaston De-scliamps, dans la Rcvuc jtolitiquc et litteraire du 7 inars 1S91, p. 291. 252 La Grece d’Edmond About c’est le roman comique de la Grâce du roi Othon, a l’epoque ou le Piree etait encore un village de quatre ou cinq miile âmes et ou Athenes, tout en jouant â la capitale, rappelait encore le petit bourg albanais qu’elle avait ete. N’etant pas d'humeur vagabonde ou archeologique, About voyagea peu. A peine glanons-nous dans son livre, quelques pages sur une exploration en Engine, faite en compagnie de Charles Garnier, le futur architecte de l’Opera \ quelques notes descriptives sur Mycenes et Sparte 2, une petite excursion en Arcadie, en suivant le cours de la Neda et du Ladon, ou il avait pris un bain imprevu, grâce â son cheval „le grand Epaminondas". „Cet animal, ecrit-il, a la meme passion que M. de Chateaubriand: il veut emporter de l’eau de tous les fleuves qu’il traverse." ? On ne trouve que ces quelques pages descriptives. Le paysage ou le recit de voyage ne sont pas l’affaire d'About. II ne s’occupe pas non plus de l’antique Hellade: de ses ruines, de ses souvenirs, de tout ce qui evoque sa gloire eternelle. II n’a de regards que ,pour la Grece contemporaine qui palpitait sous ses yeux moqueurs; celle-ci, il l’etudie dans ses habitants, dans ses moeurs, dans son organisation d'etat et de familie, dans sa richesse et dans sa religion. Son livre releve donc de la statis.tique et de l’observation directe; mais le statisticien n’est pas pedant, et l’observateur a encore assez de mesure dans son ironie pour nous amuser sans nous enlever. toute confiance dans ses observations. Par consequent, la Grece contemporaine se lit â la fois avec plaisir et avec interet. Le style, en est leger et spirituel, c’est le style vif, cursif, emaille d’anecdotes et de mots d’esprit qui a fait d’Edmond About un des plus gouţeş journalistes du second Empire et 1'emule glorieux de J. J. Weiss. „Comme ses lettres, ecrit M. Des-champs4, son livre est une conversation de gens d’esprit qui . font de l’esprit â propos de tout et qui ont l’habitude, bien.franţaise, de vouloir, coute que coute, tutoyer et mălin enerl’indigene." II ne.faut pas prendre Edmond About pour un mishellene, raisonne et doctrinaire. Sensible au ridicule, mordant habitue 1 About, op. cit., p.' 131 2 About, Ibid., p. 26. 3 About, Ibid., p. 35. 4 Descharaps, La Revue /ittcrairc et politique, n° du 7 mars 1891, p. 296. 253 aux realites d’un monde plus raffine et deţu peut-etre dans son attente, About fit pourtant un tableau de la Grece contemporaine si incisif, si mechamment spirituel qu’il se pourrait bien qu'il ait ete pour quelque chose dans le mishellenisme des autres. L’opinion qu’il a des Grecs, comme race, est en somme assez favorable. „Ils ont de l'esprit autant que peuple du monde, ecrivit-il, et il n'est pour ainsi dire aucun travail intellectuel dont ils soient incapables''.1 II leur reconnaît aussi un amour peu commun pour la liberte et l'egalite et un patriotisme hors ligne. Ils ont des qualites certes, mais ils ont aussi la conscience de les avoir; il sont les premiers â s'accorder une importance excessive ... Tout ce qui se passe en Europe n'est â leurs yeux qu’un faible echo des evenements de Grece; et cette conception hellenocentrique est aussi enracinee chez les redacteurs de Y Ephcmeris ou de YAcropolis qu'elle l’etait chez Xenophon ou Thucydide, pour qui le reste de l'humanite n'etait compose que de „barbares". Leur patriotisme est grand et sincere. Les sacrifices d'ar-gent, que font surtout les heterochtones pour la prosperite d'Athenes ou de la patrie, sont, en effet, remarquables. L’initiative privee remplit souvent les vides qu'un maigre budget ne pourrait remplir. Athenes resplendit de palais de marbre, bâtis soit par la munifience d’un negociant enrichi el l’etranger, soit par le casque de Belisaire tendu â la charite publique. Ce patriotisme, pourtant â l'avis d’About, ne va pas jusqu’au sacrifice du sang. Les Grecs ne sont pas un peuple heroîque. La guerre de l’Independance a ete une guerre de Klephtes, â l'abri des arbres; les philhellenes etaient toujours ceux qui ouvraient la lutte. Sans etre un peuple heroîque, ils ont eu des heros. Les Canaris, les Botzaris, les Miaoulis ont ete certes heroîques; mais leurs actes courageux sont pure-ment personnels. Leur gloire leur appartient, tout comme l’honneur de la lutte de Marathon appartient â Miltiades et celui de Salamine â Themistocles. A Salamine, les Grecs voulant s’enfuir, Themistocles dut les apostropher: „Quand cesserez-vous, miserables, de fuir?" 1 E. About, op. cit., p. 51. 254 L'amour de la liberte est pousse trop loin; il tourne â la haine de toute discipline. Manquant de discipline, le peuple grec manque donc du principal ressort de la guerre. L'amour de l'egalite est egalement englobe dans la haine de toute dis-tinction sociale, de toute hierarchie. La psychologie de l'antique ostracisme ne peut s’expliquer que par cette jalousie contre la superiorite. Les Grecs prefe-raient chasser un homme superieur et meme utile que de l’avoir constamment devant leurs yeux. Par ce trăit de l’esprit s'explique aussi de nos jours, la loi du 3 fevrier 1844 contre les heterochtones. „Le Grecs du dehors, ecrit About 1, adorent la patrie commune; ils se depouillent pour elle, ils ne songent qu'âux moyens de la rendre plus riche et plus grande. Les Grecs du dedans ne s'occupent qu’â fermer le pays aux Grecs du dehors." Tel est le peuple grec: nerveux, vif, sobre, sense, spirituel et fier de tous ses avantages; il aime passionnement la liberte, l’egalite et la patrie, mais il est indisciplină, jaloux, egoiste, peu scrupuleux, ennemi du travail des mains. L’administration grecque fournit une ample occasion â l'ironie d'About; elle est d'ailleurs meritee. Nulle part, sauf en Turquie, l’administration n’etait plus vexatoire, plus fantaisiste, et si on peut connaître une maison par la loge du concierge, on peut aussi connaître la Grece par la douane, qui est taquine et venale. A l’interieur, les freins du gouvernement sont tres relâches, le roi n'a pas une aurotire suffi-sante. La corruption, heritage de l’administration turque sevit partout; on achete la justice ou on la fait se plier â des considerations politiques; quelquefois elle obeit meme â des raisons patriotiques!... Ce que l'impitoyable railleur a accable le plus de ses ironies, 9’a ete la cour du pauvre roi Othon, ce roi mince, anemique, sans volonte, traque par les intrigues des politiciens, empetre dans une etiquette surannee, et, surtout, domine par sa femme, la reine Amelie, energique, volontaire et auto-ritaire 2. II n'y a pas d'ironie qu'il ne decoche contre cette cour, aux pretentions exagerees, guindee par un protocole ridicule. Certes, About ne l'a pas aimee, pas plus qu’il n'a 1 About, op. cit., 67; voir h ce propos et les pages 358, sqq. - About, op. cit., ch. VIII, p. 350. aime les ministres prevaricateurs, les gros personnages, anciens chefs de bandits, depourvus d’education, comme il n'a pas aime Mme de Pluskow, cette grande maîtresse de la cour, qui paraissait etre en cire, et il s’en est venge en les criblant d'anecdotes et de traits narquois. Par contre, il a montre de la bienveillance pour le briliant Antonio, pour l’honnete Lefteri, ou le bon Petros. D'ailleurs, tous ces hommes de pauvre condition, ces papas du fond du Magne, ces agoyates honnetes, ces paysans obscurs sont peints dans une lumiere favorable. Son ironie vise plus haut: lâ ou, sous des aspects brillants, couvent l’immoralite, l’ignorance et la grossie-rete ... Si donc parfois la Grece contemporaine 1 d'About fut un livre mechant, il fut aussi un livre salutaire, et je crois que, sur certains points, les Grecs en ont tire profit. §18 Dans ses Lettres et Souvenirs d' enseignement 2, publies par sa familie, Eugene Gandar nous trace un poetique tableau de la Grece. Gandar etait de la deuxieme promotion â l'Ecole franţaise d'Athenes3 et sa correspondance commence le 19 mai 1848 pour finir au mois de juin 1853 (sa demiere lettre envoyee d’Athenes est du 7 juin). „Gandar4, avec sa carrure d’athlete, ecrit M. Radet 5, avec sa tete enorme et pensive sur ses larges epaules de Sicambre, met dans ses 1 Voir k ce propos la tres belle etude sur La Grece contemporaine, par Joseph Reinach, dans son Voyage en Orient, voi. II, p. 167. Le livre d'About a fait s’elever, comme il etait naturel, beaucoup de protestations. Citons, entre autres, une brochure de Gustave de ‘Belot La Virite sur Ia Grece contemporainc. Marseille, 1858 (65 pages). Ces lignes en donnent l'esprit. „C'est avec un sentiment de profonde repulsion que j’ai parcouru, il y a quelques mois les pages d'un livre publiă sur la Grece, plut6t par un pamphlătaire que par un historien: le roi Othon que la France protege d'une maniere aussi noble que puissante y est indignement travesti en chef de bandits et son gouvernement, ferme et Ioyal, taxe d'administra-tion incapable et trompeuse." Les reste de la brochure est un plaidoyer en faveur des Grecs. 2 Lettres et souvenirs d'enseignement, 2 voi., Paris, 1869. Les lettres envoyees de Grece sont dans le premier volume. 3 Par l'arrete du 29 septembre 1847. 4 Gandar, Lettres, p. 445. 5 Radet, L’histoire et Vceuvre de V Ecole franţaise d’Athenes, p,90. 256 admirations la foi ingenue et robuste de l'homme du Nord ... La Grande Grece le trouble; la Grece fait couler ses larmes. Car la Grâce, c’est sa seconde patrie. Avec quelle extrase il en salue les cotes, le ciel limpide, les flots endormis, les douces legendes, les noms sonores!" 1 En effet, il mena â Athenes une vie de poete, content d’avoir de doux loisirs et de fructueuses lectures. Toutes ses lettres sont pleines d'un channant lyrisme: elles s’attardent â decrire voluptueusement le beau paysage qu’on aperţoit de sa chambrette sous les toits 2, ses promenades faites en poete aux environs d’Athenes ou ses excursions au loin3 ; elles nous chantent les belles nuits d'Attique si parfumees 4 ... Gandar etait un de ceux qui lisent l'Odyssee â Ithaque 5, l’Iliade â Troie et Virgile â Pouzzoles; il jouit aussi de la poesie des livres jointe â celle de la nature qui les a fait naître. II se laissait penetrer par la beaute des ruines. „De belles ruines, ecrivait-il â Duponnois 6, interessantes au point de vue de l’art et de l’histoire; une nature infiniment variee et admirablement belle que ni l'Anacharsis ni le Tclemaqiie, ni les Martyrs n’ont su reproduire; des fleurs de platanes et de lauriers-roses; des lacs bordes de sapins (comme en Suisse. mais sous quel ciel!); des mers charmantes parsemees d'îles-bleues, un ciel ou le soleil multiplie des effets magiques de couleur et de lumiere, voilâ ce qui nous console et nous fait vivre, voilâ ce qui nous empeche de trop regretter nos amis et la France ! et ce que les voyageurs les plus dithyrambiques ne vanteront jamais trop." Ce fragment nous donne une idee de ces lettres, pleines d’enthousiasme pour la terre classique, charmantes, poe-tiques et parfumees... 1 Gandar, Lettres, p. 66. 2 Ibid., p. 79. 3 Lettre de Mess6nie, p. 359; d’Ithaque, p. 148— 158; de Sparte, p. 354. Voir surtout une interessante description du voyage en Arcadie, p. 181— 242. * Voir, p. 86. 5 Lettre â, M. Havet, p. 287. 8 Gandar, Lettres, p. 294. 257 §19 E. Yemeniz est assez connu comme philhellene, par ses travaux, pour nous faire soupgonner â l’avance la teneur de son Voyage dans le Royaume de Grece *. C’est un excellent livre, bien ecrit, assez minutieux, mais avec un vif penchant â l’exageration philhellenique 2. L’auteur n'aimait pas seulement les Grecs pour la gloire de leurs ancetres, mais aussi pour les qualites d'esprit qui trahissent leur origine. „En examinant la physionomie des Atheniens modernes, ecrit-il 3, on y retrouve empreints l’intelligence, l’imagination, la viva-cite, enfin, tous les enfants de Pelops capables de tant de grandes choses; pourquoi ne feraient-ils pas encore une fois ce qu’ils ont deja fait?" Son Voyage debute par une tres consciencieuse description des monuments, devenue presque le lieu commun de tous les voyageurs. La description du champ de bataille de Marathon qu'on trouve plus rarement ailleurs *. „La plaine de Marathon, ecrit-il4, est un grand marais seche par les ardeurs du soleil et d’ou se degagent sans cesse de fetides exhalaisons; quelques lauriers-roses croissent seuls dans le lit caillouteux du Charadrus qui traverse la plaine." Les pages qui suivent ont la meme precision ct la meme tenue litteraire. Parti sur un bateau du Piree, Yemeniz visita Nauplie, qui n’a d’autre vestige illustre que la petite maison carree habitee dans le temps par le comte Capo d’Istria 5. Le voyageur continua son voyage par Tirynthe, Lerne. En Arcadie, il nous enchante par un tableau d'interieur tres bien attrape de la maison du vieux demarque de Steno, qui nous rappelle 1 E. Yemeniz, Voyage dans le Royaume dc Grece, Paris, Dentu, 1854. in-8°. Pr6cede de Considerations sur le genie de la Grece, par V. de Laprade, 2 Pour attenuer cette exageration l’auteur a du mettre cet avertis-sement: „L’auteur croit devoir prăvenir ses lecteurs que la relation de ce voyage etait ecrite et sous presse avant la fâcheuse attitude prise par le Gouvernement grec dans les affaires d’Orient. On ne devra donc pas s'eton-ner de trouver dans le courant de l'ouvrage des apprăciations que le cours des evenements aurait sans doute modifides." 3 Y£m6niz, Voyage p. 9. * Frază lacunară. 4 Yemeniz, Voyage..., p. 29. 5 Yemeniz, Ibid., p. 48. 258 cc*]ui de Vallon de l’île de Tine x. Mantinee nous attend ensuite avcc une description du champ de bataille et Tripolizza avec l’cvocation du fameux blocus commence par Mavromichalis La Laconic â ce moment-lâ etait en pleine fievre. Un moine ignare et fanatique, Christophore, apres avoir preche le jeune et l’abstinence, se mit â faire de la propagande contrc le roi Othon, et reussit meme â avoir une influence conside-rable sur Îcs Maînotes. Le gouvernement, justement alarme par cc commencement de revolte, envoya le general Colocotronis pour pacificr la province. Lc general surprit le moine scul et celui-ci fut jete dans la prison du Piree.3 Lc voyageur visita Sparte et Mistra, pour passer ensuite cn Argolidc, â Argos, â Mycenes et en Achaîe, â Nemee et â Corinthe. „Quand on voit Corinthe aujourd'hui, ecrit-il4, le contraste du present avec le passe n’a rien qui navre le cceur; elle semblc simplcmcnt en proic â ce doux accablement el â cctte melancolique inaction qui viennent apres une lon-gue fete." L’asccnsion de l’Acro-Corinthe, nous donne le regal d'une belle description du magnifique spectacle qui se deroulc devant les yeux eblouis 5. Yemeniz visita ensuite Megarc et Eleusis, passant cn Beolie, il grimpa sur le Citheron alia voir le lac Copaîs et Livadia, patrie des heros de la guerre de l’independance Odysseus et Andriscos 7 et, avant dc revenir dans le Pelo-pontise, paya son tribut de curiosite â Cheronec, â Delphes, aux Thennopyles et â Missolonghi. Traversant le golfe, il s’arreta â Patras, â Aegium et â Megaspileon 8... Cc voyage, comme on le voit, est assez etendu et assez fouille: il est cn sa plus grande pârtie de nature descriptive 1 Ycmtiiiz, Ibid., p. 77. 2 Yimfniz, Ibid., p. S9. 3 Yeminiz, Voyage..., p. 115—I ÎS. 4 Yrinfniz, Ibid., p. 1S2. Telle n’etait pas l'impression de d'Kstourmel. Journal de voyage en Orient, I, p. 85. 5 Yemeniz, Ibid, p. 1S3— 1S-1. 6 Voir une belle description du pavsage, vu dii sommet du Cvtheron,. p. 239. ' Voir la biographie de ces heros i la page 300 et suiv. 8 Yemeniz, f/>. cit., p. 3^6 et suiv. 259 et poetique; le cote social et politique lui fait defaut presque i completement 1. §20 Le Voyage en Orient d’A. Regnault 2 consacre tres peu de pages â la Grece 3. Apres une etape â Corfou, le voyageur appareilla dans la rade de Missolonghi, juste au moment ou un tremblement de terre se faisait sentir et reduisait Thebes en ruines. Le recit nous mene ensuite, rapidement, â Megare, î au Piree, â Athenes, avec une ascension de l’Hymette, mais ne parvient pas â captiver notre interet. Parmi les evocations historiques, il est pourtant â relever une interessante bio-graphie de Colocotronis 4. §21 Dans les Etudes sur le Peloponese 5 d'E. Beule, qui n’en-trent pas precisement dans le cadre de notre travail, on trouve pourtant des pages purement descriptives et pittoresques sur le mont Lycee, le Ladon, la Neda °, sur le Styx, le Phenee et le Stymphale ou sur la vallee de l’Alphee 7, ecrites dans ce style elegant et precis qui a fait la fortune de Beule et qu’on aurait tort d'ignorer8. 1 Citons du meme auteur un autre livre: La Grece moderne: Heros et poetes, avec des trâs interessantes biographies de Photos, Tsavellas, Marco Botzaris, 1’amiral Miaoulis et Xheodore Colocotronis. 2 Voyage en Orient: Grece, Turquie, Egypte, par A. Regnault, biblio-thecaire du Conseil d’Etat, Paris, 1855, in-8°. 3 La Grece n’occupe que les pages 12—74. 4 Regnault, op. cit., 46—52. 6 Etudes sur le Peloponese, par E. Beule, Paris, F. Didot, 1855, in-8°, VI, 486 p.. c Beule, op. cit., p. 49 — 72. 7 Beule, p. 245. 8 En dehors de son grand ouvrage sur L'Acropole d’Athenes, Paris, F. Didot, 1853—1854, 2 voi. in-8°, pl., citons encore: Athenes et les Grecs modernes, dans la Revue des Deux-Mondes du Itr juin 1855. 260 §22 On ne pourrait pas ne pas citer les pages intitulees D'Aih'e-nes a Corinthe 1 dues k Emile Bumout. A cote de tant de travaux austeres d’archeologie 2 et de philologie de l’illustre savant, ces pages forment une poetique et charmante oasis de verdure. Elles nous donnent une description de la route d'Eleu-sis, des ruines d’Eleusis, de la route d'Eleusis â Megare, de Megare, de la route de Megare â Corinthe, de la viile de l'Isthme, de Corinthe et de la route de Derven. Partout transpire un veritable sens du pittoresque et du poetique 3. §23 Le celebre Voyage en Orient de Gerard dc Nerval4 inte-resse tres peu la Grece. Lc voyageur s’est arrete â Cerigo (l'ancienne Cythere) 5, qui â ce moment etait anglaise; â une certaine distance il aperţut un petit monument, vague-ment decoupe sur l'azur, qui semblait la statue encore debout | de quelque divinită protectrice: c’etait en realite un gibet k j trois branches, dont une seule etait garnie ... Nerval visita lc port de San-Nicolo et sur un mulet alia voir la petite viile de Potamo, la colline d'Aplunori et Palaeocastro... Apres un court passage â Syra 6, le voyageur prit, comme de juste, la route de Constantinople ... 1 Dans les Nouvelles Amtales des voyagcs, rfdigees par V.-A. Malte-lîrnno, annee 185C, t. CXLIX (p. 291 — 339). 2 Citons, entre autres, son remarquable volume: La Viile ci l'Acropole d'Athlnes aux diverses ipoques, Paris, Maisonneuve, 1877, in-4°, 215 p., plâns et pl. 3 Voir aussi de Burnouf: La Grece ct la Turquic ot 1875, dans la Jicviie des Dcux-Moudcs du Ifr septembre 1875. La Grece cn 1869, dans la Revue des Deux-Mondes du 15 mai 1869; Lc brigandage en Grice; le drame de Marathon, les Vlaques, leurs origitics et leurs moeurs, Ibid., 15 juin, 1870. 4 Voyage en Orient, de Gerard do Nerval, nouvelle 6dition, 2 voi. in-12, 18G7. 5 Nerval, op. cit., p. LXVII. 0 Nerval, Ibid., p. LXXIX. 201 §24 Le livre de J. Bottu de Limas 1 Six mois en Orient en 1851 — 1852 contient quelques pages sur la Grece. S’embar-quant â Marseille le 11 octobre 1851, le voyageur arriva â Athenes le 18 et entreprit de la decrire 2. Le 20 octobre, pre-nant une barque au Piree, il visita Egine et les ameliorations dues au comte Capo d'Istria, qui voulait en faire sa capitale. Ce voyage se corse encore de quelques autres petites excursions â Epidaure, â Nauplie, â Corinthe, â Megare et meme d’une ascension du mont Hymette, apres quoi le voyageur quitta la Grece le 31 octobre 3 ... §25 Le volume D’Angers au Bosphore de M. V. Godard-Faultier 4 est le fruit d’une mission en Orient pour etudier plusieurs monuments byzantins de Constantinople et d’Athenes. Parti le 19 aout 1855, le voyageur arriva â Athenes le 9 octobre, il entreprit l’etude des monuments sous la conduite du fameux Pittakis. II en donna ensuite une description tres detaillee par des lettres, qui forment en pârtie le contenu de ce gros volume.5 Le texte est mis en lumiere par beaucoup de planches. §26 'Le Voyage en Grece du chevalier Appert 6 est d’une nature toute speciale. Le voyageur nous est connu par ses ceuvres 3 J. Bottu de Limas, Six mois en Orient en 1851 — 1852, Lyon, 186 î. 2 J. Bottu de Limas, op. cit., p. 17—45. 3 J. Bottu de Limas, op. cit.-, p. 80. 4 D’Angers au Bosphore (pendant la guerre ă% Orient), Constantinople, Athenes, Rome... Impressions, curiosites, archeologie, art et histoire, etablis-sements chretiens, monuments byzantins, par M. V. Godard-Faultier, direc-teur du Musee des antiquites d’Angers, Angers, 1858. 5 Lettres XXVIII, XXIX, XXX, XXXI. 6 Le chevalier Appert, Voyages en Grece, d6die au roi. Se vend au profit des prisonniers, Athenes, Imprimerie royale, 1856 (ecrit en 1855), in-8°. 262 i philanthropiques et par l’interet qu'il portait aux prison-niers, â la regeneration desquels il s’etait consacre 1.. Parti de Paris le 23 juin 1855 pour la Crimee, il s’arreta en route â Athenes (26 juillet); lâ, il obtint l'autorisation du roi Othon de visiter les hopitaux, les prisons et les ecoles du roj'aume. Le petit livre qu’il ecrivit ensuite, le dediant non sans quelque smphase comique au roi2, ne contient que le resume de ses visites toutes speciales â Athenes, â Argos, â Calamata, â Patras, â Lamia, â Calchis, â Syra ... II n’a donc rien de litteraire. §27 Les Souvenirs d’un vieil Athenien, d’Emile Gebhart3, ont une importance litteraire, comme tout ce qu’a ecrit cet admirable conteur. Ce sont de belles pages de souvenirs enchantes, emus, cordiaux, des annees passees â Rome et â Athenes, en commenţant par l’initiation â la Grece 4 et en finissant par des impressions de voyage sur Corinthe, sur Navarin, sur Zante, sur Missolonghi5. C’est aussi un char-ment tableau de la vie qu’on menait en commun â l’Ecole franţaise d’Athenes. . .. §28 . , La brochure de Felix Julien 6, intitulee Corinthe et A thenes,. est une contribution â la connaissance de la Grece sous le 1 Condamne pour avoir favorise l’evasion de deux detenus. il s’occupa des prisonniers. II a ecrit le Journal des Prisons, 9 voi. (1825— 1833). 2 Citons cette phrase comique de la dedicace: „Je viens offrir â Votre Majeste le tableau exact des Hopitaux, des Ecoles, des Institutions militaires et des Prisons de ce noble pays, et c’est avec impartialite que j’ai constate par le nombre des malades, des criminels et des eleves des ecoles qu’on ne peut assigner â la Grece un rang de civilisation et de progres infărieur â. celui qui honore les plus grandes nations." 3 Emile Gebhart, Souvenirs d’un vieil AtliSnicn, La Revue universi-taire, 1892 (15 juin); 1893 (15 janvier, 15 juin, 15decembre); 1894 (15 mars, 15 decembre); 1895 (15 juillet). 4 La Revue universitairc, 1903 (15 janvier). 6 Ibid., 1904 (15 mars). 0 Felix Julien, officier de marine, Corinthe et Athenes: Souvenirs d'Orient, I" pârtie, Chambery, 1861. Une brochure de 70 pages. 263 roi Othon. Arrivant en Grece par l'isthme de Corinthe, le vo3rageur commence par nous donner une bien melancolique description de Corinthe, evoquant sa gloire passee; suivent ensuite une visite, en route, â Mdgare et un pittoresque croquis d’Athenes, vue pendant les fetes dc Pâques et l’anni-versaire de l’independance des Hellenes ... Cette petite brochure, sans pretentions, est pourtant bien dcrite et d'une par-faite tenue litteraire. §29 Un piquant historien de la Grece du roi Othon fut A. Gre-nier, l’auteur de La Grece en 1863 x. Le titre est d’ailleurs trompeur. En realite, c’est la Grece de 1847, qu’il esquissa dans son livre si briliant, quoique hâtif. Esprit fougueux, polemiste ne, ecrivain incisif et enjoue, tel que nous le con-naîtrons plus tard dans le joumalisme, il le fut des son debut â l’Ecole frangaise d’Athenes. „Nul en 1847, ecrit de lui M. Radet 2, n’a vu et senti l’Attique avec plus de charme, jeune, franc, alerte et passionne. Nul n’a ete â la fois plus spirituel et plus dinu. Nul n’a uni au meme degre la fraîcheur du reve â l’acuitd de l’observation." Antoine Grenier fut un des premiers „Atheniens" de la promotion du 24 decembie 1846, date de la fondation de l'Ecole frangaise3. Par son ton d'esprit railleur, par sa verve gauloise et par son observation ddsenchantee, il fut de la race d'Edmond About et c’est dommage que sa correspondance d'Athenes soit restde inedite, car les fragments qu'en a publids M. Radet nous en donnent la plus legitime curiosite. Son livre sur la Grece, compose quinze ans plus tard, manque malheureusement un peu de la fraîcheur de la premiere inspiration et repete — avec plus d’impartialite toutefois — ce qu’About avait dit pour la premiere fois. „C'est un album, dit M. Radet jugeant La Grece en 18634, de fulgurantes 1 A. Grenier, La Grece en 1863, Paris, Dentu, 1863. 2 G. Radet, L'histoire ct Vceuvre de VEcole frangaise d’Athtnes, p. 42. 3 Voir sur lui Partide de Sainte-Beuve dans le Journal des savants, d’octobre 1868, et celui dc Ch. Levcque, dans la Revue des Deux-Mondes, du I" mars 1898. 4 Radet, op. cit., p. 411. 264 esquisses. Les unes sentent la fievre, l’improvisation, le decousu; les autres sont de merveilleuses eaux-fortes, gravees en traits de feu. Grenier n'etait qu'un polemiste; son intelli-gence ouverte aimait â prendre l'essor. II sait rendre justice aux Grecs et parle des beaux cotes de leur nature avec un chaleureux accent. A cette oeuvre de combat se rattachent ses Idees nouvelles sur Homere. II y reagit, avec une verve de pri-mesaut, contre la banalite des admirations toutes faites. Un jugement guide d’ailleurs l’eblouissante fusee de ses para-doxes." La Grece en 1863 est ecrite, nous l'avons dit, dans un esprit beaucoup plus modere que la Grece contemporaine/ elle n'est pas de celles qui auraient pu inspirer La belle Helene d'Halevy et Meilhac. Grenier ne menage pas les traits ironiques et decoche tres souvent de savoureuses anecdotes qui sont autant d'epigrammes, mais ne tombe pas dans la charge ou dans le parti pris; il est, en somme, juste. Sans etre dupe des defauts des Grecs modernes, il leur reconnaît une vitalite qui a fait ses preuves et une force intellectuelle qui n’a que le tort de ne pouvoir pas trouver un plus legitime emploi. „La Grâce, conclut-il excellemment 1, est une tete enorme sur un petit corps et encore cette tete est dans un perpetuei etat de congestion"; ou plus loin „les Grecs, ce n’est pas une nation, c’est le cadre d'une nation. Si demain, d’aventure, l'Orient lui este livre, elle peut sans dălai inonder l’Orient de prefets, de procureurs-gdneraux, de colonels, d’archeveques, de recteurs etc. Mais si l'Orient ne lui est pas livră, que faire de ces prefets, de ces procureurs-gănăraux, de ces colonels, de ces archeveques, de ces recteurs etc. ? Voilâ ou est le mal ; il est dans la nature et la force des choses. C'est un genre de mal que les changements de ministeres, les dissolutions de Chambres, les renversements de dynasties ne gueriront pas." C'est voir tres clairement le mal qui ruine la Grece: une surabondance d'intellectuels qui ne pouvant pas etre -utilises et nourris par l’Etat, deviennent un proletariat •extremement dangereux, toujours mecontent et faisant le jeu des pires politiciens. Comme le livre d'About, La Grece en 1863, de Grenier, ne marche pas sur les briseesde Chateaubriandetn'abonde pas 1 Grenier, op. cit., p. 244. 265 en descriptions pittoresques ou archeologiques; â vrai dire elle ne nous donne meme pas un tableau d’Athenes ou de Sparte. Les ruines et le paysage existent peu pour Grenier; mais s’il passe â cote de la nature, il s’attache par contre aux „hommes" et ne les lâche pas. II etudie la Grece contemporaine, dans ses manifestations surtout d’ordre social; par un melange tres adroit, il reussit â faire altemer la statistique aux anecdotes les plus amusantes, ne cedant en rien â celles d’About 1. Fidele â l’esprit frangais, Grenier se montra ainsi le peintre des moeurs par l’anecdote; il fit de la petite histoire. Les moeurs electorales surtout et la perpetuelle fievre revolutionnaire qui mine la Grece ont trouve en Grenier une plume tres aigue, tres informee et sans pitie 2. Son livre est de ceux qu’on lit avec un interet et un plaisir qu’on ne se reproche pas. § 30 Les miile pages que Mme Dora d’Istria a consacrees â la Grece sous le titre d’Excursions en Rotmielic et en Moree 3 sont si fouillees, si compactes, si bondees de faits et d'obser-vations qu'on est deroute2 quand on veut les resumeroutout simplement en donner une idee 4. - Apres etre reste quelque temps â Athenes, l’auteur se mit le 18 juillet 1860 â faire le tour de la Grece continentale et du Peloponese. Dans le premier volume nous trouvons un recit tres methodique, tres minutieux de son voyage â travers la monarchie de Phthiotide et de Phocide, d'Acamanie et I Lire entre autres anecdotes: D'nn peintre pris potir un bourreau ; II n'y a de joie au ca’itr que par Ie tabac / Histoire d'tm ftcniage de Bl ie et d'ttn pâte de Joie gras etc. - Voir surtout Ie chapitre: Du rythme des insurrecticns en Giece, p. 1CS, qui contient un r£cit de Ia derniere insurrection qui fut funeste au roi Othon (Ia nuit du 22 — 23 oct.). La psychologie des insurrections est tres bien saisie. II est â remaquer encore un interessant portrait du grand homme politique, Colettis (p. 131—136). 3 Exctirsions en Roumelie ct en Moree, Zurich —Paris, 1S63, 2 voi. J Voir une etude sur ce travail, par J. de Saint-Amand, dans la Revue des Deux-Mondes, Ier octobre 1S63 (p. 752). 266 d’Etolie; passant dans le Peloponese, l’auteur nous decrit la monarchie d’Achaîe et d’Elide, d’Arcadie et de Laconie. Dans le deuxieme volume, le voyage continue par la Messenie, l’Argolide, la Corinthie, les îles Argiennes, l’Egine, la Salamine, l’Eubee et les Cyclades. Athenes et les environs d’Athenes retinrent plus longuement 1’ecrivain, qui en donne une tres ample description. A la fin on trouve meme un tres detaille recit de la chute du roi Othon. Sans etre ni pittoresque ni archeologique, le voyage de Mme Dora d’Istria est extremement instructif, tant il est bonde d’informations de toutes sortes, d’observations, de dates statistiques sur le commerce, sur les productions du pays, sur l'ethnographie 1. Le souffle qui l’anime est tres bienveillant aux Grecs, auxquels l’auteur se plaît â recon-naître „un gout pour l'instruction fort rare dans l’Europe orientale, un amour sincere de la patrie, un vif deşir de meri-ter les sympathies du monde civilise, une foi sincere en l’ave-nir de leurs pays." §31 Dans le Voyage en Orient de Roger de Scitivaux 2 on trouve quelques pages sur le voyage en Grece que l’auteur fit en compagnie du comte de Paris et de son frere, dans le courant de l'annee 1860 3. Arrive le ler juillet â Athenes, il partit le 3, sans avoir eu l’occasion de faire d’interessantes observa-tions. §32 Le Journal d’un voyage en Orient de l'abbe Azaîs et C. Do-mergue 4 se compose des notes prises au cours d’un voyage 1 II est â rappeler du meme auteur une serie de Paysages de la Suisse italienne, de la Roumanie et de la Grece, dans L' Ilustrat ion de Paris. 1857 — 1861 et un article, Les îles Ioniennes, publie dans la Rev. des Dettx-Mondes du Ifr mars et 15 juillet 1858. 2 Roger de Scitivaux, Voyage en Orient, Paris, 1873 (in-folio). 2 Chap. V, De Beyrouth ă Smyme, L'Archipel, Athenes. 4 Journal d'un voyage en Orient par l’abbe Azais et C. Domergue, Avignon, 1858, p. 390. La pârtie consacree â la Grece, p. 335—377. 2i-.7 fait en 1853 et publiees d'abord dans une Revue du Midi. On y trouve un chapitre sur le monuments d’Athenes *, un autre sur les moeurs des Atheniens 2, et, enfin, un autre j consacre â un voyage â Syra, â Milo et â Cythere 3 ... i §33 Faisons une mention de l'article d’A. Proust: Un hiver ă Athenes (1857—1858), publie dans Le Tour du Monde*, qui contient une tres honnete description de l'Athenes ancienne j et moderne, avec trois excursions â Kefissia, au cap Sunium i et â Eleusis. 1 1 Chap. XIX, p. 335. 2 Chap. XX, p. 361. 3 Chap. XXI, p. 377. 4 Le Tour du Monde, 1862, I, p. 49—80. V LES VOYAGES EN GRfiCE PENDANT LE RfîGNE DE GEORGES I" a) NOTICE HISTORIQUE SUR LE REGNE DU ROI GEORGES Ier Nous ne ferons pas le recit du regne du roi Georges I", qui rcpresente un sensible progres sur le regime anterieur. Nous ne ferons que la mention de quelques evenements qui ont ete un peu la bouteille â l'encre des vo}rageurs ou des historiens politiques. Nous citerons en premier lieu l'affaire dite des brigands de Maraihon 1. Le 11 avril 1870, lord Mun-caster, sa femme et d’autres personnages de distinction, visitant le champ de Marathon, furent attaques k quelques kilometres d'Athenes par la bande du fameux Arvanitaki. Les femmes et les enfants furent elargis, et les hommes conduits dans un linieri du mont Pentelique. Les brigands demanderent d'abord une ranţon de 1 120 000 drachmes, mais la reduisirent ensuite k 500 000, avec amnistie complete pour leurs mefaits. Lord Muncaster, prisonnier sur parole, fut envoye â Athenes pour mener des negociations qui n'abou-tirent pas. Attaqu6s maladroitement par des soldats k Oro-pos, beaucoup de bandits furent tues, mais les captifs aussi (G. Lloyd, de Boyl et Vyner) perirent. On ne peut pas s’ima-giner l’indignation produite dans toute 1'Europe, par cet atroce 6v6nement, qui montrait la Grece sous un triste jour. 1 Sur cette affairc voir: Edmond Demaze, Etudes ct souvaiirs hclleniques, Ier sfiric, p. 113, Paris, 1878, in-18, et surtout E. Watbled, consul de France honoraire, Les brigands de Marathon, itude historique de la Grece contemporaine Paris, 1S97, in-8. On y trouve ins6r6 le journal tcnu parmi les brigands par Lloyd ct qu'on a trouve sur son corps. î'09 Un peu plus tard, une compagnie franco-italienne obte-nait la concession des mines de Laurion et, reussissant dans leurs affaires, le gouvernement grec declara tout â coup les mines propriete naţionale (1871) et seule l'intervention ener-gique de la France et de l'Italie fit transformer cette mesure en un achat (1873) 1. En 1866, l’insurrection eclata en Crete; la Porte envoya un ultimatum â la Grece et comme l'Europe etait favorable aux Turcs, les Grecs durent desarmer. Le trăite signe â Constantinople le 21 mai 1881, â la suite de la conference de Berlin 1880 2, apporta enfin â la Grece 13 200 kilometres carres et 391 000 âmes. II est â mentionner aussi la guerre greco-turque de 1897, qui finit par l’ecrasement des Grecs â Domokos et â Larissa. 1 L'Aitnexion de la Thessalie (1878—1882), par Charles de Motiy, dans la Revue des Deux-Mondes, du 15 aout 1900; La Grece depuis le congres de Berlin, par H. Houssaye, dans la Revue des Deux-Mondes du Ier janvier 1886. 2 Sur la guerre voir dans la Revue des Revues: Comment la Grece a ete trahie, par im anonymc (le Ier et 15 mars 1898, t. XXIV, p. 461 et 588); La Guerre greco-turque racontee par Vimage, par un anonyme (le Ifr novembre 1897, t. XXIII, p. 235); La Lut te pour la Crete, par un anonyme (Ie I mars 1897); La Lutte pour la Macedoine, par un anonyme (le Icr mai 1897); La Dynastie danoise en Grece, par L. de Norvins (le I*7" aoiit 1897, t. XXII, p. 220). D’une fa^on generale, pour la connaissance des evenements de cette epoque soit en Grece, soit en Macedoine, il faut lire les remarquables livres de M. V. Berard: La Macedoine et La Turquie et Vhellenisme conteni-porain, Paris, 1893, in-8; La Grece telle qu’elle est, par P. Moraîtinis, Paris, F. Didot, 1877, in-8, XIII, 589 p. La Grece et la question d’Orient depuis la Conference de Paris, par S.-M. Girardin, dans la Revue des Deux-Mondes (du 15 mars 1869); La Grece, Vhellenisme et la question d’Orient par A. Leroy-Beaulieu, Revue des Deux-Mondes (du Ier avril 1877); Une excursion a Athenes au moment de la crise, par Gabriel Charmes, Revite des Deux-Mondes (du Ier fevrier 1881); La Situation en Grece, par E. Herv6 (Ibid., 15 avril 1895) ; Impres-sioîis d’Orient, coup d’oeil historique, par Gilbert Raoul d'Oyley, 1898 (resume de toutes les agitations de la Grece, depuis 1878). Sur la Cr£te voir la note de la page 162. 270 b) RELATION DE VOYAGE § 1 II n’entre pas dans notre plan de nous occuper des mono-graphies qu’on a ecrites sur les îles qui appartiennent â la Grece ou sont grecques par leur population. Nous ferons pourtant une exception, en accordant une place au beau livre de M. Georges Perrot: L’île de Crete, souvenirs de voyage 1, qui est le fruit d'un voyage fait en Crete, en 1857, avec son camarade de l’Ecole d’Athenes, M. Thenon 2. Le livre n’ayant ete imprime qu’apres l’ecrasement de l’insurrection cretoise, sa preface est animee d'un amer desenchantement â l’egard du patriotisme des Grecs de la Grece, qui n’ont rien fait pour aider leurs freres. On trouvera dans la premiere pârtie de ce livre une description complete de la Crete3, et dans la deuxieme, l’histoire moderne de l’île 4, l'histoire ancienne ayant ete traitee dans l'introduction 5. 1 L’île de Crete, souvenirs de voyage, par Georges Perrot, Paris, Hachette, 1867, XXXI, 278, in-12 jesus. Citons du meme auteur des Souvenirs d’un voyage en Asie Mineure, Paris, M. Levy, 1866, in-8°. 2 Thenon, qui vint encore une fois en Crete, composa un Memoirc sur les cent villes de la Crete, qui fut partiellement insere sous le titre de Fragment s d’une description del’île de Crete, dans la Revue archeologique, XIV, 1866, p. 396-404; t. XV, 1867, p. 265-272, et p. 416-427; t. XVI, 1867, p. 104-115 et p. 409-416; t. XVIII, 1868, p. 293-297 et p. 126-136 et p. 192-202. 3 Chapitre II: La region de Vida, p. 83; chapitre III: La region du Dictâ, p. 115. 4 Chapitre I: La Crete jusqu’ă la guerre de Vindependance, p. 135; chapitre II: La guerre de Vindependance et Vepoque actuelle, p. 199. 5 Citons encore la brochure Huit jours dans Vîle de Cană ic cn 1861, moeurs et paysages par M. F. Bourquelot, Paris, Arthur Bertrand, edit., 1863 (extrait des Nouvelles Anndles des Voyages de septembre 1863.) Une brochure de 64 pages qui raconte le voyage de l'auteur fait du 23 sept. au Icr octobre 1861. Pour la connaissance de l’histoire et des insurrections de Ia Crete* citons: E. Beule, La Crete et la question d’Oricnt, Paris, impr. de J. Claye, 1867; £71 §2 L’Athenes decrite et dessinee de M. Ernest Breton dans sa premiere pârtie, qui est aussi la plus importante, echappe â notre plan. C’est un excellent manuel de vulgarisation archeologique, qui par le texte et par les illustrations devient de premiere utilite pour la connaissance de tous les monuments d'Athenes 1. Mais, â la suite de ce guide archeologique, il y a un chapitre intitule: Quatre jours dans le Peloponese, qui nous touche de plus pres. Parti d'Athenes le 12 mai 1859, sur le steamer grec „Hyora", le voyageur s’arreta â Nauplie, d'ou, en caleche, il alia visiter Tirynthe, Argos, Mycenes, Nemee et Corinthe. II est â retenir une description de Corinthe completement detruite par le tremblement de terre du 21 fevrier 1858 2. „A une heure et demie, apres dix mortelles heures de fatigue, nous mettons pied â terre sur une espece de place, au delâ de laquelle des baraques eclairees semblent annoncer une foire; c’est lâ que campent les habitants depuis la destruc-tion de la viile. Quant â nous, on nous assigna pour demeure une maison que les rats ont meme abandonnee et qui ne se H. Turot, L’Insurrection critoise ct la guerre grico-turquc, Paris, Hachette, 1898, in-8°; Andre Le Glay, Une intervention en Crete (1668—69), Paris, H. Champion, in-1(5 (extrait de la Revue d’historique diplomatique, n° du \ir avril 1897); Castonnet Des Fosses, La Crete, conference faite le 22 fevrier 1886 ă la Societe de Geographie commerciale de Paris, Angers, 1886, in-8°; Castonnet Des Fosses, La Crete et VhelUnismc, Paris, P. Tequi, 1897, in-18 ; G. Perrot, La Crete, son passS, son prisent, son avenir, Roucn, imp. de L. Gy, in-4° (extrait de Bull. de la Societe normande de Geograph., Ia cahier de 1897); Paul Combes, L’t/e de Crlte, etude giographique, historique, politique et ecommique, Paris, J. Andre, 1897, in-18; Charles Laroche, La Crite ancienne et moderne, Paris, L. H. May, in-18; Dr. Ducîot, En Crete, Bordeaux, Feret et fils, 1898, in-16; V. Berard, Les affaires de CrUe, 1898, Paris, C. L6vy, in-18. 1 Athenes dicrite et dessinee par Ernest Breton, dc la Societe imperiale des antiquaires de France, Paris, Gide, 1862, in-4°, 378 p., fig. et pl. (dddid h. S.M. Othon, roi de Grece). 2 Ernest Breton, op. cit., p. 362. 272 soutient qu'en s'appuyant sur ses voisines qui lui demandent le meme secours." S'embarquant â Kalamaki, il visita ensuite Megare et Eleusis, pour entrer â Athenes par la Voie Sacree ... §3 L'Orient au fusain de M. Emile Guimet 1 nous donne quelques pages descriptives sur Athenes et nous raconte une excursion au mont Lycabette 2. Arrive â Athenes le 7 mai 1868, le voyageur en partit le 15 mai. §4 La Grece et Turqitie de M. Alfred Gilliercn est un livre assez fouille sur certains points; il est le fruit de deux voy-ages en Orient faits â l'intention d’etudier sur place „le passe et la poesie des souvenirs".3 Ce voyage commence par l'Epire; l'emplacement de Dodone preoccupe l’auteur. Pouqueville 1'avait cherche dans la forteresse de Gardiki, â trois lieues au nord de Janina; Leake dans celle de Castrizza, â une lieue au Sud. Le voyageur eut l'occasion de visiter les fouilles que M. Carapanos avait entreprises dans le vallon de Dramesi, au pied du mont Olytzika 4, qui â ce moment n'a-vaient pas donne encore de resultats definitifs mais qui â pre-sent ne permettent plus de doutes sur la place exacte du fameux Oracle ...5 Le voyageur visita ensuite Janina, que Byron avait chan-tee et que Pouqueville comparait aux Champs-Elysees; dour M. Gillieron, elle ne fut qu’une desillusion: „Le lac ne tient pas non plus ce qu'il promet de loin, ecrit-il6; on s’at- 1 E. Guimet, L’Orient au fusain, Notes de voyages, Hetzel, 1868, une brochure de 2 18 pages. 2 La pârtie consacree â la Grece a 76 pages. 3 Gri ce et Turqtiie. Notes de voyage (Lipire, Janina, Ithaque, Dclphes, le Parttassc), par AKred Gillieron, Paris, 1872. 1 Gillieron, op. cit., p. 86. 6 Sur ce probleme, voir Ch. Diehl, Excursions archeologiques en Grece, p. 66. 6 Gillieron, op. cit., p. 90. 273 tend â trouver au pied des poetiques chaînons du Pinde une vasque de cristal, digne de servir de miroir aux Muses, et l’on n'a devant soi qu’un marecage que . les inondations anciennes ont recouvert d’une nappe d'eau fetide de quelques metres de profondeur. „L’eau est partout encombree d'une vegetation părăsite et gluante et marquetee de taches vertes sur lesquelies flot-tent d'innombrables tribus de limnees." Le voyage de M. Gillieron se continua ensuite dans les îles Ioniennes, â Corfou \ â Sainte-Maure et surtout â Ithaque -, avec sa „grotte des nymphes" et ses sites qu'on paut encore reconnaître d’apres les descriptions d’Homere. Comme d’Estourmel, il fit une ascension tres penible â ce qu’on appelle le château d’Ulysse. Entre en Grece par le golfe de Lepante, le voyageur s’arreta surtout â Delphes3, ce qui lui donna l’occasion d’en faire unc ample description 4; â cote du sanctuaire antique, il nous depeignit de la meme maniere le village d'Arachova. Apres une ascension du Parnasse, le voyage finit par une description d’Athenes ancienne et modeme. L’opinion de M. Gillieron sur la Grece est des meilleures: „La Grece, ecrit-il5, n’est pas morte, la Grece vit, non pas peut-etre celle que nous voyons dans nos reves, mais une Grece plus trouble et plus rapprochee de nous ... La Grece moderne a l’intelligence, elle a les vertus domestiques, l'acti-vite, le patriotisme, la foi en ses destinees; puisse-t-elle bientot trouver ce qui lui fait le plus besoin: une reforme religieuse et morale." §5 Sur les debuts du roi Georges, nous avons les notes d’un diplomate, M. Henri d’Ideville, qui, malheureusement, n’ont pas l’importance qu’elles auraient pu avoir. 1 Gillieron, op. cit., p. 116. - Gillieron, op. cit., p. 130 et suiv. 3 Gillieron, op. cit., p. 174. 4 Gillieron, op. cit., p. 213. 5 Gillieron, op. cit., p. 306. 274 Diplomate de carriere, et sans plus, d'Ideville n’avait aucun gout pour Athenes; il avait meme tout fait pour echap-per au sort qui l’envoj^ait en 1867 lâ-bas en qualite de secretaire du comte de Gobineau. „Apres Rome, s’ecrie-t-il,echouer â Athenes, n’est-ce pas une deception?" 1 Pour se consoler il ne lui restait qu’â s’y considerer comme en villegiature ... Le Parthenon n’aura donc que quelques lignes dans le Journal d’Ideville; le principal du livre roulera sur le monde diplomatique, sur la cour, sans avoir pourtant l'importance du livre de Thouvenel. Son observation n’a pas de portee et l’esprit dont il est anime est plutot mishellenique. On re-connaît vite en lui un exile qui, n’aspirant qu’â quitter Athenes le pluş vite possible, s'aigrit contre les hommes et les choses. II affirme, par exemple, que les habitants des îles Ioniennes regrettent la domination anglaise 2. Regardant d’un mauvais ceil l’insurrection de Crete, comme ^’-illeurs le goii-vernement imperial il s’exclame: „Ici l’absence de patriotisme sincere, de desinteressement, de sacrifices, d’abne-gations nous choque au plus haut degre" 3. II perdit ainsi â Athenes le dernier chapelet d’illusions qui lui etait encore reste sur l’avenir des Grecs. „II suffit, ecrit-il â Beule 4, d’avoir reside quelque temps â Athenes, pour voir que ce fantome, cette ombre de royaute, ce semblant de con-stitution, ce semblant d’administration, cette reduction de capitale ne trompent plus personne ... II serait plus aise de relever de ses ruines et de retablir dans toute sa splen-deur et son integrite l’Acropole de Pericles, avec ses temples, ses chefs-d’oeuvre, ses heros et ses dieux que de faire de la Grece en 1867 un Etat serieux ..." Telle est l’impression que le voyageur emporta de son court sejour â Athenes (du 12 janvier 1867 â juin 1867). Par son humeur chagrine, son livre n’est qu’un pâle echo de la Grece contemporaine, il y manque aussi la verve et l’esprit qui faisaient tout passer â About. 1 H. d’IdevLlle, Journal d’un diplomate en Allemagne et cn Grece, Paris, 1873. 2 H. d’Ideville, op. cit., p. .211. 3 D’Ideville, op. cil., p. 231. 4 D’Ideville, op. cit., p. 267—277. 275 §6 M. Louis de Romain consacre dans ses Cent jours en Orient1 une dizaine de pages â la Grece, qui forment le journal tres sec et denue de tout interet d’un tres court sejour â Athenes, avec une excursion au mont Pentelique. Arrive â Athenes le 13 avril 1874, le voyageur £tait deja parti le 19. Cette simple mention suffit. §7 M. E. Melchior de Yogue nous a donne quelques pages interessantes sur la Thessalie, fruit d’un voyage fait en aout 1875 avant que la conference de Berlin ait accorde â la Grece cette province 2. On y trouve des notes sur le mont Olympe, sur la fameuse Tempe, sur Larisse. Tricala, sur les celebres Meteores, dont l'auteur avait deja donne une si curieuse description dans son Vangheli3, sur Yolo, sur le Pelion et sur quelques autres villages. §8 Le Voyage en Orient de M. J. Reinach 4, apres s’etre attarde dans le premier volume sur les pays du Danube et du Bos-phore, s'occupe presque exclusivement de la Grece dans le second. Parti de Constantinople, le voyageur passa devant la Troade, non sans evoquer des souvenirs glorieux, et apres un court sejour â Smyrne, arriva â Athenes le 6 octobre 1878. M. J. Reinach est de ceux qui s’enthousiasment et ne craignent pas de laisser voir leur ethousiasme. „ Joumee mer- 1 Louis de Romain, Cent jours cn Orient. Iviprcssions et souvenirs (Le Caire, le Xil, Thebes, Assouan, Port-Saîd, Jerusalem, Beyrouth, Athenes, ■Corfou), Angers, 1875. 2 Revue des Deitx-Mondes, Icr janvier 1876, p. 1 — 40. 3 Revue des Deux-Mondes, 15 novembre 1877. 4 J. Reinach, Voyage en Orient, Charpentier, 1879, in-8. Une £tude sur ce voyage, voir dans Mezieres: Hors de France, Hachette, 1883, p. 311. Role de la race grecque cn Orient. 276 veiUeuse, ecrit-il de sa premiere journee \ qui me laissera des souvenirs incomparables. Depuis que je voyage, je n'ai rien eprouve d’egal; l'emotion que j'ai sentie aujourd’hui est unique. De tous les cultes qui m’ont ete enseignes dans mon enfance je n’en ai garde qu’un seul: celui de l'antiquite grecque. J'ai passe des annees â rever de la Grece comme un moine du XIF siecle revait du Paradis. Et je suis â Athenes! ma journee s’est ecoulee sur l’Acropole, entre le Parthenon et les Propylees!" Ouând un voyageur arrive â Athenes avec de pareils sentiments, 011 ne peut pas douter de la nature de ses impres-sions. Rempli de souvenirs antiques, berce par la musique des pages de Chateaubriand ou de Lamartine, enleve sur les ailes de la poesie de Byron, M. Reinach ne fit qu'un bond pour tout admirer. Ses descriptions sont des hymnes de louange. Les pages qu'il ecrit sur l’Acropole sont pourtant d’un contenu plutot scientifique, nous donnant un clair resume de l’etat actuel de la fameuse citadelle d'apres les livres de Bumouf 2 et de Beule 3, et s’elangant dans des apergus gene-raux et philosophiques, â la suite de Boutmy 4, de Taine 5 ou de Renan 6. La viile moderne, M. Reinach l’a trouvee toute blanchet et formant un cadre sobre et convenable aux immortels chefs d’ceuvre de l'Acropole. Son sejour â Athenes s'est agremente ensuite d'une excursion â Sunium, â Egine et d’une ascension du Pentelique. Parti le 14 octobre du Piree, par voie de mer, le voyageur arriva â Nauplie, d'ou il accomplit en voiture 1'excursion d’Ar gos, de Tirynthe, de Mycenes, de Corinthe et d’Acrocorinthe. Le 17 nous le trouvons â Delphes, le 21 â Thebes et le 29 octobre de retour â Athenes. A la fin du volume se trouve une etude tres sensee e tres spirituelle sur La Grece contemporaine d’About7. 1 J. Reinach, op. cit., p. 32. 2 Burnouf, Le Parthenon. 3 Beule, L’Acropole. L’art grec avant Pericles. 4 Boutmy, Philosophie de l'architeclure en Grece. 5 Taine, Philosophie de l’art en Grece. 6 Renan, Priere sur l’Acropole. 7 La Grece contemporaine d'About. Reinach, op. cit., II, p. 167. 277 §9 Le livre de M. d'Estournelles de Constant, La Vie de -province en Grece, est le fruit d’un sejour de dix mois â Aigion, avec les excursions aux environs qu’un tel sejour incite â faire 1. Aigion, choisie par les heros d’Homere pour y decider l'expedition de Troie, est une petite viile encore jeune, malgre ses trois miile ans probables d'existence. Apres beaucoup de vicissitudes et apres avoir ete le lieu de reunion des repre- . sentants de la ligue acheenne, elle est devenue tout simple- j ment une eparcliie, ce qui ne l’empeche pourtant pas d'etre presque un village, que la civilisation europeenne a â peine effleure. Le livre de M. d’Estournelles de Constant tire juste-ment sa valeur des details nouveaux qu’il apporte sur un etat de choses presque primitif; c’etait donc un livre â faire. L’auteur s’est applique â nous decrire cette petite viile dans sa disposition topographique, dans son architecture, qui n’est d'ailleurs ni originale, ni interessante, dans ses mceurs; il nous a trace un tableau de la vie d’interieur, de la vie d’hotel, du costume naţional, de la cuisine grecque, il nous a depeint le type de la race, ses occupations, ses travaux, ses fetes, ses danses et sa musique. Ce sont des observations tres realistes, prises sur le vif, sans engouement mais aussi sans malveillance. Les hommes en Grece sont beaux, vrais modeles de Praxitele; les femmes le sont moins. La femme en province vit encore â l’orientale: son role social est nul; elle n’est qu’une mere et qu’une epouse, dont on ne tient pas compte autrement. Sa vie est purement domestique: c'est une resignee. Les jeunes filles n'ont qu’un ideal: se marier; , echappees â la tutelle paternelle, elles deviennent les esclaves de leurs maris, et leur travail ne cesse que quand elles sont grand'meres. Les chansons populaires prouvent que le peuple a assez d’inspiration poetique; mais il manque de tout talent musi-cal 2. II chante faux; ses chansons sont des melopees, mono- 1 Paris, Hachette, 1878, in-8°. 2 La-dîssus il faut lire: Souvenirs d’une mission musiccilc cn Grece ct cn Orient, par L. A. Bougault-Ducoudray. Parti en mission ie 3 janvier 1875, M. Bougault-Ducoudray arriva â Athenes le 15 janvier. La brochure a 42 pages. 278 tones, tristes, traînantes, nasillardes; on y sent l’influence turque. Par contre, les Grecs sont d’excellents danseurs; leur taille est souple et leur agilite de mouvements remar-quable. Le Grec est de naissance politiqueur; la plus grande pârtie de sa vie, il la passe au cafe ou se nouent les intrigues. Tout le monde fait de la propagande electorale: les pretres — les papas — se melent aussi activement â la politique. La justice boite, car, quoique inamovibles, les juges sont â la merci des politiqueurs ... Voyageant en Arcadie, M. d'Estournelles de Constant nous a trace le tableau de la vie d’un grand monastere grec. On n’ignore pas l’importance que les monasteres ont encore en Grece; la description qu’en a donnee l’auteur est des plus desenchantee. Dans le grand couvent de Taxiarque, il n'a trouve qu’une troupe d’hommes paresseux, sans intelli-gence et sans foi, mais non sans passions. Avides, depraves, ambitieux et ignorants, les moines grecs nous donnent l’exem-ple d’une societe vivant dans la societe, sans en faire aucu-nement pârtie. Le cote pittoresque est represente dans le livre de M. d’Estournelles de Constant par le recit d’un voyage fait dans l’ancienne Locride occidentale (epizephyrienne), que les indigenes confondent avec la Phocide et l’Etolie sous le nom de Roumelie. Cette contree, tres peu connue â cause de sa sterilite et de sa mauvaise frequentation, fournit â l'auteur un voj^age, presque d’exploration, qui ne manque pas de mouvement. La vie deprovince en Grece est, en somme, un livre â l’infor-mation precise et sans echappee vers le poetique ou l’archeo-logie; il se contente de reunir dans un faisceau tout ce qui pourrait nous interesser sur l'etat social et les moeurs de la province grecque. A ce titre, sa place est marquee ici. § io Dans YOrient au Galop 1, de M.. Zed (de Brecourt), on trouve quelques pages sur un court sejour qu'il fit â Athenes 2 1 L’Orient au Galop, par M. Zed (de Brecourt), Paris, 1880, in-18, p. 235. 2 P'. 200. 27 9 '(•r.r ii i ' >,,i ;■/'.t i •• ' V-a -in. U li ' i:ii 1 O/l I •> !■ i ' :.ii ■> < ■: I 1/ l / a/il '! ■ >-r *•> - a - / ; • v.i': - ! . ' ' Vi r-ll \ vi ■ ■ J’M ■■■•" C"'M’ -n-i-i--. | '.'■-•II ./.hui • _[ ..[i ji-.J,. : . 11 «di . 11' i • ► | > ' i ti -■[> • . 111 i ' i: ■[ • i: i ■ > j ’■ ..: i i n; i; ■ ■! -111 ■' I I* .||I" i'HII III li l >• r 1M11< >J> r , IL .< 1 ;• i; .i! i-: . . duil |t ■[[ .:ii ■ -XIII’ •> HJJ.I ’■> HI *.MI[-«j111 j I . i:r I| 1 rt:i i • . :;r], ;,,i ;■[ ..........«nţiMii ... ii<>) .vii i|> •..•( . jm.'if iu: 'j • ' ii ii.ii tnj . > l'. i-i jii..i i()_[ .*p . iji111 . ..uli î.i iu •!i' ji i; 11-_ ■ [i ii 1 > ■ ■»i111 ‘111» . i|i .-• 1111 ...nIij >111« i:.i[i| j1111 '[i,nl> ' 11:< >j • [ p ..iuu;..j 1111 r i J l lo|,( .i. ui |i'M |i''J 1 n <) j ,r r i. p i >• i lin '.») l| i*l i inimi mai’ | i I ui 11 .ni' i| - -; [ 1111 - •[ im i>" : ';n ■[!!'•’ vi ‘11 <>1 |r jiu I 11 in i| ..||I> \ 11.11111 : ni ii >iui r| ii tuli m n, nţ mu i ..; i ..i '• .ian : -■ ir. ■: > .[ .| • mii ' •il n| ]11 >-* ‘.i|in(iu'. 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M ' I I 1 § >•[ .>iţu,u.i iiul iu ijYa.'a . [ smi •[;[ i; * ..uu Ces sentiments favorables n’empechent pas l’auteur de voir le revers de la medaille. II constate que la democraţie chez les Grecs se traduit par l’envie et fait cette juste remarque que l’idee d’etre diriges par un des leurs est tellement insup-portable aux Hellenes, que sans doute elle les eloignera long-temps de la forme republicaine. Les moeurs politiques, la corruption electorale, le mauvais etat de la presse grecque trouvent aussi en M. Belle un censeur tres averti. § 12 Pour preciser la nature du livre de M. Stanislas de Nolhac, La Dalmatie, les îles Ioniennes Athenes et le mont Athos 1, citons-en ces lignes: „J’ai passe en quelques semaines le midi de l’Europe orientale. Depuis j’ai refait en esprit les mcmes itineraires, accompagne cette fois de nombreux camarades, in-folio res-pectables, in-quarto pleins d’experience, jeunes et alertes in-octavo. Aujourd’hui j’essaye de fondre en un r£cit unique les notes que j’ai prises dans mes deux toum6es." Le livre est defini par ces lignes: il a un caractere livrcsque par trop accuse. Le voyage de l’auteur a 6tâ trop court pour qu’il lui ait permis des observations personnelles. L’observa-tion est remplacee par des renseignements historiques. II serait pourtant injuste de ne pas dire qu'il y a aussi des pages de descriptions pittoresques tout â fait charmantes... Le paysage de Corfou surtout est admirable et â lire tout entier 2 ; il en est de meme pour Zante, „cette fleur du Levant" 8. Malheureusement, la Grece l’occupa moins; il passa de nuit le golfe de Lepante, ce qui ne l’empecha pas d’evoquer tout ce que Missolonghi, Patras ou Delphes peuvent rappeler de souvenirs historiques 4... Les pages sur Athenes sont aussi les moins importantes. 1 La Dalmatie, les îles Ioniennes, Athenes et le mont Athos, par E. de Nolhac, Paris, 1882, in-12. 2 Nolhac, op. cit., p. 129 sqq. 3 Nolhac, Ibid., p. 137. 4 Nolhac, Ibid., p. 172 sqq. 281 § 13 Dans la brochure intitulee En Orient, dc M. J. Tardy on peut lire quelques pages sur Athenes 2. Lc voyageur, ve-nant de Constantinople, ne fit que s’arreter & Athenes, avant de prendre la route du golfc de Corinthe. § H La Grece cn 1SS3 de M. B. Girard3 est le fruit d’un sejour d'environ sept mois en Grece (1881 —1883). C’est une enquete assez serieuse sur les questions qui ont trăit â la vie sociale et politique de la Grece: au point de vue militaire, adminis-tratif, financier, commercial. On y trouve aussi une description du caractere historique et geographique des principales villes comme Athenes, le Piree, Patras, Missolonghi, Nauplie, etc. Malheureusement, l’element pittoresque y fait defaut completement. ■■ § 15 Le volume Constantinople, Smyrnc et Athenes,4 de M. Paul Eudel, consacre quelques chapitres â la Grece5. Quoique ecrites en 1872, ces pages ne furent publiees qu’en 1885. „Prises â la hâte et destinees seulement â fixer mes souvenirs, dit l’auteur, ces notes sont depourvues d’aucune pretention litteraire." Et l’auteur a raison ... Le livre n’est qu'un simple carnet de voyage, par trop personnel, et ne devant interesser seulement que les personnages qui ont pris part â ce voyage. On y trouve pourtant une description d’Athenes, avec une ascension du Pentelique, de Corinthe et de Corfou. 1 J. Tard}-, En Orient: Egyptc, Syrie, Turquie ct Grece, Mucon, 1883, in-16. Une brochure de 99 pages. 2 Voir p. 88 — 96. 3 SoiivcHir d'une campagne dans lc Levant: La Giccc en 1883, par M. B. Girard (commissaire-adjoint de la marine), Paris, 1884, in-8°. Le volume a 330 pages. 4 Constantinople, Smyrnc ci Athenes, par Paul IZudcl, illustrations de Frăderic Regamey et A. Giraldon, 1885, {p. 431). 5 P. 337 sqq. 282 § 16 Le Voyage cn Grece de M. Maurice de Fos 1 est une conference donnee â la Societe normande de geographie de Rouen, dans laquelle l’auteur nous raconte son voyage de noces — de onze jours — â travers la Moree, et entrepris dans l’hiver de 1879. On y trouve quelques mots de description des principales etapes: Daphni, Megare, Corinthe, Mycenes, Nauplie, Aklado-Kambos, Tripolizza, Tegee, Mantinee ... § 17 L’ancien membre de l’Ecole d’Athenes, M. Charles Bfgot, nous a donne un livre tres vite ecrit: Grece, Turquie, le Danube 2, qui n’est qu’une suite de lettres envoyees au Siecle et au Gagne-Petit qui l’avaient envoye en Orient, ou il resta deux mois. Partant de Paris le 29 mai 1885, il arriva â. Athenes le 5 juin 1885. La Grece etait une tres vieille connaissance pour M. Bigot; il la connaissait dans toutes ses manifestations. Malheureusement, ces lettres ne sont pas de grande portee; ecrites pour les journaux, elles se conten-tent de nous donner des impressions legeres. II y pourtant â y relever dans la lettre du 7 juin, une complainte tres juste sur la disparition du Palikare, element turbulent, archai'que, mais pourtant pittoresque 3. Du reste de la Grece, il ne nous donne que quelques pages sur Olympie 4, Colone et Eleusis. Le 26 juin, le voyageur se dirigeait deja vers Constantinople. § 18 et § 19 Les Lettres Aiheniennes du comte Charles de Moiiy 5 sont le fruit d’un sejour de six ans- au pied de l’Acropole qu’il 1 Maurice de Fos, Voyage en Grece (excursioji en Moree). Conference faite â la Societe normande de geographie, Rouen, 1886, in-4°. La brochure a .19 pages. . 2 Charles Bigot, Grece, Turquie, le Danube, Paris, 1886, in-18. 3 Charles Bigot, op. cit., p. 24. 4 Charles Bigot, op, cit., p. 56—90. 5 Charles de Moiiy, Lettres Atheniennes, Paris, 1887, in-8°. 283 fit en qualite d’ambassadeur de France en Grece (1880— 1S86), completant ainsi les quelques pages qu’il avait publiees prece-demment sur Athenes dans les Lettres du Bosphore, en 1879 1. Elles portent la marque d'un convaincu et d'un fervent de l’art et de tout ce qui est grec. „Je reste persuade, dcrit-il dans la preface, que l’art grec est superieur â la pensee la plus haute de toute autre civilisation: nulle part â mes yeux, la beaute meme, qui ne depend ni des epoque transi-toires, ni des passions qui se modifient, n’est apparue avec cette splendeur souveraine." Fideles â leur titre, ces lettres, au nombre de quatorze, s'occupent seulement d’Athenes, nous donnant une description tres methodique des monuments les plus remarquables 2, des musees3, de la Voie Sacree d’Eleusis 4, du ceramique et de ce qui fait la beaute et la gloire d’Athenes. Les sentiments du comte Charles de Moiiy pour les Grecs sont des plus favorables; il croit fermement â leur avenir. „Si la Grece, ecrit-ils, n’etait pas aussi intelligente, si elle n’avait pas, malgre le sommeil de la servitude, conserve une vie latente, elle n’eut pas fait en un demi-siecle les progres dont nous sommes temoins. Elles est arrivee â reprendre le premier rang parmi les races orientales, cela ne s'explique que par une aptitude traditionnelle, et est encore une preuve du genereux sang qui coule dans ses veines." Ces Lettres tres nourries de faits, tres bien ecrites, sont un modele d’aisance et d'elegance, melant l'utile â l’agreable. §20 Mentionnons le Voyage en Thessalie de M. PaulMonceaux publie dans le Tour du Monde (1887). On y trouve de belles descriptions du Golfe de Volo, de Pharsale et de Domocos, 1 Charles de Motiy, Lettres du Bosphore, 1879, in-8°. 2 Lettre IV: les Propylies ; lett. V, VI, le PartMnon ; lett. VII, l’Erech-teion. 3 Lettres XII, XIII, XIV. 1 Lettre XVI. 6 Lettre III, L'Athenes moderne, p. 59. 2ÎÎ4 du lac Nezero, de Karditza, de Tricala, des Meteores. Le voyage se ciot par la vallee de Penee, par Larissa et Pheres J. §21 Dans Les vacances d'un mcdecin du Dr. E. Guibout2, une trentaine de pages sont reservees â la Grece 3. Revenant de Constantinople â Marseille il s'etait deja arrete trois heures au Piree en 1867; cette fois-ci, vingt ans apres, il fit un court sejour â Athenes et visita Salamine, Eleusis et Corfou, ce qui nous vaut quelques notes de route, sans grande importance d’ailleurs. §22 Du magnifique ouvrage de M. Marius Bernard4, A ulour de la Medilerranee, la moitie d’un volume est reservee aux cotes de la Grece s. C’est une description geographique et ethnographique, purement pittoresque, tres attachante et rehaussee d'excellentes illustrations de M. H. Avelot. La description commence par Corfou et suit son chemin â pas lents par Ithaque, Souli, Prevesa, Actium, Arta, Lepante, Missolonghi, Patras, Delphes, le Parnasse, l’Helicon, Corinthe, Sicyone, Megaspileon, Olympie, Pyrgos, Zante, Navarin, Methone, Calamata, le Magne, Sparte, Cerigo, Argos, Mycenes, Nauplie, Hydra, Epidaure, Egine, Piree. Apres une description plus ample d’Athenes et de l’Attique 6, le voyageur passe en Crete et aux Cyclades, pour revenir dans la Grece continentale, par la Beotie et la Thessalie 7 (Thebes, 1 Voyage en Thessalie, par Paul Monceaux, texte et dessins inedits. Tour du monde, 1887, voi. LIV, p. 47. 2 Le Dr. E. Guibout, Les vacances d'un medecin, huitieme serie 1887, Constantinople, Asie Mineure, Grece, Italie, Paris, 1888. 3 Pages 77—107. 4 Marius Bernard, Autour de la Mediterranee. Les Cotes orienlales, l’Autriche et la Grece (de Venise ă Salonique), 131 illustrations par H. Avelot, Paris, H. Laurens (1895— 1901), 9 voi. gr. in-8° fig. et cartes. 5 La Pârtie reservee a la Grece, p. 148 — 386. 6 M. Bernard, op. cit., p. 257 sqq. 7 M. Bernard, op. cit., p. 351. 285 Leuctres, Copais, Thermopyles, Pharsale, les Meteores, Larisse, Tempe, le mont Olympe) et se diriger ensuite vers Salonique. §23 Par delă VAăriatique et les Balkans, de l’abbe Hamard 1,' contient le recit d’un voyage fait en 1888, renforce par les souvenirs d’un autre voyage fait en 1880. Venant de Salonique, le voyageur s’attarde sur une description assez detaillee des monuments d’Athenes 2, avant de commencer son journal de route â Eleusis, â Megare, â Corinthe, â Nauplie, â Nemee, â Tirynthe, â Argos, â Mycenes et â Patras. Ouelques pages s'ajoutent ensuite sur les îles Ioniennes, et specialement sur Corfou 3. § 24 Le Voyage en Grece de M. Elie Cabrol contient de magni-fiques planches en heliogravure et des plâns lithographies qui lui donnent l'aspect d'un album. Parti de Paris le 4 avril 1889, le voyageur arriva â Patras le 13 et apres une visite â Corinthe et â Acro-Corinthe fut â Athenes le 16. La plus grande pârtie de l'ouvrages s’attache â la description des monuments et des musees d'Athenes. Les excursions de M. Elie Cabrol ne sont pas bien lointaines: Eleusis, Megare, Egine, Epidaure, Tirynthe, Argos, Mycenes en epuisent la matiere. Le I" mai le voyageur quittait deja le sol de la Grece 4. 1 Par delă l'Adriatiqne et ies Balkans (Antriche meridionale. Serbie, Bulgarie, Turquie et Grece), par I’abbe Hamard, Paris, 1890, in-8°. La pârtie reservee â Grece, p. 171 — 385. 2 Hamard, op. cit., p. 207 sqq. 3 Hamard, op. cit., p. 353 sqq. 4 Elie Cabrol, Voyage en Grece, 1889. Notes et impressions vingt et une planches en heliogravure et cinq plan-Iithographies tires liors texte, Paris, Librairie des bibliophiles, 1890, in-fol. 156 p. et pl. 286 §25 De M. F. Brachet nous avons Quelques notes d’un voyage en Orient1 ou il consacre quatre pages au parcours de Patras â Athenes, en chemin de fer 2. § 26 M. Gaston Deschamps 3 n’approche pas la viile de Cecrops avec les sentiments d’Edmond About; il a dans l’âme une chaude pieţe pour ce peuple qui apres trois miile ans d’exis-tence ne peche que par trop de jeunesse. II commence â communier avec le sol antique, en avalant consciencieuse-ment la fine poussiere qu'Apollon le semeur de sabie a gene-reusement jetee sur la route du Piree; ce sabie ne le rebute pas, il a meme pour M. Deschamps une certaine saveur classique ... C’est que M. Deschamps a l’âme d’un pelerin, tres avise, tres erudit, mais pelerin en somme, berce par la poesie de l’antiquite, anime d’un vif sentiment de reconnaissance pour la grandeur des ancetres et d’indulgeance pour les faiblesses de leurs petits-fils, ayant r’intelligence de la poesie des choses et de la nature, qualites qui manquaient, toutes, â Edmond About. La Grece d’aujourd’hui est donc le correctif neces-saire de la Grece contemporaine, adoucissant son observation narquoise par une poesie qu’About ne sentait pas. Voilâ pourquoi le beau paysage qui se deroule â l’aurore aux yeux du spectateur assis pres de la chapelle Saint-Georges, sur le mont Lycabette, quand l’Hymette commence â s’eclairer et que l’Acropole se transfigure sous un nimbe d’or, trouve en M. Deschamps un poete, comme il l’avait deja trouve en Buchon. L’Athenes. des premiers jours du printemps, avec le fourmillement des hommes s’epanouissant au soleil, avec son air endimanche, avec ses excursions â Eleusis par des 1 F. Brachet, Quelques notes d’un voyage en Orient (1891—92) : Italie du Sud, Grece, Turquie et retour par la Bulgarie, la Serbie, VAutriche, et Vltalie du Nord, une brochure de 40 pages, Albertville, 1892, in-8°. 2 Brachet, op. cit., p. 17—21. 3 G. Deschamps, La Grece d'aujourd'hui, Paris, Armând Colin, in-12, 1892. Un volume de 386 pages, in-8°. 287 sentiers emailles d’anemones, avec les agneaux rotis â la palicare â l’ombre rare d'un petit bocage ou au milieu meme de la campagne, â Kefissia ou a Ambelokipi, cette Athenes gaie et jeune revit sous le pinceau alerte de M. Deschamps. - Ce qui attire surtout cet ecrivain c’est la vie libre aux champs ou â l’agora, les foules des rues et des cafes, les plai-sirs de l'hiver et les nuits d’ete passees sur le bord de la mer â Phalere. II aime â decrire la societe grecque en plein mouvement ; ses bals pittoresques ou les danseurs toument au cri du conducteur: MrcaXavcre Po vxăn (Balancez vos dames) Le livre de M. Deschamps agite aussi de serieux proble-mes 2. Celui de la langue en est un, qui se pose encore, qui passionne tous les esprits, et qui fit couler le sang, il y a quelques annees, â l’occasion d’une traduction de l'Evangile en romaîque. Les Grecs d’aujourd’hui poussent le sentiment de leur gloire passee jusqu’au fanatisme; ils ne veulent rien changer de leur patrimoine. Le moindre avocat de tribunal veut plai-der dans la langue châtiee d'Isocrate. La langue populaire, seule vivante, est meprisee; on s’en sert dans la vie de tous les jours, mais elle est rigoureusement bannie des livres, des journaux, au Parlement et partout ou l’on affiche une âme distinguee. Les erudits, les grammairiens pedants ont creuse ainsi un abîme entre les classes cultivees et la masse profonde du peuple; les unes parlent la langue de Xenophon tandis que le peuple se sert de son romaîque. Des hommes avises et de bon sens, comme M. Psichari3, ont eu beau protester contre cette fâcheuse diglossie et donner l'exemple, en ecrivant en vulgaire, seule langue qui vil. Tous les journalistes ont proteste, en criant â l’impiete. La Grece est encore le seul pays ou la grammaire interesse â ce point qu’on serait capable de faire couler le sang pour une divergence d’opinion ... L'echauf-fouree d’il y a quelques annees en est une preuve sanglante. Sous le rapport politique, la Grece de M. Deschamps n'est plus la Grece d’About, de la periode heroique, aux formes de 1 Gaston Deschamps, op. cit. „Plaisirs d’ete; bals ct soirdes" (chap. II. p. 38). 2 Deschamps, op. cit., p. 9-1, ch. IV: „Ouestion de grammaire." 3 Psichari, Autour de la Grâce, Paris, Calmann-Levy, 1895, in-18. 288 civilii»Ation introduites tout â coup, sans autre preparation, aux politiciens mal prepares pour la politique, qui de chefs de bandes etaient passes hommes d'Etat, sans se debar-rasser de leur esprit mutin et independant. La Grece de M. Deschamps est la Grece du roi Georges, aux frontieres agrandies par la liberalite de Gladstone, qui lui avait donne les Sept-Iles, et du congres de Berlin, qui Iui avait donne la Thessalie. Le defaut antique de la politique lui etait pourtant reste. IToA,it£U(q — je fais de la politique — est le mot le plususuel de la conversation de tout le monde; Et faire de la politique, c'est rester au cafe toute la journee, pour fronder le gouvernement et arranger les affaires de l’Europe. La politique consume ainsi les forces les plus vives et les plus utiles de la nation. A l'etranger,. les Grecs sont actifs et s'enrichissent vite, tandis que chez eux ils passent leur temps en des agita-tions steriles. Toute la vie du pays se resume dans la lutte per-petuelle de ceux qui ne sont pas au pouvoir et de ceux qui le detiennent. De toute cette tourbe de politiciens un seul se detachait, de l’aveu de M. Deschamps, par la juste comprehension des devoirs d'un homme politique, par son energie, par son hon-netete (chose rare) et par la lutte acharnee qu'il menait contre ses propres amis. C’etâit M. Tricoupis. Le portrait que donne M. Deschamps de ce grand homme, malheureusement mort trop tot, est des plus saisissants. En lui se melaient les grandes aspirations des Hellenes â la volonte energique de faire de la Grece un Etat moderne par des progres lents, mais surs et qui un jour puisse justifier ses pretentions â la conquete de Constantinople. Ayant passe sa jeunesse en Angleterre, il avait quelque chose du parlementaire anglais; son art ora-toire etait sobre, limpide, nourri de faits et nullement pathe-tique. En un mot, Tricoupis etait la vive antithese de Delyan-nis, le chef du politicianisme heroîque des Palikares en fusta-nelle, qui devait entraîner plus tard le pays â la tragedie de Larissa et de Domokos 2. Au point de vue de la surete publique, la Grece a fait aussi des progres sensibles. Les routes deviennent â peu pres 1 Deschamps, op. cit., chap. III. 209 practicables. Les bandits se retirent dans Ies montagnes de l'Epire et de l’Albanie, ou ils se sentent protogtfs par l’incurie turque; ils trouvent meme le moyen de faire leurs affaires. tout en crovant faire cciutc de bons palriotes. 1 lagi-Cliristo dc Delfino avait la eonviction que la reputat ion de la Tur-quie se ternissant â cause des exploits de sa bande, l’Europe interviendrait pour cliasser les Turcs et les remplaeer par les Grecs. O11 trouve aussi dans La Grccc d'aujourd'hui des descrip-tions de petits vovages â rinterieur, â Delphes, dans les pavs des Locriens Ozoles, en Phthiotide et en I’hoeide, aux monts Otlirys, en Thessalie et â \'olo 1 et surtout 011 y trouve le recit d'un sejour archeologique dans l’ile d’Amorgos, cliar-mant, captivant, plein d'interet, faisant connaître les tiucurs de la petite province, et les taquineries perpetuelles qui fatiguent la bonne volonte des archeologues Ce chapitre est un pur joyau d’observation, de finesse, et d’humour. Et le livre entier de M. G. Deschamps est un des dix 011 quin/.e sur la Grece qu’il faut avoir lus ... § 27 Les Lcllrcs oriailalcs de AI. Henry iJorotra :i ne contien-nent qu’une vingtaine de pages (p. 289—310) sur la Grece. Lc vovageur etait â Athenes le 6 fevrier 1892. Cette simple mention suffit. § 28 Rappelons, pour simple mention, que dans le livre du Dr. Darcmberg intitule lin Orient cl cn Occidcn/'1, il y a un chapitre qui racoute la traversee de l’Adriatique el ciiu; pages, tout juste, qui se rapportent â Athenes. 1 Deschamps, op. cit., ch. X ct XI. 2 Deschamps, op. cit., p. 205 Mjq. 3 Henry Iîorotra, Littus orii ntnh s. (Premiere sirie romprenant Ia Turquie et pârtie cir* Ia Grece), Paris, H. Simoni.s Kmpi‘>, IH03, in-ÎH, 3)0, p. ct p). L.'i secondc seric ne nous est pas conntie. 4 Lc Dr. J>arcml»crf,\ /:;/ Oii). Pentru ca, în sfîrşit, într-o scrisoare din 30 iunie a aceluiaşi an să-l roage să publice o notiţă informativă,cu privire la apariţia cărţii pe care acum o dă ca pe un fapt împlinit. 314 Cele două lucrări pentru obţinerea doctoratului le expediase în acelaşi scop lui S. Mehedinţi, directorul Convorbirilor literare, revenind la o propunere mai veche de colaborare, ceea ce se va înfăptui cîteva luni mai tîrziu, la întoarcerea criticului în ţară. Ca un comentariu la susţinerea orală a tezei, un fragment dintr-o scrisoare către acelaşi reîncunoştinţează că: „Dealtminteri am făcut şi susţinerea orală, obţinînd «elogii s, într-un cuvint tot ce-mi puteau da bieţii oameni" (Scrisoare către S. Mehedinţi, din M decembrie 1909, în E. Lovinescu, Scrisori şi documente, ed. cit., P- 217). în lipsa altor informaţii, tot ceea ce putem şti despre susţinerea tezei ne este oferit de memorialistica celui în cauză, schiţa lui Anonymus Nota-rius fiind mult mai laconică şi făcînd de fapt trimitere la paginile din Memorii, I, unde un întreg capitol este rezervat acestui episod. Fixarea subiectului la viaţa şi opera lui J.-J. Weiss l-a adus pe tînărul cercetător român să ia contact cu prinţul Gheorghe Ştirbey, fiul domnitorului Barbu Ştirbey, un personaj care făcuse oarecare carieră politică în ţară pînă la venirea pe tron a lui Carol I, apoi se retrăsese definitiv în Franţa, se naturalizase cetăţean francez şi se integrase cercurilor intelectuale franceze, devenind prieten, printre alţii, cu J.-J. Weiss, About, Taine, Sarcey. Nu e exclus ca ideea candidatului) de a ataca o lucrare despre critica franceză din ultimele decenii să-l fi făcut să ajungă la Gheorghe Ştirbey, prieten cu Weiss şi posesor al unei serii întregi de documente şi manuscrise ale acestuia, pe care în parte Je şi editase în calitate de executor testamentar, pentru ca descoperirea acestui material să-l fi determinat să-şi schimbe gindul, limitîndu-şi sfera de preocupări doar la unul dintre aceşti critici. Drept recompensă pentru amabilitatea sa (prinţul a suportat cheltu-lelile de tipărire ale cărţii), Lovinescu i-a tradus în româneşte o carte, apărută sub pseudonim, Les Roumains, de fapt o istorie a domniei lui Barbu Ştirbey şi a rolului acestuia în realizarea Unirii dc la 1859. Traducerea a fost publicată în ţară în luna iunie a anului 1909, după cum îl vesteşte traducătorul pe AI. Dragomirescu intr-o scrisoare (poate anticipînd asupra încheierii imprimării) şi poartă ca titlu: James Caterly, Românii, Fălticeni, 1910. Asupra felului în care a decurs susţinerea tezelor (după toate probabilităţile, aceasta s-a desfăşurat în prima decadă a lui decembrie 1909), E. Lovinescu a lăsat consemnat doar următoarele: „Doctoratele de stat ale facultăţii de litere de la Paris se susţin cu o deosebită solemnitate; de nu mai sunt îndoieli asupra rezultatului, odată tezele aprobate şi tipărite, ele prezintă totuşi caracterul unei impresionante dispute ad ostenta-tionem, ce durează cinci-şase ceasuri (cam de la 1 p.m. pină la 6—7), cu 315 controverse aprig dezbătute, cu discursuri înflorite, în prezenţa unui public special, ce urmăreşte cu încordare aceste producţii academice, desfăşurate sub privirea protectoare din înaltul zidurilor a tuturor ilustraţiilor intelectuale ale Franţei, a lui Descartes şi Racine, a lui Richelieu şi Corneille, a lui Boileau şi Pascal... [...] Nu fără emoţie am păşit, aşadar, şi eu în sînul unei adunări atît de solemne. Pentru prima teză, elenistul Collignon şi apoi bunul Fougeres, cu capul lui frumos de artist, asemănător cu cel al lui Al. Dumas-fils, pe un trup atletic, se arătară de o bunăvoinţă fără rezerve. Veni acum şi rîndul tezei principale asupra lui Weiss, care, ieşind din linia tradiţiei Sorbonei, nu sc prezintă ca un studiu de cercetare masivă şi meticuloasă, de erudiţie pură, ci ca un studiu critic, de fineţă, de analiză şi de reconstituire psihologică, şi, prin urmare, avea nevoie de oarecare îngăduinţă din partea comisiei. Înţelegînd poziţia voluntară a cărţii, decanul Alfred Croiset, elenistul, o aprobă cu elogii, stăruind asupra valorii analizei critice, dar, mai ales, asupra stilului şi limbii franceze, la posedarea cărora se mira că putuse ajunge un strein; în felul său eruptiv, prietenos şi familiar, Emile Faguet, raportorul tezei, i se asocie şi el la aceste laude; cu elocinţa sa moderată şi academica, în stil nobil, Lanson opină că talentul se putea scuti de metoda tradiţională a erudiţiei tezelor. Nu de aceeaşi părere fu însă şi A, Gazier, moşneag hirsut, zgrunţuros, masiv, cunoscut prin dicţionarul ce-i poartă numele, prin jansenismul lui intransigent ce-1 făcuse să-şi închine viaţa studiului cenobiţilor de la Port-Royal. Dc la primele lui vorbe, părăsindu-şi atitudinea academică, el sc dezîănţui într-o cuvîntare violentă împotriva streinilor stricători ai tradiţiei universitare, care, ignorînd legile sănătoase ale erudiţiei, se pun la adăpostul unui aşa-zis * talent» literar... dar ce e talentul? care din onoraţii membri ai comisiei I-a văzut?.... cine l-a putut pipăi şi identifica vreodată? ... Talentul c bun pentru ziarişti şi publicişti, pentru diletanţi şi alţi pierde-vară literari, nu pentru doctorii în litere de la Sorbona, care trebuie să se prezinte cu lucrări de documentare serioasă. Întorcîndu-se apoi, ca spre a mă lua în coarne: — Iată pentru ce, scumpe domnule, mă apostrofă el, teza dumitale e pentru mine neavenită, iar de e cuniva o carte de * talent», nu putem sta de vorbă, întrucît nimeni n-a dovedit încă ce e «talentul #; de nu ştim ce e talentul, ştim, în schimb, cu toţii ce e limba franceză ... Iar dacă ceilalţi membri ai onoratei comisii te-au încărcat cu elogii pentru cunoaşterea limbii, să nu o iei ca o realitate, ci ca o indulgenţă acordată calităţii dumitale de strein." Şi Gazier produse proba: ea se găsea în dedicaţia lui Lovinescu făcută prinţului Ştirbey, numai că aceasta fusese redactată chiar de destinatar 3.16 fnsuşi, ceea ce candidatul are imprudenţa, de a mărturisi pentru a-şi găsi o scuză în faţa vijeliosului bătrîn. Acesta îi prinde din aer arma oferită,, pentru a o întoarce împotriva sa. Lovinescu se văzu astfel scos „din lupta, oratorică, pînă la intervenţia ultimului examinator Michaud, bunul Michaud„ gros, negru şi păros, care, cu delicateţe de tact, se încercă să închidă toate rănile, exprimîndu-şi regretul că se mai pot ridica discuţii asupra însemnătăţii şi existenţei chiar a talentului, citind ostentativ pasagii lungi din carte şi comentîndu-le, pentru a dovedi («fineţea analizei», < calitatea rară» a stilului, precizia şi « eleganţa »limbii — totul cu o dulce elocinţă ce mîn*> gîia insă ...• un absent" (Mar.crii, I, 1930, p. 145— 149). Cu acest incident aplanat pînă la urmă s-au desfăşurat dezbaterile In jurul tezei lui Lovinescu. E tot ceea ce putem afla din unica sursă pe care ne-o oferă autorul însuşi. Candidatul s-a prezentat în faţa unui corp de netăgăduit prestigiu, alcătuit din intelectuali care erau, osebit de talentele literare, nişte erudiţi ai ştiinţelor respective, produse ale unei tradiţii universitare şi academice ferm constituite. • Evident glasul cel mai autoritar era al raportorului tezei, Emile Faguet 1847—1916), titularul încă din 1897 al catedrei de poezie franceză, după ce fusese elev al Şcolii Normale Superioare şi suplinitor la Facultatea de Litere (1890). Faguet se afla pe atunci în culmea carierei, devenise de puţin timp membru al Academiei Franceze şi desfăşura o activitate pe multiple planuri, ca moralist, scriitor politic, critic literar şi de idei. Lovinescu se apropiase de el în mod firesc, prin preocupările sale critice şi literare. Contactul cu scrisul lui Faguet data încă din ţară, din lectura foiletoanelor acestuia apărute în Revue Bleue. Faguet îl înlocuise pe Jules Lemaître la prestigiosul Journal des Debats şi îşi cîştigase şi o largă popularitate publicistică în calitate de cronicar literar şi dramatic. Discipolul l-a evocat pe cel pe care l-a socotit maestru nu numai în paginile sale memorialistice* retrospective, ci şi în articole contemporane cu contactul dintre ei. „Anii de studiu la Paris, va consemna el mai tîrziu, cînd entuziasmul i se va mai răci şi îl va privi cu mai multă luciditate, se leagă de personalitatea lui Emile Faguet [...]. Pasiunea mea faguetiană • era, dealtfel, cu mult mai veche, deoarece, după cum am arătat, în lectura criticelor lui am resimţit, ncă din copilărie, cca mai puternică cmcţie estetică, iar, mai tîrziu, numai prin influenţa lui am debutat printr-un polcmism sceptic şi printr-o expresie dialogică nepotrivită temperamentului meu. Sugestia criticii lui Faguet s-a dezlănţuit atît de integral, îneît nu mi-a lăsat nici libertatea spirituală de a delimita măcar sub formă naţională elementele intrate în compoziţia ei." (Memorii, I, ed. cit., p. 133.) 317 întilnirca cu l'aquct a avut in cariera tinărului critic valoarea unui factor catalizator dc*iMv atit pentru vocaţia «spirituala, rit ş-i pentru roii* figuraţia acţiunii salo cel puţin pentru primul ci deceniu si jumătate dr desfăşurare. Ayi nini ani mai arătat, împotriva susţinerilor foarte tardive al*- lui 1 .nviiu‘vt n şi rarr sprijin.*» ipotrra ..maiorrseianismului" său (utiriai (preluat ca atare dr mai toţi exegeţii săi actuali). rritirul din acei ani a fost modelat hotăritor mai rurind dr exemplul fai;uetian 1111 numai în rrra ce priveşte unele elemente alr felului de a inţclrj’r rritira, dar şi in stilul acesteia: o acţiune Aplicata, pe dublul plan al actualităţii şi istorici, insistenţa publiciştii, expresia cit mai nemijlocită a opiniilor. (Veri Alexandru Gcorp.\ iv jutul lui l.'-viuncu. l‘>7.\ p, 2*12- 211.) Impresionismul" dr rarr I.ovinescu inrrpr să vorbească acum csfr de fapt n formă a arestei critici dr judecată liberă, dr f;ust subiectiv *.i dc structură deloc do^matic/i, pr carr Ra^iirt o reprezintă, < 1 <*vi i*«toi iilr literare nn-i încadrează nuinelr printre impresionist ji din critică. S-a vorbit mai puţin dr influenţa posibilă a celuilalt profesor al .*ău, GuMavo haiuori (1S57— 193*1), o personalitate poate la fel de ilustră ca şi precedentul din acea vreme a istoriografiei literare france/e şi a universităţii pariziene. J'tftia litrtalurii ftancrzf (ISO-f) # lucrarea sa capitală, apăruM* cu aproajw* două decenii mai înainte şi îndrumase, alături de studiile s-ale monoi:rali( e, parţiale, spre ideea j'o/itivistnului in cercetarea literară, dr care I.ovinescu nu rămine străin, ba despre care chiar se poatr afirma că a introdusei în istoriografia romAnă prin studiile sale monografice (Gt. A Ir\aiuhf tu, l'MO, Co'tachr Srpjuzzi, !'M3, (ih. Autchi, 1021). în scliitnb, nimic nu era dr natură s.Vl apropie de Anj;us!in fia/i» r (1S*H—1922), profesor adjunct dr literatură france/ă la Sorbona, un nor-malian care-şi desfăşuram* iu t r * a^a sa carieră de riudit fără mari perspe-tive jn cadrul acestei instituţii. I'reocupările acestuia foa» le variate cuprind nu literatura prnpri\wi*-ă, ii mai degrabă istoria politi<ă şi religioasă, numele *ău le^indu-’e de «ercetari aprofundate asuj>ra jansenismului, a cărui Irit ttr pn.tuilt] a dat-o tir/iu, t ti un an înainte dr a muri. Cealaltă lucrare, coir-iderată teză *<•< undară, ne dure in